38114.fb2 Ensemble, c’est tout - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 62

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— Pourquoi tu fais cette tête, là ?

— Parce que... J'ai voulu parler à Philibert tout a l'heure pour lui souhaiter la bonne année et je me suis fait jeter par une petite morveuse...

— Attends, je vais l'appeler, moi...

— Non. Ils seront de nouveau à table à cette heure-là...

— Laisse-moi faire...

— Allô... Excusez-moi de vous déranger, Franck de Lestafier à l'appareil, le colocataire de Philibert... Oui... C'est cela même... Bonjour madame... Pourrais-je lui parler, je vous prie, c'est à propos du chauffe-eau... Oui... Voilà... au revoir madame...

Il adressa un clin d'œil à Camille qui souriait en recrachant sa fumée.

— Philou ! C'est toi mon gros lapin ? Bonne année mon trésor ! Je t'embrasse pas mais je te passe ta petite princesse. De quoi ? Mais on en a rien à foutre du chauffe-eau ! Allez, bonne année, bonne santé et plein de bisous à tes sœurs. Enfin... Seulement celles qui ont des gros nichons, hein !

Camille prit l'appareil en plissant les yeux. Non, le chauffe-eau n'avait rien. Oui, moi aussi je vous embrasse. Non, Franck ne l'avait pas enfermée dans un placard. Oui, elle aussi, elle pensait souvent à lui. Non, elle n'était pas encore allée faire ses prises de sang. Oui, vous aussi Philibert, je vous souhaite une bonne santé...

— Il avait une bonne voix, non ? ajouta Franck.

— Il n'a bégayé que huit fois.

— C'est bien ce que je dis.

Quand ils revinrent prendre leurs postes, le vent tourna. Ceux qui n'avaient pas mis leur toque l'ajustèrent et le chef posa son ventre sur le passe et croisa ses bras par-dessus. On n'entendait plus une mouche voler.

— Messieurs, au travail...

C'était comme si la pièce prenait un degré Celsius par seconde. Chacun s'agitait en prenant soin de ne pas gêner le voisin. Les visages étaient contractés. Des jurons mal étouffés fusaient ici ou là. Certains restaient assez calmes, d'autres, comme ce Japonais, là, semblaient au bord de l'implosion.

Des serveurs attendaient à la queue leu leu devant le passe pendant que le chef se penchait sur chaque assiette en l'inspectant furieusement. Le garçon qui se tenait en face de lui se servait d'une minuscule éponge pour nettoyer d'éventuelles traces de doigt ou de sauce sur les rebords et, quand le gros hochait la tête, un serveur soulevait le grand plateau argenté en serrant les dents.

Camille s'occupait des amuse-bouches avec Marc. Elle déposait des trucs sur une assiette, des espèces de chips ou d'écorces de quelque chose un peu roux. Elle n'osait plus poser de questions. Ensuite elle arrangeait des brins de ciboulette.

— Va plus vite, on n'a pas le temps de fignoler ce soir...

Elle trouva un morceau de ficelle pour retenir son pantalon et pestait parce que sa toque en papier ne cessait de lui tomber sur les yeux. Son voisin sortit une petite agrafeuse de sa boîte à couteaux :

— Tiens...

— Merci.

Elle écouta ensuite l'un des serveurs qui lui expliquait comment préparer les tranches de pain de mie brioché en triangles en coupant les bords :

— Tu les veux grillés comment ?

— Ben... Bien dorés, quoi...

— Vas-y, fais-moi un modèle. Montre-moi exactement la couleur que tu veux...

— La couleur, la couleur... On voit pas ça à la couleur, c'est une question de feeling...

— Ben, moi, je marche à la couleur, alors fais-moi un modèle sinon je vais être trop stressée.

Elle prit sa mission très à cœur et ne fut jamais prise au dépourvu. Les serveurs attrapaient ses toasts en les glissant dans les plis d'une serviette. Elle aurait bien aimé un petit compliment : « Oh ! Camille, quels merveilleux toasts tu nous fais là ! » mais bon...

Elle apercevait Franck, toujours de dos, il s'agitait au-dessus de ses fourneaux comme un batteur devant son instrument : un coup de couvercle par-ci, un coup de couvercle par-là, une cuillerée par-ci, une cuillerée par-là. Le grand maigre, le second à ce qu'elle avait pu comprendre, ne cessait de lui poser des questions auxquelles il répondait rarement et par onomatopées. Toutes ses casseroles étaient en cuivre et il était obligé de s'aider d'un torchon pour les attraper. Il devait se brûler quelquefois car elle le voyait secouer sa main avant de la porter à sa bouche.

Le chef s'énervait. Ça n'allait pas assez vite. Ça allait trop vite. Ce n'était pas assez chaud. C'était trop cuit. « On se concentre, messieurs, on se concentre ! » ne cessait-il de répéter.

Plus son poste se détendait, plus ça s'agitait en face. C'était impressionnant. Elle les voyait transpirer et se frotter la tête dans l'épaule à la manière des chats pour s'éponger le front. Le gars qui s'occupait de la rôtissoire surtout, était rouge écarlate et tétait une bouteille d'eau entre chaque aller retour à ses volailles. (Des trucs avec des ailes, certains beaucoup plus petits qu'un poulet et d'autres, deux fois plus gros...)

