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— Tu viens d'où ma petite fille ?
— De Meudon...
— De Meudon ? s'exclama-t-il, mais c'est très bien, ça ! Et elle est où, ta maman ?
— Elle mange des médicaments.
— Ah bon ? Et ton papa, il est où, ton papa ?
— Il est mort.
— ...
— Ah ! Je t'avais prévenu mon gars ! T'as des préservatifs au moins ?
— Me secoue pas comme ça, Camille, je suis un peu con-con, moi, tu le sais bien... Il est mort, ton père?
— Oui.
— Comment ?
— Il est tombé dans le vide.
— ...
— Bon, je te le refais dans l'ordre... Viens plus près parce que je ne veux pas que les autres entendent...
Il remonta la couette au-dessus de leurs têtes :
— Vas-y. Personne ne peut nous voir, là...
Camille croisa les jambes, posa ses mains sur son ventre et entreprit un long voyage.
— J'étais une petite fille sans histoire et très sage... commença-t-elle d'une voix enfantine, je ne mangeais pas beaucoup mais je travaillais bien à l'école et je dessinais tout le temps. Je n'ai pas de frère ni de sœur. Mon papa s'appelait Jean-Louis et ma maman Catherine. Je pense qu'ils s'aimaient quand ils se sont rencontrés... Je ne sais pas, je n'ai jamais osé leur demander... Mais quand je dessinais des chevaux ou le beau visage de Johnny Depp dans 21 Jump Street, là, ils ne s'aimaient déjà plus. Ça j'en suis sûre parce que mon papa ne vivait plus avec nous. Il ne revenait que le week-end pour me voir. C'était normal qu'il parte et moi j'aurais fait pareil à sa place. D'ailleurs, le dimanche soir j'aurais bien aimé partir avec lui mais je l'aurais jamais fait parce que ma maman se serait encore
tuée. Ma maman s'est tuée plein de fois quand j'étais petite... Heureusement, souvent c'était quand j'étais pas là, et puis après... Comme j'avais grandi, il y avait moins de gêne alors euh... Une fois j'étais invitée chez une copine pour son anniversire. Le soir comme ma maman ne venait pas me chercher, une autre maman m'a déposée devant chez moi et quand je suis arrivée dans le salon, je l'ai vue qui était morte sur la moquette.
Les pompiers sont venus et je suis allée vivre chez la voisine pendant dix jours. Après mon papa il lui a dit que si elle se tuait encore une fois, il allait lui retirer ma garde alors elle a arrêté. Elle a juste continué de manger des médicaments. Mon papa m'avait dit qu'il était obligé de partir pour son travail mais ma maman, elle m'a interdit de le croire. Tous les jours, elle me répétait que c'était un menteur, un salaud, qu'il avait une autre femme et une autre petite fille à qui il faisait des câlins tous les soirs...
Elle reprit son timbre normal :
— C'est la première fois que j'en parle... Tu vois, la tienne elle t'a dézingué avant de te remettre dans un train, mais la mienne, elle me mangeait la tête tous les jours. Tous les jours... Quelquefois elle était gentille quand même... Elle m'achetait des feutres et me répétait que j'étais son seul bonheur sur cette terre...
« Quand il venait, mon père s'enfermait dans le garage avec sa Jaguar et il écoutait des opéras. C'était une vieille Jaguar qui n'avait plus de roues mais ce n'était pas grave, on allait se promener quand même... Il disait : "Je vous emmène sur la Riviera mademoiselle ?" et je m'asseyais à côté de lui. J'adorais cette voiture...
— C'était quoi comme modèle ?
— Une MK quelque chose...
— MKI ou MKII ?
— Putain t'es bien un mec, toi... J'essaye de te faire pleurer dans les chaumières et la seule chose qui t'in téresse, c'est la marque de la bagnole !
— Pardon.
— Y a pas de mal...
— Vas-y, continue...
— Pff...
