38114.fb2 Ensemble, c’est tout - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 104

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— Elle avait un nom noble elle aussi... Ah, c'est trop bête...

— On ira voir à la bibliothèque... Allez-y ! Plus bas aussi ! Y a pas de raison ! Et attendez, je vais me retourner maintenant... Voilà... Vous voyez ? On est dans le même bateau, ma vieille ! Pourquoi vous me regardez comme ça ?

— Je... C'est cette cicatrice, là...

— Oh, ça ? C'est rien...

— Non... Ce n'est pas rien... Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Rien je vous dis.

Et, de ce jour, il ne fut plus jamais question d'épiderme entre elles deux.

Camille l'aidait à s'asseoir sur la lunette puis sous la douche et la savonnait en parlant d'autre chose. Les shampoings s'avérèrent plus délicats. À chaque fois qu'elle fermait les yeux, la vieille dame perdait l'équilibre et partait en arrière. Au bout de quelques essais catastrophiques, elles décidèrent de prendre un abonnement chez un coiffeur. Pas dans le quartier oú ils étaient tous hors de prix (« Qui c'est ça, Myriam? lui répondit ce crétin de Franck, je connais pas de Myriam, moi...») mais tout au bout d'une ligne d'autobus. Camille étudia son plan, suivit du doigt les parcours de la RATP, visa l'exotisme, éplucha les pages jaunes, demanda des devis pour une mise en plis hebdomadaire et jeta son dévolu sur un petit salon de la rue des Pyrénées, dernière zone de tarification du 69.

En vérité, la différence de prix ne justifiait pas une telle expédition mais c'était une si jolie promenade...

Et tous les vendredis, dès l'aube, à l'heure où blanchit etc., elle installait une Paulette toute fripée près de la vitre et assurait les commentaires de Paris by day en attrapant au vol — sur son carnet et selon les embouteillages — un couple de caniches en manteaux Burberry sur le pont Royal, l'espèce de cervelas qui ornait les murs du Louvre, les cages et les buis du quai de la Mégisserie, le socle du Génie de la Bastille ou le haut des caveaux du Père-Lachaise, ensuite elle lisait des histoires de princesses enceintes et de chanteurs abandonnés pendant que son amie bichait sous le casque. Elles déjeunaient dans un café de la place Gambetta. Pas dans le Gambetta justement, un endroit un peu trop branchouille à leur goût mais au Bar du Métro qui sentait bon le tabac froid, les millionnaires perdants et le garçon irritable.

Paulette, qui se souvenait de son catéchisme, prenait invariablement une truite aux amandes, et Camille, qui n'avait aucune morale, mordait dans un croque-mosieur en fermant les yeux. Elles commandaient un pichet, mais oui, et trinquaient de bon cœur. À nous ! Au retour, elle s'asseyait en face d'elle et dessinait exactement les mêmes choses mais dans le regard d'une petite dame toute pimpante et trop laquée qui n'osait pas s'appuyer contre la vitre de peur de froisser ses superbes frisettes mauves. (Johanna, la coiffeuse, l'avait convaincue de changer de couleur : « Alors, c'est d'accord? Je vous fais l'Opaline Cendrée, hein ? Regardez, c'est le numéro 34, là... » Paulette voulait interroger Camille du regard mais celle-ci était plongée dans une affaire de liposuccion ratée. « Ça ne va pas rendre trop triste ? » s'inquiéta-t-elle « Triste ? Mais non ! Ce sera très gai au contraire ! »)

En effet, ce... c'était le mot. C'était très gai et, ce jour-là, elles descendirent à l'angle du quai Voltaire pour acheter, entre autres, un nouveau demi-godet d'aquarelle chez Sennelier.

Les cheveux de Paulette étaient passés du Rose Doré très dilué au Violet de Windsor.

Ah ! Tout de suite... C'était beaucoup plus chic...

Les autres jours, c'était Monoprix donc. Elles mettaient plus d'une heure à parcourir deux cents mètres, goûtaient la nouvelle Danette, répondaient à des sondages idiots, essayaient des rouges à lèvres ou d'affreux foulards en mousseline. Elles traînaient, jacassaient, s'arrêtaient en chemin, commentaient l'allure des grandes bourgeoises du VIIe et la gaieté des adolescentes. Leurs fous rires, leurs histoires abracadabrantes, les sonneries de leurs portables et leurs sacs à dos tout cliquetants de babioles. Elles s'amusaient, soupiraient, se moquaient et se relevaient précautionneusement. Elles avaient le temps, la vie devant elles...

