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Toutes les deux chauves.
— Vous la reconnaissez ?
— Pardon ?
— Là... C'est votre grand-mère.
— Là?
— Oui. Et à côté c'est ma tante Lucienne... La sœur aînée de ma mère...
Franck tendit la photo à Camille.
— Ma tante était institutrice. On disait que c'était la plus jolie fille du pays... On disait aussi qu'elle était bien bêcheuse, cette petite... Elle avait de l'instruction et avait refusé plusieurs fois sa main, alors oui, une drôle de petite bêcheuse... Le 3 juillet 1945, Rolande F., couturière de son état, déclare... Ma mère connaissait le procès-verbal par cœur... Je l'ai vue s'amuser, rire, plaisanter et même un certain jour avec eux (des officiers allemands) jouer à s'arroser en tenue de bain dans la cour de l'école.
Silence.
— Ils l'ont tondue ? finit par demander Camille.
— Oui. Ma mère m'a raconté qu'elle est restée prostrée pendant des jours et des jours et qu'un matin sa bonne amie Paulette Mauguin est venue la chercher. Elle s'était rasé la tête avec le coupe-chou de son père et riait devant leur porte. Elle l'a prise par la main et l'a forcée à l'accompagner en ville chez un photographe. « Allez, viens... lui disait-elle, ça nous fera un souvenir... Viens, je te dis ! Ne leur fais pas ce plaisir... Allez... Lève la tête, ma Lulu... Tu vaux mieux qu'eux, va... » Ma tante n'osa pas sortir sans chapeau et refusa de l'enlever chez le photographe, mais votre grand-mère... Regardez-moi ça... Cet air espiègle... Quel âge elle avait a l'époque ? Vingt ans ?
— Elle est de novembre 1921.
— Vingt-trois ans... Courageuse petite bonne femme, hein ? Tenez... Je vous la donne...
— Merci répondit Franck, la bouche toute tordue.
Une fois dans la rue, il se tourna vers elle et lui lança crânement :
— C'était quelqu'un ma mémé, hein ?
Et il se mit à pleurer.
Enfin.
— Ma petite vieille... sanglotait-il. Ma petite vieille à moi... La seule que j'avais au monde...
Camille se figea soudain et retourna chercher l'urne en courant.
Il dormit dans le canapé et se leva très tôt le lendemain.
Depuis la fenêtre de sa chambre, Camille le vit disperser une poudre très fine au-dessus des pavots et des pois de senteur...
Elle n'osa pas sortir tout de suite et quand, enfin, elle se décida à lui apporter un bol de café brûlant, elle entendit le vrombissement de sa moto qui s'éloignait.
Le bol se cassa et elle s'effondra sur la table de la cuisine.
Elle se releva plusieurs heures plus tard, se moucha, prit une douche froide et retourna à ses pots de peinture.
Elle avait commencé à repeindre cette putain de maison et elle finirait son boulot.
Elle se brancha sur la FM et passa les journées suivantes en haut d'une échelle.
Elle envoyait un texto à Franck toutes les deux heures environ pour lui raconter où elle en était :
09:13 Indochine, dessus buffet
11:37 Aïcha, Aïcha, écoute-moi, tour fenêtre
13:44 Souchon, clope jardin
16:12 Nougaro, plafond
19:00 infos, jambon beurre
10:15 Beach boys, s. de bains
11:55 Bénabar, c'est moi, c'est Nathalie, pas bougé
15:03 Sardou, rincé pinceaux
21:23 Daho, dodo
Il ne lui répondit qu'une seule fois :
01:16 silence
Voulait-il dire : fin du service, paix, calme, ou voulait-il dire : boucle-la ?
Dans le doute, elle éteignit son portable.
Camille ferma les volets, alla dire au revoir à... aux fleurs et caressa le chat en fermant les yeux.
Fin du mois de juillet.
Paris étouffait.
L'appartement était silencieux. C'était comme s'il les avait déjà chassés...
Hep, hep, hep, lui dit-elle, j'ai encore un truc à finir, moi...
Elle acheta un très beau cahier, colla sur la première page la charte idiote qu'ils avaient écrite un soir à La Coupole puis rassembla tous ses dessins, ses plans, ses croquis, etc. pour se souvenir de tout ce qu'ils laissaient derrière eux et qui allait disparaître du même coup...
Il y avait de quoi faire dix cages à lapins de luxe dans ce gros navire...
Ensuite seulement elle s'occuperait de vider la pièce d'à côté.