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– Pas du tout. La mort ne doit pas être un grand changement. En revanche, j'ai peur d'avoir mal. Je me suis procuré des stocks de morphine que je pourrai m'injecter tout seul. Moyennant quoi, je n'ai pas peur.
– Croyez-vous à une vie après la mort?
– Non.
– Alors, vous croyez que la mort est un anéantissement?
– Comment pourrait-on anéantir ce qui est déjà anéanti?
– C'est une réponse terrible, ça.
– Ce n'est pas une réponse.
– Je comprends.
– Je vous admire.
– Enfin, je voulais dire que… (le journaliste essaya d'inventer ce qu'il avait voulu dire, feignant d'avoir été gêné par quelque problème de formulation) un romancier est une personne qui pose des questions et non qui y répond.
Silence de mort.
– Enfin, ce n'est pas exactement ce que je voulais dire…
– Non? Dommage. Je pensais justement que c'était bien.
– Et si nous parlions de votre œuvre à présent?
– Si vous y tenez.
– Vous n'aimez pas en parler, n'est-ce pas?
– On ne peut rien vous cacher.
– Comme tous les grands écrivains, vous êtes d'une grande pudeur dès qu'il s'agit de vos écrits.
– Pudeur, moi? Vous devez vous tromper.
– Vous semblez prendre du plaisir à vous disqualifier. Pourquoi niez-vous que vous êtes pudique?
– Parce que je ne le suis pas, monsieur.
– Alors, pourquoi répugnez-vous à parler de vos romans?
– Parce que parler d'un roman n'a aucun sens.
– Il est pourtant passionnant d'entendre un écrivain parler de sa création, dire comment, pourquoi et contre quoi il écrit.
– Si un écrivain parvient à être passionnant à ce sujet, alors il n'y a que deux possibilités: soit il répète tout haut ce qu'il a écrit dans son livre, et c'est un perroquet; soit il explique des choses intéressantes dont il n'a pas parlé dans son livre, auquel cas ledit livre est raté puisqu'il ne se suffit pas.
– Quand même, bien des grands écrivains ont réussi à parler de leurs livres en évitant ces écueils.
– Vous vous contredisez: il y a deux minutes, vous me racontiez que tous les grands écrivains étaient d'une grande pudeur dès qu'il s'agissait de leurs écrits.
– Mais on peut parler d'une œuvre en en ménageant le secret.
– Ah oui? Vous avez déjà essayé?
– Non, mais je ne suis pas écrivain, moi.
– Alors, au nom de quoi me dites-vous ces sornettes?
– Vous n'êtes pas le premier écrivain que j'interviewe.
– Est-ce que, par hasard, vous oseriez me comparer aux plumitifs que vous interrogez d'habitude?
– Ce ne sont pas des plumitifs!
– S'ils parviennent à discourir sur leur œuvre tout en étant passionnants et pudiques, pas de doute que ce sont des plumitifs. Comment voulez-vous qu'un écrivain soit pudique? C'est le métier le plus impudique du monde: à travers le style, les idées, l'histoire, les recherches, les écrivains ne parlent jamais que d'eux-mêmes, et en plus avec des mots. Les peintres et les musiciens aussi parlent d'eux-mêmes, mais avec un langage tellement moins cru que le nôtre. Non, monsieur, les écrivains sont obscènes; s'ils ne l'étaient pas, ils seraient comptables, conducteurs de train, téléphonistes, ils seraient respectables.
– Soit. Alors, expliquez-moi pourquoi vous êtes si pudique, vous?
– Qu'est-ce que vous me chantez là?
– Mais oui. Cela fait soixante ans que vous êtes écrivain à part entière et ceci est votre première interview. Vous ne figurez jamais dans les journaux, vous ne fré quentez aucun cercle littéraire ou non littéraire, à vrai dire, vous ne quittez cet appartement que pour faire des emplettes. On ne vous connaît même aucun ami. Si ce n'est pas de la pudeur, qu'est-ce que c'est?
– Vos yeux se sont-ils habitués à l'obscurité? Distinguez-vous mon visage à présent?
– Oui, vaguement.
– Tant mieux pour vous. Apprenez, monsieur, que si j'étais beau, je ne vivrais pas reclus ici. En fait, si j'avais été beau, je ne serais jamais devenu écrivain. J'aurais été aventurier, marchand d'esclaves, barman, coureur de dots.
– Ainsi, vous établissez un lien entre votre physique et votre vocation?
– Ce n'est pas une vocation. Ça m'est venu quand j'ai constaté ma laideur.
– Quand l’avez-vous constatée?
– Très vite. J'ai toujours été laid.
– Mais vous n'êtes pas si laid.
– Vous êtes délicat, vous au moins.
– Enfin, vous êtes gros, mais pas laid.
– Qu'est-ce qu'il vous faut? Quatre mentons, des yeux de cochon, un nez comme une patate, pas plus de poil sur le crâne que sur les joues, la nuque plissée de bourrelets, les joues qui pendent – et, par égard pour vous, je me limite au visage.