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– Vous ne sortiez jamais?
– Seulement quand j'y étais contraint.
– Au fond, personne n'a jamais su ce que vous avez fait pendant la guerre.
– Moi non plus.
– Comment voulez-vous que je vous croie?
– C'est la vérité. De mes vingt-trois ans à mes cinquante-neuf ans, les jours se sont tellement ressemblés. J'ai de ces trente-six années un long souvenir homogène et quasi dénué de chronologie: je me levais pour écrire, je me couchais quand j'avais fini d'écrire.
– Mais enfin, vous avez subi la guerre comme tout le monde. Par exemple, comment faisiez-vous pour vous ravitailler?
Le journaliste savait qu'il abordait là un domaine essentiel dans la vie de l'obèse.
– Oui, je me souviens avoir mal mangé ces années-là.
– Vous voyez bien!
– Je n'en ai pas souffert. A l'époque, j'étais goinfre mais pas gourmet. Et j'avais d'extraordinaires provisions de cigares.
– Quand êtes-vous devenu gourmet?
– Quand j'ai arrêté d'écrire. Avant, je n'en avais pas le temps.
– Et pourquoi avez-vous arrêté d'écrire?
– Le jour de mes cinquante-neuf ans, j'ai senti que c'était fini.
– A quoi l'avez-vous senti?
– Je ne sais pas. C'est venu comme une ménopause. J'ai laissé un roman inachevé. C'est très bien: dans une carrière réussie, il faut un roman inachevé pour être crédible. Sinon, on vous prend pour un écrivain de troisième zone.
– Ainsi, vous aviez passé trente-six ans à écrire sans discontinuer, et du jour au lendemain, plus une ligne?
– Oui.
– Qu'avez-vous donc fait pendant les vingt-quatre années qui ont suivi?
– Je vous l'ai dit, je suis devenu gourmet.
– A plein temps?
– Disons plutôt à plein régime.
– Et à part ça?
– Ça prend du temps, vous savez. A part ça, presque rien. J'ai relu des classiques. Ah, j'oubliais, j'ai acheté la télévision.
– Comment, vous aimez la télévision, vous?
– Les publicités, seulement les publicités, j'adore ça.
– Rien d'autre?
– Non, à part les publicités, je n'aime pas la télévision.
– C'est extraordinaire: vous avez donc passé vingt-quatre ans à manger et à regarder la télévision?
– Non, j'ai aussi dormi et fumé. Et un peu lu.
– Pourtant, on n'a jamais cessé d'entendre parler de vous.
– La faute en revient à mon secrétaire, cet excellent Ernest Gravelin. C'est lui qui s'occupe de vider mes tiroirs, de rencontrer mes éditeurs, de construire ma légende et surtout de mener ici des théories de médecins, dans l'espoir de me mettre au régime.
– En vain.
– Heureusement. Il aurait été trop bête de me priver puisque, en fin de course, l'origine de mon cancer n'est pas d'ordre alimentaire.
– Quelle en est donc l'origine?
– Mystérieuse, mais pas alimentaire. D'après Elzenveiverplatz (l'obèse articulait ce patronyme avec délices), il faudrait y voir un accident génétique, programmé avant la naissance. J'ai donc eu raison de manger n'importe quoi.
– Vous seriez né condamné?
– Oui, monsieur, comme un vrai héros tragique. Qu'on vienne encore me parler de la liberté humaine.
– Quand même, vous avez bénéficié d'un sursis de quatre-vingt-trois ans.
– D'un sursis, exactement.
– Vous ne nierez pas que vous avez été libre, pendant ces quatre-vingt-trois années? Par exemple, vous auriez pu ne pas écrire…
– Est-ce que, par hasard, vous me reprocheriez d'avoir écrit?
– Ce n'est pas ce que je voulais dire.
– Ah. Dommage, j'allais commencer à vous estimer.
– Vous ne regrettez tout de même pas d'avoir écrit?
– Regretter? Je suis incapable de regretter. Vous voulez un caramel?
– Non, merci.
– Le romancier enfourna un caramel et le mâcha bruyamment.