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— Bon, ben mémé, voilà. Je te présente Philibert...
— Mes hommages...
Il se pencha pour lui faire le baisemain.
— Allez, on s'assoit. Mais non, Odette ! Pas de menu ! Laissez faire le chef !
— Un petit apéritif ?
— Champagne ! répondit Philibert puis, se tournant vers sa voisine» : Vous aimez le Champagne, Madame?
— Oui, oui... fit Paulette intimidée par tant de manières.
— Tenez, voilà des rillons pour patienter...
Tout le monde était un peu coincé. Heureusement les petits vins de Loire, le brochet au beurre blanc et les fromages de chèvre délièrent vite les langues. Philibert était aux petits soins pour sa voisine et Camille riait en écoutant les bêtises de Franck :
— J'avais... Pff... Quel âge j'avais, mémé ?
— Mon Dieu, c'est si vieux... Treize ? Quatorze ans?
— C'était ma première année d'apprentissage.. À l'époque, je me rappelle, y me faisait peur le René J'en menais pas large. Mais bon... Y m'en a appris des choses... Y me faisait tourner bourrique aussi... Je sais plus ce qui m'avait montré... Des spatules, je crois, et il m'avait dit :
« Celle-là, on l'appelle la grosse chatte et l'autre, c'est la petite chatte. Tu t'en souviendras, hein, quand le prof y te demandera... Parce qu'y a les bouquins d'accord, mais ça c'est les vrais termes de cuisine. C'est le vrai jargon. C'est à ça qu'on reconnaît les bons apprentis. Alors ? T'as retenu ?
— Oui, chef.
— Comment qu'elle s'appelle celle-ci ?
— La grosse chatte, chef.
— Et l'autre ?
— Ben... la petite...
— La petite quoi, Lestafier ?
— La petite chatte, chef !
— C'est bien, mon gars, c'est bien... T'iras loin. » Ah ! qu'est-ce que j'étais niais à cette époque ! Qu'est-ce qu'ils ont pu se foutre de ma gueule... Mais on rigolait pas tous les jolirs, pas vrai Odette ? Ça y allait les coups de pied au cul...
Odette, qui s'était assise avec eux, hochait la tête.
— Oh maintenant il est calmé, tu sais...
— C'est sûr ! Les gamins d'aujourd'hui, ils se laissent plus faire !
— M'en parle pas des gamins d'aujourd'hui... C'est pas difficile, on ne peut plus rien leur dire... Y boudent. Y savent faire que ça : bouder. Ça me fatigue, tiens... Ça me fatigue plus que vous quand vous aviez mis le feu aux poubelles...
— C'est vrai ! Je m'en souvenais plus du tout...
— Ben moi, je m'en souviens, je te prie de me croire !
La lumière s'éteignit. Camille souffla ses bougies et toute la salle applaudit.
Philibert s'éclipsa et revint avec un gros paquet :
— C'est de notre part à tous les deux...
— Ouais, mais son idée, précisa Franck. Si ça te plaît pas, je suis pas responsable. Moi je voulais te louer un strip-teaseur, mais il a pas voulu...
— Oh, merci ! C'est gentil !
C était une table d'aquarelliste dite « de campagne ».
Philibert lut le papier avec des trémolos dans la gorge :
— Pliante et inclinable à double plateau, stable, avec une grande surface de travail et deux tiroirs de range-ment. Elle est étudiée pour travailler assis. Elle est composée de quatre pieds, on est content... en hêtre repliables assemblés deux à deux par une traverse donnant ouverte une grande stabilité. Fermés ils assurent le blocage des tiroirs. Plateau inclinable grâce à une double crémaillère. Il est possible de ranger un bloc de papier de format maxi 68 X 52 cm. Il y a déjà quelques feuilles au cas où... Unepoignée intégrée permet le transport de l'ensemble replié. Et ce n'est pas fini, Camille... un emplacement pour une petite bouteille d'eau est prévu sous la poignée !
— On peut mettre que de l'eau ? s'inquiéta Franck.
— Mais ce n'est pas pour boire, idiot, se moqua Paulette, c'est pour mélanger les couleurs !
— Ah ben ouais, je suis con, moi...
— Ça... Ça, te plaît ? s'inquiéta Philibert.
— C'est magnifique !
— Tu... tu pré... préférais pas un ga... un garçon tout nu?
— J'ai le temps de l'essayer tout de suite ?
— Vas-y, vas-y, on attend René de toute façon...
Camille chercha sa minuscule boîte d'aquarelles dans son sac, desserra les vis et s'installa devant la baie vitrée.
Elle dessina la Loire. Lente, large, calme, imperturbable. Ses bancs de sable nonchalants, ses piquets et ses barques moisies. Un cormoran là-bas. Les joncs pâles et le bleu du ciel. Un bleu d'hiver, métallique, éclatant, frimeur, cabotinant entre deux gros nuages fatigués.
Odette était hypnotisée :
— Mais comment qu'elle fait ? Elle n'a que huit couleurs dans son petit machin !
— Je triche mais chut... Tenez. C'est pour vous.
— Oh, ben merci ! Merci ! René ! Viens voir par ici!