38114.fb2 Ensemble, c’est tout - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 6

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— On y va ?

— Je vous suis.

— Qu'est-ce que tu fais ? Tu prends le métro avec nous ?

— Non. Je rentre à pied.

— Ah c'est vrai que t'habites dans les beaux quartiers, toi...

— Tu parles...

— Allez, à d'main...

— Salut les filles.

Camille était invitée à dîner chez Pierre et Mathilde. Elle laissa un message pour annuler et fut soulagée de tomber sur leur répondeur.

La si légère Camille Fauque s'éloigna donc. Seulement retenue au macadam par le poids de son sac à dos et par celui, plus difficile à exprimer, des pierres et des cailloux qui s'amoncelaient à l'intérieur de son corps. Voilà ce qu'elle aurait dû raconter au médecin du travail tout à l'heure. Si elle en avait eu l'envie... Ou la force ? Ou le temps peut-être ? Le temps sûrement, se rassurait-elle sans trop y croire. Le temps était une notion qu'elle n'arrivait plus à appréhender. Trop de semaines et de mois s'étaient écoulés sans qu'elle y prenne part d'aucune manière et sa tirade de tout à l'heure, ce monologue absurde où elle essayait de se persuader qu'elle était aussi vaillante qu'une autre n'était que pur mensonge.

Quel mot avait-elle employé déjà ? « Vivante », c'est ça ? C'était ridicule, Camille Fauque n'était pas vivante.

Camille Fauque était un fantôme qui travaillait la nuit et entassait des cailloux le jour. Qui se déplaçait lentement, parlait peu et s'esquivait avec grâce. Camille Fauque était une jeune femme toujours de dos, fragile et insaisissable.

Il ne fallait pas se fier à la scène précédente, si légère en apparence. Si facile. Si aisée. Camille Fauque mentait. Elle se contentait de donner le change, se forçait, se contraignait et répondait présente pour ne pas se faire remarquer.

Elle repensait à ce docteur pourtant... Elle se moquait bien de son numéro de portable mais songeait qu'elle avait peut-être laissé passer sa chance... Il avait l'air patient celui-là, et plus attentif que les autres... Peut-être qu'elle aurait dû... Elle avait failli à un moment... Elle était fatiguée, elle aurait dû poser ses coudes sur le bureau elle aussi, et lui raconter la vérité. Lui dire que si elle ne mangeait plus, ou si peu, c'est parce que des cailloux prenaient toute la place dans son ventre. Qu'elle se réveillait chaque jour avec l'impression de mâcher du gravier, qu'elle n'avait pas encore ouvert les yeux, que déjà, elle étouffait. Que déjà le monde qui l'entourait n'avait plus aucune importance et que chaque nouvelle journée était comme un poids impossible à soulever. Alors, elle pleurait. Non pas qu'elle fût triste, mais pour faire passer tout ça. Les larmes, ce liquide finalement, l'aidaient à digérer sa caillasse et lui permettaient de respirer à nouveau.

L'aurait-il entendue ? L'aurait-il comprise ? Évidemment. Et c'était la raison pour laquelle elle s'était tue.

Elle ne voulait pas finir comme sa mère. Elle refusait de tirer sur sa pelote. Si elle commençait, elle ne savait pas où cela la mènerait. Trop loin, beaucoup trop loin, trop profond et trop sombre. Pour le coup, elle n'avait pas le courage de se retourner.

De donner le change, oui, mais pas de se retourner.

Elle entra dans le Franprix en bas de chez elle et se fit violence pour acheter des choses à manger. Elle le fit en hommage à la bienveillance de ce jeune médecin et pour le rire de Mamadou. Le rire énorme de cette femme, ce travail débile chez Touclean, la Bredart, les histoires abracadabrantes de Carine, les engueulades, les cigarettes échangées, la fatigue physique, leurs fous rires imbéciles et leurs méchantes humeurs quelquefois, tout cela l'aidait à vivre. L'aidait à vivre, oui.

Elle tourna plusieurs fois autour des rayons avant de se décider, acheta des bananes, quatre yaourts et deux bouteilles d'eau.

Elle aperçut le zigoto de son immeuble. Ce grand garçon étrange avec ses lunettes rafistolées au sparadrap, ses pantalons feu de plancher et ses manières martiennes. À peine avait-il saisi un article, qu'il le reposait aussitôt, faisait quelques pas puis se ravisait, le reprenait, secouait la tête et finissait par quitter précipitamment la queue quand c'était son tour devant les caisses pour aller le remettre à sa place. Une fois même, elle l'avait vu sortir du magasin puis entrer de nouveau pour acheter le pot de mayonnaise qu'il s'était refusé l'instant précédent. Drôle de clown triste qui amusait la galerie, bégayait devant les vendeuses et lui serrait le cœur.

Elle le croisait quelquefois dans la rue ou devant leur porte cochère et tout n'était que complications, émotions et sujets d'angoisse. Cette fois encore, il gémissait devant le digicode.

