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Un bruit qui ressemblait à une gifle retentissante m’éveilla au moment où papa, étouffant sur son lit de mort, faisait ses terribles adieux: «Prenons notre vol!…» Un moribond auquel poussaient des ailes, comme à une fourmi au seuil de l’autre monde. Je bondis de la toile qu’on avait tendue entre deux arbres, mais ne remarquai rien qui témoignât d’une bagarre parmi mes compagnons. Attablés, loin les uns des autres, ils observaient Prosper d’un air consterné.
Absent, le regard plongé dans l’eau, Prosper extirpa son œil de verre de son orbite, l’essuya avec un mouchoir, et le remit à sa place. À cet instant, la belle Diuma se mit à sangloter pour une raison obscure, tout d’abord doucement, comme si de vieux chagrins lui serraient le cœur, puis de plus en plus fort, pour finalement fondre en larmes sur l’épaule d’Ampère.
«Veux-tu bien la boucler!» lui dit tendrement ce dernier.
Diuma ravala ses larmes, mais ses épaules, secouées de hoquets, continuèrent à trembler.
«Tu es devenu complètement fou!» s’écria Inès en direction de Prosper.
Je ne comprenais rien du tout. J’en conclus qu’en dormant j’avais raté un événement important, et je dressai l’oreille, apercevant Marco s’approcher de Prosper avec son pinceau et lui déboutonner la chemise pour peindre sur sa poitrine une belle médaille bleu et jaune.
«C’est la Grande Croix européenne», dit-il.
Prosper paraissait très confus.
«À ma connaissance, c’est la première médaille paneuropéenne, lui expliqua Marco. Elle te donne le droit de boire à l’œil et à volonté l’eau de mer du cap Nord de la République de Finlande au sud de la Sicile.
– Merci», murmura Prosper, visiblement touché.
Ils s’étreignirent et s’embrassèrent sur les joues.
«Mes amis, clama Marco, je vous propose de lever notre verre à cette nuit qui nous aide à percevoir ce qui est invisible pour le commun des mortels. C’est un grand privilège que ce regard jeté d’un bout à l’autre de notre foutu Continent, c’est l’occasion de nous demander quel est son avenir et ce que chacun de nous peut faire pour mamie Europe, car, apparemment, elle ne peut plus rien pour nous.
– Je suis prêt à sacrifier ma vie pour cette vieille putain! dit Ampère, essuyant les larmes de Diuma qui ne tarissaient pas.
– Ta proposition est noble, mais l’Europe réclame de plus grands sacrifices, répliqua Marco. L’Europe attend que nous lui rendions son ombre dérobée, ce qui veut dire sa communauté d’esprit, une entente qui n’a jamais existé. Si nous ne faisons pas cet effort, nous raterons le coche, et les Russes ainsi que leurs compères américains n’auront plus qu’à ouvrir leur bec pour nous gober.
– Un peu de retenue, citoyens! protesta Boris. Je vous prie de faire attention à ce que vous dites!
– Tu la ferme! lui ordonna Willi le Long. N’abuse pas de notre hospitalité paneuropéenne!
– Comment osez-vous!» hurla Inès.
Je n’y comprenais rien, à part qu’ils avaient continué à trinquer pendant que j’étais en train de faire mon vieux cauchemar.
«Pour un partage égalitaire de l’utopie européenne, s’exclama Willi le Long, car l’utopie est la seule chose qui nous reste parmi ces tout-puissants qui s’arrachent notre peau de chagrin!»
Je ne comprenais pas leurs toasts, mais ils commençaient à me plaire, car cette petite grand-mère Europe me tenait à cœur depuis longtemps, surtout au bord du lac de Constance, où, à la terrasse de l’hôtel Bayerischer Hof, à Lindau im Bodensee, je mangeais au déjeuner des prunes en Allemagne et crachais les noyaux en Suisse. Tout comme sur la crête de Fleury, au Praz-de-Lys, en Haute-Savoie, où je m’imaginais jeter une boule de neige dans la banlieue de Genève.
La soirée se serait probablement achevée dans une belle entente européenne et dans des baisers fraternels si le diable n’avait pas poussé le fiancé éméché d’Inès à mentionner une fois de plus dans son toast le grand ami russe qui pourrait élargir la minuscule Europe au lointain Oural.
À l’évocation du grand ami russe, Willi le Long réagit comme un taureau sous le nez duquel on aurait agité un drapeau rouge, et, en moins de cinq minutes, il changea la belle entente du Continent en une mêlée générale. La dispute ne cessa que lorsque Marco tira en l’air une rafale de son pistolet mitrailleur, qu’il avait sorti de la maison pendant la querelle.
«Allez, au lit, avant que je ne sorte mon lance-roquettes!» commanda-t-il aux Européens brouillés.
