38114.fb2 Ensemble, c’est tout - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 78

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— Ma cire, mon sceau, mes sels, mes écus d'or, mon blason et mes poisons... Certainement, mon cher...

Franck, qui avait reconnu un serveur, fit un tour en cuisine.

— Je maintiens, une usine à bouffe. Mais une belle usine...

Camille prit l’addition, si, si, j’insiste, vous, vous passerez l’aspirateur, ils récupérèrent la valise en enjambant encore quelques clochards ici et là, Lucky Strike enfourcha sa moto et les deux autres appelèrent un taxi.

8

Elle le guetta en vain le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Pas de nouvelles. Le vigile, avec lequel elle entretenait désormais un brin de causette (la couille droite de Matrix n'était pas descendue, un drame...), ne lui en apprit pas davantage. Pourtant, elle savait qu'il était dans les parages. Quand elle déposait un filet garni derrière les bidons de détergents, pain, fromage, salades Saupiquet, bananes et pâtée Fido, celui-ci disparaissait systématiquement. Jamais un poil de chien, jamais une miette et pas la moindre odeur... Pour un junkie, elle le trouvait drôlement bien organisé, à tel point qu'elle eut même un doute sur le destinataire de ses bontés... Ça se trouve, c'était l'autre taré qui nourrissait son unicouilliste à l'œil... Elle tâta un peu le terrain, mais non, Matrix ne mangeait que des croquettes enrichies à la vitamine B12 avec une cuillerée d'huile de ricin pour le poil. Les boîtes, c'était de la merde. Pourquoi qu'on donnerait à son chien un truc qu'on voudrait pas soi-même ?

Ben, oui, pourquoi ?

— Et les croquettes, c'est pareil, alors ? T'en mangerais pas...

— Bien sûr que si, j'en mange !

— C'est ça...

— Je te jure !

Le pire c'est qu'elle le croyait. Na-qu'une-couille et Na-qu'un-cervelet en train de grignoter des croquettes au poulet devant un porno dans leur cahute surchauffée au milieu de la nuit, ça pouvait le faire... Très bien, même.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi. Quelquefois, il ne venait pas. La baguette avait durci et les cigarettes étaient encore là. Quelquefois, il passait et ne prenait rien d'autre que la bouffe de son chien... Trop de dope ou pas assez pour faire bombance... Quelquefois, c'est elle qui n'assurait pas... Camille ne se prenait plus la tête avec ça. Un coup d'œil rapide au fond du local pour savoir si elle devait vider sa musette et basta.

Elle avait d'autres soucis...

À l'appart, pas de problème, ça roulait, charte ou pas charte, Myriam ou pas Myriam, TOC ou pas TOC, chacun menait son petit bonhomme de chemin sans ennuyer le voisin. On se saluait chaque matin et l'on se droguait gentiment en rentrant le soir. Shit, herbe, pinard, incunables, Marie-Antoinette ou Heineken, c'était chacun son trip et Marvin pour tous.

Dans la journée, elle dessinait et, quand il était là, Philibert lui faisait la lecture ou commentait les albums de famille :

— Là c'est mon arrière-grand-père... Le jeune homme à côté, c'est son frère, l'oncle Élie, et devant ce sont leurs fox... Ils organisaient des courses de chiens et c'était monsieur le curé, là tu le vois assis devant la ligne d'arrivée, qui désignait le vainqueur.

— Ils ne s'embêtaient pas dis donc...

— Ils avaient bien raison... Deux ans plus tard ils partiront sur le front des Ardennes et six mois après ils seront morts tous les deux...

Non, c'était au boulot que ça n'allait plus... D'abord le mec du cinquième l'avait accostée un soir en lui demandant où elle avait mis son plumeau. Wouarf, wouarf, il était super content de sa blague et l'avait poursuivie à travers tout l'étage en répétant « Je suis sûr que c'est vous ! Je suis sûr que c'est vous ! » Dégage gros con, tu me gênes, là.

Non, c'est ma collègue, finit-elle par lâcher en lui indiquant Super Josy qui était?en train de compter ses varices.

Game over.

Deuxièmement, elle ne pouvait plus supporter la Bre-dart justement...

Elle était bête comme ses pieds, avait un peu de pouvoir et en abusait sans modération (chef de chantier, chez Touclean, ce n'était pas le Pentagone tout de même !), transpirait, postillonnait, était toujours en train de piquer des capuchons de Bic pour récupérer des bouts de barbaque coincés entre ses dents du fond et glissait une blague raciste à chaque étage en prenant Camille à partie puisque c'était la seule autre Blanche de l'équipe.

Camille qui se retenait souvent à sa serpillière pour ne pas la lui envoyer dans la gueule et l'avait priée l'autre jour de garder pour elle ses conneries parce qu'elle commençait à fatiguer tout le monde.

— Non, mais l'autre... Mais comment qu'ème cause celle-ci ? Qu'est-ce tu fous là d'abord, toi ? Qu'est-ce tu fous avec nous ? Tu nous espionnes ou quoi ? C'est une question que je me suis posée l'autre jour, tins... Que p'têtre bien que t'étais envoyée par les patrons pour nous espionner ou queque chose dans le genre... Je l'ai vu sur ta feuille de paye où qu'tu logeais et comment que tu parles et tout ça... T'es pas des nôtres, toi ! Tu pues la bourgeoise, tu pues le fric. Matonne, va !

Les autres filles ne réagissaient pas. Camille poussa son chariot et s'éloigna.

