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«Raconte-nous, onc' Guillaume, oh oui, raconte-nous donc.»
Lentement, comme un moine qui s'éveille, oncle Guillaume se gratta le bidon. Le patron lui versa une liqueur.
«Vous êtes sûrs, mes cocos, que vous voulez celle de la chaussure Nike? demanda-t-il en enveloppant ses ouailles d'un regard bourru.
– Oh oui, la chaussure, la chaussure!»
C'est peu dire qu'on aimait ces soirées entre habitants du coin, où la fraternité se mélangeait aux vapeurs de vin pour donner ce liquide sémiotique où flottait le bien-être. Au loin, comme une cloche, on entendait le doug-doug d'un vieux flipper.
Oncle Guillaume fit danser un mégot sous son épaisse moustache grise. Il se racla la gorge pour enlever les dernières miettes de silence.
«Je connaissais un type dans le temps, un certain p'tit Louis, un brave gars un peu branleur sur les bords, un peu looser, mais dans le bon sens du terme, vous verrez pourquoi tout à l'heure. Un jour, p'tit Louis s'est mis dans l'idée de s'acheter une paire de sportives, une de ces poussées d'idiotie comme en ont les jeunes. Avait-il touché l'assistance-pauvre, sa grand-mère lui avait-elle fait un bonus pour Noël, toujours est-il qu'il a cette somme à dépenser, dans les deux cents euros, et si vous connaissiez p'tit Louis aussi bien que moi, vous sauriez que rien ne peut le faire changer d'avis sitôt qu'il a une obsession dans la tête. Le voilà donc au magasin de sport, et là, il y a ces sportives qui lui tapent dans l'œil, avec leurs couleurs savamment délavasses, leurs éclairs comme dans la pub qu'on voit sur les panneaux d'autoroute, et vous savez les ravages que peut faire cette engeance quand on la laisse aller au cerveau.
"C'est pile poil celles ki m'faut, dit p'tit Louis (il parlait un peu comme ça, gouailleur). Mais ne croyez pas, mam'zelle, que je me laisse berner par la marque.
– Passez-les aux pieds, lui répond la vendeuse avec sa voix de sirène."
P'tit Louis flâne quelques pas dans la boutique, histoire de les sentir vibrer. Les Nike rebondissent au sol comme des demeurées et c'est tout l'intérieur de mon gars qui rebondit avec elles. Il a une impression de puissance incroyable. Il ne fait pas suffisamment attention, p'tit Louis: dans un miroir sur le mur de la boutique, quand on regarde ses sportives et l'allure qu'elles ont dans le reflet, on a l'impression de voir le logo Nike se dodeliner, on dirait les sourcils noirs d'une sombre créature.»
Ici, oncle Guillaume fit une pause pour que l'on sentît bien le poids du mauvais œil. Personne ne parlait. Je regardai Wolf qui n'en menait pas large. Il n'avait que douze ans à l'époque. Et moi, à peine plus vieux. On était facilement impressionnables.
Ayant barboté dans une gorgée d'ambroisie à l'anis, oncle Guillaume reprenait.
«Ce n'était qu'un détail évidemment, mais s'il avait été sur ses gardes il aurait eu la puce à l'oreille, et qui sait, il aurait pu remettre le magasin à son état initial et quitter les lieux de la tentation. Au lieu de cela, il paye sans se douter de rien, et il garde les Nike aux pieds.
Alors on a p'tit Louis qui marche sur le boulevard de la Résistance, et il a ses sportives qui écrasent les feuilles mortes. Autour de lui, la nature s'est enlaidie, comme si elle sentait mauvais. La malchance aux pieds, il tourne à gauche, dans la rue du Colonel-Tanguy. Jusque-là, tout va bien. Il s'arrête au bureau de poste pour toucher ses alloc, et de là il pense aller à l'ANPE, pour voir s'il y a du nouveau sur le grand panneau interstellaire, ce qu'il lui faudrait c'est un petit emploi intermittent, quand soudain les jambes n'obéissent plus. On dirait qu'il a freiné trop brutalement sur une chaussée gelée. Aucun moyen de s'arrêter, ses muscles sont comme du coton hydrophile. Ils te l'emmènent vers la place Jean-Moulin. En vain tente-t-il de reprendre la main, ou le pied, devrais-je dire. Sa volonté est muselée par une puissance invisible. Arrivé à la place Jean-Moulin… il entre dans le restaurant qui fait l'angle, un snack-bar venu de là-bas. »
Des exclamations outrées grondèrent, et l'oncle Guillaume se pavana au milieu de l'indignation générale.
