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L’an dernier, le 22 mars au soir, il m’arriva une aventure des plus étranges. Tout le jour, j’avais parcouru la ville à la recherche d’un appartement. L’ancien était très humide et à cette époque déjà j’avais une mauvaise toux. Je voulais déménager dès l’automne, mais j’avais traîné jusqu’au printemps. De toute la journée, je n’avais rien pu trouver de convenable. Premièrement, je voulais un appartement indépendant, non sous-loué; et, deuxièmement, je me serais contenté d’une chambre, mais il fallait absolument qu’elle fût grande, et bien entendu en même temps le meilleur marché possible. J’ai remarqué que dans un appartement exigu les pensées même se trouvent à l’étroit. En méditant mes futures nouvelles, j’ai toujours aimé à aller et venir dans ma chambre. À propos: il m’a toujours été plus agréable de réfléchir à mes œuvres et de rêver à la façon dont je les composerais que de les écrire et vraiment, ce n’est pas par paresse. D’où cela vient-il donc?
Le matin déjà, je n’étais pas dans mon assiette et vers le coucher du soleil je commençai même à me sentir très mal; je fus pris d’une sorte de fièvre. De plus, j’étais resté sur mes jambes toute la journée et j’étais fatigué. Sur le soir, juste avant le crépuscule, je passai par l’avenue de l’Ascension. J’aime le soleil de mars à Pétersbourg, surtout le coucher du soleil, quand la journée est froide et claire, bien sûr. Toute la rue est brusquement éclairée, inondée d’une lumière éclatante. Toutes les maisons semblent se mettre à étinceler soudainement. Leurs teintes grises, jaunes, vert sale, perdent en un clin d’œil leur aspect rébarbatif; c’est comme si l’âme s’illuminait, comme si l’on était saisi d’un frisson, ou si quelqu’un vous poussait du coude. Un regard nouveau, de nouvelles pensées… C’est étonnant ce que peut faire un rayon de soleil dans l’âme d’un homme!
Mais le rayon de soleil avait disparu; le froid se faisait plus vif et commençait à vous picoter le nez; l’obscurité s’épaississait; le gaz brillait dans les magasins et les boutiques. Arrivé à la hauteur de la confiserie Müller, je m’arrêtai soudain comme cloué au sol et me mis à regarder l’autre côté de la rue, comme si je pressentais qu’il allait m’arriver tout de suite quelque chose d’extraordinaire; et, à cet instant précis, du côté opposé, j’aperçus un vieillard et son chien. Je me souviens très bien que mon cœur se serra sous le coup d’une sensation des plus désagréables, et que je ne pus moi-même éclaircir de quelle nature était cette sensation.
Je ne suis pas un mystique; je ne crois presque pas aux pressentiments et aux divinations; cependant il m’est arrivé dans ma vie, comme à tout le monde peut-être, plusieurs aventures assez inexplicables. Par exemple, quand ce ne serait que ce vieillard: pourquoi, lorsque je le rencontrai alors, ai-je senti immédiatement que ce même soir il m’adviendrait quelque chose qui ne serait pas tout à fait courant? D’ailleurs, j’étais malade; et les impressions maladives sont presque toujours trompeuses.
D’un pas lent et incertain, avançant les jambes comme des baguettes, presque sans les plier, le dos arrondi et frappant légèrement de sa canne les dalles du trottoir, le vieux approchait de la confiserie. De ma vie, je n’avais aperçu silhouette si extravagante et si singulière. Auparavant déjà, avant cette rencontre, lorsque nous nous étions retrouvés chez Müller, il m’avait toujours causé une impression douloureuse. Sa haute taille, son dos voûté, son visage mort d’octogénaire, son vieux paletot, déchiré aux coutures, son chapeau rond tout cabossé qui datait de vingt ans, couvrant un crâne dénudé où avait subsisté, juste sur la nuque, une petite touffe de cheveux non pas blancs, mais jaunâtres, ses mouvements, qui semblaient dépourvus de sens et commandés par un ressort, tout cela frappait involontairement celui qui le rencontrait pour la première fois. Réellement, il paraissait étrange de voir ce vieillard, à la limite de son âge, seul, sans surveillance, d’autant plus qu’il ressemblait à un fou échappé à ses gardiens. Ce qui m’avait frappé aussi, c’était sa maigreur extrême; il n’avait presque plus de corps, c’était comme s’il ne lui restait que la peau sur les os. Ses yeux, grands mais éteints, entourés d’un cerne bleu sombre, regardaient toujours droit devant eux, jamais de côté, et jamais ils ne voyaient rien, j’en suis convaincu. Tout en vous regardant, il marchait droit sur vous, comme s’il avait un espace vide devant lui. Je l’ai remarqué plusieurs fois. Il y avait peu de temps qu’il se montrait chez Müller, on ne savait d’où il venait, et il était toujours accompagné de son chien. Aucun des clients de la confiserie ne s’était jamais décidé à lui parler, et lui-même n’adressait la parole à personne.
«Pourquoi se traîne-t-il chez Müller, et qu’a-t-il de y faire?» songeai-je, planté de l’autre côté de la rue et le suivant irrésistiblement du regard. Une irritation, conséquence de la maladie et de la fatigue, commençait à bouillonner en moi. À quoi pense-t-il? continuai-je à part moi, qu’a-t-il dans la tête? Et pense-t-il encore à quelque chose? Son visage est si mort qu’il n’exprime déjà absolument plus rien. Et où a-t-il déniché cet abominable chien qui ne le quitte jamais, comme s’il constituait avec lui un tout inséparable, et qui lui ressemble tellement?
Ce malheureux chien semblait lui aussi avoir près de quatre-vingts ans; oui, il devait sûrement en être ainsi. Premièrement, il avait l’air plus vieux qu’aucun chien du monde, et deuxièmement, pourquoi, dès la première fois que je l’avais vu, m’était-il tout de suite venu à l’idée que ce chien ne pouvait pas être comme les autres chiens; que c’était un chien extraordinaire, qu’il devait absolument y avoir en lui quelque chose de fantastique, de magique; que c’était peut-être une sorte de Méphistophélès sous l’apparence d’un chien et que son destin avait été uni à celui de son maître par des liens mystérieux et inconnus. En le regardant, vous eussiez tout de suite convenu qu’il y avait à coup sûr une vingtaine d’années qu’il avait mangé pour la dernière fois. Il était maigre comme un squelette, ou, mieux encore, comme son maître. Son poil était presque entièrement tombé, même sur la queue qu’il tenait toujours entre ses jambes et qui était raide comme un bâton. Sa tête aux longues oreilles pendait lamentablement. Jamais je n’avais vu chien si répugnant. Lors qu’ils passaient tous deux dans la rue, le vieux en avant, le chien derrière, son museau touchant les pans du manteau de son maître comme s’il y était attaché, leur démarche et tout leur aspect semblaient dire à chaque pas:
«Pour être vieux, nous sommes vieux, Seigneur, comme nous sommes vieux!»
Je me souviens qu’un jour il me vint encore à l’esprit que le vieux et son chien s’étaient échappés d’une page d’Hoffmann illustrée par Gavarni, et qu’ils se promenaient par le vaste monde sous forme d’affiches ambulantes pour une édition. Je traversai la rue et entrai derrière le vieillard dans la confiserie.
Dans la boutique, le vieux se comportait de la façon la plus étrange, et Müller, debout derrière son comptoir, s’était même mis, les derniers temps, à faire une grimace de mécontentement à l’entrée de ce visiteur importun. Tout d’abord, ce client singulier ne demandait jamais rien. Chaque fois, il se dirigeait tout droit vers le coin du poêle et s’asseyait sur une chaise. Si sa place près du poêle était occupée, il restait debout un instant, dans une irrésolution stupide, devant le monsieur qui avait pris sa place, puis gagnait comme frappé de stupeur, l’autre coin, près de la fenêtre. Là, il choisissait une chaise, s’y asseyait lentement, ôtait son chapeau, le mettait à côté de lui sur le plancher, posait sa canne auprès du chapeau, puis, se renversant sur le dossier de sa chaise, il restait immobile pendant trois ou quatre heures. Jamais il ne prenait un journal, jamais il n’émettait ni une parole ni un son; il se contentait de rester assis, regardant devant lui de tous ses yeux, mais d’un regard si hébété, si privé de vie, qu’on pouvait parier qu’il ne voyait rien de ce qui l’entourait et n’entendait rien. Quant au chien, après avoir tourné deux ou trois fois sur place, il se couchait d’un air morose à ses pieds, fourrait son museau entre les bottes de son maître, poussait un profond soupir et, après s’être allongé de tout son long sur le plancher, restait immobile lui aussi toute la soirée, comme s’il mourait pendant ce temps-là. On pouvait croire que ces deux êtres gisaient morts quelque part tout le jour et que, dès que le soleil était couché, ils ressuscitaient brusquement, uniquement pour se rendre à la confiserie Müller et s’acquitter ainsi de quelque mystérieuse obligation, inconnue de tous. Après être resté assis trois ou quatre heures, le vieux, enfin, se levait, prenait son chapeau et partait chez lui. Le chien se levait lui aussi, et, la queue entre les jambes, tête basse, de son même pas lent, le suivait machinalement. Les clients de la confiserie, les derniers temps, évitaient le vieillard de toute manière et ne s’asseyaient même pas à côté de lui, comme s’il leur inspirait de la répulsion. Lui, il ne remarquait rien de tout cela.
Les habitués de cette confiserie étaient pour la plupart des Allemands. Ils venaient là de toute l’avenue de l’Ascension; tous étaient patrons de différents établissements: serruriers, boulangers, teinturiers, fabricants de chapeaux, selliers, tous gens patriarcaux dans le sens allemand du mot. Chez Müller, en général, on observait les mœurs patriarcales. Le patron se joignait souvent à ses clients familiers, s’asseyait à leur table et l’on vidait force punchs. Les chiens et les petits enfants du patron venaient aussi trouver les clients, et ceux-ci caressaient et les enfants et les chiens. Tous se connaissaient et s’estimaient mutuellement. Et tandis que les habitués s’absorbaient dans la lecture des journaux allemands, derrière la porte, dans l’appartement du patron, vibraient les notes de «Mein lieber Augustin», joué sur un piano aux sons grêles par la fille aînée de l’hôte, une petite Allemande aux boucles blondes, qui ressemblait beaucoup à une souris blanche. La valse était accueillie avec plaisir. J’allais chez Müller les premiers jours de chaque mois lire les journaux russes.
En entrant dans la confiserie, je vis que le vieillard était déjà assis près de la fenêtre et que son chien était comme les autres fois étendu à ses pieds. Je m’assis sans rien dire dans un coin et me posai intérieurement cette question: «Pourquoi suis-je entré ici; alors que je n’ai absolument rien à y faire, que je suis malade, et qu’il serait plus indiqué de regagner ma maison, de boire du thé et de me coucher? Est-il possible vraiment que je sois ici uniquement pour contempler ce vieillard?» Je fus pris d’un mouvement d’humeur. «Qu’ai-je à m’occuper de lui?» me dis-je en me rappelant cette sensation bizarre et maladive que j’éprouvais déjà en le regardant dans la rue. «Et qu’ai-je à faire avec tous ces Allemands ennuyeux? Pourquoi cette humeur fantasque? Pourquoi cette inquiétude de basse qualité pour des bêtises, inquiétude que je discerne en moi ces derniers temps et qui m’empêche de vivre et de porter sur la vie un regard clair, comme me l’a fait remarquer déjà un profond critique, dans son analyse indignée de ma dernière nouvelle?» Mais, tout en hésitant et en m’affligeant, je restais à ma place et pendant ce temps mon malaise empirait, si bien qu’il me parut regrettable d’abandonner la douce température de la pièce. Je pris la gazette de Francfort, en lus deux lignes et m’assoupis. Les Allemands ne me gênaient pas. Ils lisaient, fumaient et de temps en temps seulement; une fois toutes les demi-heures environ, se communiquaient, à bâtons rompus et à mi-voix, quelque nouvelle de Francfort ou encore quelque bon mot ou boutade du célèbre humoriste allemand Saphir; après quoi, avec une fierté nationale accrue, ils se replongeaient dans leur lecture.
Je somnolai près d’une demi-heure et fus réveillé par un violent frisson. Il fallait décidément que je rentre chez moi. Mais, à ce moment, une scène muette qui se déroulait dans la pièce me retint encore une fois. J’ai déjà dit que le vieux, dès qu’il s’était assis sur sa chaise, dirigeait son regard quelque part et ne le détournait pas de toute la soirée. Il m’advint à moi aussi de tomber sous ce regard, absurdement obstiné, qui ne distinguait rien; la sensation était des plus déplaisantes, insupportable même, et d’ordinaire je changeais de place le plus vite possible. Pour l’instant, la victime du vieillard était un petit Allemand replet et miraculeusement propre, avec un col droit fortement empesé et un visage extraordinairement rouge. C’était un hôte de passage, un marchand de Riga, Adam Ivanytch Schultz, comme je l’appris par la suite, ami intime de Müller, mais qui ne connaissait pas encore le vieux ni bon nombre des habitués. Il lisait avec délices Dorf barbier et buvait son punch à petites gorgées lorsque soudain, levant la tête il aperçut le regard du vieillard fixé sur lui. Cela l’abasourdit. Adam Ivanytch était un homme très susceptible et très chatouilleux, comme le sont en général tous les Allemands «nobles». Il lui parut étrange et offensant qu’on le dévisageât avec tant d’insistance et de sans-gêne. Étouffant son indignation, il détourna les yeux du client indélicat, marmotta quelque chose dans sa barbe et, sans mot dire, se cacha derrière son journal. Mais il ne put y tenir et, quelques minutes après, jeta de derrière son journal un coup d’œil soupçonneux: même regard entêté, même contemplation dépourvue de sens. Adam Ivanytch se tut cette fois encore. Mais lorsque cette circonstance se reproduisit une troisième fois, il éclata et estima de son devoir de défendre sa noblesse et de ne pas laisser porter atteinte devant un public noble à la belle ville de Riga dont, vraisemblablement, il se considérait comme le représentant. Avec un geste d’impatience, il jeta son journal sur la table, en frappant énergiquement de la baguette dans laquelle il était inséré et, flambant de dignité, tout rouge de punch et de bravoure, il arrêta à son tour ses petits yeux enflammés sur l’irritant vieillard. On eût dit que tous deux, l’Allemand et son adversaire, voulaient venir à bout l’un de l’autre par la puissance magnétique de leurs regards et attendaient qui le premier perdrait contenance et baisserait les yeux. Le bruit de la baguette et la pose excentrique d’Adam Ivanytch attirèrent l’attention de tous les assistants. Tous, à l’instant, ajournèrent leurs occupations et, avec une curiosité grave et silencieuse observèrent les deux adversaires. La scène devenait très comique. Mais le magnétisme des petits yeux provocants du rubicond Adam Ivanytch demeura sans effet. Le vieux, sans se soucier de rien, continuait à regarder hardiment M. Schultz, fou de rage, et ne remarquait décidément pas qu’il était devenu l’objet de la curiosité générale. Tout comme s’il eût été dans la lune et non sur la terre. Finalement, Adam Ivanytch fut à bout de patience; il fit explosion.
«Pourquoi me regardez-vous avec tant d’attention?» cria-t-il en allemand, d’une voix rude et perçante et d’un air menaçant.
Mais son adversaire continuait à se taire, comme s’il n’avait pas compris ni même entendu la question. Adam Ivanytch se décida à parler en russe.
«Che fous temante, pourquoi fous me recardez afec tant d’insistance! vociféra-t-il avec une fureur redoublée. Che suis connu à la Cour, tantis que fous n’y êtes bas connu!» ajouta-t-il en se levant brusquement.
Mais le vieux ne cilla même pas. Un murmure d’indignation courut parmi les Allemands. Müller lui-même, attiré par le bruit, entra dans la pièce. Mis au fait de l’incident, il songea que le vieux était sourd et se pencha jusqu’à son oreille.
«Monsieur Schultz fous a temanté te ne pas le recarder ainsi», dit-il aussi fort que possible en regardant droit dans les yeux l’incompréhensible visiteur.
Le vieux jeta machinalement un coup d’œil sur Müller et, brusquement, son visage jusque-là immobile laissa voir les indices d’une angoisse, d’une agitation inquiète. Il se mit à s’affairer, se pencha avec un gémissement vers son chapeau, le saisit précipitamment ainsi que sa canne, se leva, et, avec un sourire pitoyable, le sourire humilié du pauvre que l’on chasse de la place qu’il a occupée par erreur, se prépara à quitter la salle. Cette hâte docile et humble du malheureux vieillard branlant éveillait si bien la pitié et cette émotion qui littéralement fait chavirer le cœur dans la poitrine que toute l’assistance, à commencer par Adam Ivanytch, regarda aussitôt l’affaire avec d’autres yeux. Il était clair que le vieillard non seulement ne pouvait offenser personne, mais sentait lui-même à chaque minute qu’on pouvait le chasser de partout, comme un mendiant.
Müller était un homme bon et compatissant.
«Non, non, reprit-il en donnant des petites tapes réconfortantes sur l’épaule du vieux, asseyez-fous! Aber Herr Schultz fous prie te ne pas le recarder si fixement. Il est connu à la Cour.»
Mais le malheureux ne comprit pas davantage; il s’agita plus encore, se pencha pour ramasser son cache-nez, un vieux cache-nez bleu foncé plein de trous qui était tombé de son chapeau, et se mit à appeler son chien qui était allongé immobile sur le plancher, et semblait plongé dans un profond sommeil, le museau recouvert par ses deux pattes.
«Azor! Azor! zézaya-t-il d’une voix sénile et tremblante. Azor!»
Azor ne bougea pas.
«Azor! Azor!» répéta le vieillard d’un ton angoissé; il poussa le chien avec sa canne, mais celui-ci demeura dans la même position.
La canne tomba de ses mains. Il se pencha, se mit à genoux et souleva à deux mains la tête d’Azor. Pauvre Azor! Il était mort. Il avait expiré sans bruit aux pieds de son maître, peut-être de vieillesse et peut-être aussi de faim. Le vieux le regarda un instant, comme stupéfait, ne semblant pas comprendre qu’Azor était déjà mort; ensuite, il s’inclina doucement vers celui qui avait été son serviteur et son ami et pressa son visage pâle contre sa tête inerte. Il y eut une minute de silence. Nous étions tous attendris… Enfin, le malheureux se releva. Il était exsangue et tremblait comme pris de fièvre.
«On peut l’embailler, dit le compatissant Müller, désirant consoler un peu le vieillard. On peut drès pien l’embailler; Fiodor Karlovitch Krieger sait drès pien faire cela; Fiodor Karlovitch Krieger est un crand ardisde, affirma Müller, en ramassant la canne et en la tendant au vieux.
– Oui, je savais merfeilleusement embailler», confirma modestement Herr Krieger lui-même, se mettant en avant. C’était un Allemand vertueux, maigre et dégingandé, avec une tignasse rousse et des lunettes sur son nez bosselé.
«Fiodor Karlovitch Krieger a un crand talent pour embailler egsellemment toutes zortes d’animaux, ajouta Müller que son idée commençait à enthousiasmer.
– Oui, ch’ai un crand talent pour embailler toutes zortes d’animaux, soutint à nouveau Herr Krieger, et j’embaillerai votre chien cratis, ajouta-t-il dans un élan de renoncement magnanime.
– Non, c’est moi qui fous baierai bour embailler le chien», cria d’un ton féroce Adam Ivanovitch Schultz, deux fois plus rouge, brûlant à son tour de générosité et se jugeant à tort la cause de tous les malheurs.
Le vieux écoutait tout cela visiblement sans comprendre et continuait à trembler de tous ses membres.
«Attendez! Pufez un petit ferre de pon gognac!» cria Muller, voyant que le visiteur énigmatique désirait partir.
On servit le cognac. Le vieillard prit machinalement le verre, mais ses mains tremblaient: avant de le porter à ses lèvres, il en répandit la moitié et, sans boire une goutte, il le reposa sur le plateau. Ensuite, avec un sourire bizarre qui n’était pas du tout de circonstance, il sortit de la confiserie d’un pas rapide et saccadé, abandonnant Azor. Tous restaient debout, stupéfaits; on entendit des exclamations.
«Schwerenot! Was für eine Geschichte!» disaient les Allemands en se regardant avec de grands yeux.
Je me précipitai à la suite du vieux. À quelques pas de la confiserie en tournant à droite, on trouve une rue étroite et sombre bordée d’énormes maisons. J’étais aiguillonné par la conviction que le vieux avait tourné là. La seconde maison à droite était en construction et toute couverte d’échafaudages. La palissade qui entourait la maison avançait presque jusqu’au milieu de la ruelle; à cette palissade était ajusté un trottoir de bois pour les passants. Dans le coin sombre fait par la clôture et la maison, je trouvai le vieux. Il était assis sur le bord du trottoir et, les coudes sur les genoux, tenait sa tête dans ses mains. Je m’assis à côté de lui.
«Écoutez, dis-je, sachant à peine comment commencer, ne vous chagrinez pas au sujet d’Azor. Venez, je vais vous conduire chez vous. Calmez-vous. Je vais tout de suite aller chercher un fiacre. Où habitez-vous?»
Le vieux ne répondit pas. Je ne savais à quoi me résoudre. Il n’y avait pas de passants. Soudain, il me saisit la main.
«J’étouffe! dit-il d’une voix rauque, à peine perceptible, j’étouffe!
– Allons chez vous! criai-je en me levant et en le faisant lever à grand-peine. Vous boirez du thé et vous vous coucherez… Je vous amène tout de suite un fiacre… Je ferai appeler le docteur…, je connais un docteur.»
Je ne me souviens pas de ce que je lui dis encore. Il voulut se dresser, se souleva un instant, mais retomba et recommença à marmotter quelque chose, de la même voix enrouée et sifflante. Je me penchai encore plus près de lui et écoutai.
«À Vassili-Ostrov, râlait le vieillard, la sixième rue…, la sixième rue…»
Il se tut.
«Vous habitez à Vassili-Ostrov? Mais ce n’est pas là que vous alliez; c’est à gauche, non à droite. Je vais vous y conduire tout de suite…»
Le vieux ne bougeait pas. Je lui pris la main; cette main retomba comme privée de vie. Je le regardai au visage, le touchai: il était déjà mort. Il me sembla que tout ceci m’arrivait en rêve.
Cette aventure me coûta beaucoup de démarches durant lesquelles ma fièvre passa toute seule. On découvrit l’appartement du vieux. Il ne demeurait d’ailleurs pas à Vassili-Ostrov, mais à deux pas de l’endroit où il était mort, dans la maison Klugen, sous les combles, au quatrième étage, dans un logis indépendant qui comprenait une petite entrée et une grande chambre très basse de plafond, avec trois fentes en guise de fenêtres. Il vivait misérablement. Comme meubles, il n’y avait en tout et pour tout qu’une table, deux chaises et un vieux, vieux divan, dur comme de la pierre et d’où le crin s’échappait de toutes parts; et encore, cela appartenait au propriétaire. On voyait qu’on n’avait pas allumé le poêle depuis longtemps; il n’y avait pas non plus de bougies. Maintenant je suis convaincu que le vieux allait chez Müller uniquement pour s’asseoir à la lumière des bougies et se chauffer. Sur la table, se trouvaient un pichet de terre vide et un croûton de pain. On ne trouva pas un sou. Il n’y avait même pas de linge de rechange pour l’ensevelir; quelqu’un dut donner une chemise. Il était clair qu’il ne pouvait vivre ainsi, complètement seul; assurément quelqu’un, ne fût-ce que de temps à autre, venait lui rendre visite. Dans le tiroir de la table, on trouva son passeport. Le défunt était étranger, mais sujet russe; il s’appelait Jérémie Smith, était mécanicien, et avait soixante-dix-huit ans. Sur la table se trouvaient deux livres: un résumé de géographie et un Nouveau Testament en russe, avec des marques au crayon et des coups d’ongle dans la marge. J’achetai ces livres. On interrogea les locataires, le propriétaire, ils ne savaient presque rien sur lui. Il y avait un grand nombre d’habitants dans cette maison, presque tous des artisans ou des Allemandes pourvues de domestiques qui tenaient pension. Le gérant, un noble, ne put également dire que peu de chose sur son ancien locataire, si ce n’est que l’appartement était à six roubles par mois, que le défunt y avait vécu quatre mois, mais qu’il n’avait pas donné un kopeck pour les deux derniers mois, de sorte qu’il allait falloir l’expulser. On demanda si quelqu’un venait le voir, mais personne ne put donner de réponse satisfaisante. La maison était grande: bien des gens allaient et venaient dans cette arche de Noé. On ne pouvait se souvenir de tous. La concierge, qui était en fonction depuis quatre ou cinq ans et qui, vraisemblablement, aurait pu nous éclairer tant soit peu, était parti en vacances quinze jours auparavant dans son pays, laissant à sa place son neveu, un jeune garçon qui ne connaissait pas encore personnellement la moitié des locataires. Je ne sais pas au juste comment se termina alors toute cette enquête, mais finalement on enterra le vieillard. Ces jours-là, entre autres démarches, j’allai à Vassili-Ostrov, sixième rue, et ce ne fut qu’une fois arrivé là-bas que je ris de moi-même; que pouvais-je voir dans la sixième rue, sinon des rangées de maisons ordinaires? Mais pourquoi donc alors, pensai-je, le vieux, en mourant, avait-il parlé de la sixième rue et de Vassili-Ostrov? Peut-être délirait-il?
Je visitai l’appartement vide de Smith et il me plut. Je le retins. Point essentiel, il y avait une grande pièce, bien que très basse: les premiers temps, il me semblait toujours que j’allais donner de la tête contre le plafond. D’ailleurs, je m’y habituai rapidement. Pour six roubles par mois, on ne pouvait pas trouver mieux. Cela me séduisait d’être chez moi; il ne restait qu’à s’inquiéter des domestiques, car il était impossible d’y vivre sans être servi du tout. Le concierge me promit de venir, les premiers temps au moins, une fois par jour pour me servir, à défaut de mieux. Et qui sait, me disais je, peut-être que quelqu’un viendra s’informer du vieillard? Cependant, il y avait déjà cinq jours qu’il était mort et personne n’était encore venu.
À cette époque, il y a exactement un an, je collaborais encore à des revues, je faisais de petits articles et je croyais fermement que je parviendrais à écrire une grande et belle chose. J’étais attelé à un grand roman; il n’empêche que le résultat de tout cela, c’est que me voici échoué à l’hôpital où je vais probablement bientôt mourir. Et si je dois bientôt mourir, il semble que cela n’ait pas grand sens de tenir un journal.
Toute cette pénible dernière année de ma vie me revient malgré moi constamment à la mémoire. Maintenant, je veux tout noter et, si je ne m’étais pas inventé cette occupation, je crois bien que je serais mort d’ennui. Toutes ces impressions passées me troublent jusqu’à la souffrance, jusqu’à la torture. Sous ma plume, elles prendront un caractère plus rassurant, plus ordonné; elles ressembleront moins au délire, au cauchemar, je crois. Le seul mécanisme de l’écriture a sa valeur; il me calme, me refroidit, réveille mes anciennes habitudes d’écrivain, oriente mes souvenirs et mes rêves douloureux vers le travail, l’action… Oui, c’est une bonne idée que j’ai eue là. De plus, je pourrai léguer cela à l’assistant; il pourra au moins coller mes papiers autour des fenêtres, quand on posera les châssis d’hiver.
