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– Cela vous est indifférent?
– Pas du tout. Mais ce que je pourrais en penser n'a aucun sens. Ce n'est pas à un obèse impotent qu'il faut demander son opinion sur cette crise. Je ne suis ni général ni pacifiste ni pompiste ni irakien. En revanche, si vous m'interrogez sur l'alexandra, je serai brillant.
Pour conclure cette belle envolée, le romancier porta le hanap à ses lèvres et avala quelques goulées goulues.
– Pourquoi buvez-vous dans du métal?
– Je n'aime pas la transparence. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles je suis si gros: j'aime qu'on ne voie pas à travers moi.
– A ce propos, monsieur Tach, j'ai envie de vous poser la question que tous les journalistes aimeraient vous poser mais qu'aucun n'oserait vous poser.
– Combien je pèse?
– Non, ce que vous mangez. On sait que cela occupe une place immense dans votre vie. La gastronomie et sa conséquence naturelle, la digestion, sont au cœur de certains de vos romans récents comme Apologétique de la dyspepsie, œuvre qui me semble receler un condensé de vos préoccupations métaphysiques.
– C'est exact. Je considère que la métaphysique est le mode d'expression privilégié du métabolisme. Dans le même ordre d'idées, puisque le métabolisme se divise en anabolisme et en catabolisme, j'ai scindé la métaphysique en anaphysique et en cataphysique. Il ne faut pas y voir une tension dualiste mais les deux phases obligées et, ce qui est plus inconfortable, simultanées d'un processus de pensée voué à la trivialité.
– Ne faut-il pas y voir aussi une allusion à Jarry et à la pataphysique?
– Non, monsieur. Je suis un écrivain sérieux, moi, répondit le vieillard sur un ton glacial, avant de s'imbiber à nouveau d'alexandra.
– Donc, monsieur Tach, si vous le voulez bien, pourriez-vous ébaucher les étapes digestives d'une de vos journées habituelles?
Il y eut un silence solennel, pendant lequel le romancier sembla réfléchir. Puis il commença à parler, très grave, comme s'il révélait un dogme secret:
– Le matin, je me réveille vers 8 heures. Tout d'abord, je vais aux waters vider ma vessie et mes intestins. Désirez-vous des détails?
– Non, je crois que cela suffira.
– Tant mieux, parce que c'est une étape certes indispensable dans le processus digestif, mais absolument dégueulasse, vous pouvez m'en croire.
– Je vous crois sur parole.
– Heureux ceux qui croient sans avoir vu. Après m'être talqué, je vais m'habiller.
– Vous portez toujours ce peignoir d'intérieur?
– Oui, sauf quand je sors faire les courses.
– Votre infirmité ne vous dérange pas pour ces opérations?
– J'ai eu le temps de m'y habituer. Ensuite, je me dirige vers la cuisine et je prépare le petit déjeuner. Avant, quand je passais mes journées à écrire, je ne cuisinais pas, je mangeais des nourritures frustes, comme des tripes froides…
– Des tripes froides le matin?
– Je comprends votre étonnement. Il faut bien vous dire qu'à cette époque, écrire était l'essentiel de mes préoccupations. Mais aujourd'hui il me répugnerait de manger des tripes froides le matin. Depuis vingt ans, j'ai pris l'habitude de me les faire rissoler pendant une demi-heure, dans de la graisse d'oie.
– Des tripes à la graisse d'oie au petit déjeuner?
– C'est excellent.
– Et avec ça, un alexandra?
– Non, jamais en mangeant. Du temps où j'écrivais, je prenais un café fort. A présent, je préfère un lait de poule. Ensuite, je sors faire les commissions et je passe la matinée à me mitonner des mets raffinés pour le déjeuner: beignets de cervelle, rognons en daube…
– Des desserts compliqués?
– Rarement. Je ne bois que du sucré, alors je n'ai pas tellement envie de dessert. Et puis, entre les repas, je prends parfois des caramels. Quand j'étais jeune, je préférais les caramels écossais, exceptionnellement durs. Hélas, avec l'âge, j'ai dû me rabattre sur les caramels mous, au demeurant excellents. Je prétends que rien ne peut remplacer cette impression d'enlisement sensuel concomitant à la paralysie des mâchoires provoquée par la mastication des English toffees… Notez ce que je viens de dire, il me semble que ça sonnait bien.
– Inutile, tout est enregistré.
– Comment? Mais c'est malhonnête! Je ne peux même pas dire de bêtises, alors?
