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«Ma douce dame, roucoulait Willi en roulant ses yeux vers le plafond, comme s’il y voyait le paradis, puis-je vous demander de laisser tomber votre fiancé sur-le-champ et de convoler en justes noces avec moi?»
Inès ne considéra nullement nécessaire de répondre à cette demande en mariage prématurée, et continua tranquillement à ruminer sous son chapeau de paille orné d’un bouquet de cerises.
La regardant, agenouillée entre les jambes maigres du grand escogriffe, recouvertes d’un duvet roux, je rougis jusqu’au blanc des yeux, non pas tant à cause de la position humiliante de mon amie qu’en raison de la présence de ces deux débauchés au premier rang du parterre. Contenant leur rire avec peine, Petit Loup et Prosper bâillaient comme deux poissons hors de l’eau, et j’eus beaucoup de mal à les entraîner vers l’escalier qui menait au pont. Là, ils donnèrent libre cours à leur hilarité – qui pouvait être dangereuse pour des gens de leur âge -, une vraie avalanche de sifflements, de hoquets et de cris intermittents.
Le destin capricieux voulut qu’ils se retrouvent aussitôt nez à nez avec Boris le Bobo, qui, tiraillé par un diablotin euphorique, commença à se pavaner comme un jeune cerf arborant ses premières cornes. En chantonnant un air russe grivois, il arracha la longue-vue des mains de José Soares, la retourna et du coup se sentit démesurément grand devant le monde minuscule de la lunette. Enhardi par sa propre grandeur, il embrassa Alpha derrière l’oreille sous le nez de son frère, tapota les fesses de la petite Suzanne et, les jumelles toujours sur les yeux, tomba sur Prosper et Marie-Loup en train de lutter pour avaler une bouffée d’oxygène.
La rencontre de ces deux nains s’esclaffant dans sa longue-vue troubla quelque peu le Russe surexcité.
«Que se passe-t-il? De quoi rient les citoyens?» demanda-t-il, clignant de ses yeux rouges d’oiseau.
Hurlant de rire, ils le serrèrent dans leurs bras.
«Nous nous sommes plongés dans le vice jusqu’au cou, lui expliqua Prosper entre deux hoquets.
– Quel vice? Le cou de qui? bégayait Boris.
– Ne pose pas de questions!» jeta Prosper dans un nouvel éclat de rire.
Ne relâchant pas leur étreinte, ils l’attirèrent vers l’avant du bateau, dans la direction opposée à celle qui l’aurait mené dans la cabine du Capitaine. Qui pouvait savoir comment se comporterait un Russe en apercevant le chapeau de sa fiancée entre des jambes couvertes d’un duvet roux, surtout si cette image lui apparaissait dans un verre amoindrissant.
Sans doute Boris avait-il le principe des jumelles retournées dans le sang. Il ressemblait à ce chasseur de rhinocéros de la plaisanterie qui, armé d’une simple longue-vue, retournait son instrument et rapetissait ainsi par cent fois l’animal dangereux pour l’attraper ensuite avec une simple pincette et le glisser dans sa blague à tabac. La grande patrie de Boris ne considérait-elle pas de la même manière des peuples entiers: dans sa longue-vue inversée, un pays libre se transformait en moins de deux en un tout petit allié privé de liberté et tassé sans peine dans la tabatière russe.
Comme s’ils sentaient l’odeur du tabac à priser, Prosper et Petit Loup éternuaient joyeusement, tout en amenant Boris jusqu’à l’avant du bateau.
«Cher Bobo Borisovitch, le cajolait Petit Loup. Malheureux en amour, heureux au jeu. Nous avons tous une chance de cocu. L’heure est propice pour porter un toast à cette fraternité.»
Le visage de Boris s’illumina.
«À la fraternité européenne! s’écria-t-il. À une Europe de l’Oural à la Corse!»
Cette vision du Continent ne plut pas du tout au neveu de Napo, qui se sentit sur son île natale comme sur la queue de l’Europe, cette péninsule de l’Asie, et il serra de dos le cou de Boris si cordialement que le photographe manifesta rapidement des premiers signes d’étouffement.
Après les premiers, on pouvait s’attendre à des seconds, si la grosse Inès n’était accouru à son secours, suivie du fidèle Willi le Long. En souvenir de leur trêve conclue dans la cabine du Capitaine, Inès avait vissé sur son crâne la casquette blanche de l’escogriffe; quant à ce dernier, il se pâmait sous le chapeau de paille au bouquet de cerises de la psychanalyste. Lorsqu’ils les aperçurent, Prosper, Petit Loup et le neveu de Napo s’esclaffèrent de plus belle et permirent à leur proie de recouvrer la liberté.
«Que faites-vous, malheureux! tonna Inès.
– Nous nous sommes faits frères, se félicita Boris dès qu’il happa un peu d’air. Nous venons juste de porter un toast à la grande fraternité européenne.
– Vous êtes tous pareils, bleus, blancs, roses ou rouges! trancha Inès. De vulgaires bestiaux politiques!»
Sur ces mots, elle attrapa Boris le Bobo par le col et l’arracha au nœud européen dont les restes – Prosper, Petit Loup et le neveu de Napo – se tordaient toujours de rire. Leur jovialité gagna tous les spectateurs, tous sauf Inès, qui devait se douter de quelque chose et qui s’empressa de disparaître avec son fiancé russe du côté opposé du bateau, le plus loin possible de la confrérie hilare.
