38090.fb2 Elle sappelait Sarah - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 42

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Nous avons pris le chemin du cimetière sous un soleil de plomb. Je fus saisie d'une soudaine nausée et dus m'arrêter pour respirer un bon coup. Bamber était inquiet. Je le rassurai en lui disant que c'était juste le manque de sommeil. Une fois encore, il avait l'air dubitatif, mais ne fit aucun commentaire.

Le cimetière était petit, mais il nous fallut cependant du temps pour trouver ce que nous cherchions. Nous allions abandonner quand Bamber remarqua des cailloux sur une des tombes. C'était une coutume juive. En nous approchant de la stèle blanche et plate, nous lûmes :

Les anciens déportés juifs élevèrent ce monument dix ans après leur internement pour perpétuer le souvenir de leurs martyrs, victimes de la barbarie hitlérienne. Mai 1941-mai 1951.

« La barbarie hitlérienne ! remarqua sèchement Bamber. Comme si les Français n'avaient rien eu à voir dans tout cela. »

Il y avait plusieurs noms et dates inscrits sur la tranche de la pierre funéraire. Je me penchai pour déchiffrer. D'après les dates, il s'agissait d'enfants. D'à peine deux ou trois ans. Des enfants morts dans le camp, en juillet et août 1942. Des enfants du Vél d'Hiv.

Je n'avais jamais douté de la réalité de ce que j'avais lu sur les rafles. Et pourtant, en ce beau jour de printemps, penchée sur cette pierre tombale, je fus frappée. Frappée par la réalité de tout cela.

Et je sus, au même instant que je n'aurais pas de repos, que je ne serais pas en paix tant que je n'aurais pas trouvé ce qu'il était advenu de Sarah Starzynski. Et ce que les Tézac étaient si réticents à me dévoiler.

En retournant au centre-ville, nous rencontrâmes un vieil homme qui traînait le pas et portait un panier de légumes. Il devait avoir dans les quatre-vingts ans. Son visage était rond et rougeaud, ses cheveux tout blancs. Je lui demandai s'il pouvait nous dire où se trouvait l'ancien camp. Il nous regarda d'un air soupçonneux.

« Le camp ? demanda-t-il. Vous voulez savoir où se trouvait le camp ? »

Nous acquiesçâmes.

« Personne ne demande jamais pour le camp », marmonna-t-il en tripotant les poireaux qui dépassaient de son panier. Il cherchait à éviter notre regard.

« Vous savez où c'est ? » insistai-je.

Il se mit à tousser.

« Bien sûr que je sais. J'ai toujours vécu ici. Quand j'étais enfant, je ne savais pas ce que c'était. Personne n'en parlait. On faisait comme s'il n'existait pas. On savait que ça avait à voir avec les Juifs, mais on n'osait pas poser de questions. On avait trop peur. Alors on s'occupait de nos affaires.

— Vous vous souvenez de quelque chose de particulier à propos de ce camp ? demandai-je.

— J'avais une quinzaine d'années, dit-il. Je me souviens de l'été 42, des foules de Juifs qui arrivaient de la gare et marchaient sur cette route, juste là. » Il pointa un doigt crochu vers la large chaussée où nous nous tenions. « Avenue de la Gare. Des hordes de Juifs. Un jour, on a entendu un grand bruit. Un bruit affreux. Pourtant, mes parents habitaient loin du camp. Mais on a tout de même entendu. Un grondement qui a envahi la ville. Ça a duré toute la journée. J'ai entendu mes parents parler aux voisins. Ils disaient que les mères et les enfants avaient été séparés. Pour quelle raison ? On ne savait pas. J'ai vu un groupe de femmes juives marcher jusqu'à la gare. Non, en fait, elles ne marchaient pas. Elles tenaient à peine sur leurs jambes, elles pleuraient et la police les faisait avancer de force. »

Ses yeux se perdaient sur la route. Il se souvenait. Puis il ramassa son panier en grognant.

« Un beau jour, dit-il, il n'y eut plus personne dans le camp. Je me suis dit que les Juifs étaient partis. Où ? Je ne savais pas. Puis cela a cessé de me préoccuper. Personne n'y pensa plus. Ce n'est pas quelque chose dont on parle. On ne tient pas à faire remonter les souvenirs. Certaines personnes qui habitent ici ignorent tout de cette histoire. »

Il reprit sa route. Je pris mon carnet pour noter ce que je venais d'entendre. J'avais encore des haut-le-cœur. Mais cette fois, je n'étais pas sûre que ma grossesse en soit la cause. Peut-être était-ce plutôt ce que j'avais vu dans le regard de cet homme, l'indifférence et le mépris.