«Oh! oh! Doucement! Il ne pense pas à mal, p'tit Louis, il y va malgré lui, ce sont les maudites Nike qui le dirigent. Comme les chenilles d'un char, si vous voulez. On est près de midi. P'tit Louis a faim. Alors, forcément, comme il s'y trouve et qu'il n'a pas moyen de s'enfuir à cause des Judas qu'il a aux pieds, il prend son mal en patience, il attend que cesse le maléfice. Il attend, il attend, il a de plus en plus faim, il y a ces odeurs de hamburger qui viennent le tirailler. Les sportives pèsent une tonne dès qu'il esquisse un pas vers la sortie. En revanche, quand il fait semblant de s'approcher de la caisse, elles bondissent comme des ressorts fous, toutes contentes de le mener à sa perte. Le voilà près du comptoir.
"Monsieur désire? demande la serveuse.
– Un verre d'eau écrasée, tente p'tit Louis.
– On fait pas, susurre la serveuse. Mais prenez donc un menu Best-Seller. C'est le menu des biceps comme vous. Et vous économisez un euro vingt.
– Sache que j'suis là malgré moi", dit p'tit Louis.
Il repart la tête basse, portant son plateau à bout de bras comme s'il cherchait à éloigner le plus longtemps possible l'horrible boustifaille. Il mâche avec des dents honteuses, le malheureux, et des morceaux de hamburger crissent dans sa gorge.
Enfin, le plateau est vide. Alors seulement les Nike veulent bien le laisser partir.
Abattu moralement, p'tit Louis rentre chez lui, où il se vautre devant le Tour de l'île, sur la chaîne régionale. C'était l'année où Maxime Filmin a remporté l'étape du col de la Vachette, vous vous souvenez?»
Wolf et moi, évidemment, on ne se souvenait de rien, on n'était pas nés. Les habitués se tournèrent machinalement vers le coin sacré, derrière le zinc. Sur un panneau de liège à droite de la télé, plusieurs générations de patrons de bar avaient épingle des photos jaunies, des coupures de presse aux contours incertains, quelques fanions bleus et une carte de notre île avec une boucle grossièrement dessinée au feutre noir. C'était laid et beau en même temps, couleur sépia, inimitable.
Le patron s'approcha de la carte. Il mit son index sur un point sali par d'innombrables attouchements.
«Ce putain de col de la Vachette», soupira-t-il avec une émotion où perçait l'amour infini pour son pays natal.
Les convives échangèrent quelques souvenirs cyclistes et l'oncle Guillaume fut obligé d'interrompre son récit. Qu'on aimât le sport ou pas, il y avait dans cette épreuve mythique un peu de notre patrimoine génétique.
«Et p'tit Louis, alors?» demanda mon père quand fut venu le temps de reprendre l'histoire.
Oncle Guillaume resta silencieux.
«Onc' Guillaume, allez, fais pas ton bougon», s'empressa-t-on de toutes parts.
Il se fit prier encore un peu pour que l'on comprît qui était le maître.
«Qui ça?… Ah oui, p'tit Louis…»
Il tortilla sa moustache.
«Le lendemain, quand il se lève vers dix heures, p'tit Louis a déjà oublié toute cette aventure, un mauvais rêve, rien de bien méchant. Il glande ça et là dans son studio puis il se souvient de la manif. Le rassemblement était prévu à treize heures, puis le cortège devait remonter l'avenue du Général-Leclerc. Il met les maudites Nike et il prend par l'avenue de la République. Drôlement confortables, ces saloperies de sportives! Il marche sans aucun effort, comme sur un tapis volant, quand il aperçoit les premières banderoles. "Spielberg, rentre chez ta mère", "L'exception culturelle n'est pas un Big Mac", etc. Alors il sent à nouveau ses jambes flageoler et ses pieds s'emmêler. Ça tangue tellement qu'il ne parvient plus à avancer. Il bifurque par une petite rue, puis il fait une boucle pour revenir se fondre dans l'avenue de la 2e-DB, mais dès qu'il voit au loin la foule joyeuse, ses extrémités se coupent de sa volonté, il perd le contrôle. Les larmes aux yeux, il voit au loin défiler la fanfare sans jamais pouvoir la rejoindre. La manif a dépassé la place Jean-Moulin depuis longtemps quand p'tit Louis y arrive enfin, essoufflé par tant de lutte, les genoux sans vie. Devant ses yeux durcis par l'effort, il a l'impression de voir danser un grand M jaune, tirant par moments vers le rouge: Méphistophélès. Comme dans un rêve, ou devrais-je dire cauchemar, il pousse la porte vitrée, il voit ses mains, ses propres mains, qui poussent la porte vitrée!
"Ah, monsieur est revenu, lui dit la serveuse. Ce sera un menu Best-Seller, comme la dernière fois?
– Te réjouis pas trop vite, face de béton, répond p'tit Louis. J'ne mange ton bœuf à la dioxine ki contraint et forcé."
Assis derrière une plante verte sans personnalité, comme ils en ont dans ce genre d'endroits sordides, p'tit Louis réfléchit à ce qui lui est arrivé depuis son malheureux achat, et il comprend. Les Nike de calamité le poussent vers des modes de consommation dont il ne veut pas, des plans pas nets, venus de là-bas, dont le restau rapide est la partie émergée.»