— On crève... Il fait combien, là, tu crois ?

— J'en sais rien... Là-bas, au-dessus des fourneaux, il doit faire au moins quarante... Cinquante peut-être ? Physiquement, ce sont les postes les plus durs... Tiens, va porter ça à la plonge... Fais bien attention de déranger personne...

Elle écarquilla les yeux en avisant la montagne de casseroles, de plaques, de faitouts, de bols en inox, de passoires et de poêles en équilibre dans les énormes bacs à vaisselle. Il n'y avait plus un seul Blanc à l'horizon et le petit gars à qui elle s'adressa lui prit son matos des mains en hochant la tête. Manifestement, il ne comprenait pas un mot de français. Camille resta un moment à l'observer, et comme à chaque fois qu'elle se trouvait en face d'un déraciné du bout du monde, ses petites loupiotes de mère Teresa de pacotille se mirent à clignoter fébrilement : d'où venait-il ? d'Inde ? du Pakistan ? et quelle avait été sa vie pour qu'il se retrouve là ? aujourd'hui ? quels bateaux ? quels trafics ? quels espoirs ? à quel prix ? quels renoncements et quelles angoisses ? quel avenir ? où vivait-il ? avec combien de personnes ? et où étaient ses enfants ?

Quand elle comprit que sa présence le rendait nerveux, elle repartit en secouant la tête.

— Il vient d'où le mec de la plonge ?

— De Madagascar.

Premier bide.

— Il parle français ?

— Bien sûr ! Ça fait vingt ans qu'il est là !

Allez, va te coucher la sainte-nitouche...

Elle était fatiguée. Il y avait toujours quelque chose de nouveau à décortiquer, à découper, à nettoyer ou à ranger. Quel bordel... Mais comment faisaient-ils pour avaler tout ça ? À quoi ça rimait de se remplir la panse à ce point ? Ils allaient exploser ! 220 euros, ça faisait combien ? Presque 1 500 francs... Pff... Tout ce qu'on pouvait s'offrir pour ce prix-là... En se débrouillant bien, on pouvait même envisager un petit voyage... En Italie par exemple... S'attabler à la terrasse d'un café et se laisser bercer par la conversation de jolies filles qui se racontaient sûrement les mêmes bêtises que toutes les filles du monde en portant à leurs lèvres des petites tasses de café très épaisses où le café était toujours trop sucré...

Tous ces croquis, toutes ces places, tous ces visages, tous ces chats indolents, toutes les merveilles que l'on pouvait engranger pour ce prix-là... Des livres, des disques, des vêtements même, qui pouvaient nous durer toute une vie alors que là... Dans quelques heures, tout serait terminé, consigné, digéré et évacué...

Elle avait tort de raisonner ainsi, elle le savait. Elle était lucide. Elle avait commencé à se désintéresser de la nourriture quand elle était enfant parce que l'heure des repas était synonyme de trop de souffrances. Moments trop pesants pour une petite fille unique et sensible. Petite fille seule avec une mère qui fumait comme un pompier et balançait sur la table une assiette cuisinée sans tendresse : « Mange ! C'est bon pour la santé ! » affirmait-elle en se rallumant une cigarette. Ou seule, avec ses parents, en piquant du nez le plus possible pour ne pas être prise dans leurs filets : « Hein Camille, qu'il te manque papa quand il n'est pas là ? Hein, c'est vrai ? »

Après, c'était trop tard... Elle avait perdu le plaisir... De toute façon, à une époque sa mère ne préparait plus rien... Elle avait attrapé son appétit d'oiseau comme d'autres se couvrent d'acné. Tout le monde l'avait emmerdée avec ça, mais elle s'en était toujours bien sortie. Ils n'avaient jamais réussi à la coincer parce qu'elle était pleine de bon sens, cette gamine-là... Elle ne voulait plus de leur monde lamentable, mais quand elle avait faim, elle mangeait. Bien sûr qu'elle mangeait, sinon elle ne serait plus là aujourd'hui ! Mais sans eux. Dans sa chambre. Des yaourts, des fruits ou des Granola en faisant autre chose... En lisant, en rêvant, en dessinant des chevaux ou en recopiant les paroles des chansons de Jean-Jacques Goldman.

Envole-moi.

Oui, elle connaissait ses faiblesses et elle était bien conne de juger ceux qui avaient la chance d'être heureux autour d'une table. Mais quand même... 220 euros pour un seul repas et sans compter les vins, c'était vrai. ment débile, non ?

À minuit, le chef leur souhaita une bonne année et vint leur servir à tous une coupe de Champagne :

— Bonne année, mademoiselle et merci pour vos canards... Charles m'a dit que les clients étaient enchantés avec ça... Je le savais, hélas... Bonne année, monsieur Lestafier... Perdez un peu votre caractère de cochon en 2004 et je vous augmenterai...

— De combien, chef ?