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J'y étais. 2299 Shepaug Drive. Je coupai le moteur et attendis dans la voiture, les mains moites sagement posées sur les genoux.
De là où je me trouvais, je voyais la maison, derrière les deux piliers de pierre de l'entrée. C'était une propriété de style colonial, datant probablement de la fin des années trente. Moins impressionnante que les énormes demeures à des millions de dollars que j'avais vues en chemin, mais plus raffinée et plus harmonieuse.
En remontant la Route 67, j'avais été frappée par la beauté intacte et bucolique du comté de Lichtfield : des collines douces, des petites rivières, une végétation luxuriante même en plein cœur de l'été. J'avais oublié à quel point les étés étaient brûlants en Nouvelle-Angleterre. Malgré la puissance de l'air conditionné, j'étouffais. Si seulement j'avais pensé à prendre une bouteille d'eau minérale avec moi ! Ma gorge était sèche comme du parchemin.
Charla m'avait dit que les habitants de Roxbury étaient des gens aisés. C'était une ville à la mode où, depuis longtemps, et sans interruption, les artistes avaient aimé s'installer. Des peintres, des écrivains, des stars de cinéma. Il y en avait beaucoup dans le coin, apparemment. Je me demandais ce qu'avait fait Richard Rainsferd dans la vie. Avait-il toujours habité ici ? Ou avait-il quitté Manhattan avec Sarah à l'âge de la retraite ? Avaient-ils eu des enfants ? Combien ? Je comptai les fenêtres de la maison à travers le pare-brise. Il devait y avoir deux ou trois chambres, à moins que l'arrière de la maison soit plus grand que je ne l'imaginais. S'ils avaient des enfants, ceux-ci devaient avoir mon âge. Peut-être avaient-ils aussi des petits-enfants. Je haussai le cou pour voir si des voitures étaient garées devant la maison. Je ne parvins à distinguer qu'un garage séparé.
Je jetai un coup d'œil à ma montre. Un peu plus de quatorze heures. Il ne m'avait fallu que quelques heures pour venir de Manhattan. Charla m'avait prêté sa Volvo, qui était aussi impeccable que sa cuisine. Si seulement elle m'avait accompagnée ! Mais elle avait des rendez-vous qu'elle ne pouvait annuler. « Tu vas très bien t'en tirer, sister », avait-elle dit en me jetant les clefs de la voiture. « Tiens-moi au courant, d'accord ? »
Dans la Volvo, mon inquiétude augmentait avec la chaleur, de plus en plus étouffante. Que pourrais-je bien dire à Sarah Starzynski ? Mais ce n'était plus son nom. Ni Starzynski ni Dufaure. Elle était désormais Mrs Rainsferd et ce, depuis cinquante ans. Sortir de la voiture et sonner à la porte me paraissait au-dessus de mes forces. Bonjour, Mrs Rainsferd, vous ne me connaissez pas, je m'appelle Julia Jarmond, je voulais vous parler de la rue de Saintonge, de ce qui s'est passé avec la famille Tézac, et…
C'était maladroit, ça sonnait faux. Que faisais-je ici ? Pourquoi étais-je venue jusque-là ? J'aurais dû lui écrire une lettre et attendre qu'elle me réponde. C'était ridicule d'avoir fait le chemin jusqu'ici. Oui, c'était une idée vraiment ridicule. Qu'espérais-je ? Qu'elle m'accueille les bras ouverts, m'offre du thé et me dise en murmurant : « Bien sûr que je pardonne aux Tézac » Idée folle. Surréaliste. J'étais venue pour rien. Il valait mieux que je parte, et tout de suite.
J'étais prête à enclencher la marche arrière et à reprendre la route quand une voix me fit sursauter.
« Vous cherchez quelqu'un ? »
Je me retournai sur mon siège moite de transpiration et découvris une femme à la peau hâlée de trente, trente-cinq ans. Elle avait les cheveux bruns et courts, une silhouette trapue.
« Je cherche Mrs Rainsferd, mais je ne suis pas sûre que ce soit la bonne adresse… »
La femme sourit.
« C'est bien la bonne adresse. Mais ma mère est sortie faire des courses. Elle sera là dans vingt minutes. Je m'appelle Ornella Harris. Je vis dans la maison d'à côté. »
J'avais devant moi la fille de Sarah. La fille de Sarah Starzynski.
Je tentai de garder mon calme et souris poliment.