Ceci mis à part, j’ai commencé, je ne sais pourquoi, mon récit par le milieu. Si je veux vraiment tout écrire, il faut commencer par le commencement. Allons, reprenons au commencement. Ma biographie d’ailleurs ne sera pas longue.
Je ne suis pas né ici, mais dans la lointaine province de N… Il faut supposer que mes parents étaient des gens honorables, mais ils me laissèrent orphelin dès l’enfance, et je grandis dans la maison de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev, un petit propriétaire, qui me recueillit par pitié. Comme enfant, il n’avait qu’une fille, Natacha, de trois ans plus jeune que moi. Nous grandîmes elle et moi comme frère et sœur. Oh! ma chère enfance! Comme c’est stupide de te regretter à vingt-cinq ans et, à la veille de mourir, de n’avoir que de toi un souvenir exaltant et reconnaissant! Le soleil était alors si éclatant, si différent de celui de Pétersbourg, et nos jeunes cœurs battaient avec tant d’ardeur et d’allégresse! Autour de nous, alors, il y avait des champs et des bois et non un amas de pierres mortes comme aujourd’hui. Qu’ils étaient merveilleux, le jardin et le parc de Vassilievskoié où Nikolaï Serguéitch était intendant! Dans ce jardin, nous nous promenions, Natacha et moi, et, après le jardin, il y avait une grande forêt humide où nous nous sommes égarés un jour, étant enfants… Quelle époque précieuse, magnifique! La vie se manifestait pour la première fois, mystérieuse et attirante, et il était si doux de se familiariser avec elle! C’était comme si derrière chaque arbre, chaque buisson, vivait encore un être mystérieux et inconnu; ce monde féerique se confondait avec le monde réel; et lorsque dans les vallées profondes s’épaississait la brume du soir, lorsqu’elle s’accrochait aux buissons en touffes blanches et floconneuses, se pressait aux flancs rocailleux de notre grand ravin, Natacha et moi, sur la rive, la main dans la main, nous jetions des regards curieux et craintifs sur le gouffre et attendions que quelqu’un brusquement en émergeât ou nous appelât dans le brouillard, du fond du ravin, et les contes de notre vieille bonne devenaient la vérité vraie, reconnue. Une fois, c’était longtemps après, je rappelai à Natacha que nous avions un jour trouvé la «Lecture Enfantine» et que nous nous étions aussitôt sauvés dans le jardin, vers l’étang, où, sous un vieil érable touffu, se trouvait notre banc préféré, que nous nous étions installés là-bas et avions commencé à lire le conte de fées «Alphonse et Dalinde». Aujourd’hui encore, je ne peux me rappeler ce conte sans une bizarre révolution intime et lorsque, il y a un an de cela, j’en remémorai à Natacha les deux premières lignes: «Alphonse, le héros de mon récit, est né au Portugal: Don Ramir, son père…» etc., j’ai failli fondre en larmes. Cela dut sans doute paraître terriblement ridicule, et c’est probablement pour cela que Natacha a souri de façon si étrange devant mon enthousiasme. D’ailleurs, elle s’est reprise tout de suite (je m’en souviens) et pour me consoler s’est mise elle-même à me rappeler le passé. De fil en aiguille, elle aussi s’est attendrie. Cette soirée fut merveilleuse; nous passâmes tout en revue. Et le jour où l’on m’envoya en pension, au chef-lieu de la province! (Mon Dieu, comme elle pleurait ce jour-là!) Et notre dernière séparation, lorsque cette fois-ci je dis adieu pour toujours à Vassilievskoié! J’en avais déjà fini avec ma pension et je partais à Pétersbourg pour entrer à l’Université. J’avais alors dix-sept ans, elle quinze. Natacha dit que j’étais alors disgracieux et si dégingandé qu’on ne pouvait me regarder sans rire. Au moment des adieux, je l’emmenai à l’écart pour lui dire quelque chose d’extrêmement important; mais ma langue brusquement resta muette et s’embarrassa. Elle se souvint que j’étais dans un grand trouble. Bien entendu, la conversation ne s’engagea pas. Je ne savais que dire, et elle ne m’aurait peut-être pas compris. Je me mis à pleurer amèrement, et partis sans avoir rien dit. Nous ne nous revîmes que longtemps après, à Pétersbourg. Il y a près de deux ans de cela, le vieil Ikhméniev était venu ici faire des démarches pour son procès et je venais à peine de me lancer dans la littérature.
Nikolaï Serguéitch Ikhméniev était issu d’une bonne famille, mais ruinée, depuis fort longtemps. Cependant, il hérita, à la mort de ses parents, d’une belle propriété et de cent cinquante âmes. À vingt et un ans, il entra aux hussards. Tout allait bien; mais après six ans de service, il lui arriva, un malheureux soir, de perdre au jeu tout son bien. Il ne dormit pas de toute la nuit. Le soir suivant, il reparut dans la salle de jeu et mit une carte sur son cheval, la dernière chose qui lui restait. Sa carte gagna, puis une autre, puis une troisième, et une demi-heure après, il avait regagné un de ses villages, le petit hameau d’Ikhménievka, qui comptait cinquante âmes au dernier recensement. Il s’arrêta de jouer, et, dès le lendemain, demanda sa retraite. Cent âmes étaient perdues sans retour. Deux mois plus tard, il était mis à la retraite avec le grade de lieutenant et il partit dans son petit village. Jamais par la suite il ne parla de cette perte au jeu, et, malgré sa bonté bien connue, il se serait certainement brouillé avec celui qui aurait pris l’audace de la lui rappeler. Dans son village, il s’adonna consciencieusement à la gérance de son bien, et, à trente-cinq ans, il épousa une jeune fille noble et pauvre, Anna Andréievna Choumilova, qui n’avait pas la moindre dot, mais qui avait été élevée dans la pension noble du chef-lieu, chez l’émigrée de Mont-Revêche, ce dont Anna Andréievna se targua toute sa vie, bien que personne n’eût jamais pu deviner en quoi précisément consistait cette éducation. Nikolaï Serguéitch se révéla excellent intendant. Les propriétaires voisins apprenaient chez lui à administrer une propriété. Plusieurs années s’étaient écoulées lorsque brusquement, dans la terre voisine, le village de Vassilievskoié, qui comptait neuf cents âmes, arriva de Pétersbourg le propriétaire, le prince Piotr Alexandrovitch Valkovski. Son arrivée fit une assez forte impression dans tous les alentours. Le prince était un homme encore jeune, bien qu’il ne fût plus de la première fraîcheur. Il avait un grade élevé, des relations haut placées, c’était un bel homme, il avait du bien et, pour finir, il était veuf, ce qui était particulièrement intéressant pour les dames et les jeunes filles de tout le district. On racontait le brillant accueil que lui avait fait au chef-lieu le gouverneur dont il se trouvait quelque peu parent; on disait «qu’il avait tourné la tête à toutes les dames de la ville par son amabilité», etc. En un mot, c’était un de ces brillants représentants de la haute société pétersbourgeoise, qui se montrent rarement en province, et qui, lorsqu’ils y paraissent, produisent un effet sensationnel. Au demeurant, le prince était loin d’être aimable, surtout avec ceux dont il n’avait pas besoin et qu’il jugeait inférieurs à lui, ne fût-ce que de peu. Il ne condescendit pas à faire connaissance avec les propriétaires voisins, ce qui lui valut aussitôt beaucoup d’ennemis. Aussi tous s’étonnèrent-ils grandement lorsque, soudain, il lui prit la fantaisie de rendre visite à Nikolaï Serguéitch. Il est vrai que Nikolaï Serguéitch était un de ses voisins les plus proches. Dans la maison des Ikhméniev, le prince fit sensation. Il les charma d’emblée tous les deux; Auna Andréievna surtout était enthousiasmée. Peu de temps après, il était tout à fait de leurs intimes, venait les voir chaque jour, les invitait, faisait de l’esprit, leur racontait des anecdotes, jouait sur leur méchant piano, chantait. Les Ikhméniev n’en revenaient pas; comment pouvait-on dire d’un homme si charmant et si aimable qu’il était fier, arrogant, sèchement égoïste, comme le clamaient en chœur tous leurs voisins? Il faut croire que Nikolaï Serguéitch, homme simple, droit, désintéressé et noble, avait réellement plu au prince. D’ailleurs, tout s’éclaira bientôt. Le prince était venu à Vassilievskoié pour chasser son intendant, un Allemand débauché, ambitieux, un agronome, doté de respectables cheveux blancs, de lunettes et d’un nez crochu; mais malgré tous ces avantages, il volait sans vergogne ni mesure et, qui plus est, avait fait mourir sous les coups plusieurs paysans. Ivan Karlovitch avait enfin été pris sur le fait: il était monté sur ses grands chevaux, avait beaucoup parlé de l’honnêteté allemande; mais, en dépit de tout cela, on l’avait chassé et même de façon assez ignominieuse. Le prince avait besoin d’un intendant et son choix tomba sur Nikolaï Serguéitch, administrateur excellent et l’homme le plus honnête qui soit, cela ne faisait pas le moindre doute. Le prince désirait sans doute beaucoup que Nikolaï Serguéitch se proposât lui-même comme intendant; mais cela n’arriva pas, et le prince un beau matin lui en fit l’offre, sous forme de la requête la plus respectueuse et la plus amicale. Ikhméniev refusa tout d’abord; mais l’importance du traitement séduisit Anna Andréievna, et les amabilités redoublées du solliciteur dissipèrent les dernières irrésolutions. Le prince atteignit son but. Il faut croire qu’il connaissait bien les hommes. Durant la courte période de ses relations avec les Ikhméniev, il avait vu parfaitement à qui il avait affaire et avait compris qu’il fallait gagner Ikhméniev avec des manières cordiales et amicales, se l’attacher par le cœur, faute de quoi l’argent serait de peu de poids. De plus, il avait besoin d’un intendant à qui il pût se confier aveuglément et une fois pour toutes, afin de ne plus avoir jamais à mettre les pieds à Vassilievskoié, comme c’était bien son intention. La séduction qu’il avait exercée sur Ikhméniev avait été si puissante que celui-ci avait réellement cru à son amitié. Nikolaï Serguéitch était un de ces hommes excellents et naïvement romantiques comme nous en avons en Russie, qui sont si bons, quoi qu’on en dise, et qui, une fois qu’ils aiment quelqu’un (parfois Dieu sait pourquoi), lui sont dévoués de toute leur âme et poussent quelquefois leur attachement jusqu’au ridicule.
Bien des années passèrent. Le domaine du prince prospérait. Les relations du propriétaire de Vassilievskoié et de son intendant se maintenaient sans le moindre désagrément d’aucun côté et s’étaient réduites à une sèche correspondance d’affaires. Le prince, qui ne s’ingérait jamais dans l’administration de Nikolaï Serguéitch, lui donnait parfois des conseils qui l’étonnaient par l’exceptionnel esprit pratique et réaliste qu’ils révélaient. Il était clair que non seulement il n’aimait pas les dépenses superflues, mais savait aussi gagner de l’argent. Cinq ou six ans après sa visite à Vassilievskoié, il envoya à Nikolaï Serguéitch une procuration pour l’achat d’une autre terre magnifique de quatre cents âmes dans la même province. Nikolaï Serguéitch fut aux anges; il suivait la réussite du prince, ses succès, son avancement, comme s’il s’agissait de son propre frère. Mais sa joie atteignit son comble lorsqu’un jour le prince lui donna une marque extraordinaire de confiance. Voici comment cela se produisit… D’ailleurs je juge indispensable de mentionner ici quelques particularités de la vie de ce prince Valkovski, qui est un des principaux personnages de mon récit.
J’ai déjà dit qu’il était veuf. Il s’était marié dans la première jeunesse et avait fait un mariage d’argent. De ses parents, qui s’étaient complètement ruinés à Moscou, il ne reçut presque rien. Vassilievskoié était hypothéqué et surhypothéqué; il avait d’énormes dettes. À vingt-deux ans le prince, obligé alors de servir à Moscou dans un ministère, n’avait plus un kopeck et il entrait dans la vie «comme un gueux, descendant d’une antique lignée». Un mariage avec la fille plus que mûre d’un fermier des eaux-de-vie le sauva. Son beau-père, bien entendu, l’avait trompé sur la dot, mais il put cependant, grâce à l’argent de sa femme, racheter et remettre sur pied son bien patrimonial. La fille de marchand qui était échue au prince savait à peine écrire, ne pouvait assembler deux mots, était laide et ne possédait qu’une seule qualité importante: elle était bonne et docile. Le prince mit à profit au maximum ce mérite; après la première année de leur mariage, il laissa sa femme, qui à cette époque lui avait donné un fils, entre les mains de son père à Moscou, et lui-même partit prendre du service dans la province de X… où, à force d’intrigues, il obtint, avec la protection d’un illustre parent de Pétersbourg, une place assez en vue. Son âme avait soif de distinctions, d’avancement, d’une belle carrière, et, ayant calculé qu’avec sa femme il ne pouvait vivre ni à Pétersbourg ni à Moscou, il s’était décidé, en attendant mieux, à faire ses débuts en province. On dit que, dès la première année de leur vie commune, il avait failli faire mourir sa femme par sa grossièreté à son égard. Ce bruit avait toujours révolté Nikolaï Serguéitch et il avait pris avec chaleur la défense du prince, affirmant que celui-ci était incapable d’une vilenie. Sept ou huit ans après, la princesse mourut enfin, et son époux resté veuf alla s’installer sans tarder à Pétersbourg. Même là-bas, son apparition fut remarquée. Encore jeune, beau garçon, possédant du bien, doué de qualités brillantes, avec un esprit indéniable, du goût, une gaieté intarissable, il se présentait non comme quêtant le bonheur et la protection, mais avec une certaine indépendance. On disait qu’il y avait réellement en lui quelque chose de charmeur, de dominateur, de fort. Il plut extrêmement aux femmes et une liaison avec une des beautés de la société lui valut un succès de scandale. Il déboursait l’argent sans compter, malgré un sens inné de l’économie qui allait jusqu’à l’avarice, perdait d’énormes sommes aux cartes quand il le fallait sans même sourciller. Mais ce n’étaient pas des distractions qu’il était venu chercher à Pétersbourg; il lui fallait définitivement se mettre en chemin et consolider sa carrière. Il parvint à ses fins. Le comte Naïnski, son illustre parent, qui n’eût même pas fait attention à lui s’il s’était présenté comme un banal quémandeur, frappé de ses succès dans le monde, jugea possible et décent de lui prêter une attention particulière, et daigna même prendre dans sa maison, pour l’élever, son petit garçon âgé de sept ans. C’est vers cette époque que se place le voyage du prince à Vassilievskoié et son amitié avec les Ikhméniev. Enfin, après avoir reçu par l’intermédiaire du comte un poste important à l’une de nos plus grandes ambassades, il partit à l’étranger. Dans la suite, les bruits qui coururent sur son compte se firent quelque peu obscurs: on parla d’une aventure déplaisante qui lui était arrivée à l’étranger, mais personne ne put expliquer en quoi elle consistait. On savait seulement qu’il avait réussi à acheter encore quatre cents âmes, comme je l’ai dit plus haut. Il ne revint de l’étranger que de nombreuses années après avec un rang élevé et occupa aussitôt un emploi très important à Pétersbourg. À Ikhménievka, on raconta qu’il allait se remarier et s’allier avec une puissante, riche et illustre maison. «C’est un grand seigneur», dit Nikolaï Serguéitch en se frottant les mains de contentement. J’étais alors à l’Université de Pétersbourg, et je me souviens qu’Ikhméniev m’écrivit exprès pour me demander de me renseigner afin de savoir si le bruit de ce mariage était justifié. Il écrivit aussi au prince, en lui demandant pour moi sa protection; mais le prince laissa sa lettre sans réponse. Je sus seulement que son fils, qui avait d’abord été élevé chez le comte, puis ensuite au lycée, venait alors, à dix-neuf ans, de terminer ses études de sciences. Je l’écrivis à Ikhméniev et je lui dis aussi que le prince aimait beaucoup son fils, le gâtait, se préoccupait dès maintenant de son avenir. J’avais appris tout cela par des étudiants, camarades du jeune prince. Ce fut à ce moment-là qu’un beau matin Nikolaï Serguéitch reçut du prince une lettre qui l’étonna au-delà de toute mesure…
Le prince qui jusqu’ici, comme je l’ai déjà signalé, s’en était tenu, dans ses rapports avec Nikolaï Serguéitch à une sèche correspondance d’affaires, lui décrivait cette fois dans les détails avec un amical abandon sa vie de famille; il se plaignait de son fils, disait que celui-ci le chagrinait par sa mauvaise conduite; que, naturellement, il ne fallait pas encore prendre trop au sérieux les étourderies d’un pareil gamin (il s’efforçait visiblement de le disculper), mais qu’il s’était résolu, afin de punir son fils et de lui faire peur, à l’envoyer pour quelque temps à la campagne sous la surveillance d’Ikhméniev. Le prince écrivait qu’il se reposait entièrement sur «son très excellent et très noble Nikolaï Serguéitch, et en particulier sur Anna Andréievna», qu’il leur demandait à tous deux d’accueillir son écervelé sous leur toit, de le ramener au bon sens dans la solitude, de l’aimer si c’était possible, et surtout d’amender son caractère frivole et de lui «insuffler de salutaires et sévères principes, si indispensables dans la vie». Bien entendu, le vieil Ikhméniev s’attela à la tâche avec joie. Le jeune prince arriva; ils le reçurent comme leur propre fils. Au bout de peu de temps, Nikolaï Serguéitch l’aima passionnément, autant que sa Natacha; même plus tard, après la rupture définitive entre le prince et les Ikhméniev, le vieux parlait parfois avec bonne humeur de son Aliocha, ainsi qu’il avait l’habitude d’appeler le prince Alexeï Petrovich. En fait, c’était un charmant garçon; joli, faible et nerveux comme une femme, mais gai et simple, doué d’une âme généreuse, capable des sentiments les plus nobles, d’un cœur aimant, droit et reconnaissant; il devint l’idole de la maison Ikhméniev. En dépit de ses dix-neuf ans, c’était encore tout à fait un enfant. Il était difficile de se représenter la raison pour laquelle son père, qui, à ce qu’on disait, l’aimait beaucoup, l’avait exilé. On racontait que le jeune homme à Pétersbourg menait une vie oisive et frivole, qu’il ne voulait pas travailler et faisait ainsi de la peine à son père. Nikolaï Serguéitch ne questionna pas Aliocha, car le prince Piotr Alexandrovitch avait visiblement passé sous silence dans sa lettre la véritable cause de l’éloignement de son fils. Par ailleurs, on parlait d’une étourderie impardonnable d’Aliocha, d’une liaison avec une dame, d’une provocation en duel, d’une invraisemblable perte au jeu; il était même fait allusion à l’argent d’un tiers qu’il aurait dépensé. Le bruit courait aussi que le prince avait résolu d’éloigner son fils non pour une faute mais par suite de certaine égoïste combinaison. Nikolaï Serguéitch repoussait cette rumeur avec d’autant plus d’indignation qu’Aliocha aimait infiniment son père qu’il n’avait pas connu pendant toute la durée de son enfance et de son adolescence; il parlait de lui avec enthousiasme et animation; il était visible qu’il subissait entièrement son influence. Aliocha faisait aussi parfois allusion à une comtesse à qui son père et lui avaient fait la cour ensemble; c’était lui, Aliocha, qui l’avait emporté et son père s’était furieusement fâché contre lui. Il racontait toujours cette histoire avec orgueil, avec une naïveté enfantine et un rire joyeux et sonore; mais Nikolaï Serguéitch l’arrêtait sur-le-champ. Alexeï confirmait aussi le bruit selon lequel son père désirait se remarier.
Il avait déjà passé presque un an en exil; il écrivait à date fixe à son père des lettres raisonnables et respectueuses, et, finalement, il s’était si bien fait à Vassilievskoié que lorsque le prince vint lui-même à la campagne pour l’été (il en avait à l’avance informé les Ikhméniev), l’exilé demanda lui-même à son père de lui permettre de rester le plus longtemps possible à Vassilievskoié, assurant que vivre à la campagne était sa véritable vocation. Toutes les décisions, tous les entraînements d’Aliocha provenaient de son extraordinaire impressionnabilité nerveuse, de son cœur ardent, de sa légèreté qui allait parfois jusqu’à l’absurdité, d’une faculté peu commune de se soumettre à toute influence extérieure et d’une totale absence de volonté. Le prince écouta sa requête d’un air soupçonneux… Dans l’ensemble, Nikolaï Serguéitch avait peine à reconnaître son ancien «ami»: le prince Piotr Alexandrovitch avait extraordinairement changé. Il devint soudain particulièrement chicaneur avec Nikolaï Serguéitch; dans la vérification des comptes du domaine, il montra une avidité et une avarice repoussantes et une incompréhensible méfiance. Tout ceci affligea profondément l’excellent Ikhméniev; il s’efforça longtemps de ne pas y croire. Tout se passa cette fois contrairement à ce qui avait eu lieu lors de sa première visite à Vassilievskoié, quatorze ans auparavant; le prince tint à faire la connaissance de tous ses voisins; des plus importants, bien entendu; quant à Nikolaï Serguéitch, il n’allait jamais le voir et le traitait comme un subalterne. Brusquement survint un événement incompréhensible: sans aucune raison apparente, une rupture violente se produisit entre le prince et Nikolaï Serguéitch. On entendit des paroles véhémentes, injurieuses, dites des deux côtés. Ikhméniev, indigné, quitta Vassilievskoié, mais l’affaire ne s’arrêta pas là. Dans tous les environs se répandirent brusquement d’infâmes commérages. On prétendait que Nikolaï Serguéitch, ayant percé le caractère du jeune prince, avait projeté d’employer tous ses défauts à son profit; que sa fille, Natacha (qui avait alors dix-sept ans) avait su se faire aimer de ce jeune homme de vingt ans; que le père et la mère protégeaient cet amour, tout en faisant semblant de ne rien remarquer; que Natacha, rusée et «immorale», avait pour finir complètement ensorcelé le jeune homme, qui pendant toute une année, par ses soins, n’avait vu presque aucune des filles authentiquement nobles qui mûrissaient en si grand nombre dans les maisons honorables des propriétaires voisins. On affirmait enfin que les amoureux étaient déjà convenus de se marier, à quinze lieues de Vassilievskoié, dans le village de Grigorievo, soi-disant à l’insu des parents de Natacha, qui néanmoins connaissaient tout jusqu’au moindre détail et avaient mené leur fille par leurs conseils infâmes. Bref, un livre entier n’aurait pu contenir tout ce que les commères du district de l’un et l’autre sexe avaient réussi à échafauder à l’occasion de cette histoire. Mais le plus étonnant, c’était que le prince y ajoutait foi et que même il n’était venu que pour cela à Vassilievskoié, à la suite d’une dénonciation anonyme qui lui avait été envoyée à Pétersbourg. Bien entendu, aucun de ceux qui connaissaient tant soit peu Nikolaï Serguéitch n’aurait dû, semble-t-il, croire un seul mot de toutes les accusations portées à son compte; et cependant tous s’agitèrent, tous bavardèrent, tous critiquèrent, tous hochèrent la tête et… le condamnèrent sans retour. Ikhméniev était trop fier pour innocenter sa fille devant les commères et il interdit sévèrement à son Anna Andréievna d’entrer dans aucune espèce d’explication avec les voisins. Quant à Natacha, qui avait été si calomniée, un an encore après elle ne savait presque rien de tous ces racontars; on lui cacha soigneusement toute l’histoire et elle était gaie et innocente comme une enfant de douze ans.
Pendant ce temps, la querelle ne cessait de s’envenimer. Les complaisants ne s’assoupirent point. On vit apparaître des dénonciateurs et des témoins qui arrivèrent finalement à faire croire au prince que la longue administration de Nikolaï Serguéitch était loin de se distinguer par une honnêteté exemplaire. Bien plus: que trois ans auparavant, lors de la vente d’un petit bois, Nikolaï Serguéitch avait dissimulé à son profit douze mille roubles-argent, qu’on pouvait en témoigner de la façon la plus claire et la plus légale devant le juge, d’autant plus que pour la vente de ce bois il n’avait aucune procuration du prince, qu’il avait agi de son propre chef, que ce n’était qu’après qu’il avait persuadé le prince de la nécessité de cette vente et lui avait produit pour le bois une somme incomparablement inférieure à celle qu’il avait reçue réellement. Il va de soi que tout ceci n’était que calomnies, ce fut prouvé par la suite, mais le prince crut tout et, devant témoins, traita Nikolaï Serguéitch de voleur. Ikhméniev ne le supporta pas et répondit par une injure du même acabit; une scène terrible s’ensuivit. On commença immédiatement le procès. Nikolaï Serguéitch, faute de certains papiers, et surtout parce qu’il n’avait ni protecteurs ni expérience de la conduite à tenir dans ce genre d’affaires, perdit tout de suite son procès. On mit sa propriété sous séquestre. Le vieillard exaspéré abandonna tout et décida pour en finir de s’installer à Pétersbourg pour y suivre en personne son affaire; il laissa en province un homme de confiance expérimenté. Le prince comprit sans doute rapidement qu’il avait outragé injustement Ikhméniev. Mais l’offense de part et d’autre était si grande qu’il ne restait plus un seul mot pour la paix, et le prince irrité déploya tous ses efforts pour faire tourner le procès à son avantage, c’est-à-dire en fait pour enlever à son ancien intendant son dernier morceau de pain.
Donc, les Ikhméniev étaient venus s’installer à Pétersbourg. Je ne décrirai pas ma rencontre avec Natacha après une aussi longue séparation. Pendant ces quatre années, je ne l’avais jamais oubliée. Bien sûr, je ne me souviens pas moi-même parfaitement du sentiment qui m’animait quand je pensais à elle; mais lorsque nous nous revîmes, je pressentis bientôt qu’elle m’était promise par le destin. Tout d’abord, les premiers jours qui suivirent son arrivée, il me sembla qu’elle s’était peu développée pendant ces années; on eût dit qu’elle n’avait pas changé et était demeurée la même petite fille qu’avant notre séparation. Mais ensuite, je découvrais chaque jour en elle quelque trait nouveau qui m’était resté jusqu’alors complètement inconnu et semblait m’avoir été dissimulé à dessein, comme si la jeune fille s’était tout exprès cachée de moi, et quelle félicité il y avait dans cette découverte! Le vieux, après s’être installé à Pétersbourg, était les premiers temps nerveux et acariâtre. Ses affaires allaient mal: il s’indignait, sortait de ses gonds, fourrageait dans ses dossiers, et n’avait pas le temps de s’occuper de nous. Quant à Anna Andréievna, elle était comme éperdue et au début ne savait que penser. Pétersbourg lui faisait peur. Elle soupirait et tremblait, pleurait sur son ancienne existence, sur Ikhménievka, sur ce que Natacha était en âge de se marier et qu’il n’y avait personne pour penser à elle, et s’abandonnait avec moi à d’étranges confidences, faute d’un autre auditeur plus digne de ces épanchements amicaux.
