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« Vous êtes sûre de ce que vous faites, Miss Jarmond ? » me demanda le médecin en levant les yeux au-dessus de ses demi-lunes.
« Non, répondis-je en toute sincérité. Mais pour le moment, j'ai besoin de prendre ces rendez-vous. » Elle parcourut mon dossier médical. « Je suis ravie de vous les prendre, mais je ne suis pas certaine que la décision que vous avez prise vous mette très à l'aise. »
Je repensai à hier soir. Bertrand s'était montré particulièrement tendre et attentionné. Il m'avait tenue dans ses bras toute la nuit, me répétant sans cesse qu'il m'aimait, qu'il avait besoin de moi, mais qu'il ne pouvait envisager la perspective d'avoir un enfant si tard dans la vie. Il pensait qu'en vieillissant nous aurions eu plus de temps pour nous deux, que nous aurions pu voyager plus souvent, profitant du fait que Zoë deviendrait de plus en plus indépendante. Il voyait la cinquantaine comme une seconde lune de miel.
Je l'avais écouté en pleurant dans le noir. Je trouvais tant d'ironie à ce que j'entendais. Il avait exprimé au mot près tout ce que j'avais toujours désiré entendre. Tout était là, la gentillesse, l'engagement, la générosité. Mais le hic, c'était que j'étais enceinte d'un enfant qu'il ne voulait pas. Ma dernière chance d'être mère. Je pensais sans cesse à ce que Charla m'avait dit : « C'est aussi ton enfant. »
Pendant des années, j'avais désiré donner un autre bébé à Bertrand. Pour montrer que j'en étais capable. Pour ressembler à l'idée de la femme parfaite selon les Tézac. Aujourd'hui, je comprenais que je voulais cet enfant pour moi seule. Mon bébé. Mon dernier enfant. Je voulais sentir son poids entre mes bras. Et l'odeur de lait de sa peau. Mon bébé. Oui, Bertrand était le père, mais c'était mon enfant. Ma chair. Mon sang. Je désirais tant ce moment de l'accouchement, sentir la tête du bébé forcer contre mon corps pour venir au monde, cet instant vrai, pur et douloureux de la naissance. Oui, j'étais impatiente, malgré les larmes, la souffrance. Je les voulais plus que tout, ces larmes, cette souffrance. Je ne voulais pas souffrir ou pleurer sur mes entrailles vides et charcutées.
Je quittai le cabinet du médecin pour rejoindre Hervé et Christophe au Café de Flore, boulevard Saint-Germain. Je n'avais pas l'intention de leur révéler quoi que ce soit, mais ils avaient l'air si préoccupés en voyant mon visage que je leur racontai tout. Comme d'habitude, leurs avis divergeaient. Hervé pensait que je devais avorter pour sauver mon mariage, et Christophe insistait sur le fait que le bébé était plus important, que je ne pouvais pas ne pas le garder, que je le regretterais toute ma vie.
Le débat s'échauffa au point qu'ils finirent par oublier jusqu'à ma présence et se disputèrent. C'était insupportable. Je frappai du poing sur la table et fis trembler les verres. Ils me regardèrent, très surpris. Ce n'était pas mon genre. Je leur demandai de m'excuser, prétextant que j'étais trop fatiguée pour discuter plus longtemps de ce sujet, et je les quittais. Ils semblaient stupéfaits et consternés. Pas grave pensai-je, je m'expliquerais une autre fois. Ils étaient mes plus vieux amis. Ils comprendraient.
Je rentrai à la maison par le jardin du Luxembourg. Je n'avais pas eu de nouvelles d'Édouard depuis hier. Cela voulait-il dire qu'il n'avait rien trouvé dans le coffre de son père ? Si c'était le cas, j'imaginais sa colère, son amertume. Sa déception aussi. Je me sentais coupable, comme si j'y étais pour quelque chose. Comme si j'avais volontairement retourné le couteau dans la plaie.
Je me promenai lentement le long des allées tortueuses et fleuries en évitant les joggers, les poussettes, les personnes âgées, les jardiniers, les touristes, les amoureux, les accros du tai-chi, les joueurs de pétanque, les adolescents, les lecteurs, les adeptes de la bronzette. La population habituelle du Luxembourg. Et tous ces bébés qui me ramenaient chacun au tout petit être que je portais en moi.
Plus tôt dans la journée, avant mon rendez-vous chez le médecin, j'avais parlé avec Isabelle. Elle avait été un soutien sûr, comme toujours. Elle avait insisté sur le fait que le choix m'appartenait, malgré tous les psys ou les amis de la terre, quel que soit le côté d'où l'on envisageait la situation, quelle que soit l'opinion qu'on considérait. C'était mon choix, un point c'est tout, et c'était précisément ça le plus douloureux.
Il y avait une chose que je savais : Zoë devait être tenue à l'écart de tout ça, à tout prix. Elle serait en vacances dans quelques jours et passerait une partie de l'été avec les enfants de Charla, Cooper et Alex, à Long Island, puis chez mes parents, à Nahant. Cette perspective me soulageait. L'avortement aurait lieu en son absence. Si je me décidais finalement pour cette solution.
En rentrant, je trouvai une grande enveloppe beige sur mon bureau. Zoë, au téléphone avec une amie, me cria de sa chambre que c'était la concierge qui venait de la déposer.
Pas d'adresse, juste mes initiales griffonnées à l'encre bleue. Je l'ouvris et en tirai une chemise rouge fané.
Le nom qui y était inscrit me sauta littéralement au visage. « Sarah ».
Je savais maintenant de quoi il s'agissait. Merci Édouard, pensai-je avec ferveur, merci, merci, merci.