La dernière phrase fut à peine audible, comme arrachée des lèvres d'oncle Guillaume. Il nous faisait partager un grand secret. Un frisson de peur nous fit baisser les yeux. Le bonheur de l'instant présent devint palpable. Ah que l'on était bien, dans ce troquet chauffé par nos haleines, avec tous nos parents et amis, de la liqueur au fond des verres (de la grenadine tiède pour les enfants), ce bon oncle Guillaume à l'épaisse moustache grise où l’on avait envie de s'enfouir comme dans un Clemenceau, alors que dehors, dans le noir et le froid, de mauvais esprits soufflaient sur notre île enchantée.
On resta silencieux un moment.
Wolf me chuchota du coude:
«Dis-moi, Jean-Ramsès, si Tintin se battait contre Astérix dans une bataille genre tous les coups sont permis, ce serait qui le gagnant?
– Arrête avec tes sondages puérils.
– Ouais mais quand même, Jean-Ramsès. T'as bien une opinion. »
Je n'en savais fichtre rien. Un jour, je me disais Tintin, le lendemain Astérix. Aujourd'hui, quand j'y repense, je m'interroge encore, non sans un certain plaisir régressif, sur les conséquences d'un tel affrontement. Je fais le voyage mental vers la Voie lactée de mon enfance, bercée qu'elle a été de contes formidables, je me mets à rêver de ce temps de l'insouciance où les problèmes de l'univers se résumaient à cette confrontation insensée, fratricide. Tintin contre Astérix!
«Les mômes, si vous n'écoutez pas, vous sortez!»
Le patron tapa sur le zinc. Les adultes nous regardaient avec réprobation.
Le bavardage réprimé, oncle Guillaume poursuivit.
«Un soir, p'tit Louis se décide à jeter ces Nike pratiquement neuves à deux cents euros la paire. Au dernier moment, sa lucidité l'en empêche. Et si des enfants innocents les trouvent?… Les affreuses sportives ne feraient qu'une bouchée de leurs consciences à peine ébauchées. Ce ne seraient pas uniquement les jambes qui risqueraient de désobéir mais l'ensemble de l'organisme. On obtiendrait des petits soldats à la solde de Nike, lobotomatés par la puissance obscure…
Surtout, p'tit Louis se croit suffisamment fort pour tenter de combattre la malédiction. Les jours suivants, il fait exprès d'enfiler les sportives dès le plus tôt matin, et pour avoir davantage de temps à consacrer au combat, il se lève désormais avec le chant du coq. Après un petit-déjeuner copieux, il part faire du footing. Il va où bon lui semble, car les restaurants chez nous n'ouvrent qu'à dix heures, pas avant. Quand on approche de l'heure fatidique, p'tit Louis s'éloigne le plus possible de la place Jean-Moulin, mais pas trop, d'une part pour ne pas tomber sous l'emprise d'un hamburger voisin (on sait que cette mauvaise herbe a quadrillé nos villes), d'autre part pour tester sa résistance à l'attraction diabolique.
Les jours où il se sent trop vulnérable pour résister aux chaussures, il se réfugie à la cinémathèque, mais là aussi il a des surprises. Les Nike le tirent vers une salle où l'on passe une grosse production de là-bas dégoulinante d'effets spéciaux: or massif en toc, comme ils en ont le secret.
"Monsieur rêve d'Hollywood, jacassent les ouvreuses.
– Et ta sœur, répond p'tit Louis. Si tu crois ki je ne vois pas l'action subliminale de tes cochonneries qui veut m'faire acheter des lessives capitalistes!"
Car p'tit Louis, tout looser qu'il est, a toujours eu une conscience aiguisée, un sixième sens si vous préférez, et il arrivait à percevoir les messages secrets contenus dans ce genre de films.
Au cours de la semaine qui suit, p'tit Louis parvient à éviter le malheur deux fois sur sept, le mercredi et le dimanche. C'est un bon début, mais il y a de la marge. La semaine suivante, le temps est mauvais, et p'tit Louis constate que la pluie a tendance à amoindrir les pouvoirs des sportives. Alors il saute exprès dans les flaques, il patauge dans la boue, il leur abîme le moral tant qu'il peut à force de salissures. Résultat, trois snack-bars seulement. La semaine suivante, rechute: quatre snack-bars. Mais il ne lâche pas prise car il n'est pas question de se coucher devant les forces occultes venues de là-bas, c'est une question de dignité. Semaine après semaine, il s'impose cette nouvelle hygiène de vie, faite de sport et de combat intérieur…»
Soudain une voix nasillarde, venue d'un coin sombre:
«Je n'y crois pas une seconde.»
