38114.fb2 Ensemble, c’est tout - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 138

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Camille se pencha et vit que Franck souriait bêtement.

— Bonsoir... Alors euh... Voilà... Je... J'ai beaucoup réfléchi à la façon dont j'allais pouvoir vous présenter le... Le numéro suivant et finalement, j'ai... J'ai pensé que... Le mieux serait encore de... de vous raconter notre rencontre...

— Oh, oh... ça bégaye. C'est pour nous, ça... murmura-t-il

— Alors euh... C'était l'année dernière à peu près...

Elle agitait ses bras dans tous les sens.

— Vous savez que j'anime des ateliers pour les enfants à Beaubourg et euh... Je l'ai repéré parce qu'il était toujours en train de tourner autour de ses tourniquets pour compter et recompter ses cartes postales... À chaque fois que je passais, je m'arrangeais pour le surprendre et ça ne ratait pas : il était en train de recompter ses cartes en gémissant. Que... Comme Chaplin, vous voyez ? Avec cette espèce de grâce qui vous prend à la gorge... Quand vous ne savez plus si vous devez rire ou pleurer... Quand vous ne savez plus rien... Quand vous restez, là, toute bête, avec le cœur en aigre-doux... Un jour, je l'ai aidé et je... Je l'ai bien aimé, quoi... Vous aussi, vous verrez... On ne peut pas ne pas l'aimer... Ce garçon, c'est... C'est toutes les lumières de la ville à lui tout seul...

Camille broyait la main de Franck.

— Ah ! Encore une chose... Quand il s'est présenté la première fois, il m'a dit : « Philibert de la Durbellière » alors, moi, normale, polie, je lui ai répondu pareil, géographiquement : « Suzy... euh... de Belle-ville... » « Ah ! s'est-il exclamé, vous êtes une descendante de Geoffroy de Lajemme de Belleville qui combattit les Habsbourg en 1672 ? » Ouh là ! « Nan, j'ai bafouillé, de... de Belleville de... de Paris quoi... » Eh bien vous savez le pire ? Il n'était même pas déçu...

Elle sautillait.

— Alors voilà, tout est là, tout est dit. Et je vous demande de l'applaudir très fort...

Franck siffla entre ses doigts.

Philibert entra pesamment. En armure. Avec la cotte de mailles, l'aigrette au vent, la grande épée, le bouclier et toute la quincaille.

Frissons dans l'assistance.

Il se mit à parler mais on ne comprenait rien.

Au bout de quelques minutes, un gamin s'est approché avec un tabouret pour lui soulever sa visière.

L'autre, imperturbable, devint enfin audible.

Esquisses de sourires.

On ne savait pas encore si c'était du lard ou du cochon...

Philibert commença alors un strip-tease génial. À chaque, fois qu'il retirait un morceau de ferraille, son petit page le nommait bien fort :

— Le casque... Le bassinet... Le gorgerin... Le colletin... Le plastron... La pansière... Les cubitières... Le gantelet... Les cuissards... Les genouillères... Les jambières...

Complètement désossé, notre chevalier finit par s'affaisser et le gosse lui retira ses « chaussures ».

— Les solerets, annonça-t-il enfin, en les soulevant au-dessus de sa tête et en se bouchant le nez.

Vrais rires cette fois.

Rien ne vaut un bon gros gag pour chauffer une salle...

Pendant ce temps, Philibert, Jehan, Louis-Marie, Georges Marquet de la Durbellière détaillait, d'une voix monocorde et blasée, les branches de son arbre généalogique en énumérant les faits d'armes de sa prestigieuse lignée.

Son papy Charles contre les Turcs avec Saint Louis en 1271, son pépé Bertrand dans les choux à Azincourt en 1415, son tonton Bidule à la bataille de Fontenoy, son pépé Louis sur les berges de la Moine à Cholet, son grand-oncle Maximilien aux côtés de Napoléon, son arrière-grand-père sur le Chemin des Dames et son grand-père maternel prisonnier des boches en Poméranie.

Avec moult et moult détails. Les gosses ne pipaient pas mot. L'Histoire de France en 3 D. Du grand art.

— Et la dernière feuille de l'arbre, conclut-il, la voilà.

Il se releva. Tout blanc et tout maigrelet, seulement vêtu d'un caleçon imprimé de fleurs de lys.