Je riais avec les autres, mais, malgré tout, un goût amer m’emplissait la gorge.
Notre Arche de Noé ressemblait plus que jamais à une coque de noix qu’une aiguille magnétique affolée conduirait tout droit au cœur de l’ouragan. Pour la première fois, je me demandai sérieusement si le destin n’avait pas rassemblé exprès sur le coffre flottant du Capitaine des animaux humains si différents, afin de les soumettre à la plus difficile de toutes les épreuves: l’ivresse des vacances.
Je haïssais notre sensation intense de bien-être, je répugnais à notre bateau sur cette mer d’huile sournoise, je détestais notre compas qui confondait les quatre points cardinaux, je me haïssais moi-même, me sentant devenir aussi victime d’une illusion post-soviétique, celle d’une grande famille heureuse de «l’Oural à la Corse». À l’instar de la Corse, cette île des Tentations suicidaires, nous souffrions d’une mélancolie aiguë, d’un délire sans fièvre; tout comme cette île-kamikaze, nous brûlions de lever l’ancre pour nous jeter vers le néant, le plus loin possible de notre ornière. J’eus envie de descendre dans le compartiment des machines et de percer une brèche, de faire couler la carcasse du Capitaine avec tout son chargement débile, car seul un bon naufrage, à défaut d’un vrai déluge, pouvait ramener à la raison ces animaux euphoriques.
Je ne me reconnus pas quand je m’approchai de mes deux Adam sommeillant à l’ombre pour les pousser du pied avec arrogance.
«Je vous méprise», dis-je.
En guise de réponse, Petit Loup marmonna en rêve un mot incompréhensible. Prosper, au contraire, sortit de sa somnolence, et, de son œil de verre, me toisa de la tête aux pieds.
«Qu’est-ce qui te prend? me demanda-t-il.
– Je me méprise et je vous méprise du fond du cœur, dis-je.
– Ce n’est pas une raison pour nous réveiller», me réprimanda Prosper en reposant la tête sur la cuisse de Petit Loup.
Je me sentis abandonnée de tous, seule au monde avec ce poids insupportable, l’impression d’avancer vers l’œil même du cyclone. La brume posée sur l’eau accroissait mon inquiétude, tous ces amas de vapeur qui masquaient les anses désertes le long desquelles nous voguions. Depuis peu, le soleil était à son zénith, mais lui aussi voilé par ce brouillard où nous étouffions comme dans une serre. De nouveau, je fus prise du désir ardent de descendre dans la cale et d’envoyer ce bateau diabolique par le fond.
J’aurais peut-être mis à exécution cette intention insensée, si, me dirigeant vers les machines, mon attention n’avait pas été attirée par les cris de José Soares, qui beuglait sur le pont de commandement, tel son ancêtre Vasco de Gama lorsqu’il aperçut le cap de Bonne-Espérance.
«Une femme à la mer!» rugissait-il.
L’événement tomba à pic pour m’empêcher de nous faire sombrer. Il était tout aussi invraisemblable que l’apparition sous notre nez de Neptune en chair et en os, un trident à la main, nous demandant du feu pour allumer sa cigarette. En outre, ledit événement semblait arriver comme sur commande pour apaiser les rapports sur le bateau entre l’Est et l’Ouest, nous rappelant qu’il est au monde d’autres contradictions capables de creuser un fossé entre le Nord et le Sud.
Nue comme la main, belle comme une sirène, avec une peau veloutée couleur d’ébène, la jeune femme à la mer était une sujette du Sud, lointain et pauvre. Tous ses biens sur son petit canot pneumatique étaient une rame en bois et une bouteille d’Évian à demi vide. Ma première pensée fut que ce mirage nous était envoyé par un fabricant d’eau minérale dans le cadre d’une scabreuse campagne publicitaire. Ma deuxième pensée fut que nous étions tout simplement victimes d’une hallucination collective, sur ce bateau maudit qui nous ramenait vers la petite enfance. Je n’eus pas le loisir d’achever une troisième pensée.
Assise au fond du canot à peine plus grand qu’une baignoire, la jeune femme proférait des jurons sénégalais dont j’avais appris le sens figuré lors d’un séjour à Dakar.
«Satané fils de chienne! pestait-elle à tue-tête dans un français à l’accent bruxellois entre deux jurons sénégalais. Que sa mère chevauche sans selle un éléphant!»
Notre équipage assoupi s’éveilla en sursaut, surtout les hommes, qui, la langue pendante, sortirent la somptueuse naufragée du canot pour la hisser à l’avant de l’Arche de Noé. Dès lors, sa baignoire, attachée à une corde, nous suivit dans un sillage d’écume effaçant toute trace de cet événement inconcevable. Retrouvant son souffle après qu’elle avait versé de chaudes larmes, la Sénégalaise sourit à ses sauveurs, leur lança un baiser de ses longs doigts soignés et se présenta timidement.
«Je m’appelle Diuma, fit-elle.
– Que veut dire ce joli nom? s’enquit le Capitaine Carcasse dont les yeux à fleur de tête, tout comme ceux des autres hommes, étaient en train de sortir de leurs orbites.
– En sénégalais cela veut dire vendredi, expliqua Diuma.