Nous remontâmes en voiture la rue Roland et nous nous garâmes devant le lycée. Bamber me fit remarquer que la rue s'appelait « rue des Déportés ». J'en fus soulagée. J'aurais mal supporté une « rue de la République ».

Le lycée technique était un triste bâtiment moderne, que surplombait un vieux château d'eau. Difficile d'imaginer que le camp se trouvait là, sous cette masse de ciment et ces parkings. Des élèves fumaient devant l'entrée. C'était la pause déjeuner. Dans un carré de pelouse mal entretenu qui se trouvait devant le lycée, nous vîmes d'étranges sculptures incurvées où étaient gravés des dessins. Sur l'une de ces sculptures était inscrit : « Ils doivent agir les uns avec les autres dans un esprit de fraternité. » C'était tout. Bamber et moi échangeâmes un regard perplexe.

Je demandai à un des élèves si les sculptures avaient quelque chose à voir avec le camp. « Quel camp ? » me demanda-t-il. Sa camarade gloussa comme une idiote. Je lui expliquai de quoi il s'agissait. Cela le refroidit quelque peu. La fille intervint alors pour me dire qu'il y avait une sorte de plaque, un peu plus bas sur la route qui ramenait au village. Nous l'avions ratée en montant jusqu'ici. Je demandai à la jeune fille s'il s'agissait d'une plaque commémorative. Elle le croyait, mais n'en était pas sûre.

Le monument était en marbre noir, avec une inscription usée en lettres d'or. Il avait été érigé en 1965 par le maire de Beaune-la-Rolande. Une étoile de David dorée se détachait en son sommet. Il y avait des noms. Une liste interminable de noms. Les deux patronymes qui m'étaient devenus si douloureusement familiers étaient là : « Starzynski, Wladyslaw. Starzynski, Rywka. »

À la base du monument se trouvait une petite urne carrée. « Ici sont déposées les cendres de nos martyrs d'Auschwitz-Birkenau. » Un peu plus haut, sous la liste des noms, je lus une autre inscription : « À la mémoire des 3 500 enfants juifs arrachés à leurs parents, internés à Beaune-la-Rolande et Pithiviers, déportés et exterminés à Auschwitz ». Bamber lut alors à voix haute avec son accent britannique distingué : « Victimes des nazis, inhumées au cimetière de Beaune-la-Rolande. » Suivait la même liste de noms sur la tombe du cimetière. Celle des enfants du Vél d'Hiv morts dans le camp.

« Victimes des nazis, encore une fois », marmonna Bamber. « On dirait qu'on a affaire, ici, à un cas pathologique d'amnésie. »

Nous restâmes tous les deux devant le monument, silencieux. Bamber avait pris quelques photos, mais à présent, il avait rangé son matériel. Le marbre noir ne mentionnait pas que la police française avait été seule responsable de la tenue du camp, et de tout ce qui s'était passé derrière les barbelés.

Je me retournai en direction du village. À ma gauche, le sombre et sinistre clocher de l'église.

Sarah Starzynski avait marché à grand-peine sur cette même route. Elle était passée là où je me tenais, puis avait tourné à gauche et pénétré dans le camp. Quelques jours plus tard, ses parents étaient ressortis, avaient été conduits vers la gare, vers la mort. Les enfants s'étaient retrouvés seuls pendant des semaines avant d'être envoyés à Drancy. Puis vers une mort solitaire, après le long voyage jusqu'en Pologne.

Qu'était-il arrivé à Sarah ? Était-elle morte ici ? Son nom ne figurait ni sur la pierre tombale ni sur le mémorial. S'était-elle évadée ? Je regardai au-delà du château d'eau qui s'élevait au nord, à la limite du village. Était-elle en vie ?

Mon portable sonna, nous faisant sursauter tous les deux. C'était ma sœur, Charla.

« Ça va ? » me demanda-t-elle d'une voix étonnamment audible, comme si elle se tenait à mes côtés et non à des milliers de kilomètres au-delà de l'Atlantique. « Le message que tu m'as laissé ce matin était bien triste. »

Mes pensées quittèrent Sarah Starzynski et se concentrèrent sur le bébé que je portais. Sur les paroles que Bertrand avait prononcées hier soir : « la fin de notre couple ».

Une fois de plus, je sentis un poids écrasant sur mes épaules.