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— Oui, avoua Camille, penaude.
— C'est vrai ?
— Oui.
— Nan... C'est pas vrai... Il est comment ? Il est mignon ?
— Super mignon.
— Nan, trop cool, ça... Il a quel âge ?
— Quatre-vingt-douze ans.
— Arrête tes conneries, idiote, il a quel âge ?
— Bon, les filles... C'est quand vous voulez, hein ! La Josy indiquait le cadran de sa montre.
Camille s'éloigna en gloussant et en se prenant les pieds dans le tuyau de son aspirateur.
Plus de trois semaines s'étaient écoulées. Franck, qui travaillait tous les dimanches comme extra dans un autre restaurant sur les Champs, se rendait chaque lundi au chevet de sa grand-mère.
Elle se trouvait désormais dans une maison de convalescence à quelques kilomètres au nord de la ville et guettait son arrivée dès le lever du jour.
Lui, par contre, était obligé de régler son réveil. Il descendait comme un zombi jusqu'au troquet du coin, buvait deux ou trois cafés d'affilée, enfourchait sa moto et venait se rendormir auprès d'elle sur un affreux fauteuil en skaï noir.
Quand on lui amenait son plateau-repas, la vieille dame posait son index sur sa bouche et indiquait, d'un mouvement de tête, le gros bébé enroulé sur lui-même qui lui tenait compagnie. Elle le couvait du regard et veillait à ce que son blouson reste bien en place sur sa poitrine.
Elle était heureuse. Il était là. Bien là. Rien qu'à elle...
Elle n'osait pas appeler l'infirmière pour lui demander de remonter son lit, saisissait sa fourchette délicatement et mangeait en silence. Elle cachait des choses dans sa table de nuit, des morceaux de pain, sa portion de fromage et quelques fruits pour les lui donner quand il se réveillerait. Ensuite, elle repoussait la tablette tout doucement et croisait ses mains sur son ventre en souriant.
Elle fermait les yeux et somnolait, bercée par le souffle de son petit homme et les débordements du passé. Elle l'avait perdu tant de fois déjà... Tant de fois... Il lui semblait qu'elle avait passé sa vie à aller le chercher... Au fond du jardin, dans les arbres, chez les voisins, caché dans des étables ou affalé devant leur télévision, puis au café bien sûr, et maintenant sur des petits bouts de papier où il lui avait griffonné des numéros de téléphone qui n'étaient jamais les bons...
Elle avait fait tout ce qu'elle avait pu pourtant... Elle l'avait nourri, embrassé, câliné, rassuré, houspillé, puni et consolé, mais tout cela n'avait servi à rien... À peine sut-il marcher ce gamin-là, qu'il prit la poudre d'escampette et quand il eut trois poils au menton, c'était fini. Il était parti.
Elle grimaçait parfois au milieu de ses rêveries. Ses lèvres tremblaient. Trop de chagrins, trop de gâchis, et tellement de regrets... Il y avait eu des moments si durs, si durs... Oh, mais non, il ne fallait plus y penser, d'ailleurs il se réveillait, les cheveux en bataille et la joue balafrée par la couture du fauteuil :
— Il est quelle heure ?
— Bientôt cinq heures...
— Oh, putain, déjà ?
— Franck, pourquoi tu dis toujours putain ?
— Oh, saperlipopette, déjà ?
— Tu as faim ?
— Ça va, soif plutôt... Je vais aller faire un tour... Et voilà, songea la vieille dame, voilà...
— Tu t'en vas ?
— Mais non, j'm'en vais pas, pu... perlipopette !
— Si tu croises un monsieur roux avec une blouse blanche, tu pourras lui demander quand est-ce que je sors d'ici ?
— Ouais, ouais, fit-il en passant la porte.
— Un grand avec des lunettes et une... Il était déjà dans le couloir.
— Alors ?
— Je l'ai pas vu...
— Ah?
— Allez mémé... lui dit-il gentiment, tu vas pas te remettre à chialer quand même ?
— Non, mais je... Je pense à mon chat, à mes oiseaux... Et puis il a plu toute la semaine et je me fais du mouron pour mes outils... Comme je ne les ai pas rangés, ils vont rouiller, c'est sûr...
— Je passerai à la maison en repartant et j'irai les mettre à l'abri...
— Franck ?
— Oui?
— Emmène-moi avec toi...
— Oh... Me fais pas ce coup-là à chaque fois... J'en peux plus...
Elle se reprit :
— Les outils...
— Quoi ?
— Il faudrait les passer à l'huile de pied de bœuf... Il la regarda en gonflant ses joues :
— Hé, si j'ai le temps, hein ? Bon, c'est pas le tout, mais on a notre cours de gym, nous... Il est où ton déambulateur ?
— Je ne sais pas.
— Mémé...
— Derrière la porte.