– Vendredi! s’exclama Ampère. Si tu es Vendredi, alors je serai Robinson, tonnerre de Dieu! Il ne nous manque qu’une île déserte!»
Les membres féminins de l’équipage se précipitèrent pour cacher la nudité de la belle Diuma, et lui prêter qui une jupette, qui un boléro, qui un maillot de bain, qui un tablier, un foulard hawaïen, et même un torchon de cuisine. Après avoir essayé les cadeaux, l’orgueilleuse les refusa tous, y compris ma précieuse écharpe indonésienne aux coquillages d’argent.
«Je préfère rester nue, dit-elle avec une simplicité naturelle, plutôt que de porter une chose qui me sied mal.
– Je doute que sur tout ce bateau on puisse trouver quoi que ce soit qui t’aille mieux que ton derrière royal», la complimenta Ampère.
Alpha se hâta de rappeler à l’ordre son jeune frère:
«Toi, tiens ta langue trop longue!»
Celui-ci fit comme s’il n’avait pas entendu cette menace en attachant à la superbe cheville de Diuma sa montre au bracelet de platine.
«Il est incongru d’aborder notre Europe huppée pieds nus, dit-il d’un ton affecté, même si tu viens d’un pays pauvre en voie de développement.
– Nous n’avons pas honte d’être pauvres, s’esclaffa Diuma, tendant sa longue jambe sous le nez du Capitaine Carcasse pour lui faire admirer le bracelet brillant. Nous, au Sénégal, nous nous habillons peut-être à l’antique, mais nos jambes sont en voie de développement perpétuel.»
À ces mots, Alpha, au premier rang des spectateurs, poussa entre ses lèvres un sifflement en tout semblable à celui du cobra royal prêt à sauter sur l’antilope.
«C’est mon cadeau, siffla-t-elle, cette montre, je l’ai offerte à un ingrat pour ses dix-huit ans.
– Je suis un garçon majeur, lui lança Ampère par-dessus son épaule. Je peux faire de mes cadeaux ce que je veux.
– Le père de cet ingrat se retourne dans sa tombe en ce moment, se lamenta Alpha, si c’est bien son père.»
Là-dessus, d’un air soucieux, elle se mit à fouiller dans son sac, peut-être à la recherche d’un flacon de vitriol.
«Mon cadeau pour ses dix-huit ans, siffla de nouveau le cobra enragé, secouant ses boucles qui cliquetaient comme des écailles de serpent. Une telle insulte se paie très cher, mon cher.
– Va te faire cuire un œuf, dit Ampère gentiment. Je n’ai aucune intention de disputer sur un point de droit, le vendredi de ma vie.
– Aujourd’hui, c’est jeudi, répondit Alpha d’un air morose.
– Aucune importance, grimaça Ampère. Je ne peux pas attendre vendredi.
– Quel gentleman! s’exclama Diuma en se jetant au cou d’Ampère. Le fils de monsieur Dürenmatt, ce satané fils de chienne, devrait prendre exemple sur toi, que sa mère chevauche sans selle un éléphant!
– Tu refuses? demanda Alpha, menaçante.
– Ne gâche pas mes fiançailles, ricana Ampère.
– Cette enfant noire va prendre froid, s’immisça Inès d’un ton maternel, tirant de sa sacoche le haut de son maillot de bain qui aurait pu servir de slip à une éléphante si une main habile l’avait étiré entre ses pattes.
– Nos pêcheurs se servent de la même quantité de tissu pour faire leurs voiles, la remercia Diuma. Plutôt crever que mettre un chiffon qui nuirait à ma silhouette. Je suis le mannequin le plus recherché de l’agence de monsieur Dürenmatt à Bruxelles.
– Mannequin!!!» soupirèrent en chœur nos hommes.
Les femmes se renfrognèrent, et plus particulièrement Alpha, à qui la rencontre de son Robinson de frère avec Vendredi plaisait de moins en moins. Mais ce fut Inès qui s’assombrit le plus, prête à décharger sa bile.
«Avec cette même quantité de tissu vous faites des voiles? demanda-t-elle, tortillant d’un air sanguinaire une cerise en plastique de son chapeau sur la tête de Willi le Long.
– Et même moins, approuva Diuma innocemment. Nous sommes de pauvres pêcheurs en voie de développement.»
Inès était hors d’elle, cramoisie de colère. Elle arracha la cerise de sa tige et la mit dans sa bouche comme si elle faisait la chose la plus naturelle du monde. Elle mâcha la cerise artificielle et recracha un vrai noyau sur la chemise blanche d’Ampère où apparut une tache rouge. Nous restâmes bouche bée devant la preuve irréfutable qu’une colère de femme pouvait accomplir des miracles.
«J’espère que tu as une carte de séjour belge en règle? demanda-t-elle, dans tous ses états.
– Oui, acquiesça Diuma avec un sourire qui découvrit deux rangées de perles splendides.
– J’espère que tu n’auras pas de problèmes pour la faire renouveler, sourit Inès d’un air malicieux. Le Garde des Sceaux belge est un ami de longue date.
– J’espère que non, répondit Diuma avec modestie. Tous les mercredis, je couche avec lui, après avoir fait un câlin avec le chef de cabinet du Premier ministre.»
Inès montra aussitôt des signes de mauvaise digestion de la cerise.
