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– Je ne supporte pas d'être couché sur le ventre. Le médecin me l'a interdit.
– Rampez.
– Merde! Je risque l'asphyxie d'un instant à l'autre.
– Vous saurez donc ce qu'est l'asphyxie, que vous avez infligée à une petite fille. Rampez.
– C'était pour son salut.
– Eh bien moi, c'est pour votre salut que je vous fais risquer l'asphyxie. Vous êtes un détestable vieillard que je veux sauver de la déchéance. C'est donc la même chose. Rampez.
– Mais je suis déjà déchu! Je n'ai fait que déchoir depuis soixante-cinq années et demie.
– En ce cas, je veux vous voir déchoir davantage. Allez-y, déchoyez.
– Vous ne pouvez pas dire ça, c'est un verbe défectif.
– Si vous saviez ce que je m'en fous. Mais si ce verbe défectif vous gêne, j'en connais un autre qui ne l'est pas: rampez.
– C'est affreux, j'étouffe, je vais crever!
– Tiens, tiens. Je croyais que vous considériez la mort comme un bienfait.
– Elle l'est, mais je ne veux pas mourir tout de suite.
– Ah non? Pourquoi retarder un événement aussi heureux?
– Parce que je viens de comprendre quelque chose, et je veux vous le dire avant de mourir.
– Soit. J'accepte de vous retourner sur le dos, mais à une seule condition: il faut d'abord que vous rampiez à mes pieds.
– Je vous promets d'essayer.
– Je ne vous demande pas d'essayer, je vous ordonne de ramper. Si vous n'y parvenez pas, je vous laisse crever.
– Ça va, je rampe. Et la grosse masse transpirante se traîna sur deux mètres de tapis, en soufflant comme une locomotive.
– Ça vous fait jouir, hein?
– Oui, ça me fait jouir. Mais je jouis d'autant plus que j'ai conscience de venger quelqu'un. A travers votre corps hypertrophié, j'ai l'impression de voir se découper une fine silhouette que votre souffrance soulage.
– Théâtralement ridicule.
– Vous n'êtes pas content? Vous voulez encore ramper?
– Je vous assure qu'il est temps de me retourner. Je suis en train de rendre l'âme, pour autant que j'en aie une.
– Vous m'étonnez. Mourir pour mourir, un bel assassinat ne vaut-il pas mieux qu'une lente agonie cancéreuse?
– Vous appelez ça un bel assassinat?
– Aux yeux de l'assassin, le meurtre est toujours beau. C'est la victime qui trouve à y redire. Seriez-vous à même, pour l'instant, de vous intéresser à la valeur artistique de votre mort? Avouez que non.
– J'avoue que non. Retournez-moi, de grâce.
La journaliste empoigna la masse par la hanche et l'aisselle, et la fit basculer sur le dos en poussant un cri d'effort. L'obèse respirait convulsivement. Il fallut plusieurs minutes pour que son visage terrorisé recouvre un peu de sérénité.
– Quelle était donc cette chose que vous veniez de découvrir et que vous teniez tant à me faire savoir?
– Je voulais vous dire que c'était un sale moment à passer.
– Mais encore?
– Ça ne vous suffit pas?
– Comment? C'est tout ce que vous avez à me dire? Il vous aura donc fallu quatre-vingt-trois années pour savoir ce que chacun sait depuis sa naissance.
– Eh bien voilà, moi, je ne le savais pas. Il aura fallu que je sois sur le point de crever pour comprendre l'horreur, non pas de la mort que nous ignorons tous, mais de l'instant de mourir. C'est un très sale moment à passer. Si les autres humains ont cette prescience, moi je ne l'avais pas.
– Vous vous foutez de ma gueule.
– Non. Pour moi, jusqu'à aujourd'hui, la mort, c'était la mort, point final. Ce n'était ni un bien, ni un mal, c'était disparaître. Je ne me rendais pas compte qu'il y avait une différence entre cette mort-là et l'instant de la mort, qui est intolérable. Oui, c'est très bizarre: la mort ne me fait toujours pas peur, mais désormais je suerai d'angoisse à l'idée du moment du passage, dût-il ne durer qu'une seconde.
– Vous avez honte, alors?
– Oui et non.
– Merde! Dois-je vous faire ramper à nouveau?
– Laissez-moi vous expliquer. Oui, j'ai honte à l'idée d'avoir infligé un pareil moment à Léopoldine. D'autre part, je persiste à croire, ou du moins à espérer, qu'elle a bénéficié d'une exception. Le fait est que j'ai scruté son visage pendant sa courte agonie et que je n'y ai lu aucune angoisse.
– J'adore les illusions dont vous vous bercez pour préserver votre bonne conscience.
– Je me fous de ma conscience. La question que je posais se situe à une échelle supérieure.
– Mon Dieu.
– Vous avez prononcé le mot: oui, peut-être Dieu accorde-t-il, à certains humains exceptionnels, un passage dénué de souffrance et d'angoisse, un trépas extatique. Je pense que Léopoldine a connu ce miracle.
– Écoutez, votre histoire est déjà assez haïssable comme ça, voulez-vous en plus la rendre grotesque en invoquant Dieu, l'extase et les miracles? Vous vous imaginez peut-être avoir perpétré quelque meurtre mystique?
– Certainement.
– Vous êtes fou à lier. Voulez-vous connaître la réalité de ce meurtre mystique, espèce de malade? Savez-vous la première chose que fait un cadavre, après son trépas? Il pisse, monsieur, et il chie ce qui lui reste dans l'intestin.
– Vous êtes répugnante. Arrêtez cette comédie, vous m'incommodez.