— C'est moi, vous savez ? Celui qui compte ses cartes postales...

Son page lui apporta une capote militaire.

— Pourquoi ? les interrogea-t-il. Pourquoi, diantre, le dauphin d'un tel convoi compte et recompte des bouts de papier dans un lieu qu'il abhorre ? Eh bien, je vais vous le dire...

Et là, le vent tourna. Il raconta sa naissance cafouilleuse parce qu'il se présentait mal, « déjà... », soupira-t-il, et que sa mère refusait d'aller dans un hôpital où l'on pratiquait des avortements. Il raconta son enfance coupée du monde pendant laquelle on lui apprenait à garder ses distances d'avec le petit peuple. Il raconta ses années de pensionnat avec son Gaffiot comme fer de lance et les innombrables mesquineries dont il fut la victime, lui qui ne connaissait des rapports de force que les mouvements lents de ses soldats de plomb...

Et les gens riaient.

Ils riaient parce que c'était drôle. Le coup du verre de pipi, les railleries, les lunettes jetées dans les cabinets, les provocations à la branlette, la cruauté des petits paysans de Vendée et les consolations douteuses du surveillant. La blanche colombe, les longues prières du soir pour pardonner à ceux qui nous avaient offensés et ne pas nous soumettre à la tentation et son père qui lui demandait chaque samedi s'il avait su tenir son rang et faire honneur à ses ancêtres pendant qu'il se trémoussait parce qu'on lui avait encore passé la bis-touquette au savon noir.

Oui, les gens riaient. Parce qu'il en riait, lui, et qu'on était avec lui désormais.

Tous des princes...

Tous derrière son panache blanc...

Tous émus.

Il raconta ses TOC. Troubles obsessionnels compulsifs. Son Lexo, ses feuilles de sécu où son nom ne tenait jamais, ses bégaiements, ses cafouillages, quand sa langue s'embourbait dans son trouble, ses crises d'angoisse dans les lieux publics, ses dents dévitalisées, son crâne dégarni, son dos un peu voûté déjà et tout ce qu'il avait perdu en cours de route pour être né sous un autre siècle. Élevé sans télévision, sans journaux, sans sorties, sans humour et surtout sans la moindre bienveillance pour le monde qui l'entourait.

Il donna des cours de maintien, des règles de savoir-vivre, rappela les bonnes manières et autres usages du monde en récitant par cœur le manuel de sa grand-mère :

« Les personnes généreuses et délicates ne se servent jamais, en présence d'un domestique, d'une comparaison qui peut être injurieuse pour lui. Par exemple : "Untel se conduit comme un laquais. " Les grandes dames d'autrefois ne se piquaient pas d'une telle sensibilité, allez-vous dire et je sais en effet, qu'une duchesse du xviiie siècle avait coutume d'envoyer ses gens en place de Grève à chaque exécution en leur disant crûment : "Allez à l'école !"

« Nous ménageons mieux aujourd'hui la dignité humaine et la juste susceptibilité des petits et des humbles ; c'est l'honneur de notre temps...

« Mais tout de même ! renchérit-il, la politesse des maîtres envers les serviteurs ne doit pas dégénérer en familiarité basse. Par exemple, rien n'est aussi vulgaire que d'écouter les cancans de ses gens... »

Et l'on souriait encore. Même si cela ne nous faisait pas rire.

Enfin, il parla le grec ancien, récita des prières en latin à tire-larigot et avoua qu'il n'avait jamais vu La Grande Vadrouille car l'on s'y moquait des religieuses...

— Je crois que je suis le seul Français qui n'ait pas vu La Grande Vadrouille, non ?

Des voix gentilles le rassuraient : Nan, nan... T'es pas le seul...

— Heureusement je... Je vais mieux. Je... j'ai descendu le pont-levis, je crois... Et je... J'ai quitté mes terres pour aimer la vie... J'ai rencontré des gens beaucoup plus nobles que moi et je... Enfin... Certains sont dans la salle et je ne voudrais pas les mettre ma... mal à l'aise mais...

Comme il les regardait, tous se retournèrent vers Franck et Camille qui essayaient désespérément de rrr... hum... de ravaler la boule qu'ils avaient dans la gorge.