«Vous êtes un peuple en plein développement, lâcha-t-elle entre deux hoquets.
– Nous sommes un peuple qui n’a pas d’autre choix», répliqua Diuma avec un sourire ingénu.
Entre-temps, l’inventif Ampère avait sorti de quelque part des ciseaux, une feuille de papier kraft et un lacet de chaussure. Nous n’eûmes même pas le temps de comprendre ce qu’il fabriquait: ayant découpé une fleur en papier, il l’attacha au lacet et l’assura sur le mont crépu de la divine Vénus noire.
«Moi Robinson, toi Vendredi! jubilait-il. Il ne nous manque qu’une île déserte!
– Une cabine vide pourrait faire ton affaire!» lui jeta Willi le Long, vert de jalousie.
À cet instant, à deux pas des eaux territoriales italiennes, le grand escogriffe ressemblait bizarrement au drapeau de cette belle péninsule: un visage vert cru, un habit blanc et le bouquet de cerises rouges du chapeau d’Inès.
«Et ta sœur! lui rétorqua aimablement Ampère.
– Quel gentleman! s’exclama Diuma une nouvelle fois. Ce Dürenmatt baveux, ce satané fils de chienne ne t’arrive pas à la cheville; que sa mère chevauche sans selle un éléphant!
– Pourquoi justement un éléphant? demanda Inès, qui, avant les artistes russes, collectionnait des peaux de bêtes sauvages d’Afrique noire.
– C’est ce qu’on dit en banlieue de Dakar», expliqua Diuma.
Son nouvel habit plaisait beaucoup à la Vénus noire, et elle se hâta de nous offrir un petit défilé de mode privé, se promenant de l’avant à l’arrière du bateau. Elle marchait comme une gazelle dont les tendons et les ligaments renfermaient des millions d’années d’épanouissement de la beauté et de la grâce sauvages. Nous en avions le souffle coupé. Il était impossible de dire si elle était plus belle vue de dos que de face, car les deux images étaient également enchanteresses: s’approchant de nous, les muscles de son ventre et ses seins sous sa peau luisante se balançaient au rythme d’une incantation qui ne pouvait être qu’un appel à l’étreinte amoureuse; s’éloignant, ses cuisses, son derrière et ses omoplates susurraient le refrain de ce même chant païen que nous avions oublié au Nord et à l’Ouest, probablement dès la naissance du monothéisme.
Le triomphe de Diuma aurait été total s’il ne s’était produit une chose que personne ne comprit dans un premier temps. Se retrouvant devant le troupeau de nos hommes ensorcelés, la belle Noire écarta les jambes et secoua ses seins à la manière dont chez nous on sonne les cloches de Pâques. C’est dans cette pose victorieuse qu’elle éclata soudain en sanglots et se mit à brailler, agitant les bras autour de sa tête comme si elle se défendait d’un agresseur invisible.
«Satanée fille de putain! cria-t-elle en s’élançant vers le mât à la poursuite de son ennemi invisible.
– Que se passe-t-il? s’alarmèrent les spectateurs.
– Que ta mère et ta grand-mère chevauchent sans selle un éléphant! jurait Diuma. Cette fois-ci, tu ne m’échapperas pas!»
Ampère fut le premier à reprendre ses esprits. À l’image de tout bon Robinson, il accourut vers Vendredi et l’enlaça avec tendresse. Cette étreinte était visiblement agréable à Diuma, ce qui ne l’empêcha pas de proférer une nouvelle série de jurons sénégalais, avant de déverser des larmes amères sur l’épaule de Robinson. Pour l’apaiser et la consoler, Ampère dut lui offrir le goulot de sa flasque d’eau-de-vie corse, à la manière dont on endort un enfant en pleurs en lui mettant une tétine entre les lèvres. Grâce à son ingéniosité et à ses prévenances, Diuma se calma et nous apprîmes enfin par sa bouche son histoire émouvante.
Tout d’abord, cet imperceptible ennemi mortel, que sa mère et sa grand-mère chevauchent sans selle un éléphant, c’était une mouche, seul bagage de la fille nécessiteuse du Sud en route pour le Nord opulent. Ce n’était qu’une banale mouche sénégalaise qui menait une vie paisible dans les toilettes de l’aéroport jusqu’au jour où notre Diuma y mit les pieds pour se remaquiller les yeux avant son vol Dakar-Rome-Cagliari. Dans le port du chef-lieu de la Sardaigne, le fils aîné de monsieur Dürenmatt attendait avec impatience le plus beau mannequin de son papa, sur son yacht Poséidon IV, se préparant à faire une croisière de Cagliari à San Remo, le long de la côte ouest de l’Italie.
Pour Diuma, la présence de ladite mouche dans les toilettes de l’aéroport était la chose la plus naturelle du monde. La mouche, cependant, regardait Diuma d’un œil admiratif, si tant est qu’il soit possible de taper dans l’œil à facettes d’une mouche à merde. Lorsque Diuma quitta les toilettes et se hâta vers son avion, la mouche vola à sa suite, et, sans se faire remarquer, s’installa sur le dossier du siège où Diuma posa son derrière royal. Pendant le vol vers Rome, elle attira pour la première fois l’attention du mannequin noir en atterrissant sur une cuisse gauche de poulet dans l’assiette de l’infortunée. Diuma poussa en tel hurlement que l’hôtesse dut remplacer cette cuisse gauche par une cuisse droite, mais aussitôt la mouche y refit son apparition. Cette fois-ci Diuma serra les dents, car elle commençait à percevoir l’horrible vérité.