Ce fut juste à ce moment-là, peu de temps après leur arrivée, que je terminai mon premier roman, celui-là même qui marqua le début de ma première carrière. Étant novice, je ne savais pas tout d’abord où le caser. Je n’en avais jamais parlé aux Ikhméniev; ils s’étaient presque brouillés avec moi parce que je vivais dans l’oisiveté, sans prendre de service ni m’efforcer de trouver un emploi. Le vieux me faisait des reproches amers et même acerbes; c’était, bien entendu, par l’intérêt paternel qu’il me portait. Moi, j’avais tout simplement honte de leur dire à quoi je travaillais. Et aussi comment leur annoncer de front que je ne voulais pas postuler une fonction mais écrire des romans? C’est pourquoi je leur avais menti jusqu’à présent, en leur disant qu’on ne me donnait pas de travail et que je faisais tout mon possible pour en trouver. Il n’avait pas le temps de vérifier mes dires. Je me souviens qu’un jour Natacha, qui avait eu les oreilles rebattues de nos conversations, m’emmena d’un air mystérieux à l’écart; elle me supplia en pleurant de penser à mon avenir, me posa des questions, chercha à savoir ce que je faisais exactement et comme je ne lui livrai pas non plus mon secret, elle me fit jurer que je ne me perdrais pas dans une vie de paresse et d’oisiveté. Il est vrai que, bien que je ne lui eusse point avoué mes occupations, je me souviens que, pour un mot d’encouragement d’elle au sujet de mon travail, mon premier roman, j’aurais donné les réflexions les plus flatteuses des critiques et des appréciateurs que je m’entendis adresser dans la suite. Et voici qu’enfin mon roman était sorti. Longtemps avant sa parution, cela avait fait du tintamarre dans le monde littéraire. B… était joyeux comme un enfant en lisant mon manuscrit. Oui! Si j’ai jamais été heureux, ce fut non pas lors des premières minutes enivrantes de mon succès, mais lorsque je n’avais encore ni lu ni montré mon manuscrit à personne: pendant ces longues nuits d’espérances exaltées, de rêveries et de passion pour le travail; lorsque je vivais avec mon imagination, avec les personnages que j’avais moi-même créés comme avec des parents, des êtres réellement existants; je les aimais, je me réjouissais et m’affligeais avec eux et parfois même je pleurais les larmes les plus sincères sur mon pâle héros. Je ne peux même pas décrire la joie des deux vieux à mon succès, bien qu’au début ils aient été très surpris: cela leur parut tellement étrange! Anna Andréievna, par exemple, ne voulait pas croire que le nouvel écrivain, célébré par tout le monde, était ce même Vania, qui, etc., et elle hochait la tête. Le vieux de longtemps ne se rendit pas et les premiers temps même était effrayé; il commença à parler de ma carrière de fonctionnaire perdue, de la vie déréglée de tous les écrivains en général. Mais la constance des nouvelles rumeurs, les notes dans les revues et, enfin, quelques mots louangeurs qu’il entendit prononcer à propos de moi par des personnalités en qui il croyait avec dévotion l’amenèrent à changer son point de vue. Lorsque enfin il vit que je me trouvais brusquement en possession d’argent et qu’il apprit quelle somme on pouvait recevoir pour un travail littéraire, ses dernières hésitations s’évanouirent. Passant rapidement du doute à une foi absolue et enthousiaste, se réjouissant comme un enfant de mon bonheur, il s’abandonna immédiatement aux espérances les plus effrénées, aux rêves les plus éblouissants pour mon avenir. Chaque jour, il bâtissait devant moi de nouvelles carrières, de nouveaux plans, et que n’y avait-il pas dans ces plans! Il se mit même à me témoigner une certaine considération qu’il n’avait pas jusqu’alors à mon égard. Néanmoins, je me souviens que parfois ses doutes revenaient l’assaillir, au milieu des plus fougueuses imaginations, et le décontenançaient à nouveau.
«Écrivain, poète. Ça fait drôle… Quand donc les poètes ont-ils fait leur chemin, ont-ils pris du rang? Tous ces gens-là sont des vantards, des vauriens.» J’avais remarqué que ces doutes et ces questions épineuses se présentaient à lui le plus souvent au crépuscule (tellement je me souviens de tous les détails de cette époque bénie!). Vers le soir, notre vieil ami devenait toujours plus nerveux, plus impressionnable et plus méfiant. Natacha et moi savions déjà cela et nous en riions à l’avance. Je me souviens que je le remontais avec des anecdotes sur Soumarokov, qui avait été fait général, sur Derjavine, qui avait reçu une tabatière pleine de pièces d’or, sur la visite que l’impératrice avait faite à Lomonossov; je lui parlais de Pouchkine, de Gogol.
«Je sais, frère, je sais tout cela, répliqua le vieillard qui peut-être entendait toutes ces histoires pour la première fois. Hum! Écoute, Vania, tu sais, je suis tout de même content que ta cuisine ne soit pas écrite en vers. Les vers, mon cher, ce sont des sornettes; et n’ergote pas, crois-en un vieillard; je te veux du bien; ce sont de pures sornettes, une occupation inutile! C’est bon pour les collégiens d’écrire des vers; vous autres, jeunes gens, cela vous conduira à la maison de fous… Admettons que Pouchkine soit un grand homme, et après? Ce sont des vers, et rien de plus; c’est tellement éphémère… D’ailleurs, j’ai lu peu de choses de lui… La prose, c’est une autre affaire! Là, l’écrivain peut même instruire…, parler de l’amour de la patrie, ou bien des vertus en général…, oui! Je ne sais pas m’exprimer, mon ami, mais tu me comprends: c’est parce que je t’aime que je te dis cela. C’est bon, c’est bon, lis-nous cela, conclut-il d’un air quelque peu protecteur, lorsque enfin j’apportai mon livre et que nous nous installâmes tous, après le thé, autour de la table ronde: lis-nous ce que tu as griffonné là-dedans; on crie beaucoup à ton sujet! Nous allons voir, nous allons voir!»
J’ouvris le livre et m’apprêtai à lire. Ce soir-là, mon roman venait de sortir des presses et, après m’en être enfin procuré un exemplaire, j’étais accouru chez les Ikhméniev pour y lire mon œuvre.
Comme j’avais été affligé et dépité de n’avoir pu le leur lire avant, sur le manuscrit qui était entre les mains de l’éditeur! Natacha en avait pleuré de chagrin, elle m’avait querellé, m’avait reproché que d’autres eussent mon roman avant elle… Mais nous voici enfin assis autour de la table. Le vieux s’est composé une physionomie extraordinairement sérieuse et critique. Il voulait juger très sévèrement, «se faire une opinion par lui-même». La vieille aussi avait un air solennel inusité; un peu plus, et elle aurait mis un bonnet neuf pour cette lecture. Elle avait remarqué depuis longtemps déjà que je regardais avec un immense amour son incomparable Natacha; que mon esprit prenait feu, que ma vue se troublait lorsque je lui adressais la parole, et que Natacha, elle aussi, me jetait des regards plus vifs qu’auparavant. Oui! Il était venu, enfin, cet instant, il était venu dans un moment de succès, de radieuses espérances, et au sein du bonheur le plus absolu. Tout était venu à la fois, d’un seul coup! La vieille s’était aperçue aussi que son mari lui-même s’était mis à me faire des compliments exagérés et à nous regarder d’une façon particulière, sa fille et moi…, et brusquement elle avait pris peur: malgré tout, je n’étais ni un comte, ni un prince régnant, ni même un conseiller de collège de la Faculté de Droit, jeune, décoré, et beau garçon! Anna Andréievna n’aimait pas désirer à moitié.
«On félicite un homme, se disait-elle à mon sujet, et on ne sait même pas pourquoi. Écrivain, poète… Mais qu’est-ce que c’est qu’un écrivain?»
Je leur lus mon roman en une seule séance. Nous commençâmes tout de suite après le thé et veillâmes jusqu’à deux heures du matin. Le vieux au début fronçait les sourcils. Il attendait quelque chose d’inaccessiblement élevé, quelque chose qu’il n’aurait peut-être pas pu comprendre, mais qui fût à coup sûr élevé; et au lieu de cela, c’étaient des faits quotidiens, archi-connus, exactement ce qui se passe ordinairement autour de nous. Il eût fallu que le héros fût un grand homme ou un homme intéressant, ou bien un personnage historique, dans le genre de «Roslavlev» ou de «Iouri Miloslavski»; or, on lui présentait un petit fonctionnaire obtus et même un peu bêta qui n’avait plus de boutons à son uniforme, et tout cela dans un style tellement simple, ni plus ni moins que le langage de tous les jours…, c’était bizarre! La vieille jetait sur Nikolaï Serguéitch des regards interrogateurs, et faisait même un peu la tête, comme si quelque chose l’avait froissée. «Cela vaut-il la peine vraiment d’imprimer et d’écouter de pareilles bêtises, et on donne encore de l’argent pour cela!» était-il écrit sur son visage. Natacha était toute attention, elle écoutait avidement, ne me quittait pas des yeux, regardait sur mes lèvres comment je prononçais chaque mot et remuait elle-même après moi ses jolies lèvres. Et le croiriez-vous? Avant que j’eusse atteint la moitié de ma lecture, des larmes coulaient des yeux de tous mes auditeurs. Anna Andréievna pleurait sincèrement, compatissant de tout cœur au sort de mon héros et désirant très naïvement l’aider, fût-ce le moins du monde dans ses malheurs (je le compris d’après ses exclamations). Le vieux, lui, avait abandonné tous ses rêves de grandeur: «On voit dès le début que cela ne va pas bien loin, c’est seulement un petit récit; mais ça vous empoigne, dit-il; cela vous fait comprendre et vous rappelle ce qui se passe autour de vous; on sent que le plus obscur, le dernier des hommes est un homme tout de même, un frère;» Natacha écoutait, pleurait, et sous la table, à la dérobée, me serra fortement la main. La lecture prit fin. Elle se leva. Ses joues étaient en feu et il y avait de petites larmes dans ses yeux; soudain, elle saisit ma main, la baisa et quitta la pièce en courant; son père et sa mère échangèrent un regard.
«Hum! Comme elle est exaltée! dit le vieux, frappé par l’acte de sa fille; ce n’est rien, d’ailleurs, c’est bien, c’est bien, c’est un élan généreux! C’est une bonne petite…», marmotta-t-il en glissant un regard vers sa femme, comme s’il désirait disculper Natacha, et tout en même temps, on ne sait pourquoi, m’innocenter, moi aussi.
Mais Anna Andréievna, bien qu’elle eût été elle-même quelque peu troublée pendant ma lecture, avait maintenant un air qui semblait vouloir dire: «Bien sûr. Alexandre de Macédoine est un héros, mais il n’y a pas de quoi casser les vitres.»
Natacha revint bientôt, gaie et heureuse, et en passant devant moi, elle me pinça sans mot dire. Le vieux allait commencer encore à donner une appréciation «sérieuse» sur ma nouvelle, mais, dans sa joie, il ne put se contenir et se laissa emporter:
«Eh bien, Vania, mon ami, c’est bien, c’est bien! Tu m’as fait plaisir! Très plaisir, je ne m’y attendais pas. Ce n’est pas grand, ce n’est pas élevé, ça c’est clair… Là-bas, j’ai la «Libération de Moscou», c’est à Moscou même qu’on l’a écrit; là, dès la première ligne, mon cher, l’homme plane dans les airs comme un aigle, pour ainsi dire… Mais sais-tu, Vania, chez toi, c’est plus simple, plus compréhensible. C’est justement pour cela que ça me plaît, parce qu’on comprend mieux! C’est plus proche en quelque sorte; c’est comme si tout cela m’était arrivé à moi-même. Et à quoi bon ces sujets nobles auxquels on ne comprend rien soi-même? Mais j’aurais arrangé le style… Tu sais, je te fais des compliments, mais on dira ce qu’on voudra, ça manque malgré tout d’élévation… Tant pis, maintenant, il est trop tard, c’est imprimé. Dans la deuxième édition, peut-être? Parce qu’il y aura une deuxième édition, j’espère? Ça te fera encore de l’argent… Hum!
– Est-il possible que vous ayez reçu tant d’argent, Ivan Petrovitch? observa Anna Andréievna. À vous regarder, ça me semble incroyable. Ah! Seigneur! À quoi est-ce qu’on dépense son argent à cette heure!
– Sais-tu, Vania? poursuivit le vieux, s’emballant de plus en plus; ce n’est pas un poste, c’est vrai, mais c’est tout de même une carrière. De grands personnages le liront. Tiens, tu disais que Gogol recevait chaque année une pension et qu’on l’avait envoyé à l’étranger. Et si on en faisait autant pour toi? Hein? C’est peut-être encore trop tôt? Il faut encore écrire quelque chose? Alors écris, frère, écris sans tarder! Ne t’endors pas sur tes lauriers. Il ne faut pas bayer aux corneilles.»
Et il dit ceci d’un air si convaincu, avec tant de bonté que je n’eus pas la force de l’arrêter et de refroidir son imagination.
«Ou bien tiens, par exemple, on te donnera une tabatière… Pourquoi pas? Il n’y a pas de règles pour la faveur. On voudra t’encourager. Et qui sait, peut-être que tu seras reçu à la Cour, ajouta-t-il à mi-voix avec un air important en clignant de l’œil gauche. Ou bien non? C’est peut-être encore trop tôt?
– À la Cour! dit Anna Andréievna, comme sur un ton de dépit.
– Encore un peu, et vous me ferez général», répondis-je en riant de bon cœur. Le vieux lui aussi se mit à rire. Il était extrêmement satisfait.
«Votre Excellence? Ne désirez-vous pas vous mettre à table?» cria l’espiègle Natacha, qui pendant ce temps nous avait préparé à souper.
Elle éclata de rire, courut vers son père et le serra étroitement dans ses bras brûlants.
«Mon cher, cher petit papa!»
Le vieux s’attendrit.
«Allons, c’est bon, c’est bon. Tu sais, je dis cela comme ça, sans réfléchir. Général ou non, allons souper. Ah! quelle sensitive! ajouta-t-il en tapotant la joue empourprée de Natacha, comme il aimait à le faire à la première occasion. Vois-tu, Vania, j’ai dit cela parce que je t’aime. Bien que tu ne sois pas général (et il s’en faut!) tu es tout de même un illustre personnage, un auteur!
– Aujourd’hui, papa, on dit un écrivain.
– On ne dit pas auteur? Je ne savais pas. C’est bon, admettons, écrivain, mais voici ce que je voulais dire; bien sûr on ne te nommera pas chambellan parce que tu as écrit un roman, il ne faut même pas y penser, mais tu peux faire ton chemin: par exemple, devenir attaché quelque part. On peut t’envoyer à l’étranger, en Italie, pour rétablir ta santé, ou ailleurs pour achever tes études, qui sait; on te donnera des secours en argent. Bien entendu, il faut que de ton côté tu agisses noblement; que ce soit pour ton travail, pour un vrai travail que tu acceptes l’argent et les honneurs, et non n’importe comment, par protection…
– Mais ne fais pas trop le fier alors, Ivan Petrovitch, ajouta en riant Anna Andréievna.
– Et surtout qu’on lui donne au plus vite une décoration, mon petit papa, sinon, attaché, qu’est-ce que c’est que ça?»
Et elle me pinça à nouveau le bras.
«Elle est toujours en train de se moquer de moi, s’écria le vieux, en regardant avec orgueil Natacha dont les joues étaient enflammées et dont les petits yeux brillaient gaiement, comme des étoiles. Je me suis peut-être aventuré trop loin, mes enfants; j’ai toujours été ainsi…, seulement, sais-tu, Vania, quand je te regarde: tu es tout simple…
– Ah! mon Dieu! Mais comment faudrait-il qu’il soit, papa!
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais tout de même, Vania. Ton visage…, ce n’est pas du tout un visage de poète… Tu sais, on raconte que les poètes sont pâles, avec de longs cheveux, et quelque chose dans les yeux…, un Gœthe, ou quelqu’un d’autre dans ce genre…, j’ai lu cela dans Abbaddon… Eh bien quoi? J’ai encore dit une sottise? Voyez-moi cette gamine qui s’esclaffe à mes dépens! Moi, mes amis, je ne suis pas instruit, mais je peux sentir. C’est bon, ne parlons plus du visage, ce n’est pas encore un grand malheur; pour moi, le tien aussi est bien, et il me plaît beaucoup… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…, seulement sois honnête, Vania, sois honnête, c’est le principal; vis honnêtement, et n’aie pas trop bonne opinion de toi! La route est large devant toi. Fais loyalement ton travail; voici ce que je voulais dire, c’est cela précisément que je voulais dire!»
Quelle époque merveilleuse! Toutes mes heures libres, toutes mes soirées, je les passais chez eux. J’apportais au vieux les nouvelles du monde littéraire, des littérateurs auxquels brusquement, on ne sait pourquoi, il avait commencé à s’intéresser passionnément; il s’était même mis à lire les articles de critique de B… dont je lui avais beaucoup parlé et qu’il comprenait à peine mais qu’il louait avec enthousiasme et il se plaignait amèrement de ses ennemis qui écrivaient dans le «Bourdon du Nord». La vieille nous surveillait avec vigilance, Natacha et moi; mais elle n’avait pu nous surprendre! Un mot avait déjà été prononcé entre nous, et j’avais entendu Natacha, baissant la tête et ouvrant à demi ses lèvres, me dire, presque tout bas: oui. Mais les vieux eux aussi l’avaient su; ils avaient deviné, avaient réfléchi; Anna Andréievna avait longtemps hoché la tête. Cela lui paraissait étrange, effrayant. Elle n’avait pas foi en moi.
«Maintenant, c’est très bien, Ivan Petrovitch, vous avez du succès, disait-elle, et si brusquement vous n’en avez plus, ou qu’il arrive autre chose; que se passera-t-il alors? Si au moins vous preniez du service quelque part!
– Voici ce que je vais te dire, Vania, décida le vieux, après avoir longuement réfléchi: j’ai vu, j’ai remarqué, et même, je l’avoue, je me suis réjoui que toi et Natacha…, et il n’y aurait pas de mal à cela! Vois-tu, Vania: vous êtes encore très jeunes tous les deux et mon Anna Andréievna a raison. Attendons. Tu as du talent, je l’admets, un talent remarquable même…, ce n’est pas du génie, comme on l’a clamé tout d’abord, mais du talent, tout simplement (hier encore je lisais cette critique sur toi dans le «Bourdon», on t’y traite bien mal, mais aussi qu’est-ce que c’est que ce journal-là!). Oui! ainsi, tu vois: ça ne veut pas encore dire qu’on a de l’argent au mont-de-piété, le talent; et vous êtes pauvres tous les deux. Attendons comme ça un an et demi ou au moins un an: si ça va bien, si tu t’affermis sur ton chemin, Natacha est à toi; si tu ne réussis pas, juge toi-même!… Tu es un homme honnête; réfléchis!…»
Ils en restèrent là. Et un an après, voici ce qui arriva:
Oui, c’était presque exactement un an après! Par une claire journée de septembre, sur le soir, j’entrai chez mes vieux, malade, l’âme défaillante, et je tombai presque évanoui sur une chaise, si bien qu’ils prirent peur en me regardant. Mais si ma tête s’était mise à tourner alors, si mon cœur était navré au point que dix fois je m’étais approché de leur porte et dix fois m’en étais retourné sans entrer, ce n’était pas parce que je n’avais pas réussi dans ma carrière ni parce que je n’avais encore ni gloire, ni argent; ce n’était pas parce que je n’étais pas encore «attaché» et parce qu’on était bien loin de m’envoyer en Italie pour y rétablir ma santé; mais parce qu’on pouvait vivre dix années en une, et que durant cette année ma Natacha elle aussi avait vécu dix ans. Un infini se trouvait entre nous… Et voilà, je me souviens: j’étais assis devant le vieux, je me taisais et j’achevais de pétrir d’une main distraite les bords de mon chapeau déjà tout déformés; j’étais assis et j’attendais, je ne sais pourquoi, que Natacha entrât. Mon costume était minable et m’allait mal; j’avais maigri de visage et de corps, j’étais devenu jaune et pourtant j’étais loin de ressembler à un poète, et dans mes yeux ne se reflétait nullement cette grandeur dont s’était tant inquiété jadis le bon Nikolaï Serguéitch. La vieille me regardait avec une compassion non feinte et trop hâtive, et pensait à part soi: «Et dire que celui-ci a failli être le fiancé de Natacha. Dieu nous protège et nous ait en sa garde!»
«Eh bien, Ivan Petrovitch, voulez-vous du thé? (le samovar bouillait sur la table). Comment allez-vous, mon cher? Vous avez l’air bien malade», me demanda-t-elle d’une voix plaintive. Je l’entends encore.
Je la vois comme si c’était maintenant; elle me parle et dans ses yeux transparaît un autre souci, ce même souci qui assombrissait son vieux mari et qui l’occupait pour l’instant, assis devant une tasse de thé en train de refroidir et plongé dans ses pensées. Je savais qu’à ce moment-là leur procès avec le prince Valkovski qui n’avait pas très bien tourné pour eux les préoccupait beaucoup et qu’il leur était arrivé d’autres désagréments qui avaient abattu Nikolaï Serguéitch jusqu’à le rendre malade. Le jeune prince, qui était à l’origine de toute l’histoire de ce procès, avait, cinq ou six mois auparavant, trouvé l’occasion de rendre visite aux Ikhméniev. Le vieux, qui aimait son cher Aliocha comme son fils et parlait de lui presque chaque jour, l’accueillit avec joie. Anna Andréievna se souvint de Vassilievskoié et fondit en larmes. Aliocha se mit à aller les voir de plus en plus souvent, en cachette de son père; Nikolaï Serguéitch, honnête, ouvert, d’esprit droit, rejeta avec indignation toutes précautions. Par fierté, par noblesse, il ne voulut même pas penser à ce que dirait le prince s’il apprenait que son fils était de nouveau reçu dans la maison des Ikhméniev et intérieurement il méprisait tous ses absurdes soupçons. Mais le vieux ne savait pas s’il aurait assez de force pour supporter de nouvelles offenses. Le jeune prince vint les voir presque chaque jour. Les vieux passaient de bons moments avec lui. Il restait chez eux des soirées entières et bien après minuit. Bien entendu, le père, finalement, apprit tout. Cela donna lieu aux plus infâmes commérages. Il fit à Nikolaï Serguéitch l’injure de lui adresser une lettre effroyable, toujours sur le même thème, et il interdit formellement à son fils de rendre visite aux Ikhméniev. Ceci s’était passé quinze jours avant ma visite. Le vieux était tombé dans une profonde affliction. Comment! Mêler encore une fois sa Natacha, innocente et noble, à ces abjectes calomnies, à cette bassesse! Son nom avait déjà été prononcé de façon outrageante par l’homme qui l’avait insulté… Et laisser tout cela sans demander réparation. Les premiers jours, il s’alita de désespoir. Je savais tout cela. L’histoire m’était parvenue en détail, quoique ces derniers temps, depuis près de trois semaines, malade et déprimé, je ne me fusse pas montré chez eux, gardant le lit dans mon appartement. Mais je savais encore…, non! Je ne faisais encore que pressentir, je savais, sans y croire, qu’à part cette histoire il y avait quelque chose qui devait les inquiéter plus que tout au monde et je les observais avec une angoisse torturante. Oui, j’étais torturé; j’avais peur de deviner, peur de croire et de toutes mes forces je désirais éloigner la minute fatale. Et cependant j’étais venu uniquement pour cela. Ce soir-là, j’étais littéralement attiré chez eux!
«Oui, Vania, me demanda brusquement le vieux, comme s’il reprenait ses esprits, n’as-tu pas été malade? Pourquoi es-tu resté tout ce temps sans venir? Je suis coupable envers toi: il y a longtemps que je voulais aller te rendre visite, et puis il y avait toujours quelque chose…» Et il se reprit à songer.
«J’étais souffrant, répondis-je.
– Hum! souffrant, répéta-t-il cinq minutes plus tard. Cela ne m’étonne pas! Je te l’avais dit, l’autre jour, je t’avais mis en garde, tu ne m’as pas écouté! Hum! non, mon cher Vania: décidément, la muse a toujours vécu affamée dans un galetas et y restera. Hé oui!»
Non, le vieux n’était pas de bonne humeur. S’il n’avait pas eu cette blessure au cœur, il ne m’aurait pas parlé de la muse affamée. Je le regardai au visage: il avait jauni, dans ses yeux se voyait une incertitude, une pensée en forme de question qu’il n’avait pas la force de résoudre. Il était brusque et caustique, contrairement à son habitude. Sa femme le regardait avec inquiétude et hochait du chef. À un moment, comme il s’était retourné, elle me le désigna de la tête à la dérobée.
«Comment va Nathalia Nikolaievna? Est-elle à la maison? demandai-je à Anna Andréievna, toute soucieuse.
– Mais oui, mais oui, mon ami, répondit-elle, comme si ma question l’embarrassait. Elle va venir tout de suite. Trois semaines sans se voir! Ce n’est pas une petite affaire! Et comme elle est devenue drôle, on n’arrive pas à comprendre si elle est malade ou en bonne santé. Dieu la protège!»
Et elle regarda timidement son mari.
«Quoi donc? Elle n’a rien du tout, répliqua Nikolaï Serguéitch à contrecœur et d’un ton bourru, elle va bien; c’est comme cela, la fille prend de l’âge, ce n’est plus un nouveau-né, et c’est tout. Ces chagrins, ces caprices de fille, est-ce que quelqu’un y comprend quelque chose?
– Des caprices!» reprit Anna Andréievna d’un ton piqué.
Le vieux se tut et se mit à tambouriner des doigts sur la table. «Seigneur! est-il possible qu’il y ait eu déjà quelque chose entre eux?» songeai-je dans les transes.
«Et comment cela va-t-il là-bas, chez vous? reprit-il. B… fait-il toujours de la critique?
– Oui, répondis-je.
– Hé! Vania, Vania! conclut-il avec un geste indifférent. La critique, quelle importance cela a-t-il?»
La porte s’ouvrit et Natacha entra.
Elle tenait son chapeau à la main, et lorsqu’elle fut entrée, elle le posa sur le piano; ensuite, elle s’approcha de moi et me tendit la main en silence. Ses lèvres remuaient légèrement: on eût dit qu’elle voulait me dire quelque chose, en guise d’accueil, mais elle ne dit rien. Cela faisait trois semaines que nous ne nous étions vus. Je la regardais avec perplexité et effroi. Comme elle avait changé pendant ces trois semaines! Mon cœur se fendit de chagrin lorsque j’eus vu ces joues pâles et creuses, ces lèvres desséchées comme par la fièvre, ces yeux qui brillaient sous les longs cils sombres d’un feu ardent et d’une sorte de résolution farouche.
Mais, grand Dieu, qu’elle était belle! Jamais, ni auparavant, ni dans la suite, je ne la vis telle qu’elle était ce jour fatal. Était-ce là, était-ce là Natacha, était-ce là cette petite fille qui, un an encore plus tôt, sans me quitter des yeux et remuant les lèvres après moi, écoutait mon roman, qui riait si gaiement, avec tant d’insouciance, et plaisantait ce soir-là avec son père et avec moi pendant le dîner? Était-ce Natacha qui alors, dans cette chambre, avait baissé la tête et, toute rougissante, m’avait dit: OUI?
