38114.fb2 Ensemble, c’est tout - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 24

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pas envie de parler. Trop de cailloux, trop froid, trop fragile.

— Tu fais la gueule ?

Elle secoua la tête, sortit son chariot du local à poubelles et se dirigea vers les ascenseurs.

— Tu montes au cinquième ?

— Hon hon...

— Eh pourquoi c'est toujours toi qui fais le cinquième ? C'est pas normal ça ! Faut pas te laisser faire ! Tu veux que je lui parle à la chef ? Moi, je m'en fous deu gueuler tu sais ! Oh, mais oui ! Je m'en fous bien !

— Non merci. Le cinquième ou un autre, pour moi c'est pareil...

Les filles n'aiment pas cet étage parce que c'était celui des chefs et des bureaux fermés. Les autres, les «aupènes spaices» comme disait la Bredart, étaient plus faciles et surtout plus rapides à nettoyer. Il suffisait de vider les poubelles, d'aligner les fauteuils contre les murs et de passer un grand coup d'aspirateur. On pouvait même y aller gaiement et se permettre de cogner dans les pieds des meubles parce que c'était de la camelote et que tout le monde s'en fichait.

Au cinquième, chaque pièce exigeait tout un cérémonial assez fastidieux : vider les poubelles, les cendriers, purger les déchiqueteuses à papier, nettoyer les bureaux avec la consigne de ne toucher à rien, de ne pas déplacer le moindre trombone, et se taper en plus, les petits salons attenants et les bureaux des secrétaires. Ces garces qui collaient des Post-it partout comme si elles s'adressaient à leur propre femme de ménage, elles qui n'étaient même pas foutues de s'en payer une à la maison... Et vous me ferez ci et vous me ferez ça, et la dernière fois, vous avez bougé cette lampe et cassé ce truc et gnagnagna... Le genre de réflexions sans intérêt qui avaient le don d'irriter Carine ou Samia au plus haut point, mais qui laissaient Camille totalement indifférente. Quand un mot était trop pète-sec, elle écrivait en dessous : Moi pas comprendre le français et le recollait bien au milieu de l'écran.

Aux étages inférieurs, les cols blancs rangeaient à peu près leur bordel, mais ici, c'était plus chic de tout laisser en plan. Histoire de montrer qu'on était débordé, que l'on était parti à contrecœur sans doute, mais que l'on pouvait revenir à n'importe quel moment reprendre sa place, son poste et ses responsabilités au Grand Gouvernail de ce monde. Bon, pourquoi pas... soupirait Camille. Admettons. À chacun ses chimères... Mais il y en avait un, là-bas, tout au bout du couloir sur la gauche, qui commençait à les lui briser menu. Grand ponte ou pas, ce mec-là était un goret et ça commençait à bien faire. En plus d'être crade, son bureau puait le mépris.

Dix fois, cent fois peut-être, elle avait vidé et jeté d'innombrables gobelets où flottaient toujours quelques mégots et récupéré des morceaux de sandwichs rassis sans même y songer, mais ce soir, non. Ce soir, elle n'avait pas envie. Elle rassembla donc tous les déchets de ce type, ses vieux patchs pleins de poils, ses miasmes, ses chewing-gums collés sur le reboni de son cendrier, ses allumettes et ses boulettes de papier, en fit un petit tas sur son beau sous-main en peau de zébu et laissa une note à son attention : Monsieur vous êtes un porc et je vous prie désormais de laisser cet endroit aussi propre que possible. P.-S. : regardez à vos pieds, il y a cette chose si commode qu'on appelle une poubelle... Elle agrémenta sa tirade d'un méchant dessin où l'on apercevait un petit cochon en costume trois pièces qui se penchait pour voir quelle étrangeté se cachait donc sous son bureau. Elle alla ensuite retrouver ses collègues pour les aider à finir le hall.

— Pourquoi tu te marres comme ça ? s'étonna Carine.

— Pour rien.

— T'es vraiment bizarre, toi...

— Qu'est-ce qu'on fait après ?

— Les escaliers du B...

— Encore ? Mais on vient de les faire ! Carine leva les épaules.

— On y va ?

— Non. On doit attendre Super Josy pour le rapport...

— Le rapport de quoi ?

— J'sais pas. Il paraît qu'on utilise trop de produit...

— Faudrait savoir... L'autre jour, on n'en mettait pas assez... Je vais m'en griller une sur le trottoir, tu viens ?

— Fait trop froid...

Camille sortit donc seule, s'adossa à un réverbère. « ... 02-12-03... 00:34... -4 °C... » défilaient en lettres lumineuses sur la devanture d'un opticien.

Elle sut alors ce qu'elle aurait dû répondre à Mathilde Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé, avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa vie en ce moment.

