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— Ouais, tu l'as dit. Note bien, on en est plus à une près maintenant...
— Si. Moi, si.
— Ah?
— Oui. Baisons, trinquons, allons nous promener, donnons-nous la main, attrape-moi par le cou et laisse-moi te courir si tu veux mais... Ne tombons pas amoureux... S'il te plaît...
— Très bien. Je le note.
— Tu me dessines ?
— Oui.
—Tu me dessines comment ?
- Comme je te vois...
- Je suis bien ?
- Tu me plais.
Il sauça son assiette, posa son verre et se résigna à revenir régler quelques tracasseries administratives...
Ils prirent leur temps cette fois et quand ils eurent roulé chacun de leur côté, rassasiés et au bord du gouffre, Franck s'adressa au plafond :
- D'accord Camille, je ne t'aimerai jamais.
- Merci Franck. Moi non plus.
Rien ne changea, tout changea. Franck perdit l'appétit et Camille reprit des couleurs. Paris devint plus beau, plus lumineux, plus gai. Les gens étaient plus souriants et le bitume plus élastique. Tout semblait à portée de main, les contours du monde étaient plus précis et le monde plus léger.
Microclimat sur le Champ-de-Mars ? Réchauffement de leur planète ? Fin provisoire de l'apesanteur ? Plus rien n'avait de sens et plus rien n'avait d'importance.
Ils naviguaient du lit de l'un au matelas de l'autre, s'allongeaient sur des œufs et se disaient des choses tendres en se caressant le dos. Aucun des deux ne voulant se mettre à nu devant l'autre, ils étaient un peu gauches, un peu bêtas et se sentaient obligés de tirer les draps sur leurs pudeurs avant de sombrer dans la débauche.
Nouvel apprentissage ou premier crayonné ? Ils étaient attentifs et s'appliquaient en silence.
Pikou tomba la veste et madame Perreira ressortit ses pots de fleurs. Pour les perruches, c'était encore un peu tôt.
- Hep, hep, hep, fit-elle un matin, j'ai quelque chose pour vous...
La lettre avait été postée dans les Côtes-d'Armor.
10 septembre 1889. Ouvrez les guillemets. Ce que j'avais dans la gorge tend à disparaître, je mange encore avec quelque difficulté, mais enfin ça a repris. Fermez les guillemets. Merci.
En retournant la carte, Camille découvrit le visage fébrile de Van Gogh.
Elle le glissa dans son carnet.
Le Monop' en avait pris un coup dans l'aile. Grâce aux trois livres que Philibert leur avait offerts, Paris secret et insolite, Paris 300 façades pour les curieux et Le Guide des salons de thé à Paris, roulez jeunesse, Camille leva les yeux et ne dit plus de mal de son quartier où l'Art Nouveau tenait comptoir à ciel ouvert.
Désormais, elles crapahutaient des Isbas russes du boulevard Beauséjour à la Mouzaïa des Buttes-Chaumont en passant par l'Hôtel du Nord et le cimetière Saint-Vincent où elles pique-niquèrent ce jour-là avec Maurice Utrillo et Eugène Boudin sur la tombe de Marcel Aymé.
— Quant à Théophile Alexandre Steinlen, merveilleux peintre des chats et des misères humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetière.
Camille reposa le guide sur ses— genoux et répéta :
— Merveilleux peintre des chats et des misères humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetière... Jolie notice, non ?
— Pourquoi tu m'emmènes toujours chez les morts ?
— Pardon ?
— ...
— Où est-ce que vous voulez aller, ma petite Paulette ? En boîte de nuit ?
— ...
— Youhou ! Paulette ?
— Rentrons. Je suis fatiguée.
Et cette fois encore, elles échouèrent dans un taxi nui tirait la gueule à cause du fauteuil.
Un vrai détecteur à connards ce truc-là...
Elle était fatiguée.
De plus en plus fatiguée et de plus en plus lourde.
Camille ne voulait pas l'admettre mais elle était sans arrêt en train de la retenir et de se battre avec elle pour l'habiller, la nourrir et l'obliger à tenir une conversation. Même pas une conversation d'ailleurs, une réponse. La vieille dame têtue ne voulait pas voir de médecin et la jeune femme tolérante n'essaya pas d'aller contre sa volonté, d'abord ce n'était pas dans ses habitudes et puis c'était à Franck de la convaincre. Mais quand elles allaient à la bibliothèque, elle se plongeait dans des magazines ou des livres médicaux et lisait des trucs déprimants sur la dégénérescence du cervelet et autres folichonneries alzheimeriennes. Ensuite elle rangeait ces boîtes de Pandore en soupirant et prenait de mauvaises bonnes résolutions : si elle ne voulait pas se faire soigner, si elle ne voulait pas s'intéresser au monde d'aujourd'hui, si elle ne voulait pas finir son assiette et si elle préférait enfiler son manteau par-dessus sa robe de chambre pour aller se promener, c'était son droit après tout. Son droit le plus légitime. Elle n'allait pas l'emmerder avec ça et ceux que ça chiffonnait n'avaient qu'à la faire parler de son passé, de sa maman, de soirs de vendanges, du jour où monsieur l'abbé avait failli se noyer dans la Louère parce qu'il avait jeté l'épervier un peu vite et que le machin s'était accroche à l'un des boutons de sa soutane ou encore de son jardin pour retrouver l'étincelle dans ses yeux deenus presque opaques. En tout cas elle, Camille, n'avait rien trouvé de mieux...
- Et comme laitue, vous faisiez quoi ?
- De la Reine de Mai ou de La Grosse Blonde Paresseuse.
- Et les carottes ?
- La Palaiseau, bien sûr...
— Et les épinards ?
— Ouh... les épinards... Le Monstrueux de Viroflay. Il donnait bien celui-là...
— Mais comment vous faites pour vous souvenir de tous ces noms ?