Ils lui obéirent sans broncher et se dispersèrent dans les nombreuses chambrettes et alcôves, ramassant par terre au passage des figues délicieuses que Marco avait fait tomber de l’arbre avec ses balles. Le dernier à rentrer dans le «château» fut le Capitaine Carcasse, après avoir une fois de plus regardé le ciel étoilé et dit d’un air inquiet qu’avant le matin un orage éclaterait. Je refusai de le suivre, je voulais affronter les éléments, car il n’existait pas de tempête qui pouvait se mesurer avec celle qui, depuis le matin, ravageait mon âme. J’attendis qu’Ampère et Diuma se retirent dans leur canot, d’où, accompagnées d’un rire étouffé, surgirent rapidement deux jambes noires écartées, à l’instar d’un compas divin mesurant la distance entre l’étoile polaire et la Croix du Sud.
L’heure vint de me reposer et de reprendre mes esprits dans mon berceau élevé, entre deux arbres, le ciel étoilé européen comme seule couverture. Je contemplai cet abîme, songeant à la fin des vacances, aux virages en épingle à cheveux qui mènent vers le haut plateau du Praz-de-Lys, en face du mont Blanc. Je m’en étais allé courir la Terre en long et en large, mais les prairies célestes de ce village habitaient toujours mon esprit. Là, bientôt, j’entendrai de nouveau les battements de mon cœur, finalement en paix avec moi-même, si la Mafia ne m’envoyait pas au royaume des taupes à mon retour à Ouf.
Si la dernière nuit n’était qu’un cauchemar affreux, si Sandrine et Prosper disaient vrai, peut-être mangerai-je encore des prunes au bord du lac de Constance, et cracherai-je leurs noyaux d’Allemagne en Suisse, souriant tendrement à notre petit continent. Sur cette terrasse, entouré de dames et de messieurs chargés d’années, sirotant un chocolat chaud et trempant de petits pains nattés dans des œufs à la coque, j’avais noué une amitié inattendue avec moi-même, ma vie me ressemblait à l’apprentissage de la mort qui avait précédé mon existence et qui attendait avec patience mon retour dans son giron.
Autrefois, sur la rive du lac de Constance, après avoir pris mon petit déjeuner, m’abandonnant aux délices de la mélancolie, j’allumais un cigare onéreux avec des allumettes au sigle de l’hôtel Bayerischer Hof im Bodensee. Je tenais ensuite longuement cette allumette entre le pouce et l’index, scrutant par-dessus elle la brume mystérieuse du lac, jusqu’à ce que la flamme me brûle. J’aimais cette petite douleur où reposaient quelques menues sagesses, glanées çà et là durant ma brève errance entre deux morts, j’aimais cette flamme qui distillait de la mélancolie pure, capable d’engendrer un grand feu ou de s’éteindre au moindre souffle de vent, brûlant les doigts du vagabond orgueilleux à la fin de son voyage.
Sur ces pensées, je m’endormis sans m’en apercevoir.
Le jour pointait quand je fus réveillé par la rosée matinale et un bruit étrange, pareil au frôlement du cadavre d’Ignace, que j’avais traîné dans mes rêves toute la nuit à travers la forêt, vers la grotte souterraine dont je n’arrivais plus à retrouver l’entrée. Je poussai un soupir de soulagement lorsque j’aperçus la source de ce bruit.
Au pied de mon hamac se tenait Diuma, qui avait tiré jusque là son canot pneumatique. Grâce à quelques restes de peinture, on reconnaissait encore sur son corps son costume de marin de la veille, pareil à celui des enfants que les gouvernantes promenaient jadis sur les rives chics de nos lacs. La petite Sénégalaise avait dû franchir des centaines de kilomètres pour ressentir sur sa peau toute la splendeur de la farce européenne.
Nos regards se croisèrent, et je compris tout.
«Dis à mon Ampère que je ne pouvais pas faire autrement», murmura-t-elle.
Je souris en signe d’accord.
Ses yeux s’emplirent de larmes.
«Dis-lui… que je n’ai rien à chercher dans votre Nord riche, chuchota-t-elle, ravalant ses pleurs. Et dis-lui… que je lui ai menti pour une chose: je ne prends pas la pilule.»
À ces mots, elle éclata en sanglots et en quelques sauts se retrouva au bord de l’eau, où elle se jeta dans le canot, puis rama désespérément vers la sortie de la baie, vers la mer bordière.
Ampère apparut à la porte des toilettes à peine cinq minutes plus tard, mais ce laps de temps fut suffisant pour Diuma: elle voguait déjà vers le large. Je la suivis des yeux avec une sincère admiration, songeant que, si elle continuait à battre ainsi des rames, elle pourrait être de retour dans son Afrique natale d’ici à une petite semaine.