Tout le monde se figea. Oncle Guillaume leva lentement ses yeux burinés sur l'intrus qui s'était permis une telle profanation. On aurait dit qu'il ajustait un canon. C'était l'oncle Abe – qui d'autre? -, une vague relation de la famille de mon père, un habitué des provocations de ce genre. Celle-ci ne nous faisait pas rire, mais alors pas rire du tout.
«Comment ça J'y crois pas? », gronda oncle Guillaume, et sa moustache frémit.
Oncle Abe ne se démonta pas.
«Votre Louis aurait inventé cette histoire grotesque pour expliquer à sa copine pourquoi il était tout le temps fourré au snack-bar au lieu de chercher du travail. Et quelque chose me dit qu'il y a de la serveuse là-dessous.»
On crut que le bistrot allait exploser. Oncle Guillaume se dressa de tout son poids et abattit ses gentilles paluches sur le zinc.
«Quoi? Tu m'accuses, fumier, d'avoir… Je vais t'apprendre la…»
Il manquait d'air.
Discrètement, je me penchai sous la table pour examiner les chaussures d'oncle Abe. Il m'était venu à l'idée que c'était des Nike. (Plus tard, je vous raconterai comment on en trouva effectivement dans son armoire à vêtements, mais c'est une autre histoire.)
Tant bien que mal, le patron fit dégager l'oncle Abe, puis nous nous appliquâmes à consoler notre vaillant moustachu de l'offense qui lui avait été faite. Le patron déboucha sa meilleure pêche et la femme du patron vint la servir en personne. Quand tout le monde se fut rincé l'oeil (il est de notoriété publique que les filles de notre île sont les plus belles du monde), mon père entonna un chant du pays, bientôt repris par tous. Wolf, qui ne connaissait pas les paroles, chantait «trala-la-la» et trois mots du refrain avec un enthousiasme assez niais.
«Allez, onc' Guillaume, venez chanter avec nous.»
D'abord réticent, oncle Guillaume finit par plisser légèrement ses yeux dans ce qui pouvait passer pour un demi-sourire noyé au fond de sa moustache grise. On l'entendit marmonner «quel salopiaud tout de même» et «y manque pas de bassesse», puis il se joignit à nous, de sa voix basse rongée par le tabac.
Après la chanson, il nous regardait à nouveau avec bienveillance. Il fit signe de le rejoindre autour d'un bon verre.
«On ne va pas laisser un imbécile nous casser l'ambiance, hein. Cette histoire mérite qu'on la raconte jusqu'au bout. »
Il s'arrêta une seconde, le temps de lever le coude, puis continua:
«P'tit Louis se bat. Les Nike résistent. P'tit Louis met du cœur à ses jambes. Les Nike freinent des quatre fers. Une semaine c'est p'tit Louis, la semaine suivante c'est Nike. Nike – p'tit Louis. P'tit Louis – Nike. Au fil des épreuves, son visage se durcit. Les muscles des mollets ont gonflé. Ses amis ne le reconnaissent plus. Ils s'étaient habitués à un mollasson, ils découvrent un type à l'allure fière. C'est bête à dire mais il a un but dans la vie.
Un soir qu'il n'a rien à faire, p'tit Louis prend une bombe de peinture et tague le snack-bar. Sur la porte vitrée, il marque: "Retourne laba!" Laba, en attaché et sans s à la fin. Et, sur la photo d'un hamburger, il ajoute: "Imonde", en oubliant un m car il n'a pas fait beaucoup d'études.
Ça le soulage. Il a l'impression que la force magnétique des Nike a fortement diminué. Les jours suivants confirment ce progrès. Certes, elles l'attirent encore vers la place Jean-Moulin, et s'il ne fait pas attention, il se retrouve sur la mauvaise pente. Mais il lui suffit maintenant d'un tout petit effort de volonté pour éviter de sombrer. S'il prend la peine de se concentrer, il peut même se permettre de venir parader en face du snack-bar sans y entrer pour autant. Il fait deux tours, na-na-nère, et il s'en va manger une sardine-huile et une salade verte au bistrot d'en face.
À cet instant, son combat est pour ainsi dire gagné, même s'il y a ce résidu de maléfice. Il a fait l'essentiel du travail. Seulement sa copine, elle, ne veut pas prendre de risques. Pendant que son homme flâne à un entretien d'embauché, elle brûle les Nike et enterre les restes au fond du jardin.
En rentrant, p'tit Louis est un peu déçu car il voulait sortir de l'aventure la tête haute, et non par un subterfuge. Pendant plusieurs jours, il est cassant, on se demande même s'il ne va pas rechuter dans l'apathie branleuse. Heureusement il a trouvé du travail chez un agent d'assurances, quelque part vers La Normande. C'est paradoxal, voyez-vous, mais ce sont les Nike qui lui ont permis de se dépasser, ou plutôt son combat contre elles. Une morale à méditer pour nous tous.»
Le récit terminé, oncle Guillaume s'étira, puis il se tourna vers nous.
«Et maintenant, les enfants, c'est l'heure d'aller dormir.