— Un problème ? demanda-t-elle.

— Ah ! Oh ! Euh ! Pardon ! (Il se tordait les mains.) Bonsoir mademoiselle, pardonnez-moi de euh... de vous importuner, je... Je vous importune, n'est-ce pas ?

C'était horrible ce truc-là. Elle ne savait jamais si elle devait en rire ou avoir pitié. Cette timidité maladive, sa façon de parler super alambiquée, les mots qu'il employait et ses gestes toujours spaces la mettaient affreusement mal à l'aise.

— Non, non, pas de problème ! Vous avez oublié le code ?

— Diantre non. Enfin pas que je sache... enfin je... je n'avais pas considéré les choses sous cet angle... Mon Dieu, je...

— Ils l'ont changé peut-être ?

— Vous y songez sérieusement ? lui demanda-t-il comme si elle venait de lui annoncer la fin du monde.

— On va bien voir... 342B7...

Le cliquetis de la porte se fit entendre.

— Oh, comme je suis confus... Comme je suis confus... Je... C'est pourtant ce que j'avais fait, moi aussi... Je ne comprends pas...

— Pas de problème, lui dit-elle en s'appuyant sur la porte.

Il fit un geste brusque pour la pousser à sa place et, voulant passer son bras au-dessus d'elle, manqua son but et lui donna un grand coup derrière la tête.

— Misère ! Je ne vous ai pas fait mal au moins ? Comme je suis maladroit, vraiment, je vous prie de m'excuser... Je...

— Pas de problème, répéta-t-elle pour la troisième fois.

Il ne bougeait pas.

— Euh... supplia-t-elle enfin, est-ce que vous pouvez enlever votre pied parce que vous me coincez la cheville, là, et j'ai extrêmement mal...

Elle riait. C'était nerveux.

Quand ils furent dans le hall, il se précipita vers la porte vitrée pour lui permettre de passer sans encombre:

— Hélas, je ne monte pas par-là, se désola-t-elle en lui indiquant le fond de la cour.

— Vous logez dans la cour ?

— Euh... pas vraiment... sous les toits plutôt...

— Ah ! parfait... (Il tirait sur l'anse de son sac qui s'était coincé dans la poignée en laiton.) Ce... Ce doit être bien plaisant...

— Euh... oui, grimaça-t-elle en s'éloignant rapidement, c'est une façon de voir les choses...

— Bonne soirée mademoiselle, lui cria-t-il, et... saluez vos parents pour moi !

Ses parents... Il était taré, ce mec... Elle se souvenait qu'une nuit, puisque c'était toujours au milieu de la nuit qu'elle rentrait habituellement, elle l'avait surpris dans le hall, en pyjama et en bottes de chasse avec une boîte de croquettes à la main. Il était tout retourné et lui demandait si elle n'avait pas vu un chat. Elle répondit par la négative et fit quelques pas avec lui dans la cour à la recherche dudit matou. « Il est comment ? » s'en-quit-elle, « Hélas, je l'ignore... », « Vous ne savez pas comment est votre chat ? » Il se figea : « Pourquoi le saurais-je ? Je n'ai jamais eu de chat, moi ! » Elle était claquée et le planta là en secouant la tête. Ce type était décidément trop flippant.

« Les beaux quartiers... » Elle repensait à la phrase de Carine en gravissant la première marche des cent soixante-douze autres qui la séparaient de son gourbi. Les beaux quartiers, t'as raison... Elle logeait au septième étage de l'escalier de service d'un immeuble cossu qui donnait sur le Champ-de-Mars et, en ce sens oui, on pouvait dire qu'elle habitait un endroit chic puisqu'en se juchant sur un tabouret et en se penchant dangereusement sur la droite, on pouvait apercevoir, c'était exact, le haut de la tour Eiffel. Mais pour le reste ma cocotte, pour le reste, ce n'était pas vraiment ça...

Elle se tenait à la rampe en crachant ses poumons et en tirant derrière elle ses bouteilles d'eau. Elle essayait de ne pas s'arrêter. Jamais. À aucun étage. Une nuit, cela lui était arrivé et elle n'avait pas pu se relever. Elle s'était assise au quatrième et s'était endormie la tête sur les genoux. Le réveil fut pénible. Elle était frigorifiée et mit plusieurs secondes avant de comprendre où elle se trouvait.

Craignant un orage elle avait fermé le vasistas avant de partir et soupira en imaginant la fournaise là-haut... Quand il pleuvait, elle était mouillée, quand il faisait beau comme aujourd'hui, elle étouffait et l'hiver, elle grelottait. Camille connaissait ces conditions climatiques sur le bout des doigts puisqu'elle vivait là depuis plus d'un an. Elle ne se plaignait pas, ce perchoir avait été inespéré et elle se souvenait encore de la mine embarrassée de Pierre Kessler le jour où il poussa la porte de ce débarras devant elle en lui tendant la clef.

C'était minuscule, sale, encombré et providentiel.