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Si quelqu’un me l’avait raconté, je n’aurais jamais tenu pour vrai cette histoire à dormir debout: deux rêves simultanés, parallèles, identiques, le mien et celui de Prosper. En lui relatant le début de ce songe, haletante et terrifiée, je l’avais vu et entendu reprendre le fil de mon témoignage et le terminer.
«Le rêve, petit frère de la mort, me dit-il, ouvre des portes secrètes que la raison n’arrive pas à atteindre.»
Vidés, épuisés, nous étions sur le point de succomber au sommeil. Avions-nous rêvé de sa mort pour de bon ou, plutôt, rêvions-nous d’être en train de rêver? Parfois, Petit Loup, ce mousquetaire du songe, rêvait qu’il mourait, prétendant que ceux qui mouraient en rêve vivaient longtemps. Pourquoi diable ne pourrions-nous faire le même rêve, nous aussi?
Il respirait encore quand nous survolâmes les Alpes du Nord. Je regrettai que sous son masque à oxygène il ne pût voir la magie que nous découvrait l’aile penchée de l’avion, les hauts pâturages alpins qu’une main divine avait collés sur les flancs des montagnes, en face des conifères aux couleurs du drapeau italien, et les lacs suisses, limpides comme des larmes.
Sur son visage, sous le masque, je lus un grand effort intérieur, comme s’il tentait de sortir du coma, battement de ses paupières et plissement de la peau sur ses tempes.
Je me demandai ce que ce cerveau à demi éteint pouvait encore inventer, quelle nouvelle trouvaille bouffonne sur la vie, de celles qui lui servaient à dissimuler son amour trop timide pour tout ce qui marche, nage, rampe ou vole, lui qui était en train de vivre sous nos yeux la plus grande des expériences que l’on puisse faire: le mystère du rêve éternel. Lui, qui transformait sa vie en songes, et à qui il ne restait plus qu’une seule issue, inaccessible, refaire sa vie de ses rêves brisés.
J’échangeai un bref regard avec Prosper.
Ses yeux, de même que les miens, étaient secs.
Les paupières de Petit Loup se plissèrent encore une fois, comme s’il se protégeait d’une lumière trop vive. Je supposai qu’il essayait de nous revenir. Prosper tendit sa main vers son cou pour lui faire une caresse, geste que j’empêchai avec brutalité. Pour rien au monde, il ne fallait le toucher: d’après ses dires, dans la patrie slave de sa mère, les paysans ne réveillaient jamais un dormeur, par crainte que son âme, alors absente, ne puisse plus réintégrer son enveloppe terrestre.
Il expira à mi-chemin vers Paris, à deux pas de son paradis montagnard du Praz-de-Lys où il aurait voulu laisser ses os, juste à la frontière de trois pays scintillant sous l’aile de l’avion tels des tapis bariolés. Ce devait être un signe, car notre Petit Loup ne pouvait imaginer sa vie ratée sans un épilogue significatif. Dans tous les cas – à moins qu’il ne s’agisse de notre propre rêve – il mourut comme il avait désiré vivre, nulle part et partout dans sa petite Europe bigarrée.
Même après son dernier râle, son visage conserva cette expression renfrognée, comme s’il se défendait toujours d’une lumière intense. Allez savoir! Peut-être que la destinée de Prosper et la mienne étaient-elles aussi de nous retrouver devant ce même éclat noir, difficile à supporter, avant de rejoindre pour toujours notre frère Petit Loup.
Nous sourîmes à tout cela, en attendant qu’il s’éveille.
FIN?