Lorsque, à Rome, la Vénus noire rata son avion pour Cagliari et prit un taxi jusqu’à l’hôtel Concorde, où elle devait passer la nuit avant de prendre un autre avion, la mouche la poursuivit avec ardeur, dans le taxi, dans l’ascenseur de l’hôtel, dans la salle de bains de marbre rose et de nouveau dans le taxi jusqu’à l’aéroport Fiumiccino, jusqu’à son nouveau siège dans un nouvel avion, où cette fois-ci elle se posa sur des spaghettis à la carbonara.
L’attachement de la mouche se transforma peu à peu en un véritable cauchemar et, à l’aéroport de Cagliari, Diuma s’acheta une tapette tue-mouches ainsi que deux aérosols à la citronnelle. En vain, le maudit insecte se montrait aussi rusé que son amour était obstiné.
Sur le Poséidon IV, Diuma commença à montrer les premiers signes d’une crise de nerfs, et elle faillit fracasser le crâne de Dürenmatt Junior avec sa tapette meurtrière, quand la mouche se posa sur le sommet de la tête prématurément dégarnie du jeune monsieur. Après ce coup, l’héritier de l’agence de mannequins, et ce durant trois jours, fut victime d’étourdissements, ce qui, sur le yacht, n’arrangea pas les relations, déjà tendues à l’appareillage à Cagliari.
Pendant dix jours de croisière, Diuma fit tout pour venir à bout de ce scatophage infernal et combler les moindres caprices de Dürenmatt Junior, ce satané fils de chienne, que sa mère chevauche sans selle un éléphant. Après avoir satisfait nombre de ses exigences, il s’en trouva une que la fière Diuma dut repousser.
Ils cinglaient alors vers la Corse, à cinquante miles au sud d’Elbe, et les négociations concernant cette dernière exigence se déroulaient de la façon suivante:
«Tu veux, mon chou, tu veux bien, dit le fils de chienne.
– Non, même si tu m’égorgeais, dit Diuma.
– Je parie que tu veux bien, mon chou, dit le fils de chienne.
– Pour que j’attrape le sida! dit Diuma.
– De toute manière, le sida est votre œuvre, à vous les nègres, dit le fils de chienne. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant, puisque vous baisez avec des singes.
– Autant que je sache, dans ma grande famille, je suis la seule à avoir baisé avec un singe, dit Diuma.
– Ah, c’est donc comme ça, dit le fils de chienne.
– Avec un singe belge, dit Diuma.
– Je vais te jeter à l’eau, dit le fils de chienne.
– Avec un singe juif, dit Diuma.
– Espèce de nullité noire, dit le fils de chienne.
– Que ta mère et ta grand-mère chevauchent sans selle un éléphant», dit Diuma.
Sur ces paroles se clôturèrent les pourparlers entre le Nord fortuné et le Sud nécessiteux. Louant les services d’une armoire à glace danoise qui convoitait autant le derrière de Dürenmatt que Dürenmatt celui de Diuma, l’héritier de l’agence de mannequins chargea l’insoumise sur un canot pneumatique, lui offrit une bouteille d’eau minérale et s’éloigna vers l’est, après lui avoir fait la vague promesse de revenir sur les lieux dans deux ou trois jours pour voir si cette canaille africaine indocile n’avait pas changé d’avis.
«Mort aux pédés blancs! leur cria Diuma. Que vous chevauchiez sans selle un éléphant!»
C’est alors que, consternée et terrifiée, elle aperçut sur le bord du canot sa fidèle compagne, son seul bien dans ce Nord inhospitalier, cette mouche venue des cabinets d’aisances de Dakar, qui avait survolé presque un quart de planète pour le simple plaisir de se poser sur une chose meilleure qu’une cuisse de poulet sénégalais au piment rouge.
Diuma, inconsolable, éclata alors en sanglots. Elle pleurait toujours amèrement dans les bras d’Ampère, n’ayant cure du visage renfrogné de nos femmes, lorsque sa mouche oubliée atterrit tout à coup sur la tempe d’Inès, alléchée par l’odeur de sa transpiration, et s’infiltra en bourdonnant juste dans le pavillon de son oreille, ayant trouvé enfin son bonheur dans le Nord opulent.
Inès lâcha un rugissement comme si on l’écorchait vive. Son cri fut cause d’une forte agitation, surtout dans l’âme russe de Boris, qui enleva vivement la casquette de Willi le Long de la tête de sa fiancée pour lui asséner un tel coup sur l’oreille qu’elle et la mouche s’écroulèrent sur le pont. L’insecte vigoureux revint de la gifle plus vite qu’Inès et s’envola jusqu’au sommet de l’antenne du bateau, à une hauteur que même Willi de Poisson, surnommé King Size, ne pouvait atteindre.
Pour des raisons inexplicables, une véritable rage saisit les plaisanciers. Voulant à tout prix venir à bout de cette maudite mouche, ils mirent toute leur inventivité en œuvre pour la chasser de son promontoire. Ils n’eurent la main heureuse que lorsque l’adroit neveu de Napo mit sa jeune vie en danger en se hissant avec un balai sur les épaules de Willi le Long.