– Tu nous en raconteras encore, dis, onc' Guillaume?
– C'est promis, les enfants, si vous filez tout de suite. Et rappelez-vous, immonde s'écrit avec deux quoi?… C'est important, l'orthographe.»
Cette nuit-là, je ne pus fermer l'œil. Les vents battaient contre les volets. J'avais beau savoir que les Nike maudites avaient été brûlées, je m'imaginais que l'esprit maléfique en avait échappé et qu'il errait maintenant sur notre île à la recherche de sportives complaisantes où il pourrait se loger. Quand j'eus enfin trouvé le sommeil, je vis une femme à demi nue qui me parlait à travers les flammes.
«Jeanne! criai-je.
– Ils ne perdent rien pour attendre», me sourit-elle.
Le feu tétait ses habits et dévoilait ses voluptés. Je n'eus pas le temps de la posséder. Son visage se consuma en un instant et je sombrai dans le néant.
La paume coincée dans le menton, la moustache hirsute, oncle Guillaume nous attendait.
«Alors ce contrôle? Les doigts dans le nez?»
On était un peu confus.
«Eh, charriez pas, les enfants, c'est important les mathématiques. Tenez, à ce propos, j'ai une histoire à vous raconter, si vous avez le temps.»
Pour sûr, qu'on l'avait! Le patron, tout sourire, nous apporta des grenadines et l'on se serra sur la banquette.
«Connaissez-vous monsieur Jussac?… Je vois que non. Vous devriez, pourtant. Il est connu, enfin, dans son milieu. Il dirigeait une entreprise de plaques de béton. Il employait dix salariés, des Marocains pour la plupart, et une secrétaire qu'il payait le moins possible, mais c'était de bonne guerre, vous le verrez tout à l'heure. Le béton de Jussac SARL est reconnu comme un des meilleurs, et je ne crois pas me tromper en disant que chaque maison ou presque, surtout au centre de notre île, contient au moins une de ces fameuses plaques.
Un jour, monsieur Jussac doit prendre l'avion pour aller négocier un gros contrat, à Damas ou Khartoum, peu importe. Comme il attend son tour à l'enregistrement, il s'aperçoit que le passager précédent a oublié ses lunettes, de fines lunettes en métal bleuté, là, au guichet. Il n'en a jamais vu des comme ça, tout en reflets dorés, on dirait des étoiles filantes à la veille de Noël, et qui ont l'air de peser rien du tout, légères comme un pet.
"C'est à vous les lunettes? demande l'employée au sol.
– Euh", hésite Jussac.
Bref, quand il finit l'enregistrement, il repart du guichet en les emportant délicatement dans la paume. "À qui peuvent-elles appartenir? s'interroge-t-il. Et quel est cet étrange alliage?"
Ce qui l'intéresse, en tant qu'ingénieur, c'est la souplesse incroyable de l'armature et la pureté des verres, à peine visibles, encore faut-il les regarder de biais, sous un fort éclairage rasant, alors seulement on aperçoit une trace, infime, comme une larme tombée dans un ruisseau. Sur le côté gauche, il repère une inscription. Robert Smith, Tucson, AZ. Alors il comprend qu'elles viennent de là-bas. »
Nous retînmes notre souffle. Mon père s'arrêta de manger et fixa oncle Guillaume. On voyait des volutes de vapeur s'échapper de ses lentilles aux lardons.
«Crénom, elles sont bonnes, ces lentilles, poursuivit oncle Guillaume en plongeant sa fourchette dans un énorme plat spécialement servi pour lui. On voit que c'est plein de vitamines, de la bonne lentille bien de chez nous, mais il faut la prendre au marché de Bas-Gonesse, pas au Huït-à-huit, c'est ce que je dis toujours.»
Il se mit à mâcher lentement.
«Raconte la suite!» ne put se retenir mon père.
Oncle Guillaume parut préoccupé.
«Quelle suite?» fit-il, l'air innocent.
On était au comble de la mauvaise foi, mais c'était comme ça qu'on l'aimait, notre oncle Guillaume. Sa moustache souriait malicieusement et un monde merveilleux se déployait devant moi, m'enveloppait et me berçait. J'éprouvais un amour quasi filial pour ces poils drus, tendrement délavés par le temps, où disparaissaient comme par magie les fournées de lentilles.
Enfin rassasié de notre impatience, oncle Guillaume daigna poursuivre.
«Jussac a devant lui une heure d'attente car son vol est retardé. Il rôde dans l'aéroport, il tue le temps dans un Relais H en matant distraitement les filles en couverture des magazines féminins, quand lui vient l'idée d'essayer les lunettes. Il a l'impression qu'elles devraient lui aller.
"Je prends le Figaro, dit Jussac revêtu de ses nouvelles lunettes. Et… Avez-vous quelque chose sur le bâtiment? Le Moniteur, peut-être?"
Il lève les yeux.