Le son sourd d’une cloche appelant aux vêpres retentit. Elle tressaillit; la vieille se signa.
«Tu avais l’intention d’aller aux vêpres, Natacha, voici justement qu’on sonne, dit-elle. Va, ma petite, va prier, heureusement que ce n’est pas loin! Et cela te fera faire un petit tour! Pourquoi rester enfermée? Vois comme tu es pâle; on dirait qu’on t’a jeté le mauvais œil.
– Je… n’irai… peut-être pas… aujourd’hui, dit Natacha lentement et, presque à voix basse: Je… ne me sens pas bien, ajouta-t-elle, et elle devint blanche comme un linge.
– Tu ferais mieux de sortir, Natacha; tu voulais sortir tout à l’heure et tu as apporté ton chapeau. Va prier, ma petite Natacha, va prier pour que Dieu t’envoie la santé, l’encourageait Anna Andréievna, regardant sa fille d’un air timide, comme si elle la craignait.
– Mais oui; va donc; cela te sortira un peu, ajouta le vieux, en contemplant lui aussi avec inquiétude le visage de sa fille; ta mère dit vrai. Vania t’accompagnera.»
Je crus voir un sourire amer passer sur les lèvres de Natacha. Elle s’approcha du piano, prit son chapeau et le mit; ses mains tremblaient. Tous ces gestes étaient comme inconscients, on eût dit qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle faisait. Son père et sa mère la suivaient attentivement des yeux.
«Adieu! dit-elle d’une voix à peine distincte.
– Pourquoi adieu, mon ange? Tu ne vas pas loin! Mais, du moins, cela te fera prendre l’air; vois comme tu es pâlotte. Ah! mais j’oubliais (j’oublie tout!), j’ai fini ton sachet, j’y ai cousu une prière, mon ange; c’est une nonne de Kiev qui m’a appris cela l’an dernier, c’est une prière efficace, je l’ai cousue tout à l’heure. Mets-le, Natacha. Espérons que Dieu t’enverra la santé. Nous n’avons que toi.»
Et la vieille sortit de sa table à ouvrage la petite croix de baptême de Natacha; au même ruban était suspendu un sachet qui venait d’être cousu.
«Porte-le pour ta santé! ajouta-t-elle, en passant la croix à sa fille et en la signant. Autrefois je te signais ainsi chaque soir avant que tu t’endormes, je disais une prière et tu la récitais après moi. Mais maintenant, tu as changé et Dieu ne te donne pas la tranquillité de l’esprit. Ah! Natacha, Natacha! Les prières de ta mère elle-même ne te soulagent pas!» Et la vieille fondit en larmes.
Natacha lui baisa la main sans mot dire et fit un pas vers la porte; mais brusquement, elle revint en arrière et s’approcha de son père. Sa poitrine frémissait d’émotion.
«Papa, vous aussi, signez… votre fille», dit-elle d’une voix oppressée, et elle se laissa tomber à genoux devant lui.
Nous restions tous debout, troublés par ce geste inattendu, trop solennel. Pendant quelques instants, son père la regarda, complètement désarçonné.
«Ma Natacha, mon enfant, ma petite fille, ma chérie, que t’arrive-t-il? s’écria-t-il, et des larmes jaillirent de ses yeux. Pourquoi te tourmentes-tu? Pourquoi pleures-tu jour et nuit? Je vois tout, tu sais; je ne dors pas la nuit, je me lève et je vais écouter à ta porte!… Dis-moi tout, Natacha, confie-moi entièrement à ton vieux père, et nous…»
Il n’acheva pas, la releva et la serra dans ses bras. Elle se pressa convulsivement contre sa poitrine et cacha sa tête sur son épaule.
«Ce n’est rien, ce n’est rien, c’est comme ça…, je ne me sens pas bien, répétait-elle, suffoquant de larmes intérieure réprimées.
– Que Dieu te bénisse comme je te bénis, ma chère enfant, ma précieuse enfant! dit son père. Qu’Il t’envoie pour toujours la paix de l’âme et te préserve de tout mal. Prie Dieu, mon amie, pour que ma prière de pécheur monte jusqu’à Lui.
– Et moi aussi, je te donne ma bénédiction! ajouta la vieille, tout en larmes.
– Adieu!» murmura Natacha.
Elle s’arrêta près de la porte, jeta un dernier regard sur eux, voulut dire quelque chose, mais ne put, et sortit rapidement de la pièce. Je me précipitai à sa suite, pressentant un malheur.
Elle marchait en silence, tête baissée, et sans me regarder. Mais lorsqu’elle eut atteint le bout de la rue et se fut engagée sur le qui, elle s’arrêta brusquement et me prit par la main.
«J’étouffe! dit-elle à voix basse, je suis oppressée… j’étouffe!
– Reviens, Natacha! criai-je effrayé.
– Est-ce que tu ne vois pas, Vania, que je suis partie pour toujours, que je les ai quittés et ne reviendrai plus jamais?» dit-elle en me regardant avec une inexprimable tristesse.
Le cœur me manqua. J’avais pressenti tout cela en allant les voir; tout ceci s’était présenté à moi, comme dans un brouillard, peut-être même longtemps avant ce jour, mais, en cet instant, ses paroles me frappèrent comme la foudre.
Nous suivîmes le quai tristement. Je ne pouvais parler; j’imaginais, je réfléchissais, et j’étais complètement perdu. La tête me tournait. Cela me semblait tellement monstrueux, tellement impossible!
«Tu me trouves coupable, Vania, dit-elle enfin.
– Non, mais… mais je ne le crois pas; cela ne peut être!… répondis-je sans me rendre compte de ce que je disais.
– Si, Vania, il en est ainsi! Je les ai quittés et je ne sais ce qu’ils deviendront… je ne sais pas non plus ce que je deviendrai.
– Tu vas chez LUI, Natacha? Oui?
– Oui! répondit-elle.
– Mais c’est impossible! criai-je avec exaltation, sais-tu que c’est impossible, ma pauvre Natacha! C’est de la folie. Tu les tueras et tu te perdras toi-même! Sais-tu cela, Natacha?
– Je le sais; mais que puis-je faire? Je ne suis plus libre, dit-elle, et dans ses paroles on sentait autant de désespoir que si elle allait au supplice.
– Reviens, reviens avant qu’il soit trop tard», la suppliai-je, et plus ardemment, plus instamment je la priais, plus je prenais conscience de toute l’inutilité de mes exhortations, de leur absurdité à la minute présente. «Comprends-tu, Natacha, ce que tu fais à ton père? Y as-tu songé? Tu sais que SON père est l’ennemi du tien! tu sais que le prince a offensé ton père, qu’il l’a soupçonné d’avoir fait des détournements; qu’il l’a appelé voleur… Tu sais qu’ils sont en procès… Et toi! Cela encore, c’est le moindre mal, mais sais-tu, Natacha…, (ô grand Dieu, mais tu sais tout cela!) sais-tu que le prince a soupçonné tes parents de t’avoir eux-mêmes, à dessein, accordée avec Aliocha, lorsque Aliocha vivait chez vous à la campagne? Réfléchis, représente-toi seulement combien ton père a souffert de cette calomnie. Ses cheveux sont devenus tout blancs pendant ces deux années, regarde-le! Et surtout…, mais tu sais tout cela, Natacha. Seigneur mon Dieu! Je ne parle même pas de ce qu’il leur coûte à tous deux de te perdre pour toujours! Tu es leur trésor, tout ce qui leur reste dans leur vieillesse! Je ne veux même pas en parler, tu dois le savoir toi-même: souviens-toi que ton père t’estime injustement calomniée, offensée par ces gens orgueilleux, non vengée! Et maintenant, maintenant tout particulièrement, tout ceci s’est ravivé, toute cette vieille hostilité s’est rallumée parce que vous avez reçu Aliocha. Le prince a de nouveau insulté ton père, le vieux bout encore de rancœur sous cette dernière offense, et brusquement, tout cela, toutes ces accusations vont se trouver justifiés! Tous ceux qui connaissent l’affaire donneront maintenant raison au prince et t’accuseront ainsi que ton père. Et qu’est-ce qu’il deviendra? Cela le tuera! La honte, le déshonneur, et par qui? Par toi, sa fille, son unique et précieuse enfant! Et ta mère! Elle ne survivra pas à son vieux mari… Natacha, Natacha! que fais-tu? Reviens! Sois raisonnable!»
Elle se taisait; enfin, elle me jeta un regard comme chargé de reproche, et il y avait une douleur si aiguë, une si grande souffrance dans ce regard que je compris combien son cœur blessé saignait en ce moment, sans même tenir compte de mes paroles. Je compris combien sa décision lui coûtait et comme je la torturais, la déchirais avec ces mots tardifs et inutiles; je comprenais tout cela et pourtant, je ne pus me contenir et poursuivis:
«D’ailleurs, tu viens de dire toi-même à Anna Andréievna que, PEUT-ÊTRE, tu ne sortirais pas…, pour aller aux vêpres. C’est donc que tu voulais aussi rester; c’est donc que tu n’étais pas encore tout à fait décidée?»
Pour toute réponse, elle n’eut qu’un sourire amer. Et pourquoi lui avais-je demandé cela? Je pouvais bien comprendre que tout cela était déjà décidé sans retour. Mais j’étais moi aussi hors de moi.
«Est-il possible que tu l’aimes tellement?» m’écriai-je, la regardant avec un serrement de cœur, comprenant à peine moi-même ce que je lui demandais.
«Que puis-je te répondre, Vania? Tu vois: il m’a ordonné de venir, et je suis là, je l’attends, dit-elle avec le même sourire amer.
– Mais écoute-moi, écoute-moi au moins, recommençai-je à la supplier, me raccrochant à une paille; on peut encore arranger tout cela, on peut encore s’en tirer d’une autre manière, d’une manière tout à fait différente! Tu n’as qu’à ne plus sortir de chez toi. Je te dirai ce qu’il faut faire, ma petite Natacha. Je me charge d’arranger tout, les rendez-vous, et tout… Seulement ne sors plus de chez toi! Je vous apporterai vos lettres: pourquoi pas? Cela vaut mieux que ce qui se passe maintenant. Je saurai le faire; je vous rendrai service à tous les deux; vous verrez… Et tu ne te perdras pas comme maintenant, ma petite Natacha… Car tu te perds complètement, complètement! Consens, Natacha: tout se passera bien, heureusement, et vous vous aimerez autant que vous voudrez… Et quand vos pères cesseront de se quereller (car ils cesseront sûrement de se quereller), alors…
– Arrête, Vania, tais-toi, m’interrompit-elle, en me serrant fortement la main et en souriant à travers ses larmes. Bon, excellent Vania! Tu es un homme bon et honnête! Et pas un mot de toi! Pourtant, c’est moi qui t’ai abandonné la première, et tu m’as tout pardonné, tu ne penses plus qu’à mon bonheur! Tu veux nous faire passer nos lettres…»
Elle fondit en larmes.
«Je sais combien tu m’as aimée, Vania, combien tu m’aimes encore, et tu ne m’as adressé pendant tout ce temps ni un reproche, ni une parole amère! Et moi, moi!… Mon Dieu, comme je suis coupable envers toi!… Tu te souviens, Vania, tu te souviens du temps que nous avons passé ensemble? Oh! il aurait mieux valu que je ne le connaisse pas, que je ne le rencontre jamais!… J’aurais dû vivre avec toi, Vania, avec toi, mon cher, cher ami!… Non, je ne te vaux pas! Tu vois comme je suis: dans une minute pareille, je te parle à toi-même de notre bonheur passé, et tu souffres déjà sans cela! Voici trois semaines que tu n’es pas venu: je peux te jurer, Vania, que pas une fois il ne m’est venu à l’esprit que tu m’avais maudite, que tu me haïssais. Je savais pourquoi tu étais parti: tu ne voulais pas nous gêner, être pour nous un reproche vivant. Qu’il devait t’être pénible de nous voir! Comme je t’ai attendu, Vania, comme je t’ai attendu! Écoute, Vania, si j’aime Aliocha comme une folle, comme une insensée, toi, je t’aime peut-être encore plus comme ami. Je sens même, je sais que je ne peux vivre sans toi; tu m’es nécessaire, j’ai besoin de ton âme, de ton cœur d’or… Hélas! Vania. Quel temps amer et douloureux vient pour nous!»
Elle était tout en larmes. Oui, elle était malheureuse!
«Ah! comme j’avais envie de te voir, poursuivit-elle après avoir refoulé ses larmes. Comme tu as maigri, comme tu as l’air malade, comme tu es pâle! Tu as vraiment été souffrant, Vania? Et moi qui ne m’en inquiétais pas! Je parle tout le temps de moi; eh bien, et les journalistes? Et ton nouveau roman, est-ce qu’il avance?
– Est-ce qu’il est question de romans, de moi, Natacha! Et qu’importent mes affaires! Elles ne vont ni bien ni mal, qu’elles aillent au diable! Dis-moi, Natacha: c’est lui-même qui a exigé que tu viennes à lui?
– Non, ce n’est pas lui tout seul, mais plutôt moi. C’est vrai qu’il l’a dit, mais moi aussi… Tiens, mon ami, je vais tout te raconter: on recherche pour lui une jeune fille riche et d’un très bon rang, apparentée à des gens illustres. Son père veut absolument qu’il l’épouse, et comme tu le sais il est terriblement intrigant; il a fait marcher tous les rouages; en dix ans, on ne trouverait pas une occasion pareille. Les relations, l’argent… Et elle est très belle, à ce qu’on dit; elle a de l’instruction, du cœur, elle est bien à tous les points de vue: Aliocha lui aussi est sous son charme. Et de plus son père veut s’en débarrasser le plus vite possible, pour se marier lui-même, c’est pour cela qu’il s’est promis de rompre nos relations coûte que coûte. Il a peur de moi et de mon influence sur Aliocha…
– Mais le prince connaît-il votre amour? l’interrompis-je avec étonnement. Il le soupçonnait seulement, je suppose, et encore ce n’est pas sûr.
– Il sait, il sait tout.
– Qui le lui a dit?
– C’est Aliocha qui lui a tout raconté dernièrement. Il m’a dit lui-même qu’il avait tout raconté à son père.
– Seigneur! Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire! Il a tout raconté lui-même, à un pareil moment!
– Ne l’accuse pas, Vania, interrompit Natacha, ne te moque pas de lui! Il ne faut pas le juger comme tous les autres. Sois juste. Il n’est pas comme toi et moi. C’est un enfant: on ne l’a pas élevé comme il fallait. Est-ce qu’il comprend ce qu’il fait? La première impression, la première influence étrangère peuvent l’arracher à tout ce à quoi il s’était donné la minute d’avant sous la foi du serment. Il n’a pas de caractère. Il te prêtera serment et le même jour, tout aussi sincèrement, il se livrera à un autre; et encore il viendra le premier te le raconter. Il est capable de commettre une mauvaise action; et il ne faudra pas l’accuser pour cette mauvaise action, mais seulement le plaindre. Il est capable aussi d’abnégation et de quelle abnégation! Mais seulement jusqu’à la première impression; et il oubliera tout à nouveau. IL M’OUBLIERA TOUT AUSSI BIEN, SI JE NE SUIS PAS CONSTAMMENT AUPRÈS DE LUI. Voilà comme il est!
– Ah! Natacha, mais peut-être que ce ne sont que des mensonges, des bruits qui courent. Et peut-il se marier, c’est un gamin!
– Je te dis que son père a des vues précises.
– Comment alors sais-tu que sa fiancée est si belle et qu’il est attiré par elle?
– Mais, parce qu’il me l’a dit lui-même.
– Comment! Il t’a dit lui-même qu’il pouvait en aimer une autre, et il exige de toi maintenant un pareil sacrifice?
– Non, Vania, non! Tu ne le connais pas, tu l’as trop peu vu; il faut le connaître plus intimement avant de le juger. Il n’y a pas au monde de cœur plus droit et plus pur que le sien! Quoi? Est-ce que ce serait mieux s’il mentait? Et pour ce qui est de se laisser entraîner, il suffirait que je reste une semaine sans le voir et il m’oublierait et en aimerait une autre, mais dès qu’il me reverrait, il serait de nouveau à mes pieds. Non! il est encore heureux que je sache qu’il ne me cache pas cela; sinon, je serais dévorée de soupçons. Oui, Vania! J’en ai pris mon parti: SI JE NE SUIS PAS TOUJOURS AUPRÈS DE LUI, CONSTAMMENT, À CHAQUE INSTANT, IL CESSERA DE M’AIMER, M’OUBLIERA ET ME QUITTERA. Il est ainsi fait; n’importe quelle autre peut l’entraîner. Et que ferai-je alors? Je mourrai… qu’est ce que mourir? Je serais contente de mourir maintenant! Tandis qu’il m’est insupportable de vivre sans lui! C’est pire que la mort, pire que toutes les tortures! Oh! Vania, Vania. Ce n’est pourtant pas rien d’avoir abandonné pour lui mon père et ma mère! Ne me fais pas la morale; tout est décidé! Il doit être près de moi à toute heure, à tout instant: je ne veux pas revenir en arrière. Je sais que je me perds et que j’en perds d’autres avec moi… Ah! Vania, s’écria-t-elle soudain et elle se mit à trembler toute: et si réellement il ne m’aime pas! Et si tu as dit la vérité tout à l’heure (je n’avais jamais dit cela), s’il me trompe et a seulement l’air aussi droit et aussi sincère, s’il est au fond méchant et vaniteux? En ce moment, je le défends devant toi, et peut-être qu’à cette minute il rit au fond de lui-même avec une autre et moi, moi, abjecte créature qui ai tout quitté et qui vais dans les rues à sa recherche…, oh! Vania.»
Un gémissement si douloureux s’échappa de sa poitrine que mon âme défaillit d’angoisse. Je compris que Natacha avait déjà perdu tout empire sur elle-même. Seule une jalousie folle, aveugle, poussée à son paroxysme, pouvait l’amener à une résolution aussi extravagante. Mais en moi aussi la jalousie brûlait et débordait de mon cœur. Je ne pus y tenir: un sentiment infâme m’emporta.
«Natacha, dis-je, il n’y a qu’une chose que je ne comprends pas: comment peux-tu l’aimer après ce que tu viens toi-même de me dire de lui? Tu ne l’estimes pas, tu ne crois même pas en son amour, et tu vas à lui sans retour et tu nous perds tous pour lui? Qu’est-ce que cela signifie? Il te fera souffrir toute sa vie, et tu le feras souffrir aussi. Tu l’aimes vraiment trop, Natacha, tu l’aimes trop! Je ne comprends pas un pareil amour.
– Oui, je l’aime comme une folle, répondit-elle en pâlissant comme sous une douleur physique. Je ne t’ai jamais aimé ainsi, Vania. Et je sais moi-même que j’ai perdu l’esprit et que je ne l’aime pas comme il faut aimer. Je ne l’aime pas bien… Écoute, Vania: tu sais, même avant, même pendant nos moments les plus heureux, je pressentais qu’il ne m’apporterait que des souffrances. Mais que faire, si maintenant même les souffrances qu’il me cause sont un bonheur? Est-ce que je cherche la joie en allant vers lui? Est-ce que je ne sais pas d’avance ce qui m’attend auprès de lui et ce que j’endurerai par lui? Tiens, il m’a juré de m’aimer, il m’a fait toutes sortes de promesses; eh bien, je ne crois rien de ses promesses, je n’en tiens pas compte, je n’en ai jamais tenu compte, et pourtant je savais qu’il ne me mentait pas, qu’il ne pouvait pas mentir. Je lui ai dit moi-même que je ne voulais le lier en rien. Avec lui cela vaut mieux: personne n’aime à être lié, moi la première. Et pourtant, je suis heureuse d’être son esclave, son esclave volontaire; de tout endurer de lui, tout, pourvu seulement qu’il soit avec moi, pourvu seulement que je le regarde! Il me semble qu’il peut même en aimer une autre, si seulement cela se passe près de moi, si je suis aussi à ses côtés à ce moment-là… Est-ce de la bassesse, Vania?» me demanda-t-elle soudain en portant sur moi un regard enflammé. Un instant, je crus qu’elle délirait. «C’est de la bassesse, n’est-ce pas, de désirer des choses pareilles? Quoi? Je dis moi-même que c’est de la bassesse et s’il m’abandonnait, je courrais après lui jusqu’au bout du monde, même s’il me repoussait, même s’il me chassait. Tiens, tu m’exhortes maintenant à rentrer, mais qu’est-ce qu’il en résulterait? Je reviendrais, mais dès demain je m’en irais de nouveau; il me donnerait un ordre et je m’en irais; il me sifflerait, m’appellerait comme un petit chien, et je courrais après lui… La souffrance! Je ne crains aucune souffrance qui me viendra de lui. Je saurai que c’est PAR LUI que je souffre… Oh! mais tu ne raconteras pas cela, Vania!»
«Et son père, et sa mère?» songeai-je. Elle semblait les avoir oubliés.
«Ainsi, il ne t’épousera même pas, Natacha?
– Il me l’a promis, il m’a tout promis. C’est pour cela qu’il m’appelle maintenant, pour nous marier dès demain en cachette, à la campagne; mais il ne sait pas ce qu’il fait. Il ne sait peut-être même pas comment on se marie. Et quel mari est-ce là? Vraiment, c’est drôle. Et s’il se marie, il sera malheureux, il commencera à me faire des reproches… Je ne veux pas qu’il me fasse jamais de reproches. Je lui abandonnerai tout, mais lui, qu’il ne me donne rien. Et s’il est malheureux après le mariage? Pourquoi donc le rendre malheureux?
– Voyons, c’est un rêve! Natacha, lui dis-je. Quoi, tu vas maintenant le trouver directement?
– Non, il m’a promis de venir me prendre ici; nous avons convenu…»
Et elle regarda avidement le lointain, mais il n’y avait encore personne.
«Mais il n’est pas encore là! Et tu es arrivée LA PREMIÈRE», m’écriai-je avec indignation.
Natacha parut chanceler sous le coup. Son visage grimaça de souffrance.
«Peut-être qu’il ne viendra pas du tout, dit-elle avec un petit rire amer. Avant-hier, il m’a écrit que si je ne lui donnais pas ma parole que je viendrais, il serait obligé de remettre sa décision de partir et de se marier avec moi; et que son père l’emmènerait chez sa fiancée. Il m’a écrit cela aussi naturellement, aussi simplement que si ce n’était rien du tout… Et s’il partait chez ELLE pour de bon, Vania?»
Je ne répondis pas. Elle me serra fortement la main et ses yeux se mirent à briller.
«Il est chez elle, dit-elle d’une voix presque imperceptible. Il espérait que je ne viendrais pas, pour aller chez elle et dire ensuite que c’était lui qui avait raison, qu’il m’avait prévenue à l’avance et que je n’étais pas venue. Je l’ennuie, et il m’abandonne… Oh! mon Dieu! Je suis folle! Mais il m’a dit la dernière fois que je l’ennuyais… Qu’est-ce que j’attends donc!
– Le voici!» m’écriai-je: je venais de l’apercevoir au loin sur le quai.
Natacha tressaillit, poussa un cri, fixa son regard sur Aliocha qui approchait et brusquement, lâchant ma main, se précipita vers lui. Lui aussi pressa le pas et une minute après elle était dans ses bras. Dans la rue, à part nous, il n’y avait presque personne. Ils s’embrassaient, riaient; Natacha riait et pleurait tout ensemble, comme s’ils s’étaient retrouvés après une interminable séparation. Le sang était monté à ses joues pâles; elle était comme transportée…
… Aliocha m’aperçut et vint aussitôt vers moi.
Je le regardais intensément, bien que je l’eusse vu souvent avant cet instant; je fixais ses yeux comme si son regard pouvait résoudre toutes mes incertitudes, me révéler comment cet enfant avait pu l’ensorceler, faire naître en elle un amour aussi insensé, allant jusqu’à l’oubli de son premier devoir, jusqu’au sacrifice insensé de tout ce qui était le plus sacré jusqu’à présent pour Natacha? Le prince me prit les deux mains, les serra vigoureusement et son regard, doux et clair, pénétra dans mon cœur.
Je sentis que j’avais pu me tromper dans les conclusions que j’avais tirées à son sujet, uniquement parce qu’il était mon ennemi. Non, je ne l’aimais pas, et, seul peut-être parmi tous ceux qui le connaissaient, je n’avais, je l’avoue, jamais pu l’aimer. Beaucoup de choses en lui décidément me déplaisaient, même sa tenue élégante, précisément peut-être parce qu’elle était vraiment trop élégante. Plus tard, je compris que même là je jugeais avec partialité. Il était grand, bien bâti, fin; son visage ovale était toujours pâle; il avait des cheveux blond doré, de grands yeux bleus, doux et pensifs, dans lesquels brusquement, par accès, brillait parfois la gaieté la plus enfantine et la plus ingénue. Ses fines lèvres vermeilles, d’un dessin merveilleux avaient presque toujours un pli sérieux; ce qui rendait d’autant plus inattendu et enchanteur le sourire qui y apparaissait brusquement, à ce point naïf et candide que vous-même, à son exemple, dans quelque disposition que vous fussiez, ressentiez la nécessité immédiate, en réponse, de sourire exactement comme lui. Il s’habillait sans recherche mais toujours avec élégance; il était visible que cette élégance dans les moindres détails ne lui coûtait pas le plus petit effort, qu’elle lui était innée. Il est vrai qu’il avait aussi quelques mauvaises manières, quelques regrettables habitudes de bon ton: la frivolité, la suffisance, une insolence courtoise. Mais il était trop candide et trop ingénu, et il était le premier à reconnaître ses erreurs et à s’en confesser en riant. Je crois bien que cet enfant, même pour plaisanter, n’aurait jamais pu mentir, et que s’il mentait c’était vraiment sans y voir rien de mal. Son égoïsme même était attirant, précisément peut-être parce qu’il était franc et non dissimulé. Il n’y avait rien de caché en lui. Il était faible, confiant et timide; il n’avait aucune volonté. L’offenser, le tromper eût été et coupable et pitoyable, aussi coupable que de tromper ou offenser un enfant. Il était trop naïf pour son âge et ne comprenait presque rien de la vie réelle; d’ailleurs il semblait que même à quarante ans il n’en aurait rien appris. Pareils êtres sont en quelque sorte condamnés à une éternelle minorité. Personne, je crois, ne pouvait ne pas l’aimer; il vous aurait cajolé comme un enfant. Natacha avait dit la vérité: il pouvait peut-être commettre une mauvaise action, s’il y était contraint par une forte influence; mais, après avoir pris conscience des conséquences de cette action, je crois qu’il serait mort de repentir. Natacha sentait d’instinct qu’elle le dominerait, qu’il serait sa victime. Elle goûtait à l’avance le délire d’aimer à la folie et de torturer jusqu’à la souffrance celui qu’on aime, précisément parce qu’on aime, et c’était pour cela peut-être qu’elle se hâtait de se sacrifier à lui la première. Mais lui aussi avait des yeux brillants d’amour, lui aussi la contemplait en extase. Elle me jeta un regard triomphant. En cet instant, elle avait tout oublié: et ses parents, et les adieux, et les soupçons… Elle était heureuse.
