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- Et ce n'est pas fini, attends... Il fallait déposer un ex-voto en cire représentant l'enfant désiré au saint Grenouillard de Preuilly...
— Grenouillard ?
- Grenouillard, comme je te le dis ! Ah ! Ils étaient beaux mes bébés de cire, tu peux me croire... De vraies poupees... Il ne leur manquait plus que la parole... Et puis un jour, alors que je m'étais résignée depuis longtemps, je suis tombée enceinte... J'avais bien plus de trente ans... Tu ne t'en rends pas compte, mais j'étais vieille déjà... C'était Nadine, la mère de Franck... Comme on l'a gâtée, comme on l'a couvée, comme on l'a chouchoutée cette gamine... Cette reine... On lui a gâté le caractère il faut croire... On l'a trop aimée... Ou mal aimée... On lui a passé tous ses caprices... Tous sauf le dernier... J'ai refusé de lui prêter l'argent qu'elle me demandait pour se faire avorter... Je ne pouvais pas tu comprends ? Je ne pouvais pas. J'avais trop souffert. Ce n'était pas la religion, ce n'était pas la morale, ce n'était pas les commérages qui me retenaient. C'était la rage. La rage. La tache. J'aurais préféré la tuer elle, plutôt que de l'aider à se crever le ventre... Est-ce que... Est-ce que j'ai eu tort ? Réponds-moi, toi. Combien de vies fichues en l'air par ma faute ? Combien de souffrances ? Combien de...
— Chut.
Camille lui frottait la cuisse.
— Chut...
— Donc elle... Elle l'a eu ce petit, et puis elle me l'a laissé... « Tiens, qu'elle m'a dit, puisque tu le voulais, le v'là ! T'es contente maintenant ? »
Elle avait fermé les yeux et répétait en hoquetant :
— « T'es contente maintenant ? » qu'elle me répétait en faisant sa valise, « t'es contente ? ». Comment on peut dire des choses pareilles ? Comment on peut oublier des choses pareilles ? Pourquoi est-ce que je dormirais la nuit maintenant que je ne me casse plus les reins et que je ne travaille plus jusqu'au bout de ma fatigue, hein ? Dis-le-moi. Dis-le-moi... Elle l'a laissé, elle est revenue quelques mois plus tard, elle l'a repris et elle l'a ramené encore. On devenait tous fous. Surtout Maurice, mon mari... Je crois qu'elle l'a mené jusqu'au bord de sa patience d'homme... Elle a dû le pousser encore un peu, le reprendre encore une fois, revenir chercher de l'argent pour le nourrir, soi-disant, et s'enfuir dans la nuit en l'oubliant. Un jour, un jour de trop, elle s'est ramenée la bouche en cœur et il l'a reçue avec le fusil.• « Je veux plus te voir, qu'il lui a dit, t'es qu'une traînée. Tu nous fais honte et tu le mérites pas ce petit. Tu le verras pas d'abord. Ni aujourd'hui, ni jamais. Allez, disparais maintenant. Laisse-nous en paix. » Camille... C'était ma gamine... Une gamine que j'avais attendue tous les jours pendant plus de dix ans... Une gamine que j'avais adorée. Adorée... Comment je lui avais fri-cassé le museau à celle-ci... Je l'ai léchée tant que j'ai pu... Une petite à qui on avait tout payé. Tout ! Les plus jolies robes. Les vacances à la mer, à la montagne, les meilleures écoles... Tout ce qu'on avait de bon en nous, c'était pour elle. Et ce que je te raconte là, ça se passait dans un village minuscule... Elle est partie mais tous ceux qui l'avaient connue depuis toute minote et qui se cachaient derrière leurs volets pour voir le Maurice en rogne, ils sont restés, eux. Et j'ai continué de les croiser. Le lendemain et le surlendemain et le jour d'après encore... C'était... C'était inhumain... C'était l'Enfer sur la terre. La compassion des bonnes gens il n'y a rien de pire au monde... Celles qui vous disent je prie pour vous en essayant de vous tirer les vers du nez et ceux qui apprennent à votre mari à boire en lui répétant qu'ils auraient agi tout pareil crénom de Dieu ! J'ai eu des envies de meurtre, crois-moi... Moi aussi je la voulais la bombe atomique !
Elle riait.