« Je m'appelle Julia Jarmond.
— Ravie, dit-elle. Puis-je vous aider ? »
Je cherchai désespérément quelque chose à dire.
« J'espérais rencontrer votre mère. J'aurais dû téléphoner avant, mais comme je passais par-là, j'ai pensé que je pouvais juste la saluer…
— Vous êtes une amie de Maman ?
— Pas exactement. J'ai rencontré un de ses cousins récemment, et il m'a dit qu'elle habitait ici… »
Le visage d'Ornella s'éclaira.
« Oh, vous avez probablement rencontré Lorenzo. C'était en Europe ? »
J'étais perdue mais faisais tout pour ne pas le montrer. Qui pouvait bien être ce Lorenzo ?
« Exactement, c'était à Paris. »
Elle gloussa.
« C'est quelque chose, l'oncle Lorenzo. Maman l'adore. Il ne vient pas nous voir souvent, mais elle l'appelle presque tous les jours… Vous voulez entrer pour prendre un thé glacé ou autre chose ? Il fait une chaleur infernale dehors. Comme ça, vous serez plus à l'aise pour attendre Maman. On entendra la voiture arriver.
— Je ne veux pas vous déranger…
— Mes enfants sont sortis faire du bateau sur le lac Lillinonah avec leur père, alors je vous en prie, ne soyez pas gênée ! »
Je sortis de la voiture, de plus en plus nerveuse, et suivis Ornella sous le patio de la maison voisine, construite dans le même style que celle des Rainsferd. La pelouse était jonchée de jouets en plastique, Frisbees, Barbie sans tête, Lego. J'étais assise à l'ombre du patio. Il faisait frais. J'imaginais Sarah regardant jouer ses petits-enfants. Elle devait venir les voir tous les jours, puisqu'ils étaient voisins.
Ornella me tendit un grand verre de thé glacé que j'acceptai de bon cœur. Nous sirotâmes en silence.
« Vous habitez dans la région ? finit-elle par me demander.
— Non, je vis en France, à Paris. J'ai épousé un Français.
— Paris ? Wouaw ! Belle ville, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, mais je suis heureuse d'être de nouveau chez moi. Ma sœur vit à Manhattan et mes parents à Boston. Je suis venue passer l'été avec eux. »
Le téléphone sonna. Ornella alla répondre. Elle murmura quelques mots à voix basse et revint s'asseoir avec moi dans le patio.
« C'était Mildred, dit-elle.
— Mildred ?
— L'infirmière qui s'occupe de mon père. »
La femme que Charla avait eue au téléphone hier et qui avait parlé d'un homme âgé et grabataire.
« Votre père va mieux ? tentai-je.
— Non. Son cancer est très avancé. Il ne s'en sortira pas. Il ne peut déjà plus parler, il est inconscient.
— Je suis désolée, murmurai-je.
— Dieu merci, Maman est très forte. C'est elle qui me soutient dans ce drame, et pas le contraire. Elle est merveilleuse. Mon mari aussi, Eric. Je ne sais pas comment je ferais sans eux. »
Le gravier crissa sous les roues d'une voiture.
« C'est Maman ! » dit Ornella.
J'entendis la portière claquer, des bruits de pas. Puis une voix aiguë et douce passa par-dessus la haie.
« Nella ! Nella ! »
Il y avait un imperceptible accent étranger dans cette voix.
« J'arrive, Maman. »
Mon cœur sautait dans ma poitrine. Je portai la main à mon sternum pour me calmer. Je suivais les hanches solides d'Ornella sur la pelouse, à demi évanouie tant j'étais nerveuse et agitée.
J'allais rencontrer Sarah Starzynski. J'allais la voir en vrai et de mes propres yeux. Dieu seul savait ce que je trouverais à lui dire.
J'étais juste à côté d'Ornella, mais sa voix me faisait l'effet d'un son lointain.
« Maman, je te présente Julia Jarmond, une amie d'oncle Lorenzo. Elle vient de Paris et passait par Roxbury… »
La femme se dirigea vers moi en souriant, dans une robe rouge qui lui arrivait aux chevilles. Elle avait une bonne cinquantaine d'années et la même corpulence que sa fille : des épaules rondes, des cuisses rebondies, des bras généreux. Des cheveux poivre et sel, remontés en chignon, une peau hâlée et des yeux de jais.
Des yeux de jais.
Ce n'était pas Sarah Starzynski.