38090.fb2
La clinique était du genre chic et douillet, avec des infirmières tout sourire, des réceptionnistes obséquieuses et des arrangements floraux soignés. L'avortement devait avoir lieu le lendemain matin, à sept heures. On m'avait demandé de rentrer la veille au soir, le 15 juillet. Bertrand était à Bruxelles, pour finaliser un gros contrat. Je n'avais pas insisté pour qu'il soit là. D'une certaine façon, je me sentais mieux sans lui. Il était plus facile de m'installer dans la chambre à la délicate couleur abricot en étant seule. À un autre moment, je me serais sans doute posé la question de savoir pourquoi la présence de mon mari me semblait à ce point superflue. J'en aurais été étonnée. N'était-il pas, après tout, une part de ma vie, une présence de chaque jour ? J'étais seule dans cette clinique, à traverser la plus sévère crise de ma vie et pourtant, soulagée de le savoir absent.
J'avais des gestes mécaniques. Je pliai mes vêtements, rangeai ma brosse à dents sur l'étagère au-dessus de l'évier, regardai par la fenêtre les façades bourgeoises de cette rue tranquille. Une voix intérieure me murmurait quelque chose que j'avais tenté d'ignorer pendant toute cette journée. Qu'est-ce que je foutais là ? N'étais-je pas folle de subir tout ça ? Je n'avais mis personne dans la confidence. Personne, sauf Bertrand. Je ne voulais surtout pas repenser à son sourire enchanté quand je lui avais annoncé que j'acceptais d'avorter, et cette façon qu'il avait eue de me prendre dans ses bras et de m'embrasser le dessus de la tête avec une ferveur sans retenue.
Je m'assis sur le lit étroit et sortis le dossier « Sarah » de mon sac. Sarah était la seule personne à laquelle je supportais de penser à présent. La retrouver tenait pour moi de la mission sacrée, c'était l'unique façon de pouvoir marcher la tête haute, de dissiper la tristesse dans laquelle ma vie était plongée. La retrouver, oui, mais comment ? Je n'avais trouvé ni Sarah Dufaure ni Sarah Starzynski dans l'annuaire. Cela aurait été trop facile. L'adresse inscrite sur les lettres de Jules n'existait plus. Alors, j'avais décidé de partir à la recherche des fils ou des petits-fils, les garçons qui se trouvaient avec Sarah sur la photo de Trouville : Gaspard et Nicolas Dufaure, qui devaient avoir maintenant entre soixante et soixante-dix ans.
Malheureusement Dufaure était un nom de famille assez répandu. Rien que dans la région d'Orléans, il y en avait des centaines. Et il faudrait les appeler un par un ! Je m'étais attelée à la tâche la semaine précédente, avais surfé des heures sur Internet, plongée dans les annuaires, n'arrêtant pas de passer des coups de fil pour n'aboutir qu'à des résultats décevants.
Mais ce matin, j'avais parlé à une certaine Nathalie Dufaure dont le numéro figurait dans l'annuaire parisien. Une voix jeune et gaie m'avait répondu. Je répétai pour la énième fois mon petit discours : « Mon nom est Julia Jarmond, je suis journaliste et je suis à la recherche d'une certaine Sarah Dufaure, née en 1932. Les seuls noms que j'ai pu trouver sont Gaspard et Nicolas Dufaure… » Elle m'avait interrompue : oui, Gaspard Dufaure était son grand-père. Il vivait à Aschères-le-Marché, tout près d'Orléans. Il était sur liste rouge. J'étais accrochée au combiné. Je retenais mon souffle. Je lui demandai alors si le nom de Sarah Dufaure lui disait quelque chose. La jeune fille se mit à rire. C'était un bon rire. Elle m'expliqua qu'étant née en 1982, elle ne savait pas grand-chose de l'enfance de son grand-père, et non, elle n'avait pas entendu parler de Sarah Dufaure. En tout cas, ça ne lui disait rien. Elle avait proposé d'appeler son grand-père si je le désirais, me prévenant que c'était un ours qui n'aimait guère le téléphone, mais qu'elle était prête à m'aider et à me rappeler quand elle l'aurait eu. Elle m'avait demandé mon téléphone. Puis avait dit : « Vous êtes américaine ? J'adore votre accent. »
J'avais attendu toute la journée qu'elle me rappelle. Rien. Je n'arrêtais pas de consulter mon portable, vérifiant que les batteries étaient chargées et qu'il était bien allumé. Rien. Peut-être Gaspard Dufaure ne souhaitait-il pas parler de Sarah avec une journaliste. Peut-être n'avais-je pas été suffisamment convaincante. Ou trop. Je n'aurais pas dû dire que j'étais journaliste. Amie de la famille serait mieux passé. Mais non, je ne pouvais pas dire ça. Ce n'était pas la vérité. Je ne pouvais pas mentir. Je ne le voulais pas.
Aschères-le-Marché était un petit village entre Orléans et Pithiviers, le camp jumeau de Beaune-la-Rolande, qui n'était pas loin non plus, comme l'indiquait la carte. Cela ne correspondait pas à l'ancienne adresse de Jules et Geneviève. Ce n'était donc pas l'endroit où Sarah avait passé dix années de sa vie.
Mon impatience grandissait. Devais-je rappeler Nathalie Dufaure ? Alors que j'hésitais, le téléphone sonna. Je me précipitai pour décrocher : « Allô ? » C'était mon mari qui m'appelait de Bruxelles. La déception mit mes nerfs à rude épreuve.
Je n'avais aucune envie de parler à Bertrand. Je n'avais rien à lui dire.