Ampère se comporta comme tout homme amoureux et abandonné. Il se permit de laisser glisser son pantalon jusqu’aux genoux et il ouvrit plus la bouche qu’il n’écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche si grand que je pus facilement observer ses amygdales. Lorsqu’il retrouva le don de la parole, il poussa un cri si strident que je faillis tomber de mon berceau.
«Que ta grand-mère chevauche sans selle un éléphant!
– Ce n’est pas bien de maudire l’éventuelle maman d’une nouvelle race, le réprimandai-je paternellement. La petite m’a chargé de te dire qu’elle mentait quand elle se félicitait de prendre régulièrement la pilule.»
Là, Ampère se mit à pleurer, tout comme la Vénus noire. Il continua à sangloter tel un enfant pendant que sa tendre sœur remontait son pantalon et reboutonnait sa braguette. Il pleurnichait toujours en pompant avec les autres le carburant de la coque de l’Arche de Noé, et poussait des gémissements inconsolables lorsque nous embrassâmes Marco et prîmes place sur le bateau. Il ne se moucha que quand nous atteignîmes la mer ouverte, après que nous eûmes failli nous ensabler deux fois et eûmes mis enfin le cap sur ouest-nord-ouest.
La nouvelle la plus importante du matin fut l’annonce des fiançailles de Prosper avec un beau Corse aux accroche-cœurs roux. De deux mélancolies maussades, ils avaient fait à la hâte un désir joyeux. Jamais, avant cet événement, je n’avais douté de l’équité du destin, lent mais persévérant comme la justice. Ce destin voulut que, après avoir couru longtemps les jupons à travers tout le Continent, leur errance s’achève par cette rencontre émouvante, matérialisation de leurs rêves secrets.
Prosper disposait de tout ce qui était indispensable pour contenter les sévères critères du roux corse, il était borgne et avait un solide compte en banque à Genève. De son côté, son nouveau compagnon pourvoyait au bonheur de Prosper en lui offrant pour oreiller un grand cœur corse.
Je les observais non sans envie roucouler en se tenant par la main. Le bel homme roux entortillait une mèche tombée sur le front de Prosper, et ce dernier dessinait de son petit doigt dans l’air la maison normande où ils emménageraient à l’automne et s’installeraient avec Gertrude dans des chaises longues devant la cheminée, initialement prévues pour Sandrine et moi. L’image de leurs deux mélancolies unies était la preuve indubitable que l’entente européenne n’était pas un mot creux.
Sitôt que nous eûmes quitté la baie, le Capitaine Carcasse renifla le vent du sud en connaisseur et déclara qu’aucun danger de tempête ne nous menaçait plus.
L’orage commença exactement une demi-heure plus tard.
En un tour de main, la douceur matinale de la mer se transforma en fureur. Nous n’eûmes même pas le temps de nous abriter des trombes d’eau et des rafales de vent qui se mirent à jouer avec l’Arche de Noé comme avec une coque de noix. Il était trop tard pour faire marche arrière, vers la crique de Marco, et impossible de nous réfugier au bord d’un des îlots inhabités. Tout ce que nous pouvions faire était de s’adresser chacun à son propre saint, en attendant le panache noir de la tourmente qui arrivait de Sardaigne à la vitesse d’un cheval au galop.
À regret, je constatai que je n’avais pas de saint à prier et que, de toute mon existence, je n’avais rien trouvé que j’aurais pu considérer comme digne de vénération, hormis l’espoir de connaître une mort douce au terme d’une vie jetée par les fenêtres.
Certains juraient, d’autres pleuraient quand l’immense fouet noir nous cingla. À cet instant, je me trouvais devant la cabine et ce coup sauvage nous fit basculer, moi et la planche à laquelle je m’étais agrippé, dans les entrailles du bateau. Au cours de cette chute, je heurtai de la tête un banc, en retirant une blessure à la nuque, plus profonde encore que celle que j’avais infligée au pauvre Ignace. Je ne doutai pas qu’il s’agît là du bras de la justice divine punissant le meurtrier d’une même fin, bien méritée.
«Et… si l’assassinat dans la forêt d’Ouf n’était qu’un cauchemar?» me demandai-je.
Je décidai de ne plus me casser la tête avec ces sottises, elle l’était déjà suffisamment, une véritable coquille d’œuf. Je connaissais et me rappelais parfaitement cet état qui avait précédé mes obsèques joyeuses à Ouf, un état de béatitude silencieuse pendant que l’on plane dans les airs, invisible pour les yeux des mortels, en contemplant son écorce abandonnée. On n’est relié à son corps que par une simple cordelette argentée qui disparaît graduellement, tandis que l’on prend congé des images terrestres, qu’on se rapproche d’un passé inassouvi, inguérissable, inconsolable, de la piste de décollage de papa.