"Le hors-série Béton français est épuisé", lui répond le jeune vendeur à 12 670 € net.
Au milieu du front, il y a un chiffre noir.
Jussac ne comprend pas. Il enlève ses lunettes, le chiffre disparaît. Il les remet, le chiffre revient, clair et précis, 12670 € net.
"Qu'est-ce qu'il y a, fait le vendeur. J'ai une tâche?"
Jussac est perplexe. Il se demande ce que cela veut dire. Dans la queue derrière lui, on s'impatiente. Un monsieur à 34765 € net, fort de son costume bleu ciel, bouscule Jussac et tend sa monnaie. Une jeune fille sportive à 15660 € net attend avec son Biba à la main. Un gamin à 240 € net tente maladroitement de voler un Geo.»
On échangea un regard consterné, Wolf et moi. Il nous arrivait de voler des journaux, mais c'était principalement des Playboy.
«Jussac sort du Relais H, en se demandant ce que cela veut dire. Tous ceux qu'il croise portent un chiffre en euros net gravé sur front. Parfois, surtout avec les enfants, mais aussi avec quelques femmes, c'est le zéro. "Et moi? se demande-t-il au bout d'un certain temps. Quel chiffre invisible à l'œil nu se cache sur mon front?"
Il va aux toilettes, et là, dans un miroir, il découvre une somme rondelette, 76999 € net, une somme qui lui rappelle vaguement quelque chose.
En sortant des toilettes, il voit passer une brigade de sapeurs-pompiers à 21675 € net, tous pareils, à l'euro près, sauf le sergent qui est à 24 765 € net.
– J'ai compris, fit mon père. Ces chiffres c'est le salaire annuel net de charges. Il est de zéro pour les enfants et les femmes au foyer.
– Bravo, mon garçon, dit l'oncle Guillaume. Tu as tapé juste.
– Mais c'est monstrueux! s'écria le patron. Des lunettes pareilles, ce devrait être interdit!»
On était tous à y aller d'un petit commentaire dans le même sens, quand soudain, une voix au-dessus des autres:
«Il n'y a pas à les interdire, puisqu'elles n'existent pas. Comme les lunettes aux rayons X, celles qui permettent de voir à travers les jupes.»
Oncle Abe, car c'était encore lui, nous apostrophait de l'autre côté du flipper. Accoudé à une bière brune, il nous regardait avec ses yeux d'hyène, mi-rieurs mi-fossoyeurs. Ah, il ne pouvait s'empêcher de mettre son grain de sel rabat-joie. Il fallait qu'il minât nos sympathiques discussions. Pourquoi était-il aussi mesquin? Certaines personnes ne vivent que pour l'embarras qu'elles procurent aux autres.
Oncle Guillaume se fâcha (il se fâchait toujours, parfois il me faisait penser à une machine à se fâcher). Il insulta copieusement oncle Abe avec des expressions qui nous ravirent, nous, les enfants qui n'avions même pas le droit d'y penser. L'oncle Abe resta de marbre, tout penaud avec des mots pâteux qui pleuvaient sur sa tête. Si je n'avais pas connu sa nature malfaisante, j'en aurais eu pitié. Quoique. Il laissa passer la bourrasque et… haussa les épaules. Pire, il répondit, l'effronté, posément comme un aristocrate, il répéta son incrédulité au visage d'oncle Guillaume et observa la réaction comme un savant fou observe la collision de deux liquides dangereux dont le mélange produit immanquablement une explosion. Son instinct de nuisance jubilait.
Pendant le chahut, Wolf me joua du coude et l'on s'éclipsa discrètement, comme on avait prévu la veille. Pour une fois, les élucubrations de l'oncle Abe nous arrangeaient. Personne ne fit attention à nous. Nous nous faufilâmes vers la porte de derrière et nous partîmes vers le salon de madame Saint-Ange.
Vous connaissez, je n'en doute pas, le salon de madame Saint-Ange, au moins de réputation. Qui d'entre nous n'a pas vu, au moins en rêve, ses boiseries chargées de putti, ses tapis épais comme le péché où l'on marchait pieds nus comme sur la meilleure des plages, ses plafonds rococo du plus mauvais goût. Les filles, toujours très habillées pour faire durer le plaisir et serviables par-dessus le marché, de la meilleure fille qui fût, étaient presque secondaires dans un tel décor.
«Il nous faut de l'argent», remarqua Wolf quand on s'approcha du palace. Il s'inquiétait pour rien. Trois jours avant l'escapade, j'avais glissé mon nez prévoyant dans les économies du ménage. Mon père les planquait sous le lave-linge, dans un sac plastique Huit-à-huit.
