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Elle la posait dans la lumière et la dessinait en l'écoutant.
Et plus elle la dessinait, plus elle l'aimait.
Est-ce qu'elle se serait battue davantage pour rester debout s'il n'y avait pas eu le fauteuil roulant ? Est-ce qu'elle l'avait infantilisée en la priant de s'asseoir à tout bout de champ pour aller plus vite ? Probablement...
Tant pis... Ce qu'elles étaient en train de vivre toutes les deux, tous ces regards échangés et ces mains tenues alors que la vie s'émiettait au moindre souvenir, personne ne le leur reprendrait jamais. Ni Franck, ni Philibert qui étaient à mille lieues de concevoir le déraisonnable de leur amitié, ni les médecins qui n'avaient jamais empêché un vieux de retourner au bord du fleuve, d'avoir huit ans, et de crier « Monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé ! » en pleurant parce que si l'abbé coulait, c'était l'enfer direct pour tous ses enfants de chœur...
— Moi je lui avais lancé mon chapelet, tu penses comme ça a dû l'aider, le pauvre homme... Je crois que j'ai commencé à perdre la foi ce jour-là parce qu'au lieu de supplier Dieu, il appelait sa mère... J'avais trouvé ça louche...
— Franck ?
— Mmm...
— Je me fais du souci pour Paulette...
— Je sais.
— Qu'est-ce qu'il faut faire ? La forcer à se laisser examiner ?
— Je crois que je vais vendre ma moto...
— Bon. Tu t'en contrefous de ce que je raconte...
Il ne la vendit pas. Il l'échangea au grillardin contre sa Golf de péteux. Il était au fond du gouffre cette semaine-là mais se garda bien de le montrer et, le dimanche suivant, il se débrouilla pour les réunir tous les trois autour du lit de Paulette.
Coup de chance, il faisait beau.
— Tu ne vas pas travailler ? lui demanda-t-elle.
— Bof... J'ai pas très envie aujourd'hui... Dis donc, euh... C'était pas le printemps hier ?
Les autres s'embrouillèrent, entre celui qui vivait dans ses grimoires et celles qui avaient perdu la notion du temps depuis des semaines, c'était se leurrer que d'espérer le moindre écho...
Il ne se démonta pas :
— Ben si, les Parigots ! C'est le printemps, je vous signale !
— Ah?
Un peu mou, le public...
— Vous vous en foutez ?
— Non, non...
— Si. Vous vous en foutez, je vois bien...
Il s'était approché de la fenêtre :
— Nan, mais moi, je disais ça comme ça... Je disais juste que c'était dommage de rester là à regarder les Chinois pousser sur le Champ-de-Mars alors qu'on a une belle maison de campagne comme tous les rupins de l'immeuble et que si vous vous dépêchiez un peu, on pourrait s'arrêter au marché d'Azay et acheter de quoi préparer un bon déjeuner... Enfin, moi... C'est ce que j'en dis hein? Si ça vous tente pas, je retourne me coucher...
Pareille à une tortue, Paulette déplia son vieux cou tout fripé et sortit de sous sa carapace :
— Pardon ?
— Oh... Quelque chose de simple... Je pensais à des côtes de veau avec une jardinière de légumes... Et peut-être des fraises en dessert... Si elles sont belles, hein ? Sinon je ferai une tarte aux pommes... Faut voir... Un petit bourgueil de mon ami Christophe par-dessus tout ça et une bonne sieste au soleil, ça vous dit ?
— Et ton travail ? demanda Philibert.
— Pff... J'en fais bien assez, non ?
— Et on y va comment ? ironisa Camille, dans ton top case ?
Il but une gorgée de café et lâcha tranquillement :
— J'ai une belle voiture, elle attend devant la porte, ce salaud de Pikou me l'a déjà baptisée deux fois ce matin, le fauteuil est plié à l'arrière et j'ai fait le plein tout à l'heure...
Il reposa sa tasse et souleva le plateau :
- Allez... Grouillez-vous les jeunes. J'ai des petits pois à écosser, moi...
Paulette tomba de son lit. Ce n'était pas le cervelet, c'était la précipitation.
Ce qui fut dit fut fait et ce qui fut fait se renouvela toutes les semaines.
Comme tous les rupins — mais sans eux puisqu'ils étaient décalés d'une journée — ils se levaient très tôt le dimanche et revenaient le lundi soir, les bras chargés de victuailles, de fleurs, de croquis et de bonne fatigue.
Paulette ressuscita.
Quelquefois Camille souffrait d'accès de lucidité et regardait les choses en face. Ce qu'elle vivait avec Franck était bien agréable. Soyons gais, soyons fous clouons les portes, gravons l'écorce, échangeons nos prises de sang, n'y pensons plus, découvrons-nous, effeuillons-nous, souffrons un peu, cueillons dès aujourd'hui les roses de la vie et gnagnagna, mais ça ne pourrait jamais marcher. Elle n'avait pas envie de s'étendre là-dessus, mais bon, c'était foireux leur affaire. Trop de différences, trop de... Enfin bref. Passons. Elle n'arrivait pas à juxtaposer Camille à l'abandon et Camille aux aguets. Il y en avait toujours une qui regardait l'autre en fronçant le nez.
C'était triste mais c'était ainsi.
Mais quelquefois non. Quelquefois, elle réussissait à faire le point et les deux emmerdeuses se fondaient en une seule, toute bête et désarmée. Quelquefois, il la bluffait.
Ce jour-là par exemple... Le coup de la voiture, de la sieste, du marché bonasse et tout, c'était pas mal, mais le plus fort vint après.
Le plus fort, c'est quand il s'arrêta à l'entrée du village et se retourna :
— Mémé, tu devrais marcher un peu et finir à pied avec Camille... Nous on va ouvrir la maison pendant ce temps-là...
Coup de génie.
Car il fallait la voir, la petite mère en chaussons molletonnés agrippée au bras de sa canne de jeunesse, celle qui s'éloignait du bord depuis des mois en s'enfonçait dans la vase, comme elle avançait tout doucement d'abord, tout doucement pour ne pas glisser, puis relevait la tête, levait les genoux et desserrait son étreinte...
Il fallait voir cela pour peser des mots aussi niais que bonheur ou béatitude. Ce visage soudain radieux, ce port de reine, ses petits coups de menton aux voilages furtifs et ses commentaires implacables sur l'état des jardinières et des pas de portes...