– Vous n'en dites jamais, monsieur Tach.
– Vous êtes flatteur comme un sycophante, monsieur.
– Je vous en prie, poursuivez donc votre chemin de croix digestif.
– Mon chemin de croix digestif? Bien trouvé, ça. Ne l'auriez-vous pas piqué dans l'un de mes romans?
– Non, c'est de moi.
– Ça m'étonnerait. On jurerait du Prétextat Tach. Il y eut un temps où je connaissais mes œuvres par cœur… Hélas, on a l'âge de sa mémoire, n'est-ce pas? Et non de ses artères, comme disent les imbéciles. Voyons, «chemin de croix digestif», où donc ai-je écrit ça?
– Monsieur Tach, quand bien même vous l'auriez écrit, je n'en aurais pas moins de mérite à l'avoir dit, vu que -
Lé journaliste s'arrêta en se mordant les lèvres.
– … vu que vous n'avez jamais rien lu de moi, n'est-ce pas? Merci, jeune homme, c'est tout ce que je voulais savoir. Qui êtes-vous pour avaler une sornette aussi énorme? Moi, inventer une expression aussi médiocre, aussi clinquante que «chemin de croix digestif»? C'est du niveau d'un théologien de seconde zone comme vous. Enfin, je constate avec un soulagement un peu sénile que le monde littéraire n'a pas changé: c'est encore et toujours le triomphe de ceux qui font semblant d'avoir lu Machin. Seulement, à votre époque, vous n'avez plus de mérite: il existe aujourd'hui des brochures qui permettent à des analphabètes de parler des grands auteurs avec toutes les apparences d'une culture moyenne. C'est d'ailleurs là où vous vous trompez: je considère comme un mérite le fait de ne pas m'avoir lu. J'aurais une chaleureuse admiration pour le journaliste qui viendrait m'interroger sans même savoir qui je suis, et qui ne cacherait pas cette ignorance. Mais ne rien savoir de moi à part ces espèces de milk-shakes déshydratés – «Rajoutez de l'eau et vous obtiendrez un milk-shake prêt à l'emploi» -, peut-on imaginer plus médiocre?
– Essayez de comprendre. Nous sommes le 15 et la nouvelle de votre cancer est tombée le 10. Vous avez déjà édité vingt-deux gros romans, il aurait été impossible de les lire en si peu de temps, surtout en cette période tourmentée où nous guettons les moindres informations du Moyen-Orient.
– La crise du Golfe est plus intéressante que mon cadavre, je vous l'accorde. Mais le temps que vous avez passé à potasser les brochures qui me résument, vous auriez été mieux inspiré de le consacrer à lire ne serait-ce que dix pages d'un de mes vingt-deux livres.
– Je vais vous faire un aveu.
– Inutile, j'ai compris: vous avez essayé et vous avez démissionné avant même d'avoir atteint la page 10, c'est ça? Je l'ai deviné depuis que je vous ai vu. Je reconnais à l'instant les gens qui m'ont lu: ça se lit sur leur visage. Vous, vous n'aviez l'air ni accablé, ni guilleret, ni gros, ni maigre, ni extatique: vous aviez l'air sain. Vous ne m'aviez donc pas plus lu que votre collègue d'hier. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, en dépit de tout, j'ai encore des traces de sympathie pour vous. J'en ai d'autant plus que vous avez abandonné avant la page 10: ça dénote une force de caractère dont je n'ai jamais été capable. En outre, la tentative d'aveu – superflu – vous honore. En fait, je vous eusse pris en grippe si, m'ayant bel et bien lu, vous fussiez tel que je vous vois. Mais trêve de subjonctifs risibles. Nous en étions à ma digestion, si j'ai bonne mémoire.
– C'est cela. Aux caramels, plus précisément.
– Eh bien, quand j'ai achevé le déjeuner, je prends la direction du fumoir. C'est l'un des sommets de la journée. Je ne tolère vos interviews que le matin, car l'après-midi, je fume jusqu'à 17 heures.
– Pourquoi jusqu'à 17 heures?
– A 17 heures arrive cette stupide infirmière qui croit utile de me laver de pied en cap: encore une idée de Gravelin. Un bain quotidien, vous vous rendez compte? Vanitas vanitatum sed omnia vanitas. Alors, je me venge comme je peux, je m'arrange à puer le plus possible pour incommoder cette oie blanche, je truffe mon déjeuner de gousses d'ail entières, m'inventant des complications circulatoires, et puis je fume comme un Turc jusqu'à l'intrusion de ma lavandière.