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Elle leva la tête et resta interdite.
Elle ne le reconnut pas. Pantalon nickel, veste impeccablement repassée avec sa double rangée de boutons ronds et son nom brodé en lettres bleues, petit foulard en pointe, tablier et torchon immaculés, toque bien vissée sur la tête. Elle qui ne l'avait jamais vu habillé autrement qu'en traîne-savates, elle le trouva très beau.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien. Je te trouve très beau.
Et lui, là, ce grand crétin, ce péteux, ce vantard, ce petit matador de province avec sa grande gueule, sa grosse moto et son millier de bimbos cochées sur la crosse de son pétard, oui, lui, là, ne put s'empêcher de rougir.
— C'est sûrement le prestige de l'uniforme, ajouta-t-elle en souriant pour le dépêtrer de son trouble.
— Ouais, c'est... c'est sûrement ça...
Il s'éloigna en bousculant un type et en l'insultant au passage.
Personne ne parlait. On entendait seulement le tchac-tchac des couteaux, le glop-glop des gamelles, le blam-blom des portes battantes et le téléphone qui sonnait toutes les cinq minutes dans le bureau du chef.
Fascinée, Camille était partagée entre se concentrer pour ne pas se faire engueuler et lever la tête pour ne pas en perdre une miette. Elle apercevait Franck de loin et de dos. Il lui sembla plus grand et beaucoup plus calme que d'habitude. Il lui sembla qu'elle ne le connaissait pas.
À voix basse, elle demanda à son compagnon d'épluchures :
— Il fait quoi, Franck ?
— De qui ?
— Lestafier.
— Il est saucier et il supervise les viandes...
— C'est dur ?
Le boutonneux leva les yeux au ciel :
— Carrément. C'est le plus dur. Après le chef et le second, c'est lui le numéro trois dans la brigade...
— Il est bon ?
— Ouais. Il est con mais il est bon. Je dirais même qu'il est super bon. D'ailleurs, tu verras, le chef c'est toujours à lui qu'il s'adresse plutôt qu'à son second... Le second, il le surveille alors que Lestafier, il le regarde faire...
— Mais...
— Chut...
Quand le chef tapa dans ses mains pour annoncer l'heure de la pause, elle releva la tête en grimaçant. Elle avait mal à la nuque, au dos, aux poignets, aux mains, aux jambes, aux pieds et encore ailleurs mais elle ne se souvenait plus où.
— Tu manges avec nous ? lui demanda Franck.
— Je suis obligée ?
— Non.
— Alors, je préfère sortir et marcher un peu...
— Comme tu voudras...
— Ça va ? s'inquiéta-t-il.
— Oui. C'est chaud quand même... Vous bossez vachement...
— Tu veux rire ? On fait rien, là ! Y a même pas de clients !
— Eh ben...
— Tu reviens dans une heure ?
— OK.
— Sors pas tout de suite, laisse-toi refroidir un peu sinon tu vas attraper la crève...
— D'accord.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Non, non. J'ai envie d'être seule...
— Il faut que tu manges quelque chose, hein ?
— Oui papa.
Il leva les épaules :
— Tsss...
Elle commanda un panini dégueulasse dans une baraque à touristes et s'assit sur un banc au pied de la tour Eiffel.
Philibert lui manquait.
Elle composa le numéro du château sur son portable.
— Bonjour, Aliénor de la Durbellière à l'appareil, fit une voix d'enfant. À qui ai-je l'honneur ?
Camille était déroutée.
— Euh... De... Pourrais-je parler à Philibert, s'il vous plaît ?
— Nous sommes à table. Puis-je prendre un message ?