« ... 02-12-03... 00:34... -4 °C... »

Voilà.

À ça.

17

— Je sais ! Je le sais bien ! Mais pourquoi vous dramatisez tout comme ça ? C'est n'importe quoi, à la fin !

— Écoute, mon petit Franck, premièrement, tu vas me parler sur un autre ton, et deuxièmement tu es mal placé pour me faire la leçon. Moi, ça fait presque douze ans que je m'en occupe, que je passe la voir plusieurs fois par semaine, que je l'emmène en ville et que je prends soin d'elle. Plus de douze ans, tu m'entends ? Et jusque-là, on ne peut pas dire que tu t'en sois trop mêlé... Jamais un remerciement, jamais un signe de reconnaissance, jamais rien. Même l'autre fois, quand je l'ai accompagnée à l'hôpital et que je suis venue la voir tous les jours au début, ça ne t'aurait pas effleuré de me passer un petit coup de téléphone ou de m'en-voyer une fleur, hein ? Bon, ça tombe bien parce que c'est pas pour toi que je le fais, c'est pour elle. Parce que c'est quelqu'un de bien ta grand-mère... De bien, tu comprends ? Je te blâme pas mon petit gars, tu es jeune, tu habites loin et tu as ta vie, mais quelquefois, tu sais, ça me pèse, tout ça. Ça me pèse... Moi aussi, j'ai ma famille, mes soucis et mes petits ennuis de santé alors, je te le dis tout net : tu dois prendre tes responsabilités maintenant...

— Vous voulez que je lui bousille sa vie et que je la mette en fourrière juste parce qu'elle a oublié une casserole sur le feu, c'est ça ?

— Voyons ! Tu parles d'elle comme si c'était un chien !

— Non, c'est pas d'elle que je parle ! Et vous savez très bien de quoi je parle ! Vous savez très bien que si je la mets dans un mouroir, elle va pas tenir le choc ! Merde ! Vous avez bien vu la comédie qu'elle nous a fait la dernière fois!

— Tu n'es pas obligé d'être grossier, tu sais ?

— Excusez-moi, madame Carminot, excusez-moi... Mais je sais plus où j'en suis... Je... Je peux pas lui faire ça vous comprenez ? Pour moi, ce serait comme de latuer...

— Si elle reste toute seule, c'est elle qui va se tuer...

— Et alors ? Est-ce que ce serait pas mieux ?

— Ça, c'est ta façon d'envisager les choses, mais moi, je ne marche pas dans cette combine. Si le facteur n'était pas arrivé au bon moment l'autre jour, c'était toute la maison qui brûlait et le problème, c'est qu'il ne sera pas toujours là, le facteur... Et moi non plus, Franck... Moi non plus... C'est devenu trop lourd tout ça... C'est trop de responsabilités... À chaque fois que j'arrive chez vous, je me demande ce que je vais trouver et les jours où je ne passe pas, je n'arrive pas à m'en-dormir. Quand je lui téléphone et qu'elle ne répond pas, ça me rend malade et je finis toujours par y aller pour voir un peu ses égarements. Son accident l'a détraquée, ce n'est plus la même femme aujourd'hui. Elle traîne en robe de chambre toute la journée, ne mange plus, ne parle plus, ne lit plus son courrier... Pas plus tard qu'hier, je l'ai encore retrouvée en combinaison dans le jardin... Elle était complètement frigorifiée, la pauvre... Non, je ne vis plus, je suis toujours en train de m'ima-giner le pire... On ne peut pas la laisser comme ça... On ne peut pas. Tu dois faire quelque chose...

— Franck ? Allô ? Franck, tu es là ?

— Oui...

— Faut se faire une raison, mon petit...

— Non. Je veux bien la foutre à l'hospice puisque j'ai pas le choix, mais y faut pas me demander de me faire une raison, ça c'est pas possible.

— Fourrière, mouroir, hospice... Pourquoi tu ne dis pas « maison de retraite » tout simplement ?

— Parce que je sais bien comment ça va se finir...

— Ne dis pas ça, il y a des endroits très bien. La mère de mon mari par exemple, eh bien elle...

— Et vous Yvonne ? Est-ce que vous ne pouvez pas vous en occuper pour de bon ? Je vous payerai... Je vous donnerai tout ce que vous voulez...

— Non, c'est gentil, mais non, je suis trop vieille. Je ne veux pas assumer ça, j'ai déjà mon Gilbert à m'oc-cuper... Et puis elle a besoin d'un suivi médical...

— Je croyais que c'était votre amie ?

— Ça l'est.

— C'est votre amie, mais ça ne vous gêne pas de la pousser dans la tombe...