Seulement, par inexpérience, je n'en avais pas pris assez. La faute à mes treize ans. La somme convenait parfaitement pour une dizaine de sorties au cinéma, même en y ajoutant des glaces et le taxi, mais je compris rapidement que les services de madame Saint-Ange appartenaient à une catégorie supérieure. Le catalogue était nettement au-dessus de nos moyens. Des filles superbes passaient devant nous pour se rendre au bar, dame maquerelle nous indiquait le prix, et l'on faisait semblant de ne pas être intéressés. Elles finissaient par monter à l'étage doré au bras d'un costard-cravate qui nous jetait au passage un regard amusé. Il était palpable, ce fossé qui nous séparait de l'âge adulte.
Au bout de quelques filles que l'on avait ignorées, dame maquerelle ne prit plus la peine de nous parler, se contentant de hocher tristement sa tête pleine de chiffres. Ah, j'aurais aimé avoir les lunettes magiques de Jussac pour lire sur son front!
On devait avoir l'air désespérés car elle eut pitié.
«Vous avez combien à vous deux?»
Je lui montrai les billets de mon père.
«Mouais, fit-elle. On ne va pas faire fortune avec ça. M'enfin, comme vous êtes de la région et que c'est la première fois que je vous vois à la boutique, je veux bien faire un geste commercial de bienvenue. Josiane, viens voir un peu!»
Et Josiane vint. Elle aurait pu être notre grand-mère, Josiane, on s'en fichait, ses yeux pochés par la vie et ses pommettes vermeilles étaient un détail à côté de la démangeaison qui nous possédait. Le grand saut dans l'inconnu! Un chameau ne nous aurait pas dégoûtés, pourvu que cela se passât sur un lit à baldaquin de chez madame Saint-Ange.
«Occupe-toi des dents de lait», dit dame maquerelle en nous désignant du petit doigt.
Plus tard, on devint des clients fidèles. Les économies de mon père furent investies dans ma formation. Mais c'est une autre histoire.
La chose faite, on se dépêcha de rentrer. Oncle Guillaume avait repris son récit: une liqueur grelottait amoureusement au fond de sa paume. Le fard de ses joues ne s'était pas encore dissipé mais l'oncle Abe ne zonait plus dans les parages. La bonne humeur des convives indiquait qu'on l'avait proprement remis dans son pot de chambre. Nous tendîmes aussitôt nos oreilles: «… quand Jussac lui dit: "Toi, ma vieille, je ne veux pas t'augmenter." Alors l'autre, arrogante (vous savez comment sont parfois les femmes aux emplois subalternes): "Monsieur Jussac, vous m'aviez promis un coup de pouce l'année dernière." Jussac, imperturbable: "N'avez-vous pas eu votre coup, comme vous dites?" Et l'autre: "Comment, quoi, comment?", et Jussac: "Allons, ne vous fâchez pas, mégère, ne vous ai-je pas payé le restau pour solde de tous comptes, vous aviez même mangé des langoustines, si ma mémoire est bonne." Elle en reste comme deux ronds de flan. "Monsieur Jussac, vous êtes un monstre! Moi qui pensais que vous aviez des sentiments. " Et Jussac: "Au moins, je ne triche pas sur mes revenus, moi. Je sais très bien que vous avez un deuxième employeur, c'est inscrit sur votre front, à moins que vous ne revendiez mes fichiers clients à la concurrence ou un autre trafic du même genre."
C'est ainsi qu'il a démasqué la petite vermine, grâce à ses lunettes. L'histoire ne s'arrête pas là. Fort de ses nouveaux pouvoirs, Jussac passe les dix salariés au scanner. Ceux qui ne trichent pas et consacrent toute leur énergie à l'entreprise sont augmentés: on voit aussitôt les chiffres sur leur front croître pareillement. Les resquilleurs, en revanche, ceux qui se servent sur la bête en volant des stylos bille ou des blocs de post-it, tous ces menus larcins de bureau, considérés par les lunettes comme des avantages en nature, sont convoqués aussitôt pour faute grave. "Viré!" hurle Jussac. Le chiffre sur le front tombe alors au seuil incompressible du RMI, et Jussac ressent une grande satisfaction de Salomon.
En rentrant chez lui, sans penser à mal, il dit à sa femme: "Viens voir, chérie, j'ai de nouvelles lunettes extraordinaires." "Ah, je ne savais pas que ta vue avait baissé à ce point", lui répond-on de la cuisine. Puis, intriguée, elle pousse la porte du salon: "Bonjour spoutnik!… ", qu'elle fait devant la tête à lunettes de son mari. Silence effrayant de Jussac. Elle: "Ben quoi, qu'est-ce qu'il y a?"
Il y a que Jussac lit sur le front de sa femme un chiffre qui n'est pas le zéro et de loin. Sa femme a donc des revenus, elle aussi, et il n'en sait rien! Comment est-ce possible? Jussac donnerait sa conscience à couper qu'elle n'a aucune compétence particulière. Elle n'a jamais travaillé de sa vie. Ou est-ce cette après-midi qu'elle prend par semaine pour faire du shopping avec son amie Jacqueline et qu'elle passerait à tout autre chose?