— Et puis quoi ? Il était là ce gosse. Il avait rien demandé à personne, lui... On l'a aimé, tiens. On l'a aimé tant qu'on pouvait... Et peut-être même qu'on a été trop durs à certains moments... On voulait pas recommencer les mêmes erreurs alors on en a fait d'autres... Et tu n'as pas honte, toi, de me dessiner, là, maintenant ?
— Non.
- Tu as raison. La honte ça ne mène nulle part, crois-moi... La honte que t'as elle te sert à rien. Elle est juste là pour faire plaisir aux braves gens... Après quand y referment leurs volets ou qu'y reviennent du café, y se sentent bien chez eux. Tout rengorgés, y z'enfilent leurs chaussons et se regardent en souriant. C'est pas dans leur famille que ça serait tombé toute cette chienlit, ça non ! Mais... Rassure-moi. Tu ne me fais pas avec le verre à la main, tout de même ?
— Non, sourit Camille.
Silence.
— Mais après ? Ça s'est bien passé...
— Avec le petit ? Oui... C'était un bon gamin ma foi.., Bêtiseux mais franc du collier. Quand il était pas en cuisine avec moi, il était au jardin avec son pépé... Ou à la pêche... Il était enragé mais il poussait droit malgré tout. Il poussait droit... Même si la vie ne devait pas être très amusante tous les jours avec deux vieux comme nous qu'avions perdu l'envie de causer depuis si longtemps, mais enfin... On faisait ce qu'on pouvait... On jouait... On ne tuait plus les petits chats... On l'emmenait à la ville... Au cinéma... On lui payait ses autocollants de football et des bicyclettes neuves... Il travaillait bien à l'école, tu sais... Oh ! il n'était pas le premier mais il s'appliquait... Et puis elle est revenue encore et là, on a pensé que c'était bien qu'il parte. Qu'une drôle de mère c'était toujours mieux que rien... Qu'il aurait un père, un petit frère, que c'était pas une vie de grandir dans un village à moitié mort et que pour ses études, c'était une chance d'aller à la ville... Comment on est tombés dans le panneau encore une fois... Comme des bleus. Des bégassiaux sans cervelle... La suite, tu la connais : elle l'a cassé-en deux et elle la remis dans le direct de 16 h 12...
— Et vous n'avez plus jamais eu de nouvelles ?
— Non. Sauf en rêve... En rêve, je la vois souvent-Elle rit... Elle est belle... Montre-moi ce que t'as dessiné ?
— Rien. Votre main sur la table...
— Pourquoi tu me laisses radoter ainsi ? Pourquoi tu t'intéresses à tout ça, toi ?
— J'aime bien quand les gens ouvrent leur boîte...
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. C'est comme un autoportrait, non? Un autoportrait avec des mots...
— Et toi ?
- Moi, je ne sais pas raconter...
- Mais, pour toi non plus, ce n'est pas normal de passer tout son temps avec une vieille femme comme moi...
- Ah bon ? Et vous le savez ce qui est normal, vous ?
— Tu devrais sortir... Voir du monde... Des jeunes de ton âge ! Allez... Soulève-moi donc ce couvercle, là... Tu les as lavés les champignons ?
— Elle dort ? demanda Franck.
— Je crois...
— Dis donc, je viens de me faire choper par la gardienne, il faut que t'y ailles...
— On s'est encore planté dans les poubelles ?
— Non. C'est rapport au mec que t'héberges là-haut...
— Oh merde... Il a fait une connerie ?
Il écarta les bras en secouant la tête.
Pikou cracha sa bile et madame Perreira ouvrit sa porte-fenêtre en posant la main sur sa poitrine.
— Entrez, entrez... Assoyez-vous...
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Assoyez-vous, je vous dis.
Camille écarta les coussins et posa une demi-fesse sur sa banquette à ramages.
— Je le vois plus...
— De qui ? Vincent ? Mais... Je l'ai croisé l'autre jour, il prenait le métro...
— L'autre jour quand ?
— Je ne sais plus... En début de semaine...
— Eh ben moi, je vous dis que je le vois plus ! Il a disparu. Avec mon Pikou qui nous réveille toutes les nuits je peux pas le manquer, vous pensez... Et là, plus rien. J'ai peur qu'y lui soit arrivé quelque chose... Faut aller voir, mon petit... Faut monter.
- Bon.
— Doux Jésus. Vous croyez qu'il est mort ?
Camille ouvrit la porte.