— « Alors mademoiselle ? Je vous emmène sur la Riviera ? »
— Oui, sourit Camille, je veux bien... « Vous avez pris votre maillot de bain ? ajoutait-il, parfait... Et une robe du soir aussi ! Nous irons sûrement au casino... M'oubliez pas votre renard argenté, les nuits sont fraîches à Monte Carlo... » Ça sentait si bon à l'intérieur... L'odeur du cuir qui avait bien vécu... Tout était joli, je me souviens.".. Le cendrier en cristal, le miroir de courtoisie, les minuscules poignées pour descendre les vitres, l'intérieur de la boîte à gants, le bois... C'était comme un tapis volant. « Avec un peu de chance nous arriverons avant la nuit », me promettait-il. Oui, c'était ce genre d'homme mon papa, un grand rêveur qui pouvait passer les vitesses d'une voiture sur cale pendant plusieurs heures et m'emmener au bout du monde dans un garage de banlieue... C'était un fou d'opéra aussi, alors nous écoutions Don Carlos, La Traviata ou Les Noces de Figaro pendant le voyage. Il me racontait les histoires : le chagrin de Madame Butterfly, l'amour impossible de Pélléas et Mélisande, quand il lui avoue j'ai quelque chose à vous dire et qu'il n'y arrive pas, les histoires avec la comtesse et son Chérubin qui se cache tout le temps ou Alcina, la belle sorcière qui transformait ses prétendants en bêtes sauvages... J'avais toujours le droit de parler sauf quand il levait la main et dans Alcina, il la levait souvent... Tornami a vagheggiar, je n'arrive plus à l'écouter cet air-là... Il est trop gai... Mais le plus souvent, je me taisais. J'étais bien. Je pensais à l'autre petite fille. Elle n'avait pas tout ça, elle... C'etait compliqué pour moi... Maintenant, évidemment, j'y vois plus clair : un homme comme lui ne pouvait pas vivre avec une femme comme ma mère... Une femme qui débranchait la musique d'un coup sec quand c'était l'heure de passer à table et éclatait tous nos rêves comme des bulles de savon... Je ne l'ai jamais vue heu-reuse, je ne l'ai jamais vue sourire, je... Mon père, par contre, était la gentillesse et la bonté mêmes. Un peu comme Philibert... Trop gentil en tout cas pour assumer ça. L'idée d'être un salaud aux yeux de sa petite prin-cesse... Alors un jour, il est revenu vivre avec nous... Il dormait dans son bureau et partait tous les week-ends... Plus d'escapades à Salzbourg ou à Rome dans la vieille Jaguar grise, plus de casinos et plus de pique-niques au bord de la mer... Et puis un matin, il devait être fatigué, j'imagine... Très, très fatigué, et il est tombé du haut d'un immeuble...
— Il est tombé ou il a sauté ?
— C'était un homme élégant, il est tombé. Il était assureur et marchait sur le toit d'une tour pour une histoire de conduits d'aération ou je ne sais quoi, il a ouvert son dossier et n'a pas regardé où il posait les pieds...
— C'est dingue, ce truc... Qu'est-ce que t'en penses toi?
— Je ne pense pas. Après il y a eu l'enterrement et ma mère se retournait tout le temps pour voir si l'autre femme n'était pas dans le fond de l'église... Ensuite elle a vendu la Jaguar et j'ai arrêté de parler.
— Pendant combien de temps ?
— Des mois...
— Et après ? Je peux baisser le drap parce que j'étouffe, là...
— Moi aussi j'étouffais. Je suis devenue une adolescente ingrate et solitaire, j'avais mis le numéro de l'hôpital en mémoire dans le bigophone mais je n'en ai pas eu besoin... Elle s'était calmée... De suicidaire, elle était passée à déprimée. C'était un progrès. C'était plus calme Une mort lui suffisait, j'imagine... Après, je n'avais qu'une idée en tête : me tirer. Je suis partie une première fois vivre chez une copine quand j'avais dix-sept ans... Un soir, boum, ma mère et les flics devant la porte... Alors qu'elle savait très bien où j'étais cette garce... C'était relou comme disent les jeunes. Nous étions en train de dîner avec ses parents et on parlait de la guerre d'Algérie, je me souviens... Et là, toc, toc, les flics. J'étais super mal à l'aise vis-à-vis de ces gens, mais bon, je voulais pas d'histoires alors je l'ai suivie... J'ai eu dix-huit ans le 17 février 1995, le 16 à minuit une, je me suis cassée en fermant la porte tout doucement... J'ai eu mon bac et je suis entrée aux Beaux-Arts... Quatrième sur soixante-dix admis... J'avais fait un super beau dossier à partir des opéras de mon enfance... J'avais travaillé comme une bête et j'ai eu les félicitations du jury... À ce moment-là, je n'avais plus aucun contact avec ma mère et j'ai commencé à galérer