Autour de votre corps agonisant s’élève tout un tohu-bohu inutile, un comportement qui ne convient guère à des gens mûrs et bien élevés, des cris et des lamentations de femmes, ainsi que des jurons d’hommes effrayés ayant survécu à la tempête, et ayant eu la terreur de découvrir leur ami sous la table de la salle à manger en train d’exhaler son âme.
Je les observais en souriant. Je ne leur enviais qu’une seule chose: l’image des ruelles d’Ouf lavées par l’orage, propres comme un sou neuf. Je me demandais s’ils allaient trouver mon testament, glissé dans mon dictionnaire français-corse, dans mon sac de voyage, s’ils allaient s’y conformer et exécuter mes dernières volontés: déverser mes cendres dans la mer, au pied du phare, à l’entrée de mon Éden, ou les disperser dans un bosquet de sapins, au Praz-de-Lys, mon second paradis sur terre.
Ma béatitude n’était troublée que par l’image d’Ignace, dont les prédateurs souterrains devaient sucer les graisses, en diffusant dans l’atmosphère leurs cinq mètres cubes de gaz. Devant ce spectacle macabre, je soupirai amèrement dans ma forme astrale, car même un regard jeté du haut de mon observatoire ne m’apportait pas de réponse à la question de savoir si le meurtre de mon camarade de régiment s’était déroulé en rêve ou bien en état de veille. J’en conclus qu’il était indispensable de m’éveiller pour creuser l’entrée de cette grotte, à moins que les neveux d’Ignace, des tueurs en maraude, ne m’attendent déjà dans le port avec leur mini-Kalachnikov.
Hélas! mon paradis d’Ouf pouvait se targuer d’avoir gagné un chemin de traverse menant à l’enfer où j’avais enfoui Ignace, à moins que ce pauvre diable ne fût pas un abject imposteur ou le fruit de mon imagination. Car toute ma vie, je l’ai vécue dans l’imaginaire, dans de faux voyages, amours et amitiés, voire même dans mon futur métier d’écrivain, auteur du mémorable titre La Mort, sa vie, son œuvre. Parfois, je me demandais si je ne m’étais pas forgé moi-même de toutes pièces. Faute de pouvoir vivre ma vie comme je l’imaginais, j’étais censé la rêver. J’avais même imaginé ma propre mort, preuve que j’étais en mesure à présent de regagner mon écorce humaine, si celle-ci n’était pas déjà tombée dans les griffes des mafieux…
Une grande confusion se mit à régner dans ma tête, car tout cela me semblait possible dans un monde impossible.
Par bonheur, ma tête ne me servait plus à rien.
Tel un cerf-volant, je les suivis attaché à ma jolie cordelette argentée, pendant qu’ils avançaient vers le fond de la crique d’Ouf et que Sandrine fouillait avec fièvre ma sacoche à la recherche de ma carte d’assurance tous risques.
Le petit port désert me fit une belle surprise. C’était peut-être la preuve que le diabolique Ignace n’avait jamais existé, qu’il était un mythomane ou bien que les assassins à gages avaient fait un saut à la paillote de Napo pour se rafraîchir. La deuxième chose agréable fut la découverte de mon testament, glissé dans mon dictionnaire, à la page cent soixante-deux, juste entre les mots mélancolie et méli-mélo, que la psychanalyste Inès, les larmes aux yeux, interpréta comme étant un symbole, «triste jubilation d’une âme qui fuyait son mal du nouveau millénaire, son incapacité de vivre au présent, pour trouver un refuge dans l’érotisme de l’autodestruction». Enfin, je vécus – si l’on peut vivre dans l’autre monde – une troisième chose agréable: le décollage de l’avion sanitaire de l’aéroport de Figari, à peine trois heures après l’appel téléphonique que Sandrine avait passé à la société d’assurance de la buvette de Napo.
Après m’avoir chargé dans l’avion, les médecins célestes aidèrent Sandrine et Prosper à se tasser sur un siège libre, au chevet du brancard. Exténués d’agitations, brisés par le chagrin, ils dormaient debout.
Pendant le décollage, mon cœur se serra – j’avais toujours eu peur de l’avion – quoique j’aie su qu’à l’avenir j’avais peu de choses à perdre. En effet, à l’aéroport, Prosper me retira doucement du doigt sa bague afin de la frotter avec de l’alcool et l’enfiler plus tendrement encore au long index du Corse aux accroche-cœurs roux. Ça ne faisait pas l’ombre d’un doute: la vie continuerait, même sans moi, jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans une grande maison, autour d’un feu noir, pour nous raconter nos aventures terrestres.
Je souris à tout cela, en attendant que je me réveille.