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— Vous êtes tous les mêmes... Vous, ma mère, les autres, tous ! Vous dites que vous aimez les gens, mais dès qu'il s'agit de remonter vos manches, y a plus personne...
— Je t'en prie, ne me mets pas dans le même sac que ta mère ! Ah, ça, non ! Comme tu es ingrat, mon garçon... Ingrat et méchant !
Elle raccrocha.
Il n'était que quinze heures mais il sut qu'il ne pourrait pas dormir.
Il était épuisé.
Il frappa la table, il frappa le mur, il cogna dans tout ce qui était à sa portée.
Il se mit en tenue pour aller courir et s'effondra sur le premier banc venu.
Ce ne fut qu'un petit gémissement d'abord, comme si quelqu'un venait de le pincer, puis tout son corps le lâcha. Il se mit à trembler de la tête aux pieds, sa poitrine s'ouvrit en deux et libéra un énorme sanglot. Il ne voulait pas, il ne voulait pas, putain. Mais il n'était plus capable de se contrôler. Il pleura comme un gros bébé, comme un pauvre naze, comme un mec qui s'apprêtait à dézinguer la seule personne au monde qui l'avait jamais aimé. Qu'il avait jamais aimée.
Il était plié en deux, laminé par le chagrin et tout barbouillé de morve.
Quand il admit enfin qu'il n'y avait rien à faire pour arrêter ça, il enroula son pull autour de sa tête et croisa les bras.
Il avait mal, il avait froid, il avait honte.
Il resta sous la douche, les yeux fermés et le visage tendu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'eau chaude. Il se coupa en se rasant parce qu'il n'avait pas le courage de rester devant la glace. Il ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Plus maintenant. Les digues étaient fragiles et s'il se laissait aller, des milliers d'images viendraient lui ravager la tête. Sa mémé, il ne l'avait jamais vue autre part que dans cette maison. Au jardin, le matin, dans sa cuisine le reste du temps et assise auprès de son lit, le soir...
Quand il était enfant, il souffrait d'insomnie, cauchemardait, hurlait, l'appelait et lui soutenait que lorsqu'elle fermait la porte, ses jambes partaient dans un trou et qu'il devait s'accrocher aux barreaux du lit pour ne pas les suivre. Toutes les institutrices lui avaient suggéré de consulter un psychologue, les voisines hochaient la tête gravement et lui conseillaient plutôt de le mener au rebouteux pour qu'il lui remette les nerfs en place. Quant à son mari, lui, il voulait l'empêcher de monter. C'est toi qui nous le gâtes ! il disait, c'est toi qui le détraques ce gamin ! Bon sang, t'as qu'à moins l'aimer aussi ! T'as qu'à le laisser chialer un moment, d'abord y pissera moins et tu verras qu'y s'endormira quand même...
Elle disait oui oui gentiment à tout le monde mais n'écoutait personne. Elle lui préparait un verre de lait chaud sucré avec un peu d'eau de fleur d'oranger, lui soutenait la tête pendant qu'il buvait et s'asseyait sur une chaise. Là, tu vois, juste à côté. Elle croisait les bras, soupirait et s'assoupissait avec lui. Avant lui souvent. Ce n'était pas grave, tant qu'elle était là, ça allait. Il pouvait allonger ses jambes...
— Je te préviens, y a plus d'eau chaude... lâcha Franck.
— Ah, c'est ennuyeux... Je suis confus, tu...
— Mais arrête de t'excuser, merde ! C'est moi qui l'ai vidé le ballon, OK ? C'est moi. Alors t'excuse pas !
— Pardon, je croyais que...
— Oh, et puis tu fais chier à la fin, si tu veux toujours faire la carpette, c'est ton problème après tout...
Il quitta la pièce et alla repasser sa tenue. Il fallait absolument qu'il se rachète des vestes parce qu'il n'arrivait plus à assurer un bon roulement. Il n'avait pas le temps. Jamais le temps. Jamais le temps de rien faire, merde !
Il n'avait qu'un jour de libre par semaine, il n'allait quand même pas le passer dans une maison de vieux à Pétaouchnoque, à regarder sa grand-mère chialer !
L'autre s'était déjà installé dans son fauteuil avec ses parchemins et tout son bordel d'écussons.
— Philibert...
— Pardon ?
— Écoute... euh... Je m'excuse pour tout à l'heure, je... J'ai des galères en ce moment, et je suis à cran, tu vois... En plus j'suis crevé...
— C'est sans importance...
— Si, c'est important.
— Ce qui est important, vois-tu, c'est de dire « excuse-moi » et pas « je m'excuse ». Tu ne peux pas t'excuser tout seul, linguistiquement ce n'est pas correct...
Franck le dévisagea un moment avant de secouer la tête:
— T'es vraiment un drôle de zigue, toi...
Avant de passer la porte, il ajouta :
— Hé, tu regarderas dans le frigo, je t'ai ramené un truc. Je ne sais plus ce que c'est... Du canard, je crois...
Philibert remercia un courant d'air. Notre charretier était déjà dans l'entrée en train de pester parce qu'il ne retrouvait pas ses clefs.
Il assura son service sans prononcer la moindre parole, ne broncha pas quand le chef vint lui prendre la casserole des mains pour faire son intéressant, serra les dents quand on lui renvoya un magret pas assez cuit et frotta sa plaque de chauffe pour la nettoyer comme s'il avait voulu récupérer des copeaux de fonte.
La cuisine se vida et il attendit dans un coin que son pote Kermadec ait fini de trier ses nappes et de compter ses serviettes. Quand ce dernier l'avisa, assis dans un coin en train de feuilleter Moto Journal, il l'interrogea du menton :
— Qu'est-ce qui veut, le cuistot ?
Lestafier renversa sa tête en arrière et mit son pouce devant sa bouche.
— J'arrive. Encore trois bricoles et je suis à toi...
Ils avaient l'intention de faire la tournée des bars, mais Franck était déjà ivre mort en sortant du second.
Il retomba dans un trou cette nuit-là, mais pas celui de son enfance. Un autre.
— Bon, ben, c'était pour m'excuser quoi... Enfin, pour vous les demander...
— Me demander quoi, mon gars ?
— Ben des excuses...
— Je t'ai déjà pardonné, va... Tu ne les pensais pas tes paroles, je le sais bien, mais y faut que tu fasses attention quand même... Tu sais, faut en prendre soin des gens qui sont corrects avec toi... Tu le verras en vieillissant que tu n'en croiseras pas tant que ça...
— Vous savez, j'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit hier et même si ça m'arrache la bouche de vous le dire, je sais bien que c'est vous qui avez raison...
— Bien sûr que j'ai raison... Je les connais bien les vieux, j'en vois toute la journée par ici...
— Alors euh...
— Quoi ?
— Le problème, c'est que j'ai pas le temps de m'en occuper, je veux dire de trouver une place et tout ça...