«Vania! s’écria-t-elle, je suis coupable envers lui et je ne le vaux pas! Je croyais que tu ne viendrais pas, Aliocha. Oublie mes mauvaises pensées, Vania. J’effacerai cela!» ajouta-t-elle en le regardant avec un amour infini. Il sourit, lui baisa la main et, sans lâcher cette main, dit, en se tournant vers moi!
«Ne m’accusez pas non plus. Il y a bien longtemps que je désirais vos embrasser comme un frère; elle m’a tellement parlé de vous! Jusqu’à présent, nous nous connaissions à peine et nous ne nous entendions pas très bien. Nous serons amis et… pardonnez-nous, ajouta-t-il à mi-voix en rougissant légèrement, mais avec un si beau sourire que je ne pus pas ne pas répondre de tout mon cœur à son accueil.
– Oui, oui, Aliocha, appuya Natacha, il est des nôtres, c’est notre frère, il nous a déjà pardonné et sans lui nous ne serions pas heureux. Je te l’ai déjà dit… Oh! nous sommes des enfants cruels, Aliocha! Mais nous vivrons à trois… Vania! poursuivit-elle, et ses lèvres se mirent à trembler, tu vas maintenant rentrer chez EUX, à la maison; tu as si bon cœur que même s’ils ne me pardonnent pas, ils s’adouciront peut-être tout de même un peu en voyant que tu m’as pardonné. Raconte-leur tout, tout, avec les mots qui te viendront du cœur; trouve les mots qu’il faut… Défends-moi, sauve-moi; dis-leur toutes mes raisons, tout ce que tu as compris. Sais-tu, Vania, que je ne me serais peut-être pas décidée à CELA si tu ne t’étais pas trouvé aujourd’hui avec moi! Tu es mon salut; j’ai tout de suite espéré que tu saurais de leur annoncer, que du moins tu adoucirais pour eux la première horreur. Oh! mon Dieu, mon Dieu!… Dis-leur de ma part, Vania, que je sais qu’il est impossible de me pardonner maintenant; eux, ils me pardonneront, mais Dieu ne me pardonnera pas; mais que même s’ils me maudissaient, je les bénirais tout de même et prierais pour eux toute ma vie. Tout mon cœur est auprès d’eux! Ah! pourquoi ne sommes-nous pas tous heureux! Pourquoi, pourquoi!… Mon Dieu! Qu’est-ce que j’ai fait!» s’écria-t-elle brusquement comme si elle revenait à elle et, toute tremblante d’effroi, elle se couvrit le visage de ses mains. Aliocha la prit dans ses bras et, sans mot dire, la serra étroitement contre lui. Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence.
«Et vous avez pu exiger un pareil sacrifice! dis-je en le regardant d’un air de reproche.
– Ne m’accusez pas! répéta-t-il, je vous assure que tous ces malheurs, quoiqu’ils soient très pénibles, ne dureront qu’un instant. J’en suis absolument convaincu. Il nous faut seulement la fermeté de supporter cette minute; elle aussi m’a dit la même chose. Vous savez: la cause de tout est cet orgueil familial, ces querelles absolument oiseuses, et par là-dessus ces procès! Mais… (j’y ai longuement songé, je vous prie de croire) tout cela doit cesser. Nous serons à nouveau tous réunis et nous serons alors parfaitement heureux, si bien que nos parents se réconcilieront en nous regardant. Qui sait, peut-être que c’est justement notre mariage qui servira de base à leur réconciliation. Je crois qu’il ne peut même en être autrement, qu’en pensez-vous?
– Vous dites: mariage, quand donc vous marierez-vous? demandai-je en jetant un coup d’œil à Natacha.
– Demain ou après-demain; au plus tard, après-demain, c’est sûr. Voyez-vous, je ne sais pas moi-même encore bien et, pour dire vrai, je n’ai encore pris aucune décision. Je pensais que Natacha ne viendrait peut-être pas aujourd’hui. De plus, mon père voulait absolument me conduire aujourd’hui chez ma fiancée (car vous savez qu’on recherche une jeune fille en mariage pour moi; Natacha vous l’a dit? Mais je ne veux pas). Alors je n’ai pu encore prendre de dispositions fermes. Mais nous nous marierons tout de même sûrement après-demain. Du moins, c’est ce qu’il me semble parce qu’il ne peut en être autrement. Dès demain, nous partons par la route de Pskov. J’ai un camarade de lycée, un très brave garçon, qui habite là-bas, pas loin d’ici, à la campagne. Je vous ferai peut-être faire sa connaissance. Dans son village, il y a un prêtre, et d’ailleurs je ne sais pas au juste s’il y en a un ou pas. Il aurait fallu se renseigner à l’avance, mais je n’ai pas eu le temps… Du reste, à vrai dire, tout cela, ce sont des bêtises. Du moment qu’on a l’essentiel en vue. On peut inviter un prêtre d’un village voisin; qu’en pensez-vous? Car il y a bien des villages dans les environs! La seule chose regrettable, c’est que je n’aie pas eu le temps d’écrire un mot; il aurait fallu prévenir. Mon ami n’est peut-être pas chez lui en ce moment… Mais c’est là le moins important! Quand on est décidé, tout s’arrange de soi-même, n’est-ce pas? Et en attendant, jusqu’à demain ou après-demain s’il le faut, elle restera ici, chez moi. J’ai loué un appartement indépendant dans lequel nous vivrons quand nous serons rentrés. Je ne veux plus aller vivre chez mon père, n’est-ce pas? Vous viendrez nous voir; je me suis installé très gentiment. Mes camarades de lycée viendront me rendre visite; je donnerai des soirées…»
Je le regardai avec une perplexité anxieuse. Natacha me suppliait du regard de ne pas le juger sévèrement et d’être plus indulgent. Elle écoutait ses propos avec un sourire triste, et, en même temps, elle semblait l’admirer. Tout comme on admire un enfant gentil et gai, en écoutant son bavardage vide de sens, mais gracieux. Je lui jetai un regard de reproche. Je commençais à me sentir insupportablement mal à mon aise.
«Mais votre père? demandai-je, êtes-vous fermement persuadé qu’il vous pardonnera?
– Certainement; que lui restera-t-il donc à faire? C’est-à-dire qu’au début, bien entendu, il me maudira; j’en suis même convaincu. Il est ainsi; et il est tellement sévère avec moi. Peut-être qu’il se plaindra aussi à quelqu’un; en un mot, il emploiera son autorité paternelle… Mais tout ceci n’est pas sérieux. Il m’aime à la folie; il se fâchera, mais me pardonnera. Alors tout le monde se réconciliera et nous serons tous heureux. Son père aussi.
– Et s’il ne vous pardonne pas? Avez-vous pensé à cela?
– Il me pardonnera sûrement, seulement peut-être pas si rapidement. Et puis après? Je lui montrerai que j’ai du caractère. Il me querelle toujours parce que je n’ai pas de caractère, parce que je suis frivole. Il verra maintenant si je suis frivole ou non… Avoir charge de famille, ce n’est pas une plaisanterie; c’est alors que je ne serai plus un gamin… c’est-à-dire…, j’ai voulu dire que je serai comme les autres…, enfin comme ceux qui ont une famille. Je vivrai de mon travail. Natacha dit que c’est beaucoup mieux que de vivre aux crochets d’autrui, comme nous faisons tous. Si vous saviez toutes les bonnes paroles qu’elle m’a dites! Je ne l’aurais jamais imaginé moi-même; je n’ai pas grandi dans ces idées-là, on ne m’a pas élevé de cette façon. Il est vrai que je sais moi-même que je suis léger, que je ne suis presque bon à rien; mais, savez-vous, j’ai eu avant-hier une idée étonnante. Je vais vous la dire, bien que ce ne soit pas le moment, parce qu’il faut que Natacha la connaisse et que vous nous donniez un conseil. Voici: je veux écrire des nouvelles et les vendre à des revues, comme vous. Vous m’aiderez auprès des journalistes, n’est-ce pas? Je compte sur vous, et toute la nuit dernière j’ai imaginé un roman, comme ça, pour essayer, et il pourrait en sortir quelque chose de très gentil, vous savez. J’ai pris le sujet dans une comédie de Scribe… Mais je vous raconterai cela plus tard. L’essentiel, c’est qu’on me donne de l’argent pour cela… On vous paie bien?»
Je ne pus retenir un petit rire.
«Vous riez, dit-il en souriant à son tour. Non, écoutez, ajouta-t-il avec une inconcevable naïveté, ne me jugez pas sur les apparences; vraiment j’ai beaucoup d’esprit d’observation; vous verrez vous-même. Pourquoi ne pas essayer? Peut-être qu’il en sortira quelque chose… Et d’ailleurs, vous avez sans doute raison; je ne sais rien de la vie réelle; c’est ce que Natacha me dit aussi; c’est du reste ce que tout le monde me dit; quel écrivain serais-je donc? Riez, riez, corrigez-moi; c’est pour elle que vous faites cela, car vous l’aimez. Je vais vous dire la vérité: je ne la vaux pas, je le sens; cela m’est très pénible et je ne sais pas comment il se fait qu’elle m’aime tant. Et il me semble que je donnerais ma vie pour elle! Vraiment, jusqu’à cette minute je ne craignais rien, et maintenant j’ai peur: dans quoi nous lançons-nous! Seigneur! Se peut-il donc que lorsqu’un homme est tout à son devoir, comme par un fait exprès il manque de capacité et de fermeté pour l’accomplir? Vous, du moins, notre ami, aidez-nous! Vous êtes le seul ami qui nous restez. Seul, je ne comprends rien! Pardonnez-moi de tant compter sur vous; je vous tiens pour un homme extrêmement noble et bien meilleur que moi. Mais je m’amenderai, soyez-en sûr, et je serai digne de vous deux.»
Là-dessus, il me serra de nouveau la main et dans ses beaux yeux brilla un bon et généreux sentiment. Il me tendait la main avec tant de confiance, il croyait si bien que j’étais son ami!
«Elle m’aidera à me corriger, poursuivit-il. Au surplus, n’ayez pas une trop mauvaise opinion de nous et ne vous affligez pas trop. J’ai malgré tout beaucoup d’espoir et nous serons délivrés de tout souci au point de vue matériel. Par exemple, si mon roman n’a pas de succès (pour dire vrai, j’ai déjà pensé que ce roman était une bêtise et je vous en ai parlé maintenant uniquement pour savoir votre avis), si mon roman n’a pas de succès, je peux, à la rigueur, donner des leçons de musique. Vous ne saviez pas que je m’y connaissais en musique? Je n’aurai pas honte de vivre de ce travail, j’ai là-dessus des idées tout à fait modernes. À part cela, j’ai beaucoup de bibelots précieux et d’objets de toilette; ils ne servent à rien. Je les vendrai et nous pourrons vivre longtemps là-dessus! Enfin, en mettant les choses au pire, je peux prendre du service. Mon père en sera même ravi; il me presse toujours de prendre un poste et j’allègue toujours mon état de santé pour refuser. (D’ailleurs, je suis inscrit quelque part.) Mais quand il verra que le mariage m’a fait du bien, m’a rendu plus posé et que je suis réellement entré en fonctions, il sera content et il me pardonnera…
– Mais, Alexeï Petrovitch, avez-vous songé à l’affaire qui se trame en ce moment entre votre père et le sien? Qu’est-ce que vous pensez qui va se passer ce soir chez eux?»
Et je lui montrai Natacha, qui pâlit comme une morte à mes paroles. J’étais sans pitié.
«Oui, oui, vous avez raison, c’est terrible! répondit-il, j’ai déjà pensé à cela et j’ai souffert moralement… Mais que faire? Vous avez raison: si seulement ses parents nous pardonnaient? Et comme je les aime tous les deux, si vous saviez! Ce sont des parents pour moi, et c’est ainsi que je m’acquitte envers eux! Oh! ces querelles, ces procès! Vous ne pouvez croire à quel point cela nous est pénible maintenant! Et pourquoi se disputent-ils! Nous nous aimons tous tellement, et nous nous disputons! Nous devrions nous réconcilier et qu’on n’en parle plus! C’est vrai, c’est ainsi que j’agirais à leur place… Ce que vous dites me fait peur. Natacha, c’est horrible ce que nous complotons, toi et moi! Je te l’ai déjà dit…, c’est toi qui insistes… Mais écoutez, Ivan Petrovitch, peut-être que tout ceci s’arrangera au mieux; qu’en pensez-vous? Ils feront bien la paix, à la fin? C’est nous qui les réconcilierons. Cela se fera ainsi, sûrement; ils ne résisteront pas à notre amour… Qu’ils nous maudissent, nous, nous les aimerons tout de même; et ils ne résisteront pas. Vous ne pouvez croire combien mon père a parfois bon cœur! Il a seulement l’air comme ça en dessous, vous savez, mais dans d’autres circonstances il est très raisonnable. Si vous saviez avec quelle douceur il m’a parlé aujourd’hui et donné des conseils! Et voici que le jour même je vais contre sa volonté; cela me fait beaucoup de peine. Et tout cela pour ces préjugés stupides! C’est tout simplement de la folie! S’il la regardait seulement une bonne fois et passait ne fût-ce qu’une demi-heure avec elle, aussitôt, il nous donnerait son entier consentement.» En disant cela, Aliocha jeta sur Natacha un regard tendre et passionné.
«Je me suis mille fois imaginé avec délices, continuait-il à jaser, qu’il l’aimerait dès qu’il la connaîtrait et qu’elle les étonnerait tous. C’est qu’aucun d’entre eux n’a jamais vu une fille pareille! Mon père est convaincu que c’est tout simplement une intrigante. C’est mon devoir de la rétablir dans son honneur et je le ferai! Ah! Natacha! Tout le monde t’aime, tout le monde, il n’y a personne qui puisse ne pas t’aimer, ajouta-t-il avec transport. Aime-moi, bien que je ne te vaille pas du tout, Natacha, et moi… Tu me connais! Et il ne nous en faut pas beaucoup pour être heureux! Non, je crois, je crois que ce soir doit nous apporter à tous et le bonheur, et la paix, et la concorde! Que cette soirée soit bénie! N’est-ce pas, Natacha? Mais qu’est-ce que tu as? Mon Dieu, que t’arrive-t-il?»
Elle était pâle comme une morte. Tout le temps qu’Aliocha pérorait, elle l’avait regardé fixement; mais son regard était devenu de plus en plus trouble et immobile, son visage de plus en plus pâle. Il me sembla même qu’à la fin elle n’écoutait plus et était dans une sorte d’absence. L’exclamation d’Aliocha parut la réveiller brusquement. Elle se ressaisit, regarda autour d’elle et, soudain, se précipita vers moi. Rapidement, comme si elle se dépêchait et se cachait d’Aliocha, elle sortit une lettre de sa poche et me la tendit. La lettre était adressée à ses parents et datait de la veille. En me la remettant, elle me regarda avec insistance, comme si elle s’accrochait à moi par ce regard. Dans ses yeux, il y avait du désespoir; je n’oublierai jamais ce terrible regard. La frayeur me saisit, moi aussi; je vis que c’était maintenant seulement qu’elle sentait pleinement toute l’horreur de son acte. Elle s’efforça de me dire quelque chose; elle commença même à parler et, soudain, perdit connaissance. J’arrivai à temps pour la soutenir. Aliocha pâlit d’effroi; il lui frottait les tempes, lui baisait les mains, les lèvres. Deux ou trois minutes après, elle revint à elle. Non loin de là, se trouvait le fiacre dans lequel était venu Aliocha; il le héla. Lorsqu’elle fut assise dans la voiture, Natacha, comme folle, me prit la main, et une larme brûlante tomba sur mes doigts. La voiture s’ébranla. Je restai longtemps encore à la même place, la suivant des yeux. Tout mon bonheur était mort en cette minute et ma vie était brisée en deux. Je le sentis douloureusement… Je revins lentement sur mes pas, chez les vieux. Je ne savais pas ce que je leur dirais, ni comment j’entrerais chez eux. Mes pensées étaient engourdies, mes jambes se dérobaient sous moi…
C’est là toute l’histoire de mon bonheur; c’est ainsi que prit fin et se dénoua mon amour. Je vais maintenant reprendre mon récit interrompu.
Quatre ou cinq jours après la mort de Smith, j’allai m’installer dans son appartement. Toute cette journée-là, j’avais éprouvé une intolérable tristesse. Le temps était gris, il faisait froid; il tombait une neige humide, mélangée de pluie. Sur le soir seulement, en un clin d’œil, le soleil avait fait son apparition et un rayon égaré s’était, par curiosité sans doute, hasardé jusque dans ma chambre. Je commençais à me repentir d’avoir déménagé. La chambre pourtant était grande, mais basse, enfumée, sentant le renfermé, et si désagréablement vide, malgré les quelques meubles! Dès cet instant, je me dis que je perdrais infailliblement dans cet appartement ce qui me restait de santé. C’est ce qui se réalisa.
Tout le matin, je m’étais débattu avec mes papiers, les classant et les mettant en ordre. Faute de serviette, je les avais transportés dans une taie d’oreiller; tout s’était mis en tas et mélangé. Après, je m’installai pour écrire. À cette époque, j’écrivais encore mon grand roman; mais je n’avais pas le cœur à l’ouvrage; d’autres soucis encombraient mon esprit…
Je jetai ma plume et m’assis près d’une fenêtre. Le soir tombait, je me sentais de plus en plus triste. Diverses sombres pensées m’assaillaient. Il m’a toujours semblé qu’à Pétersbourg je finirais par périr. Le printemps approchait; il me semblait que j’allais revivre en sortant de cette coquille à l’air libre, en respirant l’odeur fraîche des champs et des bois; il y avait si longtemps que je ne les avais vus!… Je me souviens qu’il me vint aussi à l’idée qu’il serait bon, par sortilège ou par miracle, d’oublier complètement tout ce qui avait été, tout ce qu’on avait vécu ces dernières années; oublier tout, se rafraîchir l’esprit et recommencer avec de nouvelles forces. Je rêvais déjà à cela et j’espérais une résurrection. «Aller dans une maison de fous, au besoin, décidai-je finalement, pour que tout le cerveau se retourne dans la tête et se remette en place, et ensuite se guérir.» J’avais soif de la vie. Je croyais en elle!… Mais je me souviens que sur le moment même je me mis à rire. «Qu’est-ce que j’aurais donc pu faire après la maison de fous? Pas écrire des romans, toujours?…»
C’est ainsi que je rêvais et m’affligeais et cependant le temps passait. La nuit tombait. Ce soir-là, j’avais un rendez-vous avec Natacha; elle m’avait la veille convié instamment par un billet à venir la voir. Je bondis et commençai à me préparer. J’avais de toute façon envie de m’arracher au plus vite à cet appartement, fût-ce pour aller n’importe où, sous la pluie, dans la neige boueuse.
À mesure que l’obscurité gagnait, ma chambre devenait plus vaste, semblait s’élargir de plus en plus. Je m’imaginai que, chaque nuit, dans chaque coin, je verrais Smith: il serait assis et me regardait fixement, comme il regardait Adam Ivanovitch dans la confiserie, et Azor serait à ses pieds. Et juste à ce moment, se produisit un événement qui me fit une forte impression.
D’ailleurs, il faut être franc; était-ce dû à l’ébranlement de mes nerfs, à ces sensations nouvelles dans un nouvel appartement, à ma récente mélancolie, mais peu à peu et graduellement, dès l’approche du crépuscule, je commençai à tomber dans cet état d’âme qui me vient si souvent la nuit, maintenant que je suis malade, et que je nomme TERREUR MYSTIQUE. C’est la crainte la plus pénible et la plus torturante d’un danger que je ne peux définir moi-même, d’un péril inconcevable et inexistant dans l’ordre des choses, mais qui, immanquablement, à cette minute même peut-être, va prendre forme, comme par dérision envers tous les arguments de la raison, qui viendra à moi et se tiendra devant moi, comme un fait irréfutable, effrayant, monstrueux et inexorable. Cette crainte habituellement se renforce de plus en plus en dépit de toutes les conclusions de la raison, si bien qu’à la fin, l’esprit, encore qu’en ces instants il acquiert peut-être une plus grande lucidité, perd néanmoins toute possibilité de s’opposer aux sensations. On ne l’écoute pas, il devient inutile, et ce dédoublement accroît encore l’angoisse apeurée de l’attente. Il me semble que telles sont en partie les transes des gens qui craignent les revenants. Mais dans mon angoisse l’indétermination du danger renforce encore les tourments.
Je me souviens que je tournais le dos à la porte et que je prenais mon chapeau sur la table lorsque, brusquement, à cet instant précis, il me vint à l’esprit que lorsque je me retournerais, je verrais sûrement Smith; tout d’abord il ouvrirait doucement la porte, resterait sur le seuil et ferait du regard le tour de la pièce; ensuite, il entrerait silencieusement, tête basse, il s’arrêterait devant moi, fixerait sur moi ses yeux troubles et brusquement se mettrait à rire à ma barbe d’un rire silencieux, édenté et prolongé; tout son corps en serait ébranlé et serait longtemps secoué de ce rire. Toute cette apparition se dessina soudain dans mon imagination de façon extraordinairement claire et précise, et en même temps s’installa aussitôt en moi la conviction la plus inébranlable et la plus absolue que tout ceci s’accomplirait inéluctablement, que c’était déjà arrivé, que seulement je ne le voyais pas, car je tournais le dos à la porte, et que peut-être en cet instant même la porte s’ouvrait déjà. Je me retournai rapidement: la porte s’ouvrait en effet, doucement, silencieusement, exactement comme je me le représentais la minute d’avant. Je poussai un cri. Pendant longtemps, personne ne se montra, comme si la porte s’était ouverte toute seule; soudain sur le seuil apparut un être étrange: ses yeux, autant que je pus le distinguer dans l’obscurité, me regardaient fixement et avec insistance. Le froid envahit tous mes membres. À ma terreur extrême, je vis que c’était un enfant, une petite fille, et si cela avait été Smith lui-même, il ne m’aurait peut-être pas autant effrayé, que cette apparition étrange et inattendue d’une enfant inconnue dans ma chambre, à cette heure et dans un pareil moment.
J’ai déjà dit qu’elle avait ouvert la porte très silencieusement et très lentement, comme si elle craignait d’entrer. Après s’être montrée, elle s’arrêta sur le seuil et me regarda longtemps comme frappée de stupeur, enfin elle fit lentement deux pas en avant et s’arrêta devant moi, toujours sans dire mot. Je l’examinai de plus près. C’était une fillette de douze à treize ans, de petite taille, maigre et pâle comme si elle relevait à peine d’une grave maladie. Ses grands yeux noirs en brillaient avec d’autant plus d’éclat. De sa main gauche, elle maintenait un vieux châle troué qui couvrait sa poitrine, toute frissonnante encore du froid du soir. On pouvait vraiment qualifier ses vêtements de guenilles; ses cheveux noirs et épais, non lissés, pendaient en touffes. Nous restâmes plantés ainsi deux ou trois minutes, nous dévisageant mutuellement.
«Où est grand-père?» demanda-t-elle, d’une voix rauque à peine perceptible, comme si la poitrine ou la gorge lui faisait mal.
Toute ma terreur mystique s’envola à cette question. On demandait Smith; ses traces réapparaissaient soudainement.
«Ton grand-père? Mais il est mort!» lui dis-je à brûle-pourpoint, ne m’étant pas préparé à répondre à sa question, et je m’en repentis aussitôt. Une minute environ, elle resta debout dans la même position et, brusquement, elle se mit à trembler de la tête aux pieds, aussi violemment que si elle allait avoir une attaque de nerfs. Je la soutins pour l’empêcher de tomber. Au bout de quelques minutes, elle se sentit mieux et je vis clairement qu’elle faisait un effort surhumain pour me cacher son trouble.
«Pardonne-moi, pardonne-moi, petite fille! Pardonne-moi, mon enfant! dis-je, je t’ai annoncé cela si brusquement et peut-être que ce n’est même pas cela…, pauvre petite!… Qui cherches-tu? Le vieillard qui vivait ici?
– Oui, murmura-t-elle avec effort et en me regardant avec anxiété.
– Son nom était Smith?
– Ou-oui!
– Alors, c’est lui…, c’est bien lui qui est mort… Mais ne t’afflige pas, mon petit. Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt? D’où viens-tu maintenant? On l’a enterré hier; il est mort brusquement, subitement… Ainsi, tu es sa petite fille?»
La fillette ne répondit pas à mes questions désordonnées et pressées. Elle se détourna sans mot dire et quitta silencieusement la pièce. J’étais si frappé que je ne la retins même pas et ne lui posai plus d’autres questions. Elle s’arrêta encore une fois sur le seuil, et, se tournant à demi vers moi, me demanda:
«Azor est mort aussi?
– Oui, Azor aussi est mort», répondis-je et sa question me parut bizarre: on eût dit qu’elle était convaincue qu’Azor devait infailliblement mourir en même temps que le vieux. Après avoir entendu ma réponse, la petite fille sortit sans bruit de la pièce et ferma soigneusement la porte derrière elle.
Une minute plus tard, je me lançais à sa poursuite, me maudissant de l’avoir laissée partir. Elle était sortie si discrètement que je ne l’entendis pas ouvrir la seconde porte sur l’escalier. Je songeai qu’elle n’avait pas encore eu le temps de descendre, et m’arrêtai dans l’entrée pour prêter l’oreille. Mais tout était tranquille et l’on n’entendait aucun bruit. Seule, une porte claqua à l’étage inférieur, puis tout rentra dans le silence.
Je descendis en hâte. L’escalier juste au sortir de mon appartement, du cinquième étage au quatrième, était en colimaçon; dès le quatrième, il repartait droit. Il était toujours sombre, sale et noir, comme ceux qu’on trouve habituellement dans les maisons de la capitale divisées en petits appartements. À ce moment, il était même tout à fait obscur. Après être descendu à tâtons au quatrième étage, je m’arrêtai, et brusquement je fus comme poussé par la conviction qu’ici, dans l’entrée, il y avait quelqu’un qui se cachait de moi. Je commençai à tâtonner avec mes mains; la petite fille était là, juste dans le coin, et, le visage tourné contre le mur, pleurait silencieusement.
«Écoute, de quoi as-tu donc peur? commençai-je. Je t’ai tellement effrayée? C’est ma faute. Ton grand-père, en mourant, a parlé de toi; ce furent ses dernières paroles… Il me reste aussi des livres; ils sont à toi, naturellement. Comment t’appelles-tu? Où habites-tu? Il m’a dit que c’était dans la sixième rue…»
Mais je n’achevai pas. Elle poussa un cri d’effroi, comme à la pensée que je savais où elle habitait, me repoussa de sa petite main maigre et décharnée et se précipita dans l’escalier. Je la suivis; j’entendais encore ses pas en bas. Brusquement, ils s’interrompirent… Lorsque je bondis dans la rue, elle n’était déjà plus là. Après avoir couru tout d’une traite jusqu’à l’avenue de l’Ascension, je vis que toute recherche était vaine: elle avait disparu. Je me dis qu’elle s’était vraisemblablement cachée quelque part, tandis qu’elle descendait l’escalier.
