38090.fb2 Elle sappelait Sarah - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 51

Elle sappelait Sarah - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 51

La nuit avait été brève et épuisante. À l'aube, une infirmière avec des airs de matrone était entrée, une chemise de nuit en papier bleu sous le bras. Elle me dit en souriant que c'était pour « l'opération ». À cela s'ajoutaient un bonnet et des chaussons, dans la même matière. Elle précisa qu'elle reviendrait dans une demi-heure pour m'emmener jusqu'à la salle d'opération. Elle me rappela, toujours en souriant, que je ne devais ni boire ni manger, à cause de l'anesthésie. Elle referma doucement la porte en partant. Je me demandais combien de femmes elle réveillerait ce matin en affichant ce même sourire confit, combien de femmes enceintes sur le point de se faire arracher un bébé des entrailles. Comme moi.

J'enfilai docilement la chemise bleue. Le papier grattait. Il n'y avait rien d'autre à faire qu'à attendre. J'allumai la télé, zappai sur LCI et regardai distraitement. J'avais l'esprit vide. Dans un peu plus d'une heure, tout serait terminé. Etais-je vraiment prête ? Capable de le supporter ? Assez forte pour ça ? Répondre à ces questions m'était impossible. Alors, je me contentai d'attendre, allongée sur le lit dans ma chemise chirurgicale, mon bonnet et mes chaussons.

Attendre le moment de descendre en salle d'opération. Attendre de sombrer sous l'effet de l'anesthésie. Attendre que le chirurgien fasse son office. Ces gestes qu'il allait accomplir entre mes cuisses ouvertes… Je repoussai rapidement cette pensée en me concentrant sur une belle blonde aux ongles manucurés dont les bras balayaient très professionnellement une carte de France, couverte de petits soleils souriants. Je pensais à l'ultime séance chez le psy, la semaine dernière. Bertrand avait posé sa main sur mon genou. « Non, nous ne voulons pas de cet enfant. C'est une décision que nous avons prise tous les deux. » Je n'avais rien dit. Le psy s'était tourné vers moi. Avais-je acquiescé ? Je ne m'en souvenais pas. Mais je me rappelais que je me sentais sonnée, comme hypnotisée. Puis, dans la voiture, Bertrand avait dit : « C'était la meilleure chose à faire, mon amour. Tu verras. Tout sera bientôt terminé. » Et il m'avait donné un baiser, chaud et passionné.

La blonde disparut, remplacée par un présentateur, au son familier du jingle info. « Aujourd'hui, 16 juillet 2002, sera célébré le soixantième anniversaire de la rafle du Vél d'Hiv, au cours de laquelle plusieurs milliers de familles juives furent arrêtées par la police française, heures sombres de l'histoire de la France. »

Je montai rapidement le son. Travelling dans la rue Nélaton. Je pensais à Sarah. Où qu'elle fut à présent, elle se souviendrait, en ce jour anniversaire. Elle n'avait pas besoin de ça pour se souvenir. Pour elle, comme pour toutes les familles qui avaient perdu un être cher, le 16 juillet ne pouvait-être oublié, et ce matin, comme tous les autres, les paupières s'ouvriraient, avec leur poids de souffrance. J'aurais voulu lui dire, leur dire, à tous ceux-là, mais comment ? Je me sentais impuissante, j'aurais voulu crier, hurler, à elle, à eux, à tous, que je savais, que je me souvenais et que je n'oublierais jamais.

On montrait quelques rescapés – dont certains que j'avais rencontrés en interview – devant la plaque de la rue Nélaton. Je me rendis soudain compte que je n'avais même pas regardé le dernier numéro de Seine Scenes, où était imprimé mon article. Il sortait aujourd'hui. Je décidai de laisser un message à Bamber pour qu'il me fasse parvenir une copie à la clinique. Je pris mon portable sans quitter la télé des yeux. Le visage grave de Franck Lévy apparut. Il parla de la commémoration, plus importante cette année, précisait-il. Un bip m'indiqua que j'avais des messages. Un de Bertrand, envoyé tard la nuit dernière, pour me dire « je t'aime ».

Le suivant venait de Nathalie Dufaure. Elle était désolée d'avoir mis si longtemps à rappeler. Elle avait de bonnes nouvelles : son grand-père acceptait de me rencontrer et de me raconter toute l'histoire de Sarah Dufaure. Il avait eu l'air si enthousiaste que la curiosité de Nathalie avait été attisée. Sa voix animée couvrait celle, posée et égale, de Franck Lévy. « Si vous voulez, je peux vous conduire à Aschères demain jeudi, ça ne me pose aucun problème. J'ai tellement envie d'entendre ce que Papy a à dire. Rappelez-moi, s'il vous plaît, pour que nous fixions un rendez-vous. »

Mon cœur battait si fort que j'en avais presque mal. Le présentateur était de nouveau à l'écran et lançait un autre sujet. Il était trop tôt pour rappeler Nathalie Dufaure. Il faudrait que j'attende encore une ou deux heures. Mes pieds dansaient déjà dans leurs chaussons de papier. Toute l'histoire de Sarah Dufaure… Qu'allait me dire Gaspard Dufaure ? Qu'allais-je apprendre ?

On frappa à la porte. Je sursautai. L'infirmière et son sourire trop large me ramenèrent à la réalité.

« Il est l'heure, madame », dit-elle abruptement, toutes dents dehors.

J'entendis les roues du chariot couiner devant la porte.

Soudain, tout s'éclaira. Cela n'avait jamais été aussi clair, aussi simple.

Je me levai et lui dis tranquillement : « Je suis désolée, j'ai changé d'avis. » Je retirai mon bonnet de papier. Elle me regardait, éberluée.

« Mais madame… »

Je me débarrassai de la chemise en la déchirant. L'infirmière eut l'air choquée par ma nudité soudaine. « Les chirurgiens vous attendent ! » « Je m'en moque, dis-je fermement. Je ne vais pas vous suivre. Je veux garder cet enfant. » Elle eut une moue indignée. « Je vais immédiatement chercher le médecin. » Elle partit. J'entendais le flip-flap désapprobateur de ses sandales sur le linoléum. J'enfilai une robe en jean, sautai dans mes chaussures, saisis mon sac et quittai la chambre. Je dévalai l'escalier en faisant sursauter des infirmières portant des plateaux de petit déjeuner. J'avais oublié ma brosse à dents, mes serviettes, mon shampooing, mon savon, mon déodorant, ma crème de jour et mon maquillage dans la salle de bains, mais cela m'était complètement égal. Je traversai la réception pimpante et impeccable en courant. Égal ! Égal ! Complètement égal !

La rue était déserte. Les trottoirs de Paris luisaient, comme toujours à cette heure. Je hélai un taxi qui me conduisit à la maison.

16 juillet 2002.

Mon bébé. Mon bébé bien à l'abri en moi. J'avais envie de pleurer et de rire. Ce que je fis. Le chauffeur de taxi m'observait dans son rétroviseur, mais cela aussi m'était égal. J'allais avoir cet enfant.