La mouche abandonna son abri, se précipita de nouveau sur Inès, tournoya plusieurs fois autour de sa tête, se lança ensuite sur le derrière d’Alpha, puis sur la belle cuisse bronzée de la petite Suzanne et sur la poitrine poilue du Capitaine Carcasse, avant d’atterrir sur le bout du nez de notre navigateur, descendant de Vasco de Gama.
Sous le coup d’une vive émotion, José Maria Sanchos Brito Soares lâcha le gouvernail et se jeta à la poursuite de la mouche sur le pont de commandement, proférant des jurons portugais incompréhensibles. Alors qu’il avait repoussé la misérable dans un coin où il semblait qu’il allait la piéger avec la vieille casquette du Capitaine, il perdit l’équilibre et glissa le long de l’escalier jusqu’au pont inférieur. Ni la mouche, ni la maladresse de José Soares n’étaient responsables de cette chute: une secousse soudaine, qui ébranla l’Arche de Noé, nous abattit littéralement sur le sol.
Pendant la chasse à la mouche, le bateau avait tranquillement dérivé pour s’échouer sur un banc de sable, juste à l’entrée d’une baie, point de mire de notre croisière.
Sur la pauvre Arche, un silence d’outre-tombe se mit à régner. Le moteur se tut lui aussi, après avoir poussé un court râle. La mouche cessa de bourdonner, à l’écoute de nos cœurs qui battaient éperdument.
«Nom d’une pipe! gémit le Capitaine Carcasse. J’espère qu’il n’y a pas de brèche!
– Et s’il y en a une? bégaya Willi le Long.
– Dans ce cas, nous allons sombrer dans quarante minutes environ, dès que la marée va monter», lui expliqua le Capitaine.
Willi le Long, Alpha et encore quelques mauvais nageurs blêmirent et jetèrent un regard angoissé sur l’unique bouée de sauvetage du bateau. Je me demandais qui serait le premier à se précipiter vers cet anneau pourri, Willi, Alpha ou Boris.
Mes prévisions étaient totalement erronées. Ce fut Inès qui s’élança la première, à la vitesse d’un chat sauvage, en dépit de son obésité. Elle attrapa la bouée et, sans hésitation aucune, se l’enfila, y passant d’abord la tête, puis les épaules et la poitrine jusqu’au premier pli de graisse de son ventre, où elle se coinça. J’eus peur de la voir passer le reste des vacances entourée de cet horrible serpent de liège jusqu’à ce qu’il se trouve quelqu’un de bienveillant pour la libérer de ce piège à l’aide d’une tronçonneuse.
«Tu devrais avoir honte, dit Alpha.
– Pourquoi? s’étonna Inès.
– Si je ne m’abuse, tu étais la première de l’école en natation, gronda Alpha.
– Quand un navire coule, ça provoque des tourbillons capables d’engloutir même des champions de nage. L’autre jour, j’ai vu le Titanic: la moitié des victimes étaient d’excellents nageurs.
– Dans une certaine mesure, c’est exact», approuva le Capitaine Carcasse.
Entre-temps, Willi le Long avait commencé à ramasser les bouchons des nombreuses bouteilles vidées depuis le matin, dans le fol espoir de rassembler assez de liège pour fabriquer une ceinture de sauvetage. Alpha et Boris l’observaient avec une certaine envie, bien que ces bouchons fussent à peine suffisants pour maintenir la mouche de Diuma à la surface de l’eau.
«J’espère qu’un jour on vous enterrera avec votre bouée! jeta-t-il à la grosse Inès, oubliant la trêve tout juste conclue.
– Vous n’avez pas à vous inquiéter, monsieur, lui répondit Inès du tac au tac. Où que nous coulions dans cette mer, lorsque vous toucherez le fond, votre tête se trouvera toujours hors de l’eau.»
Willi le Long décida de lui rendre la monnaie de sa pièce, malgré le beau souvenir qu’il avait rapporté de la cabine du Capitaine et sa demande en mariage passionnée. Il ôta sa casquette de la tête d’Inès et la coiffa de son chapeau de paille au bouquet de cerises dégarni.
«Moi aussi je me demande à quoi vous sert votre bouée, dit-il. Une femme comme vous doit être moins lourde que l’eau.»
Le visage d’Inès s’empourpra aussitôt.
«Comment dois-je interpréter vos paroles, monsieur? demanda-t-elle d’une voix chevrotante qui annonçait la tempête. Dois-je comprendre que vous me traitez de femme légère?
– Monsieur n’a jamais dit rien de tel, s’empressa d’intervenir le Capitaine Carcasse. Monsieur le Long a voulu dire que l’eau est dense par ici. Quant à moi, en tant qu’amiral, je n’apprécie guère les disputes sur mon navire, alors que nos vies sont peut-être en danger. Si la coque est percée, la marée va nous faire couler d’ici une demi-heure.»
Sur ces bonnes paroles, Willi le Long se fourra une pilule de nitroglycérine sous la langue, et la petite Suzanne s’évanouit une fois de plus, dans l’espoir qu’un des hommes corses applique sur elle la technique du bouche-à-bouche. Hélas! aucun de ces gentilshommes n’en avait envie en cet instant. Aucun, sauf le dévoué Ampère, qui la mettait en pratique avec zèle et succès sur Diuma.