Mais dès que j’eu mis le pied sur le trottoir sale et humide de l’avenue, je me heurtai soudain à un passant, absorbé dans une profonde rêverie, qui marchait tête baissée et d’un pas rapide. À mon extrême stupéfaction, je reconnus le vieil Ikhméniev. C’était pour moi le soir des rencontres imprévues. Je savais que le vieux, trois jours avant, avait eu un grave malaise, et, brusquement, je le rencontrais dans la rue, par cette humidité! De plus, il ne sortait presque jamais le soir et depuis que Natacha était partie, c’est-à-dire depuis près de six mois déjà, il était devenu tout à fait casanier. Il se réjouit plus qu’à l’ordinaire à ma vue, comme un homme qui a trouvé enfin un ami avec qui il peut partager ses pensées; il me prit la main, la serra fortement et, sans me demander où j’allais, m’entraîna dans sa direction. Quelque chose le troublait, il était pressé, inquiet: «Où est-il allé?» me dis-je à part moi. Il était superflu de le lui demander; il était devenu extrêmement méfiant, et parfois voyait une allusion injurieuse, une offense dans la question ou la remarque la plus simple.
Je l’examinai du coin de l’œil: il avait un visage de malade; ces derniers temps, il avait beaucoup maigri; il ne s’était pas rasé depuis près d’une semaine. Ses cheveux, devenus complètement blancs, sortaient en désordre de son chapeau cabossé et pendaient en longues mèches sur le col de son vieux paletot usé. J’avais déjà remarqué qu’il avait des moments d’absence: il oubliait, par exemple, qu’il n’était pas seul dans la pièce, se parlait à lui-même, gesticulait. Il était pénible de le regarder.
«Eh bien, Vania, qu’est-ce qu’il y a? commença-t-il. Où allais-tu? Moi, j’étais sorti: les affaires. Tu vas bien?
– Et vous, comment allez-vous? répondis-je, il y a si peu de temps encore vous étiez malade, et vous sortez!»
Le vieux ne répondit pas, il semblait ne pas m’avoir entendu.
«Comment va Anna Andréievna?
– Elle va bien, elle va bien… D’ailleurs, elle aussi, elle est un peu souffrante. Je ne sais ce qu’elle a, elle est devenue triste…, elle a parlé de toi souvent! Pourquoi ne viens-tu pas? Mais peut-être que tu venais chez nous, Vania? Non? Peut-être que je te dérange, que je te détourne?» demanda-t-il soudain, en me regardant d’un air quelque peu soupçonneux et méfiant. Le vieillard était devenu à ce point sensible et irritable que, si j’avais répondu à ce moment que je n’allais pas chez eux, il s’en serait certainement offensé et m’aurait quitté froidement. Je me hâtai de répondre affirmativement que j’allais précisément rendre visite à Anna Andréievna (je savais cependant que j’étais en retard et que peut-être je n’aurais pas le temps d’aller chez Natacha).
«Voilà qui est bien, dit le vieux, entièrement rassuré par ma réponse, voilà qui est bien…, et brusquement il se tut et se mit à songer comme s’il n’achevait pas ce qu’il avait à dire.
– Oui, c’est bien! répéta-t-il machinalement quatre ou cinq minutes plus tard, comme s’il se réveillait d’une profonde songerie. Hum… vois-tu, Vania, pour nous tu as toujours été comme un fils; Dieu ne nous a pas accordé de fils, à Anna Andréievna et à moi, c’est pourquoi Il t’a envoyé à nous; c’est ce que j’ai toujours pensé. Ma vieille aussi…, oui! Et tu t’es toujours montré respectueux et tendre envers nous, comme un fils reconnaissant. Que Dieu te bénisse pour cela, Vania, comme nous te bénissons tous deux et t’aimons…, oui!»
Sa voix se mit à trembler, il attendit près d’une minute.
«Oui…, eh bien? Est-ce que tu as été malade? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir nous voir?»
Je lui racontai toute mon histoire avec Smith et dis pour m’excuser que cette affaire m’avait retenu; qu’outre cela, j’avais été à deux doigts de tomber malade et, qu’étant donné tous ces fracas, c’était trop loin pour moi d’aller les voir à Vassili-Ostrov. (C’était là qu’ils habitaient alors.) Je faillis laisser échapper que j’avais tout de même trouvé l’occasion d’aller voir Natacha, mais je m’arrêtai à temps.
L’histoire de Smith intéressa beaucoup le vieux. Il devint plus attentif. Ayant appris que mon nouvel appartement était humide et peut-être pire encore que l’ancien et coûtait six roubles par mois, il se mit même en colère. En général, il était devenu extrêmement brusque et impatient. Seule, Anna Andréievna savait encore en venir à bout dans ces moments-là, et encore pas toujours.
«Hum… Tout cela, c’est ta littérature, Vania! s’écria-t-il presque avec haine: elle t’a conduit au galetas, elle te conduira au cimetière! Je te l’ai dit dans le temps, je te l’ai prédit!… Et B…, est-ce qu’il fait toujours de la critique?
– Mais il est mort poitrinaire, vous le savez bien. Il me semble que je vous l’ai déjà dit.
– Il est mort, hum…, il est mort! C’est dans l’ordre. A-t-il laissé quelque chose à sa femme et à ses enfants? Car tu m’as bien dit qu’il avait une femme?… Pourquoi ces gens-là se marient-ils?
– Non, il n’a rien laissé, répondis-je.
– C’est bien cela! s’écria-t-il avec autant d’emportement que si l’affaire le touchait de près, et comme si le défunt B… était son propre frère. Rien! absolument rien! Et sais-tu, Vania, j’avais pressenti qu’il finirait ainsi, déjà à l’époque où tu ne tarissais pas d’éloges sur son compte, tu te souviens? Il n’a rien laissé: facile à dire! Hum…, il a mérité la gloire. Une gloire immortelle même, peut-être, mais la gloire ne nourrit pas. Dès cette époque, j’avais prévu tout cela pour toi aussi, mon cher; je te félicitais, mais à part moi j’avais pressenti tout cela. Ainsi B… est mort? Et comment ne pas mourir? La vie est belle et… cet endroit est beau…, regarde!»
Et d’un geste rapide et involontaire de la main, il me désigna l’étendue brumeuse de la rue, éclairée par la faible lueur clignotante des réverbères dans le brouillard humide, les maisons sales, les dalles des trottoirs luisantes d’humidité, les passants transpercés jusqu’aux os, moroses et renfrognés, tout ce tableau qu’embrassait la coupole noire et comme imbibée d’encre de Chine du ciel de Pétersbourg. Nous avions débouché sur la place; devant nous, dans l’obscurité, se dressait la statue de Nicolas 1er, éclairée d’en bas par les becs de gaz, et plus loin s’élevait l’énorme masse sombre de la cathédrale Saint-Isaac qui se détachait confusément sur la teinte obscure du ciel.
«Tu m’as dit, Vania, que c’était un homme bon, magnanime, sympathique, ayant des sentiments, du cœur. Eh bien, ils sont tous comme cela, ces gens ayant du cœur: sympathiques! Ils ne savent que multiplier le nombre des orphelins! Hum…, et il a dû être content de mourir, j’imagine! Hé, hé! content de s’en aller n’importe où loin d’ici, fût-ce en Sibérie… Qu’est-ce que tu veux, ma petite?» demanda-t-il soudain, en apercevant sur le trottoir une enfant qui demandait l’aumône.
C’était une petite fille maigre de sept ans, huit ans au plus, couverte de haillons malpropres; ses pieds nus étaient chaussés de bottines trouées. Elle s’efforçait de couvrir son petit corps tremblant de froid d’un semblant de manteau minuscule et usé qui était depuis longtemps trop court pour elle. Son mince visage maladif, pâle et émacié, était tourné vers nous; elle nous regardait timidement, sans rien dire, et, avec une sorte de terreur soumise d’un refus, nous tendait sa menotte tremblante. Le vieux, lorsqu’il l’aperçut, se mit à frissonner de la tête aux pieds et se tourna si rapidement vers elle qu’elle prit peur. Elle tressaillit et s’écarta de lui.
«Que désires-tu, ma petite? s’écria-t-il. Que désires-tu? la charité? Oui? Tiens, voilà pour toi, prends!»
Et, tout agité et tremblant d’émotion, il se mit à fouiller dans sa poche et en sortit deux ou trois pièces d’argent. Mais cela lui parut peu; il chercha son porte-monnaie, en tira un billet d’un rouble (tout ce qui s’y trouvait) et posa le tout dans la main de la petite mendiante.
«Le Christ te protège, ma petite fille…, mon enfant! Que ton ange gardien soit avec toi!»
Et il signa plusieurs fois d’une main tremblante la petite pauvresse; mais, soudain, s’apercevant que j’étais là et que je le regardais, il fronça les sourcils et s’éloigna d’un pas rapide.
«Vois-tu, Vania, reprit-il après un assez long silence courroucé, je ne peux pas supporter de voir ces petites créatures innocentes frissonner de froid dans la rue…, à cause de leurs maudits parents. D’ailleurs, quelle mère condamnerait un si petit enfant à une pareille horreur, si elle n’étais pas malheureuse elle-même!… Sans doute, là-bas dans son coin, y a-t-il d’autres orphelins, et celle-ci est l’aînée; la mère est malade elle-même; et… hum. Ce ne sont pas des enfants de prince! Il y en a beaucoup sur cette terre, Vania…, qui ne sont pas fils de prince! Hum!»
Il se tut une minute, comme arrêté par une difficulté.
«Vois-tu, Vania, j’ai promis à Anna Andréievna, commença-t-il en s’embrouillant quelque peu, je lui ai promis…, c’est-à-dire que nous avons convenu ensemble d’adopter une orpheline…, comme cela, n’importe laquelle, pauvre, naturellement, et jeune aussi, bien entendu, et de la prendre complètement chez nous; tu comprends? Sinon, nous nous ennuyons, deux vieux tout seuls, hum…, seulement, vois-tu: Anna Andréievna s’est montée un peu contre cela. Alors parle-lui, pas de ma part bien sûr, mais comme si cela venait de toi…, raisonne-la…, tu me comprends? Il y a longtemps que je voulais t’en prier…, afin que tu l’amènes à accepter, tandis que moi, cela me gêne de demander cela moi-même…, mais voilà assez de bêtises! Qu’ai-je à faire d’une petite fille? Je n’en ai pas besoin; c’est juste pour m’amuser…, pour entendre une voix d’enfant…, et du reste, pour dire vrai, c’est pour ma vieille que je fais cela, tu sais; ce sera plus gai pour elle que de vivre avec moi seul. Mais tout cela, ce sont des balivernes! Dis donc, Vania, nous n’arriverons jamais si nous continuons comme cela: prenons un fiacre; il ne faut pas nous éloigner, Anna Andréievna nous attend…»
Il était sept heures et demie quand nous arrivâmes chez Anna Andréievna.
Les vieux époux s’aimaient beaucoup. L’amour et une longue habitude les avaient unis indissolublement. Cependant, Nikolaï Serguéitch, ces temps derniers et même auparavant dans les périodes les plus heureuses, se montrait peu expansif avec son Anna Andréievna et la traitait même parfois rudement, surtout devant des tiers. Dans les natures sensitives, fines et tendres, il y a parfois une sorte d’obstination, une sorte de refus virginal de s’exprimer et de témoigner même à un être aimé sa tendresse, non seulement en public, mais même en tête-à-tête encore plus; ce n’est que rarement qu’il leur échappe une caresse, et elle est d’autant plus fougueuse et plus ardente qu’elle a été plus longtemps contenue. Ainsi se conduisait le vieil Ikhméniev avec son Anna Andréievna depuis sa jeunesse. Il la respectait et l’aimait infiniment, bien que ce fût seulement une brave femme ne sachant rien faire d’autre que de l’aimer, et il s’irritait de ce qu’elle fût parfois, à son tour, dans sa simplicité, trop expansive avec lui. Mais après le départ de Natacha, ils devinrent plus tendres l’un avec l’autre; ils sentaient douloureusement qu’ils restaient seuls sur terre. Et quoique Nikolaï Serguéitch fût par moments extrêmement sombre, ils ne pouvaient se séparer sans inquiétude et sans souffrance, même pour deux heures. Ils avaient convenu tacitement de ne pas dire un mot de Natacha, comme si elle n’avait pas existé. Anna Andréievna n’osait même pas faire ouvertement allusion à elle devant son mari, bien que cela lui fût très pénible. Elle avait depuis longtemps déjà pardonné à Natacha dans son cœur. Entre nous il y avait une sorte de convention: à chacune de mes visites, je lui apporterais des nouvelles de son enfant chérie à qui elle pensait toujours.
La vieille était malade lorsqu’elle restait longtemps sans nouvelles, et lorsque je lui en apportais, elle s’intéressait aux plus petits détails, me questionnait avec une curiosité fiévreuse, se réconfortait à mes récits; elle manqua mourir de frayeur lorsqu’un jour Natacha tomba malade; il s’en fallut de peu qu’elle n’allât la voir elle-même. Mais c’était un cas extrême. Au début, même devant moi, elle ne se résolvait pas à exprimer le désir de voir sa fille, et presque toujours après nos entretiens, lorsqu’elle avait obtenu de moi tous les renseignements qu’elle voulait, elle jugeait indispensable de se contenir en quelque sorte de ma présence et d’assurer que, bien qu’elle s’intéressait au sort de sa fille, Natacha était une si grande criminelle qu’on ne pouvait lui pardonner. Mais tout cela était affecté. Parfois Anna Andréievna s’inquiétait jusqu’à l’abattement, pleurait, prodiguait devant moi à Natacha les noms les plus tendres, se plaignait amèrement de Nikolaï Serguéitch et devant lui commençait à FAIRE DES ALLUSIONS quoique très prudemment, à la fierté des gens, à leur dureté de cœur, à ce que nous ne savions pas pardonner les offenses et que Dieu Lui-même ne pardonnerait pas à ceux qui ne savaient pas pardonner; mais devant lui, elle n’allait pas plus loin. À ces moments-là, le vieux se durcissait et s’assombrissait aussitôt, se taisait en fronçant les sourcils, ou bien, d’une voix forte et très maladroitement, se mettait soudain à parler d’autre chose, ou enfin partait chez LUI, nous laissant seuls et laissant ainsi à Anna Andréievna le loisir de déverser entièrement son chagrin dans mon sein par des larmes et des doléances. Il partait de même chez lui à chacune de mes visites, dès qu’il m’avait dit bonjour, pour me donner le temps de communiquer à Anna Andréievna toutes les nouvelles récentes de Natacha. Ainsi fit-il ce jour-là.
«Je suis trempé, lui dit-il dès qu’il fut entré dans la pièce, je vais aller chez moi; toi, Vania, reste ici. Il lui est arrivé une histoire, avec son appartement; raconte-lui cela. Je reviens tout de suite…»
Et il se hâta de sortir, s’efforçant même de ne pas nous regarder, comme s’il se faisait scrupule de nous avoir réunis. Dans ce cas-là, et particulièrement lorsqu’il revenait auprès de nous, il se montrait toujours rude et caustique avec moi et avec Anna Andréievna, et même tracassier, comme s’il s’en prenait à lui-même et s’en voulait de sa faiblesse et de sa condescendance.
«Voilà comme il est, me dit la vieille, qui, les derniers temps, avais mis de côté avec moi toute affection et toute arrière-pensée, il est toujours ainsi avec moi; et pourtant il sait que nous voyons toutes ses ruses. Pourquoi donc prendre des airs devant moi! Est-ce que je suis une étrangère pour lui? Il était tout pareil avec sa fille. Tu sais, il pourrait lui pardonner, il désire peut-être même lui pardonner, Dieu sait. Il pleure la nuit, je l’ai entendu! Mais extérieurement il tient ferme. L’orgueil l’a affolé… Ivan Petrovitch, mon cher, raconte-moi vite: où est-il allé?
– Nikolaï Serguéitch? Je ne sais pas: je voulais vous le demander.
– J’ai été épouvantée quand je l’ai vu sortir. Malade, avec ce temps, en pleine nuit, je me suis dit que c’était sans doute pour quelque chose d’important; et qu’y a-t-il de plus important que l’affaire que vous connaissez? Je me suis dit cela à part moi, mais je n’ai pas osé le questionner. Maintenant, je n’ose plus rien lui demander. Seigneur Dieu, à cause de lui, d’elle, je ne vis plus. Alors, je me suis dit qu’il était allé la voir; il a peut-être décidé de lui pardonner? Car il sait tout, il est au courant de tout ce qui la concerne, même des nouvelles les plus récentes; je suis persuadé qu’il les connaît, bien que je n’arrive pas à comprendre d’où il tient ses informations. Il était très inquiet hier soir, et aujourd’hui aussi. Mais pourquoi ne dites-vous rien! Parlez, mon ami, qu’est-il arrivé encore? Je vous attendais comme le Messie, j’étais aux aguets. Alors, le vaurien abandonne Natacha?»
Je racontai aussitôt à Anna Andréievna tout ce que je savais. Avec elle j’étais toujours entièrement franc. Je lui annonçai que Natacha et Aliocha s’acheminaient effectivement vers une sorte de rupture et que c’était plus sérieux que leurs dissentiments passés; que Natacha m’avait envoyé un mot hier où elle me suppliait de venir la voir ce soir à neuf heures, et que c’était pourquoi je ne pensais même pas passer chez eux aujourd’hui: c’était Nikolaï Serguéitch qui m’avait amené. Je lui racontai et lui expliquai en détail que la situation maintenant était critique; que le père d’Aliocha, revenu environ quinze jours auparavant, ne voulait rien entendre et s’en était pris sévèrement à Aliocha; mais le plus grave était qu’Aliocha ne semblait rien avoir contre sa fiancée, et même, à ce qu’on disait, était amoureux d’elle. J’ajoutai encore que le mot de Natacha, autant qu’on pouvait le deviner, avait été écrit dans un grand trouble; elle disait que ce soir tout devait se décider, mais on ne savait quoi; il était étrange aussi qu’elle m’eût écrit hier et me priât de venir aujourd’hui à une heure précise: neuf heures. C’est pourquoi je devais absolument y aller le plus vite possible.
«Vas-y, vas-y, mon cher, vas-y sans faute, se mit à s’agiter la vieille, dès qu’il reviendra, tu prendras un peu de thé. Ah! on n’apporte pas le samovar! Matriona! Et le samovar? Coquine!… C’est cela, tu vas prendre du thé, puis trouve un prétexte honorable pour te sauver. Et viens demain absolument me raconter tout; arrive un peu plus tôt. Seigneur! Et si c’était un nouveau malheur? Pire qu’avant! Tu sais, Nikolaï Serguéitch est au courant de tout, mon cœur me le dit. Moi, j’apprends beaucoup de choses par Matriona, celle-ci par Agacha, et Agacha est la filleule de Maria Vassilievna, qui habite dans la maison du prince…, mais tu sais cela. Aujourd’hui, mon Nikolaï était terriblement en colère. J’étais comme ci comme ça et il a failli crier après moi, puis ensuite il en a eu regret, et m’a dit qu’il n’avait plus beaucoup d’argent. Comme si c’était à cause de l’argent qu’il criait! Mais tu connais nos conditions d’existence. Après le dîner, il est allé dormir. J’ai jeté un coup d’œil par la fente (il y a une petite fente dans sa porte, il ne le sait pas): il était à genoux, le cher ami, il priait devant l’armoire aux images. Quand j’ai vu cela, mes jambes se sont dérobées. Il n’a pas bu son thé, il n’a pas fait la sieste, il a pris son chapeau et il est sorti. À cinq heures. Je n’ai même pas osé lui poser de questions: il se serait mis à crier après moi. Il a pris l’habitude de crier, le plus souvent après Matriona, et même après moi; dès qu’il commence, mes jambes aussitôt se paralysent et il me semble qu’on m’arrache quelque chose du cœur. Ce sont seulement des caprices, je le sais, mais tout de même c’est terrible. J’ai prié Dieu une heure entière, quand il est sorti, pour qu’Il l’inspire bien. Mais où est le mot de Natacha, montre-le-moi!»
Je le lui montrai. Je savais que l’espoir secret et favori d’Anna Andréievna était qu’Aliocha, qu’elle traitait tantôt de vaurien, tantôt de gamin stupide et insensible, épousât enfin Natacha, et que son père, le prince Piotr Alexandrovitch, lui donnât son consentement. Elle s’était même trahie devant moi, quoique les autres fois elle s’en fût repentie et fût revenue sur ses paroles. Mais pour rien au monde elle n’aurait osé formuler ses espérances devant Nikolaï Serguéitch, bien qu’elle sût que le vieux les soupçonnait et que même plus d’une fois il le lui eût reproché indirectement. Je crois qu’il aurait définitivement maudit Natacha et qu’il avait cru à la possibilité de ce mariage.
C’est ce que nous pensions tous alors. Il attendait sa fille avec tout le désir de son cœur, mais il l’attendait seule, repentante, ayant extirpé de son être jusqu’au souvenir de son Aliocha. C’était la seule condition du pardon, inexprimée il est vrai, mais à son point de vue compréhensible et indispensable.
«Il n’a pas de caractère, il n’a pas de caractère, ce gamin, il n’a ni caractère ni cœur, je l’ai toujours dit, reprit Anna Andréievna. On n’a même pas su l’élever, c’est un écervelé, il abandonne pour cet amour, Seigneur mon Dieu! Que va-t-elle devenir, la malheureuse? Et qu’est-ce qu’il a trouvé dans l’autre, je n’en reviens pas!
– J’ai entendu dire, repris-je, que cette fille est charmante, d’ailleurs Nathalia Nikolaievna dit la même chose…
– Ne le crois pas! interrompit la vieille. Charmante! Pour vous autres fanfarons, le premier jupon qui frétille est charmant. Et si Natacha fait son éloge, c’est par générosité. Elle ne sait pas le retenir; elle lui pardonne tout, mais elle souffre. Combien de fois ne l’a-t-il pas trompée! Le brigand, le sans-cœur! Pour moi, Ivan Petrovitch, j’en suis terrifiée. L’orgueil les a tous affolés. Si seulement mon vieux s’apaisait, pardonnait à ma petite chérie et la ramenait ici. Que je puisse l’embrasser, la regarder! A-t-elle maigri?
– Oui, Anna Andréievna.
– Ah! mon ami! Et il m’arrive un malheur, Ivan Petrovich! J’ai pleuré toute la nuit et toute la journée…, mais je te raconterai cela plus tard! Combien de fois j’ai été sur le point de lui demander de lui pardonner! Je n’ose pas directement, alors je lui en ai parlé de loin, d’une manière adroite. Mais le cœur me manque; je me dis qu’il va se mettre en colère et la maudire pour toujours! Il ne l’a pas encore maudite…, et justement j’ai peur qu’il ne le fasse… Que se passerait-il alors? Quand le père maudit, Dieu châtie aussi. C’est ainsi que je vis chaque jour, je tremble de frayeur. Quant à toi, Ivan Petrovitch, tu devrais avoir honte; pourtant, tu as grandi dans notre maison et nous t’avons tous cajolé comme notre enfant, et tu t’es mis aussi dans l’idée qu’elle était charmante! Mais qu’est-ce qui te prend? Charmante! Et voilà Maria Vassilievna qui va encore plus loin. (J’ai péché, je l’ai invitée une fois à prendre le café pendant que le mien était sorti tout un matin pour affaires.) Elle m’a dit tous les dessous de l’histoire. Le prince, le père d’Aliocha, a une liaison défendue avec une comtesse. On dit que la comtesse lui en veut depuis longtemps de ne pas l’épouser, mais lui traîne toujours. Et cette comtesse, lorsque son mari était encore en vie, s’était fait remarquer par sa mauvaise conduite. Quand son mari est mort, elle est partie à l’étranger et hardi les Italiens et les Français! Elle a trouvé quelques barons; c’est là-bas qu’elle a accroché aussi le prince Piotr Alexandrovitch. Pendant ce temps-là, sa belle-fille, la fille de son premier mari, un fermier des eaux-de-vie, grandissait. La comtesse, la belle-mère, jetait son argent par les fenêtres et Katerina Fiodorovna, pendant ce temps, grandissait, et les deux millions que son père lui avait laissés au mont-de-piété s’accroissaient. Maintenant on dit qu’elle en a trois; le prince s’est dit tout de suite: «Voilà l’occasion de marier Aliocha.» (Il a l’œil! Il ne laisse pas échapper ce qu’il tient!) Leur parent, un comte, un homme haut placé, qui est reçu à la Cour, tu te souviens, est aussi d’accord; trois millions, ce n’est pas une plaisanterie. «C’est bon, a-t-il dit, mettez-vous d’accord avec la comtesse.» Le prince fait part de son désir à la comtesse. Celle-ci fait des pieds et des mains: c’est une femme sans principes, à ce qu’on dit, et insolente; il paraît même qu’ici tout le monde ne la reçoit pas; ce n’est pas comme à l’étranger. Elle a dit: «Non, prince, toi-même tu vas m’épouser, mais ma belle fille ne sera pas la femme d’Aliocha.» Et la jeune fille, à ce qu’on raconte, adore sa belle-mère; elle a un culte pour elle, elle lui obéit en tout. Elle est douce, paraît-il, c’est un ange! Le prince voit de quoi il retourne et dit: «Ne t’inquiète pas, comtesse. Tu as dépensé ton bien et tu n’as que des dettes. Mais si ta belle-fille épouse Aliocha, ils feront la paire: c’est une innocente et mon Aliocha est un bêta; nous les prendrons en main, nous les tiendrons de concert sous notre tutelle: ainsi, tu auras de l’argent, toi aussi. Mais qu’as-tu besoin de m’épouser?» C’est un homme rusé! Un franc-maçon! Cela se passait il y a six mois, la comtesse n’était pas décidée, et maintenant on dit qu’ils sont partis à Varsovie et qu’ils se sont mis d’accord là-bas. Voilà ce qu’on m’a dit, c’est Maria Vassilievna qui m’a raconté tout cela, du commencement à la fin; elle le tient elle-même de quelqu’un de sûr. Ainsi voilà le fond de l’affaire: du bon argent, des millions, mais dire qu’elle est charmante!»
Le récit d’Anna Andréievna me frappa. Il coïncidait exactement avec tout ce qu’Aliocha m’avait dit il y a peu de temps. En me parlant, il m’avait juré que jamais il ne se marierait pour de l’argent. Mais Katerina Fiodorovna lui avait fait forte impression. Aliocha m’avait dit aussi que son père se remarierait peut-être, bien qu’il démentît ces bruits afin de ne pas irriter la comtesse à l’avance. J’ai déjà dit qu’Aliocha aimait beaucoup son père: il l’admirait, en était fier, et croyait en lui comme dans un oracle.