parce que la vie était trop chère à Paris... Je vivais chez les uns, chez les autres... Je séchais beaucoup de cours... Je séchais la théorie et j'allais aux ateliers et puis j'ai déconné... Premièrement, je m'ennuyais un peu... Il faut dire que je n'ai pas joué le jeu : je ne me prenais pas au sérieux et du coup, je n'étais pas prise au sérieux. J'étais pas une Artiste avec un A majuscule, jetais une bonne faiseuse... Celle à qui l'on conseillait plutôt la place du Tertre pour barbouiller du Monet et des petites danseuses... Et puis euh... Je ne comprenais rien. Moi j'aimais dessiner, alors, au lieu d'écouter le blabla des profs, je faisais leur portrait et cette notion «d'arts plastiques », de happenings, d'installations, ça me gonflait. Je me rendais bien compte que je m'étais trompé de siècle. J'aurais voulu vivre au xvie ou au xviie et faire mon apprentissage dans l'atelier d'un grand maître... Préparer ses fonds, nettoyer ses pinceaux et lui broyer ses couleurs... Peut-être que je n'étais pas assez mûre ? Ou que je n'avais pas d'ego ? Ou pas le feu sacré tout simplement? Je ne sais pas... Deuxièmement, j'ai fait une mauvaise rencontre... Le truc cousu de fil blanc : la jeune bécasse avec sa boîte de pastels et ses chiffons bien pliés qui tombe amoureuse du génie méconnu. Le maudit, le prince des nuées, le veuf, le ténébreux, l'inconsolable... Une vraie image d'Épinal : chevelu, torturé, génial, souffreteux, assoiffé... Père argentin et mère hongroise, mélange détonant, culture éblouissante, vivant dans un squat et n'attendant que ça: une petite oie gaga pour lui préparer à manger pendant qu'il créait dans d'atroces souffrances... J'ai assuré. Je suis allée au marché Saint-Pierre, j'ai agrafé des mètres de tissu aux murs pour donner un petit aspect « coquet » à notre « chambrette » et j'ai cherché du travail pour faire bouillir la marmite... Enfin la marmite, euh... Le Butagaz, on va dire... J'ai laissé tomber l'école et je me suis assise en tailleur pour réfléchir à quel métier je pourrais bien faire... Et le pire, c'est que j'étais fière ! Je le regardais peindre et je me sentais importante... J'étais la sœur, la muse, la grande femme derrière le grand homme, celle qui remontait les cubis, nourrissait les disciples et vidait les cendriers...
Elle riait.
— J'étais fière et je suis devenue gardienne de musée, super maligne, non ? Bon, là, je te passe les collègues parce que j'ai touché du doigt toute la grandeur de la fonction publique mais... Je m'en foutais à vrai dire... J'étais bien. Finalement, j'y étais dans l'atelier de mon grand maître... Les toiles étaient sèches depuis longtemps mais j'ai sûrement plus appris là que dans toutes les écoles du monde... Et comme je ne dormais pas beaucoup à cette époque, je pouvais comater tranquille... Je me réchauffais... Le problème, c'est que je n'avais pas le droit de dessiner... Même sur un tout petit carnet riquiqui, même s'il n'y avait personne et Dieu sait qu'il n'y avait pas grand monde certains jours, pas question de faire autre chose que de ruminer mon sort, de sursauter quand j'entendais le tchouik tchouik des semelles d'un visiteur égaré ou de ranger mon matos en vitesse quand c'était le gling gling de son trousseau... À la fin, c'était devenu son passe-temps préféré à Séraphin Tico, Séraphin Tico, j'adore ce nom... avancer à pas de loup et me surprendre en plein délit. Ah ! Qu'est-ce qu'il était jouasse, ce crétin, quand il me forçait à ranger mon crayon ! Je le voyais qui s'éloignait en écartant les jambes pour laisser ses couilles se gonffier d'aise... Mais quand je sursautais, ça me faisait bouger et ça, ça me saoulait. Le nombre de croquis gâchés par sa faute... Ah non ! C'était plus possible ! Du coup, j'ai joué le jeu... L'apprentissage de la vie commençait à porter ses fruits : je l'ai soudoyé.
— Pardon ?
— Je l'ai payé. Je lui ai demandé combien y voulait pour me laisser travailler... Trente balles par jour? bon... Le prix d'une heure de coma au chaud ? bon... Et je les lui ai données...
- Putain...
- Ouais... Le grand Séraphin Tico... ajouta-t-elle rêveuse, maintenant qu'on a le fauteuil, j'irai lui dire bonjour un de ces jours avec Paulette...
- Pourquoi ?
— Parce que je l'aimais bien... C'était un filou honnête, lui. Pas comme l'autre zozo qui m'accueillait en faisant la gueule après une journée de boulot parce que j'avais oublié d'acheter des clopes... Et moi, comme une conne, je redescendais...