«Quelqu’un devrait s’occuper de la brèche, soupira le Capitaine, ne quittant pas des yeux Robinson et son Vendredi.
– Je vais vérifier l’état de la coque, mon amiral, se proposa José Soares qui se sentait un peu coupable de notre infortune.
– En avant, mon brave!» s’exclama le Capitaine.
Le petit Portugais d’acier n’attendit pas qu’on le lui répète deux fois. Il souleva la trappe menant à la salle des machines, et s’engouffra sous le pont.
Accroupie avec les autres autour du carré obscur où le courageux José avait disparu, j’eus de nouveau l’impression qu’un danger de mort, surtout en vacances, n’était pas une chose très grave. Dans ce trou noir résidait peut-être la réponse à la question de savoir si nous allions survivre à cette dernière journée d’août pour revenir au sérieux de notre quotidien qui, tel un poids de plomb, oppressait notre existence, que ce soit dans mon cabinet ou dans celui d’Inès, dans le laboratoire de Prosper, dans la salle de montage de Marie-Loup ou dans la mansarde d’Alpha. Nous avions peur de la noyade, mais, en même temps, l’idée de la mort nous paraissait tellement séduisante que des larmes de joie brillèrent dans nos yeux. Tout comme la vie, la mort ne nous semblait pas être un destin incurable.
Je me trouvais au seuil d’une découverte importante qui promettait de changer dans son essence la mélancolie noire de ces trois singes orientaux, quand le valeureux Soares interrompit mes réflexions, resurgissant sur le pont, le visage rayonnant.
«Pas une seule goutte d’eau! cria-t-il. Rien que du gasoil jusqu’aux chevilles!
– Dieu merci, soupira le Capitaine soulagé.
– Du gasoil jusqu’aux chevilles! protesta Inès. On dirait que pour vous c’est parfaitement catholique!
– C’est un phénomène tout à fait naturel sur un bateau qui marche au gasoil, lui expliqua le Capitaine. Le réservoir doit fuir de quelque part.
– Un réservoir qui fuit, gémit Inès. J’aimerais bien savoir ce qui se passerait si nous mettions le moteur en marche et si nous sautions tous!
– Ne soyons pas pessimistes, dit le Capitaine avec un doux sourire. Le gasoil n’explose qu’une fois sur mille.
– Vendredi et moi allons chercher de l’aide, intervint Ampère, tirant à lui le canot pneumatique de Diuma. Nous allons faire un saut jusqu’à chez Marco, et nous amènerons quelqu’un qui remorquera cette épave.
– Quel petit futé», dit le Capitaine Carcasse, qui riait jaune, tout en dévorant des yeux le superbe corps noir dans les bras de Robinson.
Très pressé de quitter le bateau avant une hypothétique explosion, Ampère dégringola avec Diuma dans sa baignoire flottante et rama à la godille comme un fou vers l’entrée de la crique. Ils ne s’étaient pas éloignés de plus de dix mètres que la compagne fidèle de Diuma s’envola du pont de commandement dans un bourdonnement désespéré à la poursuite de sa maîtresse bien-aimée. À peine une minute plus tard, du petit canot nous parvint le cri de cette dernière:
«Que ta mère chevauche sans selle un éléphant!»
Nous nous sentîmes soulagés, débarrassés de la mouche de la Vénus noire, surtout la part féminine de l’équipage, qui s’empressa d’ouvrir une bouteille de champagne pour porter un toast dans l’espoir d’un rapide sauvetage. Aux femmes se joignirent les matelots novices, souffrant de la même soif à l’idée d’un naufrage éventuel. Seuls Petit Loup et moi restâmes à l’écart, tous deux moroses, plongés dans nos pensées.
Petit Loup errait du regard sur les amas de vapeur masquant le large, comme à la recherche d’une présence fantomatique, probablement celle de son père, victime d’un parricide, qui le poursuivait depuis des années. Ce même brouillard épais me laissait entrevoir une fois de plus un autre spectre, déchiré en haillons de brume, ma malheureuse persécutrice, les yeux renversés et jambes écartées sur ma table d’accouchement. Dieu merci, sa voix rauque – «Tu es responsable de notre sort!» – fut étouffée par les cris d’Alpha, qui trompetait comme une éléphante privée de son petit en observant le canot de la divine Diuma s’éloigner avec son frère.
«Regardez-le! tonna-t-elle. Ce foutu petit débauché!»
Nous fixâmes notre regard sur la barque, sans parvenir à voir celui qu’Alpha maudissait. À une distance d’environ un demi-mile, le canot de Diuma planait entre l’air et une mer d’huile, dans des vapeurs irréelles qui se jouaient de nos yeux. Ampère avait disparu, comme englouti avec son aviron par ce mirage. Seules les longues jambes de Diuma émergeaient du canot, écartées dans un angle parfait qui faisait frissonner nos hommes, les deux mâts brun-noir formant le V de la victoire.
Si j’avais su le faire, j’aurais noté les latitude et longitude exactes de cet endroit situé dans les eaux du littoral corse où l’on jetait probablement les graines d’une nouvelle race humaine, dont l’avenir serait de franchir un jour l’abîme qui sépare le Sud affamé du Nord s’étouffant dans sa cellulite. Avant ce midi d’août brûlant, des millions de Noirs et de Blancs s’étaient déjà accouplés, mais jamais entre ciel et mer, ni sous un symbole de victoire aussi éclatant.