«Et elle n’est même pas de famille noble, ton enchanteresse! poursuivit Anna Andréievna, exaspérée par mon éloge de la future fiancée du jeune prince. Natacha serait un meilleur parti pour lui. Celle-ci est la fille d’un fermier des eaux-de-vie, tandis que Natacha est de vieille lignée, de haute noblesse. Mon vieux, hier (j’ai oublié de vous le raconter), a ouvert sa cassette en fer forgé, vous savez? et toute la nuit il est resté assis en face de moi à déchiffrer nos vieux parchemins. Il avait l’ait tellement sérieux. Je tricotais des bas, et j’avais peur de le regarder. Alors, il a vu que je me taisais, il s’est fâché, puis il m’a appelée et toute la soirée m’a expliqué notre généalogie. Il en sort que nous, les Ikhméniev, nous étions déjà nobles du temps d’Ivan le Terrible, et que mes parents, les Choumilov, étaient déjà connus sous Alexeï Mikhaïlovitch; nous avons les documents et on en fait mention dans l’histoire de Karamzine. Ainsi, mon cher, nous en valons bien d’autres à ce point de vue. Quand le vieux a commencé à m’expliquer, j’ai compris tout de suite ce qu’il avait dans la tête. Lui aussi, cela le blesse qu’on méprise Natacha. Ils n’ont pas d’autre avantage sur nous que leur richesse. Que l’autre, Piotr Alexandrovitch, ce brigand, se démène pour une fortune: tout le monde sait qu’il a une âme cruelle et avide. On dit qu’il est entré secrètement chez les jésuites à Varsovie? Est-ce vrai?
– Ce sont des stupidités, répondis-je, intéressé malgré moi par la persistance de ce bruit. Mais il était curieux d’apprendre que Nikolaï Serguéitch avait déchiffré ses papiers de famille. Auparavant, jamais il ne se targuait de son ascendance.
– Ce sont tous des vauriens, des sans-cœur! poursuivit Anna Andréievna: mais qu’est-ce qu’elle fait, elle, ma colombe, elle est triste, elle pleure? Ah! il est temps que tu ailles chez elle! Matriona! Matriona! Scélérate! Est-ce qu’on ne l’a pas offensée? Parle donc, Vania.»
Que pouvais-je répondre? La vieille fondit en larmes. Je lui demandai quel était encore ce malheur qu’elle se préparait, à me raconter tout à l’heure.
«Ah! mon cher, il ne suffit pas d’être dans la détresse! il faut croire que nous n’avons pas encore bu la coupe jusqu’à la lie! Tu te souviens, mon ami, ou tu ne te souviens pas, que j’avais un médaillon en or, fait pour placer un souvenir, et qui contenait un portrait d’enfant de ma chère Natacha; elle avait alors huit ans, mon petit ange. Nous avions commandé ce portrait à un peintre de passage, Nikolaï Serguéitch et moi, mais je vois que tu as oublié! C’était un bon peintre, il l’avait représentée en amour; elle avait alors des cheveux mousseux tout dorés. Il l’avait représentée dans une chemisette de mousseline, on voyait son petit corps à travers: elle était si jolie qu’on ne pouvait se lasser de la contempler. J’avais demandé au peintre de lui ajouter des petites ailes, mais il n’a pas voulu. Donc, mon ami, après toutes ces abominations, j’avais sorti ce médaillon de ma cassette et je l’avais pendu à mon cou à un cordon; je le portais avec ma croix et j’avais peur que mon mari ne s’en aperçoive. Car il avait ordonné de jeter ou de brûler toutes ses affaires pour que rien ne nous la rappelle. Mais moi, il fallait au moins que je puisse regarder son portrait; de temps à autre, je pleurais en le regardant, cela me faisait du bien et parfois, quand j’étais seule, je le mangeais de baisers, comme si c’était elle-même que j’embrassais; je lui donnais des noms tendres, et je la signais toujours pour la nuit. Je parlais avec elle tout haut, quand j’étais seule, je lui demandais quelque chose et je me figurais qu’elle me répondait, et je lui demandais encore autre chose. Oh! mon cher Vania, cela me fait mal rien que de le raconter! Voilà, j’étais contente qu’au moins il ne sache rien du médaillon et n’ait rien remarqué; seulement, hier matin, plus de médaillon! il ne restait que le cordon qui pendait, il s’était cassé, je l’avais sans doute laissé tomber. J’en étais malade. J’ai cherché, cherché, rien! Il avait disparu! Où pouvait-il s’être fourré? Je me suis dit qu’il avait dû sûrement glisser dans mon lit; j’ai fouillé, rien! S’il s’était détaché et était tombé quelque part, peut-être que quelqu’un l’avait trouvé, et qui pouvait le trouver sinon LUI ou Matriona? Pour Matriona, il ne faut même pas y penser, elle m’est entièrement dévouée… Matriona, est-ce que tu apportes bientôt le samovar? Alors, je me dis, s’il le trouve qu’est-ce qui va se passer? Je reste sans rien faire à me lamenter et je pleure, sans pouvoir retenir mes larmes. Et Nikolaï Serguéitch est de plus en plus tendre avec moi; il devient triste en me regardant, comme s’il savait pourquoi je pleure et il me plaint. Alors je me dis à part moi: comment peut-il le savoir? Il a peut-être réellement trouvé le médaillon et il l’a jeté par la fenêtre. Car il en est capable; il l’a jeté et maintenant il est triste, il regrette de l’avoir jeté. Là-dessus je suis allée dans la cour, chercher sous la fenêtre avec Matriona, je n’ai rien trouvé. Il a complètement disparu. J’ai passé toute la nuit à pleurer. C’était la première fois que je ne l’avais pas signé pour la nuit. Oh! cela fera du vilain, cela fera du vilain, Ivan Petrovitch, cela n’annonce rien de bon; ça fait un jour entier que je pleure sans discontinuer. Je vous attendais comme un envoyé de Dieu, pour me soulager au moins.»
Et la vieille se mit à pleurer amèrement.
«Ah! oui, j’oubliais de vous dire! reprit-elle soudain, tout heureuse: est-ce qu’il vous a parlé de l’orpheline?
– Oui, Anna Andréievna, il m’a dit que vous y aviez convenu d’adopter une fillette pauvre, privée de ses parents. Est-ce vrai?
– Je n’y ai même pas songé, mon ami, je n’y ai même pas songé! Et je ne veux d’aucune orpheline! Elle me rappellerait notre triste destin, notre malheur. Je ne veux personne d’autre que Natacha. Je n’avais qu’une fille, je n’en aurai qu’une. Mais qu’est-ce que cela veut dire qu’il ait imaginé cette petite fille? Qu’est-ce que tu en penses, Ivan Petrovitch? Est-ce pour me consoler, en voyant mes larmes, ou pour chasser complètement sa propre fille de son souvenir, et s’attacher à une autre enfant? Qu’est-ce qu’il vous a dit de moi? Comment vous a-t-il semblé, sombre, fâché? Chut! Il vient! Plus tard, mon cher, vous me direz le reste plus tard!… N’oublie pas de venir demain…»
Le vieux entra. Il nous enveloppa d’un regard curieux et comme s’il avait honte de quelque chose, fronça les sourcils et s’approcha de la table.
«Et le samovar? demanda-t-il, on ne l’a pas encore apporté?
– On l’apporte, mon ami, on l’apporte, le voilà», s’affaira Anna Andréievna.
Matriona, dès qu’elle aperçut Nikolaï Serguéitch, apparut avec le samovar, comme si elle attendait que son maître entrât pour le mettre sur la table. C’était une vieille servante éprouvée et dévouée, mais la plus capricieuse et ronchonneuse de toutes les servantes de la terre, avec un caractère entêté. Elle craignait Nikolaï Serguéitch et en sa présence tenait toujours sa langue. Par contre, elle se dédommageait pleinement avec Anna Andréievna, elle la rudoyait à chaque pas et montrait la prétention manifeste de gouverner sa maîtresse, tout en lui portant ainsi qu’à Natacha un amour profond et sincère. J’avais déjà fait la connaissance de cette Matriona à Ikhménievka.
«Hum…, c’est déjà désagréable d’avoir des vêtements trempés; et par là-dessus on REFUSE de vous préparer le thé», grognait le vieux à mi-voix.
Anna Andréievna me fit aussitôt un clin d’œil. Il ne pouvait supporter ces clins d’yeux à la dérobée et bien qu’en cette minute il s’efforçât de ne pas nous regarder, on pouvait deviner à son visage qu’Anna Andréievna juste en cet instant m’avait fait un clin d’œil en le désignant et qu’il le savait parfaitement.
«Je suis sorti pour affaires, Vania, commença-t-il brusquement. Il se machine une de ces saletés. Est-ce que je t’ai dit? On me condamne entièrement. Je n’ai pas de preuves; les papiers nécessaires me manquent, l’enquête a été faite de façon injuste… Hum…»
Il parlait de son procès avec le prince; ce procès traînait toujours, mais prenait l’allure la plus défavorable pour Nikolaï Serguéitch. Je me taisais, ne sachant que lui répondre. Il me jeta un regard soupçonneux.
«Et puis quoi! reprit-il tout à coup, comme irrité par notre silence; le plus tôt sera le mieux. Ils ne feront pas de moi un coquin, même s’ils me condamnent aux dépens. J’ai ma conscience pour moi, qu’ils me condamnent. Au moins ce sera fini; ils me ruineront, mais ils me laisseront en paix après… J’abandonnerai tout et je partirai en Sibérie.
– Seigneur! Mais pourquoi si loin? ne put s’empêcher de dire Anna Andréievna.
– Ici, de quoi sommes-nous près? demanda-t-il grossièrement, comme égayé par sa repartie.
– Mais, tout de même…, des gens…, dit Anna Andréievna, et elle me jeta un regard anxieux.
– De quelles gens? s’écria-t-il en posant alternativement sur nous son regard courroucé, de quelles gens? Des voleurs, des calomniateurs, des traîtres? On en trouve partout: ne t’inquiète pas, en Sibérie aussi nous en trouverons. Et si tu ne veux pas venir avec moi, tu peux rester; je ne te forcerai pas.
– Nikolaï Serguéitch, mon ami! Mais pour qui resterai-je sans toi! s’écria la pauvre Anna Andréievna. Tu sais bien qu’à part toi dans le monde entier, je n’ai pers…»
Elle s’embarrassa, se tut et tourna vers moi un regard effrayé, comme implorant une intervention, un secours. Le vieillard était irrité, il tiquait sur tout; il était impossible de le contredire.
«Laissez, Anna Andréievna, dis-je, en Sibérie on n’est pas si mal qu’on le croit. S’il arrive un malheur, s’il vous faut vendre Ikhménievka, le projet de Nikolaï Serguéitch est excellent. Il pourra trouver une bonne place en Sibérie, et alors…
– Ah! toi, au moins, Ivan, tu parles sérieusement. J’y ai bien réfléchi. Je lâche tout et je pars.
– Eh bien, je ne m’attendais pas à cela! s’écria Anna Andréievna en se frappant les mains l’une contre l’autre; et tu dis comme lui, Vania! Je n’attendais pas cela non plus de toi, Ivan Petrovitch… Vous n’avez jamais reçu de nous que des preuves d’affection, et maintenant…
– Ha! ha! ha! Et qu’est-ce que tu croyais? De quoi vivrons-nous, songe un peu! Notre argent est dilapidé, nous touchons à notre dernier kopek! Tu vas peut-être me dire d’aller trouver le prince Piotr Alexandrovitch et de lui demander pardon?
Au nom du prince, la brave vieille se mit à trembler d’effroi. La cuiller qu’elle tenait tinta bruyamment en heurtant sa soucoupe.
«Non, vraiment, appuya Ikhméniev en s’échauffant lui-même avec une joie méchante et obstinée: qu’en penses-tu, Vania, il faut s’en aller, n’est-ce pas? Pourquoi partir en Sibérie? Il vaut mieux encore que demain je m’habille, je me peigne, je me fasse beau: Anna Andréievna me préparera une chemise neuve (impossible autrement quand on va chez un si grand personnage!), j’achèterai des gants pour être tout à fait de bon ton et je me rendrai chez son Altesse: «Mon bon monsieur, Altesse, mon bienfaiteur, mon père! Pardonne-moi, aie pitié de moi, donne-moi un morceau de pain, j’ai une femme, des petits enfants!…» N’est-ce pas Anna Andréievna? C’est cela que tu veux?
– Mais je ne veux rien, mon ami! J’ai dit cela comme ça, par sottise; pardonne-moi si je t’ai chagriné, mais ne crie pas», dit-elle en tremblant de plus en plus.
Je suis convaincu qu’il avait l’âme toute dolente et toute remuée en cet instant, à la vue des larmes et de l’effroi de sa malheureuse épouse; je suis convaincu qu’il souffrait encore plus qu’elle; mais il ne pouvait pas se contenir. Cela arrive parfois à des êtres excellents mais nerveux, qui en dépit de toute leur bonté, se laissent entraîner jusqu’à la jouissance par leur chagrin et leur colère, en cherchant à s’exprimer coûte que coûte, fût-ce même en offensant un être innocent, de préférence celui qui leur tient de plus près. Une femme, par exemple, éprouve parfois le besoin de se sentir malheureuse, offensée, même s’il n’y a eu ni offense, ni malheur. Il y a beaucoup d’hommes qui ressemblent en ceci aux femmes, même des hommes qui ne sont pas faibles, et qui n’ont rien de tellement féminin. Le vieux éprouvait le besoin de se disputer, bien qu’il en souffrît le premier.
Je me souviens qu’une idée me traversa alors l’esprit: n’avait-il pas fait juste avant une démarche du genre de celle que soupçonnait Anna Andréievna? Qui sait, Dieu lui avait peut-être inspiré ce dessein et il allait peut-être chez Natacha et s’était ravisé en chemin, ou bien quelque chose avait accroché, sa résolution s’était ébranlée (comme cela devait arriver) et il était rentré chez lui, courroucé, humilié, honteux de son projet et de ses sentiments de tout à l’heure, cherchant sur qui décharger la colère que lui inspirait sa propre FAIBLESSE et choisissant précisément ceux qu’il soupçonnait le plus d’éprouver les mêmes désirs et les mêmes sentiments. Peut-être que, désirant pardonner à sa fille, il s’était justement représenté le transport et la joie de sa pauvre Anna Andréievna; étant donné son échec, elle avait BIEN ENTENDU été la première à en supporter les conséquences.
En la voyant accablée, tremblante de peur devant lui, il fut touché. Il sembla avoir honte de son emportement et se contint un instant. Nous nous taisions tous; je m’efforçais de ne pas le regarder. Ce bon moment ne dura pas. Il lui fallait s’extérioriser coûte que coûte, fût-ce par un éclat, fût-ce par de malédictions.
«Vois-tu, Vania, me dit-il soudain; cela me fait mal, je n’aurais pas voulu parler, mais le moment est venu, et je dois m’expliquer ouvertement, sans détour, comme il convient à tout homme droit…, tu me comprends, Vania? Je suis content que tu sois là et c’est pourquoi je veux dire tout haut en ta présence, afin que D’AUTRES le sachent aussi, que toutes ces sornettes, toutes ces larmes, ces soupirs, et ces malheurs m’ennuient à la fin. Ce que j’ai arraché de mon cœur, en le faisant souffrir et saigner, peut-être, n’y reviendra jamais. Oui! Je ferai ce que j’ai dit. Je parle de ce qui s’est passé il y a six mois, tu me comprends, Vania! et si j’en parle si franchement, si directement, c’est justement pour que tu ne puisses jamais te méprendre sur mes paroles, ajouta-t-il en me fixant de ses yeux enflammés et en évitant visiblement les regards effrayés de sa femme. Je le répète: je ne veux plus de ces absurdités! Ce qui me met particulièrement en fureur, c’est que TOUS me jugent capable de sentiments aussi bas et aussi mesquins, comme si j’étais un imbécile et le plus vil des gredins… Ils croient que je suis fou de douleur… Bêtises que tout cela! J’ai arraché, oublié mes anciens sentiments! Je n’ai plus de souvenirs… Non, non et non!…»
Il se leva brusquement et frappa du poing sur la table: les tasses se mirent à tinter.
«Nikolaï Serguéitch! Vous n’avez donc pas pitié d’Anna Andréievna! voyez dans quel état vous la mettez», dis-je, n’ayant pas la force d’en supporter davantage et le regardant presque avec indignation. Mais je n’avais fait que verser de l’huile sur le feu.
«Je n’ai pas pitié! s’écria-t-il, en se mettant à frissonner et en pâlissant; je n’ai pas pitié, parce qu’on n’a pas pitié de moi non plus! Je n’ai pas pitié, parce que dans ma propre maison on trame des complots contre moi qui suis déshonoré, en faveur d’une fille débauchée, digne de tous les châtiments et de toutes les malédictions!…
– Nikolaï Serguéitch, mon ami, ne la maudis pas!… Tout ce que tu voudras, mais ne maudis pas ta fille! s’écria Anna Andréievna.
– Je la maudirai! cria le vieillard deux fois plus fort qu’avant; parce que c’est de moi, qui suis offensé, outragé, qu’on exige que j’aille chez cette maudite et que je lui demande pardon! Oui, oui, c’est ainsi. On me torture avec cela quotidiennement, jour et nuit, dans ma propre maison, avec des larmes, des soupirs, des allusions stupides! On veut m’apitoyer… Tiens, Vania, ajouta-t-il, en tirant précipitamment d’une main tremblante des papiers de sa poche, voici des extraits de notre dossier. Il en ressort aujourd’hui que je suis un voleur, un fourbe, que j’ai dépouillé mon bienfaiteur!… Je suis diffamé, déshonoré à cause d’elle! Tiens, regarde, regarde!…»
Et il commença à tirer de la poche de son habit différents papiers qu’il jeta l’un après l’autre sur la table, en cherchant fébrilement parmi eux celui qu’il voulait me montrer; mais, comme par hasard, il ne trouvait pas la pièce dont il avait besoin. Dans son impatience, il arracha de sa poche tout ce que sa main y trouva, et brusquement quelque chose de lourd résonna en tombant sur la table… Anna Andréievna poussa un cri. C’était le médaillon qu’elle avait perdu.
Je pouvais à peine en croire mes yeux. Le sang monta à la tête du vieillard et empourpra ses joues; il frissonna. Anna Andréievna, debout, les bras croisés, le regardait d’un air implorant. Son visage était illuminé d’une espérance radieuse. Cette rougeur, ce trouble du vieillard devant nous… Non, elle ne s’était pas trompée, elle comprenait maintenant comment son médaillon avait disparu!
Elle comprit que c’était lui qui l’avait trouvé, qu’il s’était réjoui de sa découverte et que, peut-être, tremblant de joie, il avait dérobé jalousement à tous les regards, que seul, en cachette, il avait contemplé avec un amour infini le petit visage de son enfant bien-aimée, sans pouvoir s’en rassasier; que, peut-être, tout comme la pauvre mère, il s’était enfermé pour s’entretenir avec sa précieuse Natacha, imaginer ses réponses, y répondre lui-même; et que la nuit, torturé par l’angoisse, étouffant ses sanglots dans sa poitrine, il avait caressé et embrassé l’image aimée, et qu’au lieu de malédiction, il avait appelé le pardon et la bénédiction sur celle que devant tous il refusait de voir et maudissait.
«Mon cher ami, ainsi tu l’aimes encore!» s’écria Anna Andréievna, ne se contenant plus devant ce père rigoureux qui, une minute auparavant, maudissait sa Natacha.
Mais il eut à peine entendu son cri qu’une colère folle brilla dans ses yeux. Il saisit le médaillon, le jeta avec force sur le plancher, et se mit à le piétiner avec rage.
«Quelle soit maudite pour toujours, pour toujours! râlait-il en suffoquant. Pour toujours, pour toujours!
– Seigneur! s’écria la bonne vieille, elle, elle! Ma Natacha! Son petit visage…, il le piétine! Il le piétine! Tyran! Orgueilleux insensible et cruel!»
Après avoir entendu le gémissement de sa femme, le vieux fou s’arrêta, terrifié de ce qu’il avait fait. Il ramassa brusquement le médaillon et se précipita hors de la pièce; mais après avoir fait quelques pas, il tomba sur les genoux, s’appuya des mains sur un divan qui se trouvait devant lui, et épuisé, y laissa tomber sa tête.
Il sanglotait comme un enfant, comme une femme. Les sanglots l’oppressaient comme s’ils voulaient lui faire éclater la poitrine. Le terrible vieillard en l’espace d’un instant était devenu plus faible qu’un enfant. Oh! maintenant, il était incapable de maudire, il n’avait plus honte devant aucun d’entre nous, et dans un accès convulsif d’amour il couvrit devant nous d’innombrables baisers le portrait qu’une minute avant il piétinait. Il semblait que toute sa tendresse, tout son amour pour sa fille, si longtemps contenu, tendait maintenant à s’échapper avec une force irrésistible, et que la violence de ce transport brisait tout son être.
«Pardonne-lui, pardonne-lui! s’écria en pleurant Anna Andréievna, en se penchant vers lui et en l’embrassant. Ramène-la dans la maison de ses parents, mon ami, et Dieu Lui-même au jour du jugement te tiendra compte de ton humilité et de ta clémence!
– Non, non! Pour rien au monde, jamais! cria-t-il d’une voix rauque et étouffée. Jamais, jamais!»
J’arrivai tard chez Natacha, à dix heures. Elle habitait alors à la Fontanka, près du pont Semenovski, dans la maison sordide du marchand Kolotouchkine, au troisième étage. Les premiers temps qui suivirent son départ, elle avait habité avec Aliocha un joli appartement, petit, mais coquet et confortable, au deuxième étage, sur la Liteinaia. Mais bientôt les ressources du jeune prince s’étaient épuisées. Il ne s’était pas fait professeur de musique, mais avait commencé à emprunter et avait contracté des dettes énormes pour lui. Il avait employé l’argent à embellir son appartement, à faire des cadeaux à Natacha, qui protestait contre ce gaspillage, le grondait, pleurait. Aliocha, sensible et intuitif, passait parfois une semaine entière à rêver au cadeau qu’il lui ferait, à la façon dont elle l’accepterait; il s’en faisait une véritable fête, et me communiquait à l’avance avec enthousiasme ses attentes et ses rêves; devant les reproches et les larmes de Natacha; il tombait dans une mélancolie qui inspirait la pitié; dans la suite, ils se firent, au sujet de ses cadeaux, des reproches, des chagrins et des querelles. En outre, Aliocha dépensait beaucoup d’argent à l’insu de Natacha; il se laissait entraîner par des camarades, la trompait; il allait chez différentes Joséphine et Mina; mais cependant il l’aimait toujours beaucoup. Il l’aimait de façon torturante en quelque sorte; souvent, il arrivait chez moi, déprimé et triste, disant qu’il ne valait pas le petit doigt de Natacha, qu’il était grossier et méchant, qu’il était incapable de la comprendre et indigne de son amour. Il avait en partie raison; il y avait entre eux une complète inégalité; il se sentait un enfant devant elle et elle le considérait toujours comme un enfant. Tout en larmes, il m’avouait ses relations avec Joséphine, me suppliant en même temps de ne pas en parler à Natacha: et lorsque, timide et tremblant, il se rendait avec moi chez elle après toutes ces confessions (il fallait que je fusse là car il m’assurait qu’il avait peur de jeter les yeux sur elle après son crime et que j’étais le seul à pouvoir le soutenir), Natacha au premier coup d’œil savait de quoi il retournait. Elle était très jalouse, mais, je ne comprends pas comment, lui pardonnait toujours ses étourdies. Habituellement, cela se passait ainsi: Aliocha entrait avec moi, lui adressait la parole timidement, la regardait d’un air tendre et craintif. Elle devinait tout de suite qu’il était coupable, mais n’en laissait rien voir, n’en parlait jamais la première, ne lui posait pas de questions: au contraire, elle redoublait de caresses, se faisait plus tendre, plus gaie, et ce n’était pas là un jeu ni une ruse. Non, pour cette créature admirable, il y avait une jouissance infinie à pardonner; c’était comme si, dans le pardon lui-même, elle trouvait un charme aigu et particulier. Il est vrai qu’il ne s’agissait encore que de Joséphine. La voyant douce et clémente, Aliocha ne pouvait plus y tenir et avouait tout de lui-même sans y être prié, pour se soulager, «être comme avant», disait-il. Après avoir reçu son pardon, il était transporté, pleurait même parfois de joie et d’attendrissement, la prenait dans ses bras et l’embrassait. Ensuite, il s’égayait aussitôt, commençait avec une ingénuité puérile à raconter tous les détails de ses aventures avec Joséphine, riait aux éclats, couvrait Natacha de louanges et de bénédictions et la soirée se terminait gaiement. Lorsqu’il n’eut plus d’argent, il commença à vendre des objets. Sur les instances de Natacha, il trouva un petit logement à bas prix sur la Fontanka. Ils continuèrent à se défaire de leurs bibelots; Natacha vendit même ses robes et chercha du travail; lorsque Aliocha l’apprit, il fut au comble du désespoir; il se maudissait, criait qu’il se méprisait, mais ne fit rien pour porter remède à la situation. Actuellement, ces dernières ressources elles-mêmes leur faisaient défaut; il ne restait que le travail, mais il était rémunéré de façon insignifiante.
Tout au début, lorsqu’ils habitaient encore ensemble, Aliocha avait eu une violente dispute avec son père. L’intention du prince de marier son fils à Katerina Fiodorovna Philimonovna, belle-fille de la comtesse, n’était encore qu’à l’état de projet, mais il s’en tenait énergiquement à ce projet; il menait Aliocha chez sa future fiancée, l’exhortait à essayer de lui plaire, cherchait à le convaincre et par la sévérité et par le raisonnement; mais l’affaire avait échoué par la faute de la comtesse. Le prince avait alors fermé les yeux sur la liaison de son fils avec Natacha, s’en était remis au temps, et avait espéré, connaissant l’étourderie et la légèreté d’Aliocha, que son amour passerait bientôt. Ces tout derniers temps, le prince avait même presque cessé de s’inquiéter d’un mariage possible entre son fils et Natacha. En ce qui concerne les amants, ils avaient ajourné ce dessein en attendant une réconciliation formelle avec le père de Natacha, et en somme un changement complet dans les événements. D’ailleurs Natacha visiblement ne désirait pas mettre l’entretien là-dessus. Aliocha laissa échapper devant moi que son père était assez content de toute cette histoire; ce qui lui plaisait dans tout cela, c’était l’humiliation d’Ikhméniev. Pour la forme, cependant, il continuait à témoigner son mécontentement à son fils; il réduisit les subsides déjà minces qu’il lui octroyait (il était très avare avec lui) et le menaça de tout lui retirer; mais, peu après, il partit pour la Pologne avec la comtesse qui avait des affaires là-bas: il poursuivit sans relâche ses projets matrimoniaux. Il est vrai qu’Aliocha était encore trop jeune pour se marier; mais la fiancée était tellement riche qu’il était impossible de laisser échapper pareille occasion. Le prince atteignit enfin son but. Le bruit nous était parvenu qu’au sujet de la demande on s’était enfin arrangé. Au moment que je décris, le prince venait de rentrer à Pétersbourg. Il avait accueilli son fils affectueusement, mais la persistance de sa liaison avec Natacha l’étonna désagréablement. Il se mit à douter, à trembler. Il exigea d’un ton sévère et impératif une rupture; mais il s’avisa bientôt d’un moyen bien meilleur et conduisit Aliocha chez la comtesse. La belle-fille de celle-ci était quasiment une beauté, quoi que presque encore enfant, et elle avait un cœur rare, une âme limpide et innocente, gaie, spirituelle et tendre. Le prince comptait que ces six mois avaient fait leur œuvre, que Natacha n’avait plus pour son fils le charme de nouveauté et que maintenant il ne regarderait plus sa future fiancée avec les mêmes yeux que six mois auparavant. Il n’avait que partiellement deviné juste… Aliocha fut réellement séduit. J’ajouterai encore que le père se montra soudain particulièrement aimable avec son fils (tout en ne lui donnant pas d’argent). Aliocha sentait que sous cette aménité se cachait une résolution inflexible, inébranlable, et il s’en alarmait, beaucoup moins d’ailleurs qu’il ne se fût alarmé s’il n’avait vu quotidiennement Katerina Fiodorovna.