5

Quand Franck n'assurait pas l'intendance, c'est Camille qui s'y collait. Au bout de quelques assiettes de pâtes trop cuites, de Picard raté et d'omelettes brûlées, Paulette se mit en tête de lui inculquer certaines notions de cuisine. Elle restait assise devant la gazinière et lui apprit des mots aussi simples que : bouquet garni, cocotte en fonte, poêle chaude et court-bouillon. Sa vue était mauvaise, mais, à l'odeur, elle lui indiquait la marche à suivre... Les oignons, les lardons, tes morceaux de viande, là, c'est bien, top. Mouille-moi tout ça... Vas-y, je te dirai... Top !

— C'est bien. Je ne dis pas que je ferai de toi un cordon-bleu, mais enfin...

— Et Franck ?

— Franck quoi ?

- C'est vous qui lui avez tout appris ?

- Pas tout, non ! Je lui ai donné le goût, j'imagine... Mais les grandes choses, ce n'est pas moi... Je lui ai appris la cuisine de ménage... Des plats simples, rustiques et bon marché... Quand mon mari a été arrêté à cause de son cœur, je suis entrée dans une maison bourgeoise comme cuisinière...

— Et il venait avec vous ?

- Eh oui! Que voulais-tu que j'en fasse quand il était petit? Bon et puis après, il n'est plus venu bien sûr... Après...

— Après quoi ?

— Bah, tu sais bien comment ça se passe... Après, j'avais du mal à savoir où il tramait... Mais... Il était doué. Il avait le goût à ça. En cuisine, c'était le seul endroit où il était à peu près calme...

— C'est toujours vrai.

— Tu l'as vu ?

— Oui. Il m'a prise comme extra l'autre jour et... je ne l'ai pas reconnu !

— Tu vois... Pourtant si tu savais le drame que ça a été quand on l'a envoyé en apprentissage... Comme il nous en a voulu...

— Qu'est-ce qu'il voulait faire, lui ?

— Rien. Des bêtises... Camille, tu bois trop !

— Vous voulez rire ! Je ne bois plus rien depuis que vous êtes là ! Tenez, un petit coup de jaja, c'est bon pour les artères. C'est pas moi qui le dis, c'est le corps médical...

— Bon... un petit verre alors...

— Eh ben ? Ne faites pas cette tête ! Vous avez le vin triste ?

— Non, les souvenirs...

— C'était dur ?

— Par moments, oui...

— C'est lui qui était dur ?

— Lui, la vie...

— Il m'a raconté...

— Quoi ?

— Sa mère... Le jour où elle est venue le reprendre, tout ça...

— Tu... Tu vois, le pire quand on vieillit, ce... Tiens, ressers-moi un verre, va... Ce n'est pas tant le corps qui fiche le camp, non, ce sont les remords... Comment ils reviennent vous hanter, vous torturer... Le jour... la nuit... Tout le temps... Il arrive un moment où tu ne sais plus si tu dois garder les yeux ouverts ou bien les fermer pour les chasser... Il arrive un moment où... Dieu sait que j'ai essayé pourtant... J'ai essayé de comprendre pourquoi ça n'avait pas collé, pourquoi tout était allé de travers, tout... Tout... Et...

— Et?

Elle tremblait :

- Je n'y arrive pas. Je ne comprends pas. Je...

Elle pleurait :

- Par où je commence ?

— D'abord, je me suis mariée tard... Oh ! Comme les autres, j'ai eu mon histoire d'amour tu sais... Et puis non... Finalement j'ai épousé un gentil garçon pour faire plaisir à tout le monde. Mes soeurs étaient en ménage depuis longtemps et je... Enfin, je me suis mariée moi aussi...

« Mais les enfants ne venaient pas... Tous les mois, je maudissais mon ventre et pleurais en faisant bouillir mon linge. J'ai vu des docteurs, je suis même venue ici, à Paris, pour me laisser examiner... J'ai vu des rebouteux, des sorciers, des vieilles affreuses qui me demandaient des choses impossibles... Des choses que j'ai faites, Camille, que j'ai faites sans broncher... Sacrifier des agnelles à la pleine lune, bu leur sang, avalé des... Oh, non... C'était vraiment barbare, crois-moi... C'était un autre siècle... On disait de moi que j'étais tachée. Et puis les pèlerinages... Tous les ans, j'allais au Blanc, placer un doigt dans le trou de saint Génitour, après j'allais gratter saint Greluchon à Gargilesse... Tu ris ?