Elle se retourna :

— Ce qu'elle me dit, elle, j'en ai rien à foutre parce que je la méprise... Mais, vous, vous êtes vraiment nazes... C'est pour vous que j'ai ouvert ma gueule, pour qu'elle arrête de vous humilier et j'attends pas que vous me remerciiez, ça aussi j'en ai rien à foutre, mais au moins, vous pourriez venir faire les chiottes avec moi... Parce que toute bourgeoise que je suis, c'est toujours moi qui me les cogne, je vous ferai remarquer...

Mamadou fit un drôle de bruit avec sa bouche et lâcha un énorme mollard aux pieds de Josy, un truc monstrueux vraiment. Ensuite elle attrapa son seau, le balança devant elle et donna un coup dans les fesses de Camille :

— Comment une fille qui a un si petit cul peut avoir une si grande bouche ? Tu m'étonneuras toujours, toi...

Les autres ronchonnèrent à tort et à travers et se dispersèrent mollement. Pour Samia, elle s'en fichait. Pour Carine, c'était plus dur... Elle l'aimait bien, elle... Carine qui s'appelait Rachida en vrai, qui n'aimait pas son prénom et léchait le cul d'une facho. Elle irait loin, cette petite...

À partir de ce jour, la donne changea. Le travail était toujours aussi con et l'ambiance devint nauséabonde. Ça faisait beaucoup, tout ça...

Camille avait perdu des relations de travail mais était peut-être en train de gagner une amie... Mamadou l'attendait devant la bouche de métro et faisait équipe avec elle. Elle lui tenait le manche pendant qu'elle bossait pour deux. Non pas que l'autre y mît de la mauvaise volonté, mais vraiment, sincèrement, tout bêtement, elle était beaucoup trop grosse pour être efficace. Ce qui lui prenait un quart d'heure, Camille le torchait en deux minutes, et en plus, elle avait mal partout. Sans chiqué. Sa pauvre carcasse n'en pouvait plus de supporter tout ça : des cuisses monstrueuses, des seins énormes et un cœur plus gros encore. Ça regimbait là-dessous et c'était bien normal.

— Il faut que tu maigrisses Mamadou...

— C'est ça... Et toi ? Quand est-ce que tu viens manger le mafé poulet à la maison ? lui rétorquait-elle à chaque fois.

Camille lui avait proposé un marché : je bosse mais tu me fais la conversation.

Elle était loin de se douter que cette petite phrase la mènerait si loin... L'enfance au Sénégal, la mer, la poussière, les petites chèvres, les oiseaux, la misère, ses neuf frères et sœurs, le vieux Père blanc qui sortait son œil de verre pour les faire rire, l'arrivée en France en 72 avec son frère Léopold, les poubelles, son mariage raté, son mari gentil quand même, ses gosses, sa belle-sœur qui passait ses après-midi à Tati pendant qu'elle se tapait tout le boulot, l'autre qui avait encore fait caca, mais dans l'escalier cette fois, la fête souvent, les emmerdes, sa cousine germaine qui s'appelait Germaine et qui s'était pendue l'année dernière en laissant deux petites jumelles adorables, les dimanches après-midi dans la cabine téléphonique, les pagnes hollandais, les recettes de cuisine et un million d'autres images dont Camille ne se lassait jamais. Plus besoin de lire Courrier International, Senghor ou l'édition Seine-Saint-Denis du Parisien, il suffisait de frotter un peu plus fort et d'ouvrir grand les oreilles. Et quand Josy passait — c'était rare — Mamadou se baissait, donnait un petit coup de chiffon sur le sol et attendait que l'odeur soit repartie pour se relever.

Confidence après confidence, Camille osa des questions plus indiscrètes. Sa collègue lui racontait des choses affreuses, ou du moins qui lui semblaient affreuses, avec une nonchalance désarmante.

— Mais comment tu t'organises ? Comment tu tiens ? Comment tu y arrives ? C'est l'enfer ces horaires...

— Ta ta ta... Parle pas deu ce que tu connais pas. L'Enfer, c'est bien pire que ça, va... L'Enfer, c'est quand tu peux plus voir les gens que t'aimes... Tout le reste ça compte pas... Dis tu veux pas que j'aille te chercher des chiffons propres ?

— Tu peux sûrement trouver un boulot plus près... Faut pas que tes gamins y restent tout seuls le soir, on ne sait jamais ce qui peut arriver...

— Y a ma belle-sœur.

— Mais tu me dis que tu peux pas compter sur elle...

— Des fois si...

— C'est une grosse boîte Touclean, je suis sûre que tu pourrais trouver des chantiers plus près de chez toi... Tu veux que je t'aide ? Que je demande pour toi ? Que j'écrive à la direction du personnel ? fit Camille en se relevant.

— Non. Touche à rien, malheureuse ! La Josy, elle est comme elle est, mais elle ferme les yeux sur beaucoup deu choses, tu sais... Bavarde et grosse comme je suis, j'ai déjà deu la chance d'avoir du travail... Tu te souviens deu la visite médicale à la rentrée ? L'autre imbécile, le petit docteur... Il a voulu me chicaner parce que mon cœur il était trop noyé sous trop deu graisse ou je ne sais pas quoi... Eh ben, c'est elle qui m'a arrangé mon affaire, alors faut toucher à rien, je teu dis...

— Attends... On parle bien de la même, là ? De l'abrutie qu'est toujours en train de te traiter comme si t'étais la dernière des merdes ?

— Mais oui, on parle deu la même ! fit Mamadou en riant. J'en connais qu'une. Et heureusement dis donc !

— Mais tu viens de lui cracher dessus !

— Où t'as vu ça, toi ? se fâcha-t-elle, j'ai pas craché sur elle ! Je me permettrais pas dis donc...