«Quel spectacle éblouissant! lâchai-je. Ici est en passe de naître ce qu’on appelle le tiers-monde et la mondialisation!
– Je me moque du tiers comme du quart, ainsi que des mondialistes! croassa Alpha. Au lieu de nous amener du secours, ce foutu débauché est visiblement en train de faire le premier de mes neveux frisés!
– C’est justement ce que je voulais dire, jubilai-je.
– Calmez-vous, nous lança le Capitaine Carcasse. D’ici peu, la marée va arriver. Dès que nous décollerons du banc de sable, nous mettrons les moteurs en marche et nous irons jusqu’au port.
– Et si on saute? demanda Inès.
– Ne soyons pas pessimistes, répondit le Capitaine en souriant. Dès que notre vaillant Ampère sera un peu soulagé, il nous reviendra avec de l’aide.
– Oui, quand les poules auront des dents! éclata de nouveau la sœur Kreitmann. Je le connais comme si je l’avais fait, ce chaud lapin, ce sacré coq du village!
Dans la demi-heure qui suivit, on constata qu’Alpha connaissait son frère cadet sur le bout des doigts. Les jambes fuselées de Diuma saillirent du canot pendant encore toute une éternité, s’agitant en l’air comme des ciseaux qui voudraient couper un fruit invisible. Songeant à ce fruit bien ferme qui échappait à notre vue, une idée pécheresse me traversa l’esprit, vraisemblablement la même que celle que je lus dans les yeux d’Alpha, d’Inès, de la petite Suzanne et de Prosper.
Nous nous taisions en attendant qu’Ampère accomplisse tout ce qui était indispensable à la création d’un nouveau monde. Cela s’avéra être un travail ardu, à en juger d’après les longues jambes du Sud qui ne cessaient de tracer dans l’air d’incroyables arabesques, semblables à celles d’un manuscrit oriental. Nous nous taisions et sirotions notre champagne, sentant notre cerveau fondre sous le soleil.
Je pensai soudain que la nature, dans toute sa cruauté, était malgré tout juste et raisonnable. N’étions-nous pas des animaux mélancoliques sur l’Arche de Noé, des créatures sans descendance, condamnées à disparaître? L’heure n’avait-elle pas sonné pour que l’un de nous laisse enfin derrière lui l’héritier de notre folie commune, même si notre rejeton devait être un Alsacien noir et crépu.
Nous nous taisions toujours, gris de chaleur, lorsque la quille du bateau nous renvoya un bruit bizarre, pareil au claquement de la langue d’une bouche géante. Le Capitaine Carcasse sursauta comme échaudé et nous tendîmes l’oreille. Le bruit se renouvela, cette fois reconnu par tous: le clapotis des flots qui léchaient la coque de l’Arche.
«La marée!» murmura le Capitaine.
Elle nous sauva. En moins de dix minutes, elle nous arracha au banc de sable, comme la main d’un enfant jouant avec une barque en papier. Le moteur se mit en marche dès le premier tour de clef, et nous ne sautâmes pas, bien que notre cœur fût prêt à éclater.
Nous eûmes à peine le temps de lancer trois hourras retentissants que le Capitaine dirigeait déjà l’Arche de Noé rajeunie vers le fond de la baie, but de notre aventure, vers ce lieu où flottait encore entre ciel et terre le canot avec les ciseaux prophétiques de Diuma qui contribuaient joyeusement au brassage des populations.
Nous nous réjouissions à l’idée de prendre sur le fait Robinson et Vendredi, en train de s’envoyer en l’air, faisant feu des quatre pieds, à l’instar de vrais Robinson et Vendredi durant leurs moments de loisirs sur leur île déserte. Nous éprouvions de la joie tels des enfants espiègles, et Prosper avait déjà préparé son appareil photo pour éterniser cette image, quand, à l’avant du bateau, nous aperçûmes Alpha, l’ex-championne olympique, qui bandait son arc sorti de son étui tricolore, prête à décocher une flèche.
Ma première pensée fut que sa jalousie maladive était en train de l’inciter à commettre une bêtise irréparable et je faillis pousser un hurlement. Je savais que la championne du tir à l’arc ne pouvait rater son coup, et Alpha, en effet, ne le rata pas. Au lieu de se planter dans de la chair humaine, sa flèche s’enfonça dans le boudin gonflable et en une minute fit couler la baignoire de Diuma.
Dans une avalanche de rires, nous tentâmes de leur jeter la bouée de sauvetage, mais nous ne pûmes l’enlever de la taille d’Inès. José Soares, un débrouillard, leur lança un bidon vide qui servit d’abord à la mouche de Diuma. Nous rîmes à perdre haleine, à l’exception de Petit Loup, qui observait toujours le large comme s’il dormait les yeux ouverts.
Ampère et Diuma se hissèrent sur le bateau en costume d’Adam et d’Ève, comme de vrais miséreux, mais, en dépit de tout, on lisait sur leur visage une grande richesse. À cette vue nous nous tûmes tous, émus et fiers de devenir un peu les futurs tantes et oncles d’un bâtard.