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Un lundi soir pourtant, dans les embouteillages après le péage de Saint-Arnoult, alors qu'ils étaient tous fatigués et ronchons, elle déclara soudain :
- J'ai trouvé !
— Pardon ?
— Mon savoir ! Mon seul savoir que j'aie ! En plus, je le connais par cœur depuis des années !
— Vas-y, on t'écoute...
— C'est Hokusaï, un dessinateur que j'adore... Vous savez, la vague ? Et les vues du Mont Fuji ? Mais siiiii... La vague turquoise bordée d'écume ? Alors lui... Quelle merveille... Si vous saviez tout ce qu'il a fait, c'est inimaginable...
— C'est tout ? À part « Quelle merveille... » T'as rien d'autre à ajouter ?
— Si, si... Je me concentre...
Et dans la pénombre de cette banlieue sans surprise, entre un Usine Center à gauche et une Foirfouille à droite, entre le gris de la ville et l'agressivité du troupeau qui rentrait au bercail, Camille prononça lentement ces quelques mots :
Depuis l'âge de six ans, j'avais la manie de dessiner la forme des objets.
Vers cinquante ans, j'avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j'avais produit avant l'âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d'être compté.
C'est à l'âge de soixante-trois ans que j'ai compris peu à peu la structure de la nature vraie, des animaux, des arbres, des oiseaux et des insectes.
Par conséquent, à l'âge de quatre-vingts ans, j'aurai fait encore plus de progrès ; à quatre-vingt-dix ans, je pétrerai le mystère des choses ; à cent ans, je serai décidément parvenu à un degré de merveille et quand j'aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant.
Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens ma parole.
Écrit à l'âge'de soixante-quinze ans par moi, Hokusaï, le vieillard fou de peinture.
« Soit un point, soit une ligne, tout sera vivant... » répéta-t-elle.
Chacun ayant probablement trouvé là de quoi alimenter son pauvre moulin, la fin du trajet demeura silencieuse.
Pour Pâques, ils furent invités au château.
Philibert était nerveux.
Il avait peur de perdre un peu de son prestige...
Il vouvoyait ses parents, ses parents le vouvoyaient et se vouvoyaient entre eux.
— Bonjour, Père.
— Ah, vous voilà, mon fils... Isabelle, allez prévenir votre mère, je vous prie... Marie-Laurence, vous savez où se trouve la bouteille de whisky ? Impossible de remettre la main dessus...
— Priez saint Antoine, mon ami !
Au début, ça leur faisait bizarre et puis ils n'y firent plus attention.
Le dîner fut laborieux. Le marquis et la marquise leur posaient des tas de questions mais n'attendaient pas leur réponse pour les juger. En plus, c'était des questions un peu chaudes, du genre :
- Et que fait votre père ?
- Il est mort.
— Ah, pardon.
- Je vous en prie...
- Euh... Et le vôtre ?
- Je ne l'ai pas connu...
— Très bien... Vous... Vous reprendrez un peu de macédoine peut-être ?
— Non merci.
Convoi d'anges dans la salle à manger lambrissée...
— Et donc vous... Vous êtes cuisinier, n'est-ce pas ?
— Eh, oui...
— Et vous ?
Camille se tourna vers Philibert.
— C'est une artiste, répondit-il à sa place.
— Une artiste ? Comme c'est pittoresque ! Et vous... Vous en vivez ?
— Oui. Enfin... Je... Je crois...
— Comme c'est pittoresque... Et vous vivez dans le même immeuble, c'est cela ?
— Oui. Juste au-dessus.
— Juste au-dessus, juste au-dessus...
Il cherchait mentalement dans le disque dur de son bottin mondain.
— ... vous êtes donc une petite Roulier de Morte-mart !
Camille paniquait.
— Euh... Je m'appelle Fauque...