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– Comme?
– La liste est longue: le célibat, la goinfrerie, etc.
– Expliquez-moi cela.
– Bien sûr, la bonté n'a jamais été mon seul motif. Le célibat par exemple: il est notoire que je n'ai aucun intérêt pour le sexe. Mais j'aurais pu me marier quand même, ne serait-ce que pour le plaisir d'emmerder ma femme. Eh bien non, car c'est là que ma gentillesse intervient; je ne me marierai pas pour épargner cette malheureuse.
– Soit. Et la goinfrerie?
– C'est l'évidence même: je suis le messie de l'obésité. Quand je mourrai, je prendrai sur mes épaules tous les kilos en trop de l'humanité.
– Vous voulez dire que, symboliquement…
– Attention! Ne jamais prononcer le mot «symbole» devant moi, sauf s'il est question de chimie, et ce dans votre intérêt.
– Je suis navré d'être bête et obtus, mais vraiment je ne comprends pas.
– Ce n'est pas grave, vous n'êtes pas le seul.
– Ne pourriez-vous pas m'expliquer?
– J'ai horreur de perdre mon temps.
– Monsieur Tach, en admettant que je suis bête et obtus, ne pouvez-vous pas imaginer qu'il existe, derrière moi, un futur lecteur de cet article, un lecteur intelligent et ouvert qui, lui, mériterait de comprendre? Et que votre dernière réponse décevrait?
– En admettant que ce lecteur existe, et s'il est réellement intelligent et ouvert, il n'aura pas besoin d'explication.
– Je ne suis pas d'accord. Même un être intelligent a besoin d'explication quand il est confronté à une pensée nouvelle et inconnue.
– Qu'en savez-vous? Vous n'avez jamais été intelligent.
– Certes, mais j'essaie humblement d'imaginer.
– Mon pauvre garçon.
– Allons, faites preuve de votre bonté proverbiale et expliquez-moi.
– Vous voulez que je vous dise? Les gens réellement intelligents et ouverts ne m'imploreraient pas ces explications. C'est le propre du vulgaire que de vouloir tout expliquer, y compris ce qui ne s'explique pas. Alors, pourquoi vous fournirais-je des explications que les idiots ne comprendraient pas et dont les êtres plus fins n'auraient pas envie?
– J'étais déjà laid, bête et obtus, je dois encore ajouter vulgaire, si je comprends bien?
– On ne peut rien vous cacher.
– Si je puis me permettre, monsieur Tach, ce n'est pas ainsi que vous vous rendrez sympathique.
– Sympathique, moi? Il ne manquerait plus que ça. Et puis, qui êtes-vous pour venir me faire la morale, moins de deux mois avant ma mort glorieuse? Pour qui vous prenez-vous? Vous commenciez votre phrase par «Si je puis me permettre», mais vous ne pouvez pas vous le permettre! Allons, sortez, vous m'incommodez.
– …
– Vous êtes sourd?
Le journaliste penaud rejoignit ses collègues au café d'en face. Il ne savait pas s'il s'en était tiré à bon compte ou non.
En écoutant la bande, les confrères ne dirent rien, mais ce n'était certainement pas à Tach que s'adressait leur sourire de condescendance.
– Ce type est un cas, racontait la dernière victime. Allez comprendre! On ne sait jamais comment il réagira. Parfois, on a l'impression qu'il peut tout entendre, que rien ne le vexe et même qu'il prend plaisir aux petites nuances impertinentes de certaines questions. Et puis soudain, sans crier gare, le voilà qui explose pour des détails dérisoires ou qui nous jette à la porte si nous avons le malheur de lui faire une remarque infime et légitime.
– Le génie ne souffre pas de remarque, objecta un collègue avec autant de hauteur que s'il avait été Tach lui-même.
– Alors quoi? J'aurais dû me laisser injurier?
– L'idéal eût été de ne pas lui inspirer ces injures.
– C'est malin! Le monde ne lui inspire rien d'autre que des injures.
– Pauvre Tach! Pauvre titan exilé!
– Pauvre Tach? C'est le comble. Pauvres nous, oui!
– Tu ne comprends donc pas que nous l'incommodons?
– Si, j'ai pu m'en rendre compte. Mais enfin, il faut bien que ce métier soit fait, non?
– Pourquoi? fit le cracheur de soupière, se croyant inspiré.
– Alors, pourquoi as-tu choisi d'être journaliste, enfoiré?
– Parce que je ne pouvais pas être Prétextat Tach.
– Ça t'aurait plu, d'être un gros eunuque graphomane?
Oui, cela lui aurait plu, et il n'était pas le seul à le penser. La race humaine est ainsi faite que des êtres sains d'esprit seraient prêts à sacrifier leur jeunesse, leur corps, leurs amours, leurs amis, leur bonheur et beaucoup plus encore sur l'autel d'un fantasme appelé éternité.
– Alors, la guerre a commencé?
– Euh… oui, ça y est, les premiers missiles ont été…
– C'est bien.
– Vraiment?
– Je n'aime pas voir la jeunesse désœuvrée. Ainsi, en ce 17 janvier, les petits gars ont pu enfin commencer à s'amuser.
– Si l'on peut dire.
– Quoi, ça ne vous amuserait pas, vous?