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— Viens par là ! cria Jeannine. Tenez Lucienne, faites-lui une place près du poêle... Mesdames, je vous présente la copine à Franck, vous savez, c'est la gamine que je vous disais tout à l'heure... Celle qu'on a ressuscitée hier soir... Viens donc t'asseoir avec nous...
L'odeur du café se mêlait à celle de la tripaille chaude et ça rigolait là-dedans... Ça tchatchait... Un vrai poulailler.
Franck arriva. Ah ! ben le v'là ! V'là Je cuistot ! Elles se mirent à glousser de plus belle. Quand elle le vit, vêtu de sa veste blanche, Jeannine se troubla.
En passant derrière elle pour aller rejoindre les fourneaux, il lui pressa l'épaule. Elle se moucha dans son torchon et se remit à rire avec les autres.
A cet instant précis de l'histoire, Camille se demanda si elle n'était pas en train de tomber amoureuse de lui... Merde. Ce n'était pas prévu, ça... Non, non, fit-elle en attrapant une planche. Non, non, c'est parce qu'il lui avait fait son Dickens, là... Elle allait quand même pas tomber dans le panneau...
— Vous me donnez du travail ? demanda-t-elle.
Elles lui expliquèrent comment couper la viande en tout petits morceaux.
— C'est pour quoi faire ?
Les réponses fusèrent de toutes parts :
— Du saucisson ! Des saucisses ! Des andouilles ! Des pâtés ! Des rillettes !
— Et vous, vous faites quoi avec votre brosse à dents ? en se penchant vers sa voisine.
— Je lave les boyaux...
Hirk.
— Et Franck ?
— Franck y va nous faire les cuissons... Le boudin, pocher les andouilles et les friandises...
— C'est quoi les friandises ?
— La tête, la queue, les oreilles, les pieds...
Re-hirk.
Euh... Son truc de nutritionniste, on est bien d'accord que ça ne commence pas avant mardi, hein ?
Quand il remonta de la cave avec ses patates et ses oignons et qu'il la vit en train de lorgner sur ses voisines pour comprendre comment on tenait un couteau, il vint lui arracher des mains :
— Tu touches pas à ça, toi. Chacun son métier. Si tu te coupais un doigt, tu serais pas dans la merde... Chacun son métier, je te dis. Il est où ton carnet ?
Puis, s'adressant aux commères :
— Dites... Ça vous ennuie pas si elle vous dessine ?
— Ben non.
— Ben si, j'ai ma permanente qu'est toute en vrac...
— Allons, Lucienne, fais pas ta coquette ! On le sait bien que t'as une perruque !
Voilà pour l'ambiance : Club Med à la ferme...
Camille se lava donc les mains et dessina jusqu'au soir. Dedans, dehors. Le sang, l'aquarelle. Les chiens, les chats. Les gosses, les vieux. Le feu, les bouteilles. Les blouses, les gilets. Sous la table, les chaussons fourrés. Sur la table, les mains usées. Franck de dos et elle, dans le convexe flou d'une marmite en inox.
Elle offrit à chacune son portrait, petits frissons, puis demanda aux enfants de lui montrer la ferme pour prendre un peu l'air. Et dessaouler aussi...
Des mômes en sweeat-shirt Batman et bottes Le Chameau couraient dans tous les sens, attrapaient des poules en se marrant et asticotaient les chiens en traînant devant eux de longs morceaux de boyaux...
— Bradley, t'es ouf ! Démarre pas le tracteur, tu vas te faire tuer !
— Ben, c'est pour lui montrer...
— Tu t'appelles Bradley ?
— Ben oui !
Bradley, c'était le dur à cuire de la bande visiblement. Il se désapa à moitié pour lui montrer ses cicatrices.
— Si on les mettait toutes à côté, crâna-t-il, ça ferait 18 cm de couture...
Camille hocha gravement la tête et lui dessina deux Batman : Batman s'envole et Batman contre la pieuvre géante.
— Comment tu fais pour dessiner si bien ?
— Toi aussi tu dessines bien. Tout le monde dessine bien...
Le soir, banquet. Vingt-deux autour de la table et du cochon à tous les étages. Les queues et les oreilles grillaient dans la cheminée et l'on tira au sort dans quelles assiettes elles allaient tomber. Franck s'était défoncé, il commença par poser sur la table une espèce de soupe gélatineuse et très parfumée. Camille y trempa son pain, mais n'alla guère plus profond, puis ce fut le boudin, les pieds, la langue, j'en passe et des meilleures... Elle recula sa chaise de quelques centimètres et donna le change en tendant son verre au plus offrant. Après ce fut le tour des desserts, chacune ayant apporté une tarte ou un gâteau et enfin, la goutte...
— Ah.... ça ma petite demoiselle, y faut goûter à ça.... Les pimprenelles qui s'y refusent, elles restent vierges...
— Bon, ben.... Une toute petite goutte, alors...
Camille assura son dépucelage sous le regard matois de son voisin, celui qui n'avait qu'une dent et demie, et profita de la confusion générale pour aller se coucher.
Elle tomba comme une masse et s'endormit bercée par le brouhaha joyeux qui montait entre les lattes du parquet.
Elle dormait profondément quand il vint se caler contre elle. Elle grogna.
— T'inquiète pas, je suis trop saoul, je te ferai rien... murmura-t-il.
Comme elle lui tournait le dos, il posa son nez sur sa nuque et glissa un bras sous elle pour l'épouser le mieux possible. Ses petits cheveux lui chatouillaient les narines.
— Camille ?
Dormait-elle ? Faisait-elle semblant ? Pas de réponse en tout cas.