Je savais qu’il y avait quatre jours qu’il ne s’était montré chez Natacha. En me rendant chez elle après avoir quitté les Ikhméniev, je me demandais avec anxiété ce qu’elle pouvait avoir à me dire. De loin, j’aperçus de la lumière à sa fenêtre. Il était depuis longtemps convenu entre nous qu’elle mettrait une bougie sur l’appui de sa fenêtre si elle avait un besoin urgent de me voir, de sorte que, s’il m’arrivait de passer à proximité (et cela m’arrivait presque chaque soir) je pourrais deviner, à cette lueur inhabituelle, qu’on m’attendait et qu’on avait besoin de moi. Ces derniers temps, elle mettait souvent la bougie…
Je trouvai Natacha seule. Elle arpentait sa chambre à pas lents, les bras croisés, plongée dans une profonde rêverie. Un samovar éteint qui m’attendait depuis longtemps se trouvait sur la table. Elle me tendit la main sans mot dire, en souriant. Son visage était pâle et avait une expression douloureuse. Dans son sourire, il y avait quelque chose de souffrant, de tendre, de résigné. Ses yeux bleu clair semblaient plus sombres, ses cheveux plus épais, tout ceci venait de sa maigreur et de sa maladie.
«Je pensais que tu ne viendrais plus, me dit-elle, en me tendant la main: je voulais même envoyer Mavra aux nouvelles chez toi; je me demandais si tu n’étais pas retombé malade.
– Non, on m’a retenu, je vais te raconter cela. Mais qu’as-tu, Natacha? Qu’est-il arrivé?
– Rien, répondit-elle d’un air étonné. Pourquoi?
– Mais tu m’as écrit…, tu m’as écrit hier de venir, et tu m’as même fixé une heure pour que je ne vienne ni plus tôt ni plus tard. C’est assez singulier.
– Ah oui! C’est parce qu’hier je l’attendais.
– Et il n’est pas encore rentré?
– Non. Et j’ai pensé que s’il ne venait pas, il faudrait que j’aie un entretien avec toi, ajouta-t-elle, après s’être tue un instant.
– Et ce soir, tu l’attendais?
– Non: ce soir il est LÀ-BAS.
– Crois-tu qu’il ne reviendra plus jamais?
– Il n’en est pas question, il reviendra», répondit-elle en me regardant d’un air particulièrement sérieux.
La rapidité de mes questions lui déplaisait. Nous nous tûmes, tout en continuant à nous promener de long en large.
«Il y a si longtemps que je t’attendais, Vania, reprit-elle avec un sourire; et sais-tu ce que je faisais? j’allais et venais en récitant des vers; tu te souviens, la clochette, le chemin sous la neige: «Mon samovar bout sur la table de chêne…» Nous l’avons encore lu ensemble:
La bourrasque est calmée; la lune resplendit ;
La nuit regarde de ses millions d’yeux ternes…
et ensuite:
Soudain je crois entendre une voix passionnée
Qui s’unit au tintement de la clochette:
«Un jour viendra où mon ami
Posera sa tête sur mon sein!
Chez moi la vie est douce! À peine l’aurore
Joue-t-elle avec le givre de ma croisée,
Mon samovar bout sur la table de chêne,
Et le poêle pétille, éclairant dans un coin
Le lit sous son rideau à fleurs…»
– Comme c’est beau! Quelle poésie poignante, Vania! et quel tableau vaste et fantaisiste! Il n’y a que le canevas, le dessin est à peine indiqué, on peut y broder ce qu’on veut. Il y a deux impressions: la première et la dernière. Ce samovar, ce rideau de cretonne, tout cela est tellement familier… C’est comme dans les maisons bourgeoises de notre petite ville de district: il me semble même que je vois cette maison: neuve, en poutres, elle n’a pas encore son revêtement de planches… Et ensuite, c’est un autre tableau:
Puis la même voix se fait entendre,
Triste au son de la clochette:
«Où est mon vieil ami? Je crains qu’il n’entre
Et me comble de baisers et de caresses!
Quelle vie est la mienne! Je n’ai pour tout logis
Qu’une chambre obscure et morose; le vent souffle…
Un seul cerisier croît devant ma fenêtre
Mais le gel le dérobe à la vue.
Peut-être a-t-il péri depuis longtemps.
Quelle vie est-ce là? Mon rideau est fané;
J’erre, malade, et ne connais plus mes parents;
Personne pour me gronder: je n’ai point d’amis.
Seule une vieille marmonne…»
– «J’erre, malade…»… comme ce «malade» est bien amené ici! PERSONNE POUR ME GRONDER: que de tendresse, de langueur dans ce vers, que de souffrance causée par le souvenir, une souffrance qu’il provoque lui-même, dans laquelle il se délecte… Seigneur, comme c’est beau! Comme c’est vrai!»
Elle se tut, et sembla étouffer un spasme qui l’avait prise à la gorge.
«Mon cher Vania!» me dit-elle au bout d’une minute, puis elle se tut à nouveau, comme si elle avait oublié ce qu’elle voulait dire ou comme si elle avait parlé ainsi sans réflexion, sous le coup d’une impression spontanée.
Cependant, nous arpentions toujours la pièce. Devant l’icône, une lampe brûlait. Les derniers temps, Natacha était devenue de plus en plus pieuse et n’aimait pas qu’on lui en parlât.
«Est-ce fête demain? lui demandai-je, ta lampe est allumée.
– Non…, mais assieds-toi donc, Vania, tu dois être fatigué. Veux-tu du thé? Tu n’en as pas encore pris?
– Asseyons-nous, Natacha. J’ai déjà pris mon thé.
– D’où viens-tu maintenant?
– De chez EUX. (C’est ainsi que nous nommions ses parents.)
– De chez eux? Comment as-tu eu le temps? Tu y es passé de toi-même ou ils t’avaient invité?»
Elle me pressa de questions. Son visage avait pâli sous l’émotion. Je lui racontai en détail ma rencontre avec le vieux, ma conversation avec sa mère, la scène du médaillon. Je lui fis un récit minutieux, nuancé. Je ne lui cachais jamais rien. Elle m’écoutait avidement, buvant chacune de mes paroles. Des larmes brillaient dans ses yeux. La scène du médaillon la bouleversa.
«Attends, attends, Vania, disait-elle, en interrompant fréquemment mon récit: donne-moi plus de détails, donne-m’en le plus possible; tu racontes trop dans les grandes lignes!…»
Je répétai une seconde et une troisième fois, répondant à chaque instant à ses questions incessantes.
«Crois-tu vraiment qu’il venait me voir?
– Je ne sais pas, Natacha, je ne peux même pas m’en faire une idée. Qu’il souffre de ton absence et qu’il t’aime, c’est clair; mais allait-il chez toi, ça…, ça…
– Et il a baisé le médaillon? m’interrompit-elle. Que disait-il en l’embrassant?
– Des mots sans suite, des exclamations; il te donnait les noms les plus tendres, il t’appelait…
– Il m’a appelée?
– Oui.»
Elle se mit à pleurer silencieusement.
«Les pauvres! dit-elle. Mais s’il sait tout, ajouta-t-elle après un silence, ce n’est pas étonnant. Il est très bien informé aussi sur le père d’Aliocha.
– Natacha, lui dis-je timidement: allons les voir…
– Quand?» demanda-t-elle en pâlissant et en se soulevant imperceptiblement de son fauteuil. Elle pensait que je lui disais de venir tout de suite.
«Non, Vania, reprit-elle en me posant les deux mains sur les épaules et en souriant tristement: non, mon ami, tu reviens toujours à cela…, ne m’en parle plus, cela vaudra mieux.
– Cette querelle odieuse ne finira-t-elle donc jamais, jamais? m’écriai-je tristement. Es-tu orgueilleuse au point de ne pas vouloir faire le premier pas? C’est toi qui dois donner l’exemple. Peut-être que ton père n’attend que cela pour te pardonner… C’est ton père et c’est toi qui l’as offensé! Respecte sa fierté: elle est légitime, naturelle! Tu dois le faire. Essaie! il te pardonnera sans condition.
– Sans condition! C’est impossible; ne me fais pas de reproches, Vania, c’est inutile. J’y ai pensé, j’y pense jour et nuit. Depuis que je les ai abandonnés, il n’y a peut-être pas de jour où je n’y aie pensé. Et combien de fois en avons-nous parlé ensemble! Tu sais toi-même que c’est impossible!
– Essaie!
– Non, mon ami, je ne peux pas. Si je tentais cela, je l’indisposerais encore plus contre moi. On ne peut pas faire revenir ce qui est parti sans retour, et tu sais ce qu’il est impossible de faire revenir! On ne fera pas revivre ces jours heureux de mon enfance que j’ai passés avec eux! Même si mon père me pardonnait, il ne me retrouverait plus maintenant. Il aimait encore la petite fille, l’enfant. Il admirait mon ingénuité; quand il me cajolait, il me caressait encore la tête, comme lorsque j’avais sept ans et qu’assise sur ses genoux je lui chantais mes petites chansons. Depuis mon enfance jusqu’au dernier jour, il est venu près de mon lit me signer pour la nuit. Un mois avant notre malheur, il m’a acheté des boucles d’oreilles, sans m’en prévenir (et je savais tout); il se réjouissait comme un enfant, en imaginant ma joie à ce cadeau, et il s’est fâché terriblement contre tout le monde et contre moi la première, quand il a appris, par moi d’ailleurs, que je savais depuis longtemps qu’il avait acheté ces boucles d’oreilles. Trois jours avant mon départ, il avait remarqué que j’étais triste, il s’est tout de suite inquiété à en tomber malade, et, croirais-tu, il a eu l’idée, pour me distraire, de me prendre un billet pour le théâtre!… Vraiment, il voulait me guérir ainsi! Je te le répète, c’était la petite fille qu’il connaissait et aimait, et il ne voulait même pas penser qu’un jour je deviendrais aussi une femme… Cela ne lui venait pas à l’idée. Maintenant, si je rentrais, il ne me reconnaîtrait même pas. S’il pardonnait, qui accueillerait-il aujourd’hui? Je ne suis plus la même, je ne suis plus une enfant, j’ai beaucoup vécu. Si je lui plaisais ainsi, ils soupirerait tout de même après le bonheur passé, il s’affligerait de ce que je ne sois plus tout à fait la même qu’autrefois, lorsqu’il m’aimait enfant; et ce qui a été paraît toujours meilleur! C’est un tourment de s’en souvenir! Oh! que le passé est beau, Vania! s’écria-t-elle, se laissant entraîner, et s’interrompant par cette exclamation douloureuse qui s’échappait de son cœur.
– Tout ce que tu dis est vrai, Natacha, repris-je. Ainsi, il lui faut maintenant apprendre à te connaître et à t’aimer, sûrement. Tu ne penses tout de même pas qu’il soit incapable de te connaître et de te comprendre, lui, lui, un cœur pareil!
– Oh! Vania, ne sois pas injuste! Qu’y a-t-il tant que cela à comprendre en moi? Ce n’est pas ce que je voulais dire. Vois-tu, il y a encore autre chose: l’amour paternel, lui aussi, est jaloux. Ce qui le blesse, c’est que tout ait commencé et se soit dénoué avec Aliocha sans lui, et qu’il n’ait rien vu, rien deviné. Il se rend compte qu’il ne l’a même pas pressenti, et les suites malheureuses de notre amour, ma fuite, il les met au compte de ma «vile»hypocrisie. Je ne suis pas venue vers lui dès le début de mon amour, je ne lui ai pas avoué ensuite chacun des mouvements de mon cœur; au contraire, je cachais tout en moi, je me cachais de lui, et, je t’assure, Vania qu’en secret il trouve cela plus outrageant que les conséquences de mon amour, que le fait que je me sois enfuie de chez eux et abandonnée tout entière à mon amant. Supposons qu’il m’accueille maintenant comme un père, avec chaleur et tendresse, le germe de l’inimitié resterait. Le lendemain ou le surlendemain commenceraient les susceptibilités, les doutes, les reproches. De plus, il ne me pardonnerait pas sans condition. Mettons que je lui dise la vérité du fond du cœur, que je lui dise que je comprends combien je l’ai offensé, à quel point je suis coupable envers lui. Et bien que cela me fasse mal, s’il ne voulait pas comprendre ce que m’a coûté tout ce bonheur avec Aliocha, quelles souffrances j’ai endurées, je ferais taire ma douleur, je supporterais tout: mais ce serait encore trop peu pour lui. Il exigerait de moi un dédommagement impossible: il demanderait que je maudisse mon passé, que je maudisse Aliocha et que je me repente de mon amour pour lui. Il voudrait l’impossible: ressusciter le passé et effacer de notre vie ces derniers six mois. Mais je ne maudirai personne, je ne peux pas me repentir…, ce qui est arrivé devait arriver… Non, Vania, maintenant c’est impossible. Le moment n’est pas encore venu.
– Et quand viendra-t-il?
– Je ne sais pas… Il faut souffrir jusqu’au bout pour notre bonheur futur, l’acheter au prix de nouveaux tourments. La souffrance purifie tout… Oh! Vania, comme on souffre dans l’existence!»
Je me tus et la regardai d’un air pensif.
«Pourquoi me regardes-tu ainsi, Aliocha, non, Vania, je veux dire, me dit-elle, en se trompant et en souriant de son erreur.
– Maintenant, je regarde ton sourire, Natacha. Où l’as-tu pris? Tu ne souriais pas comme cela avant.
– Qu’est-ce qu’il a, mon sourire?
– C’est vrai qu’il a encore la même naïveté enfantine… Mais quand tu souris, on dirait qu’en même temps quelque chose te serre le cœur. Comme tu as maigri, Natacha, et tes cheveux semblent plus épais… Qu’est-ce que c’est que cette robe? C’est encore chez eux qu’elle a été faite?
– Comme tu m’aimes, Vania! répondit-elle, en me jetant un regard affectueux. Mais et toi, qu’est-ce que tu fais maintenant? Comment va ton travail?
– Cela n’a pas changé; j’écris toujours mon roman, mais c’est difficile, ça n’avance pas. Je suis à bout d’inspiration. Si je m’en moquais, je pourrais peut-être sortir quelque chose d’intéressant; mais c’est dommage de gâter une bonne idée. C’est une des idées auxquelles je tiens le plus. Et pour une revue, il faut absolument terminer dans les délais. Je pense même abandonner mon roman et imaginer rapidement une nouvelle, quelque chose de léger, de gracieux, sans aucune sombre tendance, ça absolument…, quelque chose qui amuse et qui réjouisse tout le monde!…
– Pauvre tâcheron! Et Smith?
– Smith est mort.
– Il n’est pas venu te voir? Je te parle sérieusement, Vania: tu es malade, tu as les nerfs ébranlés, tu as des rêves bizarre… Quand tu m’as dit que tu avais loué cet appartement, j’ai remarqué tout cela. Et ton appartement est humide, malsain?
– Oui! Il m’est encore arrivé une histoire, tout à l’heure… D’ailleurs je te raconterai cela plus tard.»
Elle ne m’écoutait déjà plus; elle était absorbée dans une profonde rêverie.
«Je ne comprends pas comment j’ai pu partir de chez EUX: j’avais la fièvre», dit-elle enfin en me regardant d’un air qui n’attendait pas de réponse.
Si je lui avais adressé la parole en cet instant, elle ne m’aurait pas entendu.
«Vania, dit-elle d’une voix à peine distincte, je t’ai prié de venir car j’avais quelque chose d’important à te dire.
– Quoi donc?
– Je le quitte.
– Tu le quittes ou tu l’as quitté?
– Il faut en finir avec cette vie. Je t’ai fait signe pour te dire tout, tout ce qui s’est accumulé, tout ce que je t’ai caché jusqu’à présent.»
Elle commençait toujours ainsi lorsqu’elle me faisait part de ses intentions secrètes, et presque toujours il se trouvait que je connaissais ses secrets depuis longtemps parce qu’elle me les avait déjà dits.
«Ah! Natacha! Je t’ai entendue cent fois dire cela! Bien sûr, vous ne pouvez pas vivre ensemble: votre liaison a quelque chose d’étrange; il n’y a rien de commun entre vous. Mais…, en auras-tu la force?
– Avant, j’en avais seulement l’intention, Vania; mais maintenant, je suis tout à fait décidée. Je l’aime infiniment, et pourtant je me trouve être sa principale ennemie; je compromets son avenir. Il faut que je lui rende sa liberté. Il ne peut pas m’épouser; il n’a pas la force de résister à son père. Je ne désire pas non plus le lier. Et je suis même contente qu’il se soit épris de sa fiancée. Cela lui sera plus facile de me quitter. Je dois le faire! C’est mon devoir… Si je l’aime, il faut que je sacrifie tout pour lui, que je lui prouve mon amour, c’est mon devoir! N’est-ce pas?
– Mais tu ne pourras pas le convaincre.
– Je ne chercherai pas à le convaincre. Je serai avec lui comme avant, il peut entrer tout de suite. Mais il faut que je trouve un moyen pour qu’il lui soit facile de me quitter sans remords. C’est ce qui me tourmente, Vania; aide-moi. Que me conseilles-tu?
– Il n’y a qu’un seul moyen, lui dis-je; cesser de l’aimer complètement et en aimer un autre. Mais je doute que ce soit un moyen. Tu connais son caractère! Voici cinq jours qu’il n’est pas rentré. Suppose qu’il t’ait abandonnée tout à fait; il suffit que tu lui écrives que tu le quittes toi-même, il accourrait aussitôt.
– Pourquoi ne l’aimes-tu pas, Vania?
– Moi!
– Oui, toi, toi! Tu es son ennemi, en secret et ouvertement! Tu ne peux parler de lui qu’avec un sentiment de rancune. J’ai remarqué cent fois que ton plus grand plaisir est de l’humilier et de le noircir! Oui, de le noircir, je dis la vérité!
– Tu me l’as déjà dit cent fois. Assez, Natacha, laissons cette conversation.
– Je voudrais déménager, reprit-elle après un silence. Mais ne te fâche pas, Vania…
– Et après? Il viendrait dans l’autre appartement… Je te jure que je ne suis pas fâché.
– L’amour est puissant: un nouvel amour peut le retenir. Même s’il revenait vers moi, ce serait juste pour un instant, qu’en penses-tu?
– Je ne sais pas, Natacha, en lui tout est au plus haut point inconséquent. Il veut et épouser l’autre et continuer à t’aimer. Il peut d’une certaine façon faire tout cela en même temps.
– Si j’étais sûre qu’il l’aimait, je prendrais une décision… Vania! Ne me cache rien! Sais-tu quelque chose que tu ne veux pas me dire, ou non?»
Elle fixa sur moi un regard anxieux et inquisiteur.
«Je ne sais rien, mon amie, je t’en donne ma parole d’honneur; j’ai toujours été franc avec toi. D’ailleurs, je pense encore ceci: peut-être qu’il n’est pas du tout aussi épris de la belle-fille de la comtesse que nous le croyons. C’est un emballement, sans plus…
– Tu crois cela, Vania! Mon Dieu, si j’en étais sûre! Oh! comme je désirerais le voir en ce moment, rien que jeter un regard sur lui! Je lirais tout sur son visage! Et il ne vient pas! il ne vient pas!
– Mais est-ce que tu l’attends, Natacha?
– Non, il est CHEZ ELLE; je le sais; j’ai envoyé aux nouvelles. Comme je voudrais la voir, elle aussi!… Écoute, Vania, je vais te dire une bêtise, mais il est impossible que je ne la voie jamais, que je ne la rencontre jamais! Qu’est-ce que tu en penses?»
Elle attendait avec inquiétude ce que j’allais dire.
«La voir, c’est faisable. Mais voir seulement, c’est peu, tu sais.
– Il me suffirait de la voir, ensuite je devinerais. Écoute: je suis devenue très bête, tu sais: je ne fais qu’aller et venir ici, toujours seule, je passe mon temps à réfléchir; ça fait comme un tourbillon dans ma tête, et ça me fatigue! Et il m’est venu une idée, Vania: ne pourrais-tu pas faire sa connaissance? Puisque la comtesse a fait l’éloge de ton roman? (c’est toi-même qui me l’as dit); tu vas quelquefois aux soirées du prince R…, elle y va. Arrange-toi pour te faire présenter à elle. Ou bien Aliocha pourrait peut-être lui-même te faire faire sa connaissance? Et tu me raconterais tout.
– Natacha, mon amie, nous en reparlerons. Mais dis-moi: crois-tu sérieusement que tu aurais la force de le quitter? Regarde-toi! Tu ne dis pas cela calmement?
– J’en aurai la force! répondit-elle d’une voix à peine distincte. Je ferai tout pour lui. Je donnerai ma vie entière pour lui. Mais tu sais, Vania, je ne peux pas supporter qu’il soit en ce moment chez elle: il m’a oubliée, il est assis à côté d’elle, il lui parle, il rit, tu te souviens, comme quand il était ici… Il la regarde dans les yeux; il regarde toujours ainsi; et il ne lui vient même pas à l’idée que je suis ici… avec toi.»
Elle n’acheva pas et me jeta un regard désespéré.
«Comment, Natacha, mais à l’instant, à l’instant même, tu m’as dit…
– Tous ensemble, nous nous séparerons tous ensemble! m’interrompit-elle avec un regard étincelant. Je le bénirai… Mais ce sera dur, Vania, quand il commencera à m’oublier le premier! Ah! Vania, quelle torture! Je ne comprends pas moi-même: mentalement, c’est une chose, mais en fait, c’est autre chose! Que vais-je devenir!
– Arrête, Natacha, calme-toi!
– Et voici déjà cinq jours, chaque heure, chaque minute… Que je rêve, que je dorme, c’est lui, toujours lui! Sais-tu, Vania: allons-y, conduis-moi là-bas!
– Calme-toi, Natacha…
– Si, allons-y! C’est pour cela que je t’attendais. Vania! Voici trois jours que j’y pense. C’est au sujet de cela que je t’ai écrit… Il faut que tu m’y conduises, tu ne dois pas me refuser cela… Je t’ai attendu… trois jours… Ce soir il est là-bas…, il est là-bas…, allons-y!»
Elle semblait délirer. Il y eut du bruit dans l’entrée: on eût dit que Mavra se disputait avec quelqu’un.
«Arrête, Natacha, qui est-ce? lui demandai-je; écoute!»
Elle prêta l’oreille avec un sourire incrédule et soudain pâlit affreusement.
«Mon Dieu! Qui est là?» dit-elle d’une voix presque imperceptible.
Elle voulut me retenir, mais j’allai retrouver Mavra dans l’entrée. C’était bien cela! C’était Aliocha. Il posait des questions à Mavra, et celle-ci l’avait tout d’abord empêché d’entrer.
«D’où sors-tu comme cela? disait-elle, comme si c’était elle qui menait la maison. Hein? Où as-tu traîné? Allons, va, va! Mais tu ne m’en feras pas rabattre! Mais va donc; que vas-tu répondre?
– Je ne crains personne! Je vais entrer! dit Aliocha, légèrement confus.
– Eh bien, vas-y! Tu es joliment leste!
– C’est ce que je vais faire! Ah! Vous êtes là, vous aussi? dit-il en m’apercevant: comme c’est bien que vous soyez là aussi! Eh bien, me voilà; vous voyez; comment vais-je…
– Mais entrez, tout simplement, lui dis-je. Que craignez-vous?
– Je ne crains rien, je vous assure; car je ne suis pas coupable, j’en prends Dieu à témoin. Vous croyez que c’est ma faute? Vous allez voir, je vais me justifier tout de suite. Natacha, peut-on entrer?» cria-t-il avec une assurance apprêtée et en s’arrêtant devant la porte.
Personne ne répondit.
«Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il d’un air angoissé.
– Rien, elle était là il y a un instant, répondis-je: à moins que…»
Aliocha ouvrit prudemment la porte, et jeta autour de la chambre un regard timide. Il n’y avait personne.
Soudain, il l’aperçut dans un coin, entre l’armoire et la fenêtre. Elle était là, debout, et semblait se cacher, plus morte que vive. Aujourd’hui encore, quand j’y songe, je ne peux m’empêcher de sourire. Aliocha s’approcha d’elle lentement, avec précaution.
«Natacha, qu’est-ce que tu as? Bonjour, dit-il timidement, en la regardant avec une sorte d’effroi.
– Qu’est-ce qu’il y a? non…, rien! répondit-elle, terriblement émue, comme si c’était elle qui était coupable. Tu… veux du thé?
– Natacha, écoute…, dit Aliocha complètement éperdu. Tu crois peut-être que je suis coupable… Mais je ne suis pas coupable, pas le moins du monde! Tu vas voir, je vais te raconter.
– À quoi bon? murmura Natacha, non, non, ce n’est pas la peine…, donne-moi plutôt le main, et… que ce soit fini…, comme toujours…» Elle sortit de son coin; ses joues se colorèrent.
Elle tenait les yeux baissés, comme si elle craignait de regarder Aliocha.
«Oh! mon Dieu! s’écria-t-il avec enthousiasme. Mais si j’étais coupable, il me semble que je n’oserais même pas jeter les yeux sur elle après cela! Regardez, regardez! cria-t-il, en se tournant vers moi: voyez, elle me croit coupable; tout est contre moi, toutes les apparences sont contre moi! Voilà cinq jours que je ne suis pas rentré! Elle entend dire que je suis chez ma fiancée, eh bien? Elle me pardonne! Elle me dit: «Donne-moi la main et que ce soit fini!» Natacha, ma chérie, mon ange! Je ne suis pas coupable, sache-le! Je n’ai absolument rien fait de mal! Au contraire! Au contraire!
– Mais… Tu devais aller LÀ-BAS… On t’a invité… Comment se fait-il que tu sois ici?… Quelle heure est-il?
– Dix heures et demie! J’ai été là-bas… Mais j’ai dit que j’étais souffrant et je suis parti; c’est la première fois depuis cinq jours que je suis libre, que j’ai pu leur échapper et venir près de toi, Natacha. C’est-à-dire que j’aurais pu venir plus tôt, mais j’ai fait exprès de ne pas venir! Pourquoi? Tu vas le savoir tout de suite, je te l’expliquerai: je suis venu pour te l’expliquer; seulement, je te jure que cette fois-ci je ne suis nullement, nullement coupable envers toi!»
Natacha leva la tête et fixa les yeux sur lui… Mais le regard d’Aliocha brillait d’une telle sincérité, son visage était si radieux, si honnête, si joyeux, qu’il était impossible de ne pas le croire. Je pensais qu’ils allaient s’écrier et se jeter dans les bras l’un de l’autre, comme cela s’était passé déjà plus d’une fois lors de semblables réconciliations. Mais Natacha, comme suffoquée de bonheur, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et soudain… fondit silencieusement en larmes… Pour le coup, Aliocha n’y tint plus. Il se jeta à ses pieds. Il baisait ses mains, ses pieds, il était comme transporté. J’avançai une chaise à Natacha. Elle s’y assit. Ses jambes se dérobaient.