Le soupçon se met à ronger l'os à moelle. Il envisage de nombreuses possibilités mais aucune ne correspond. Madame Saint-Ange, finit-il par penser, à tort ou à raison. "Voilà où elle travaille, la garce!" Jussac demande le divorce, et l'obtient facilement car il est devenu insupportable.
Ensuite tout s'accélère. Humainement, il dévale la pente. Le chiffre sur le front devient pour lui le seul critère qui compte. On dirait un type de là-bas. Il classe ses amis en fonction de leurs revenus et il finit par se fâcher avec tout le monde. Il ne fréquente que les parvenus, avec une préférence pour les jeunes as de la finance. D'aucuns prétendent qu'une odeur de décomposition l'accompagne partout où il va. Je mettrais un conditionnel, tout de même. Le problème, c'est qu'il est désormais difficile de trier les racontars pour faire la part de l'exagéré, car Jussac disparaît.
On est réduit aux hypothèses. On sait seulement que, pour se venger, la secrétaire a dénoncé au fisc quelques indélicatesses commises par la SARL Jussac. La comptabilité n'a jamais été son fort, à Jussac, si vous voyez ce que je veux dire. Un zéro par-ci, un zéro par-là – où est la différence? L'agent vérificateur se pointe. Jussac le fait entrer dans son bureau, où ils s'enferment pour l'après-midi. Parfois des bruits de voix inintelligibles parviennent à la secrétaire. "Mais que fabriquent-ils?"» se demande-t-elle. Dix-sept heures – ils ne sont toujours pas sortis. Dix-sept heures trente – toujours rien. "Ça doit barder pour le gros porc", pense-t-elle. Dix-huit heures – la secrétaire regarde sa montre et décide de rentrer à la maison. "Je ne suis pas payée pour faire des heures sup." Elle a raison, en un sens. L'ennui c'est que personne n'a revu Jussac vivant. Il s'est volatilisé comme s'il n'avait jamais existé.»
On resta pétrifiés quelques instants.
«Et les lunettes? demanda le patron.
– Personne ne les a jamais retrouvées. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que les contrôles fiscaux ont méchamment augmenté, du côté de Lucques-lès-Chevreuse.»
Un verre à bière s'échappa des mains du patron et se suicida sur le carrelage.
«Oh la vacherie!» murmura-t-il.
Ses yeux s'affolèrent et ses jambes flageolèrent. Il s'assit comme fauché à côté de l'oncle Guillaume.
«Alors ce sont les fouines qui les ont, résuma mon père.
– Y a des chances», soupira oncle Guillaume.
Un malaise parcourut l'assistance. Le facteur se frotta nerveusement le front comme s'il pensait effacer les sinistres chiffres cafteurs. On se sentait chamboulés. Qui d'entre nous n'avait eu ses moments de faiblesse, désormais clairement visibles sur le front de chacun? On resta silencieux, chacun soupesant la gravité de ses péchés. Moi, je pensais à l'argent que j'avais pris chez mon père.
«Ces parasites sont pires que des étrangers, finit par lâcher le patron.
– Comme tu y vas, dit Jean-Marc, le pharmacien. Je préfère de loin un bon vieux contrôleur de chez nous. Hein, les gars? On peut toujours trouver un langage commun avec ces diables-là. Regarde l'histoire à Jussac. Il a trouvé un compromis. Le bon réflexe. Donnant, donnant. Moi, je parie qu'il est aux Bahamas, le Jussac, à toucher un pourcentage sur chaque redressement effectué grâce aux lunettes.
– On doit pouvoir plaider, cogitait l'avocat. Les phénomènes paranormaux n'ont pas leur place dans le Code civil. Je me demande si les lunettes constituent une preuve juridique suffisante.»
L'instituteur secoua la tête:
«Jean-Marc a raison. Soyons pragmatiques. Si je croise l'agent aux lunettes, je ne perdrai pas mon temps à nier (à quoi bon? puisqu'il a la preuve devant lui), je lui proposerai un échange de bons procédés, par exemple en négociant un léger coup de pouce pour ses gosses aux examens.»
Et tard dans la nuit, il y eut de la lumière au bistrot de l'île. Chacun cherchait à se rassurer auprès des autres. La discussion n'en finissait pas. Wolf et moi, fatigués par les événements remarquables de la journée, nos jeunes couilles vidées par Josiane, nous luttâmes en vain contre le sommeil. Je m'endormis sur une banquette, comme un bienheureux. Puis mon père me réveilla et l'on rentra à la maison.
Les dimanches sur notre île étaient tristes comme des perroquets morts: pas un magasin d'ouvert, pas un bowling, un ennui généralisé qui pousserait au crime le plus sage des adolescents. On traînait misérablement notre existence, les heures stagnaient sur la pendule, on se serait cru à l'extérieur du système solaire, perdu quelque part à la périphérie de la vie, dans des ténèbres éternelles fouettées par la pluie. Nous étions trop jeunes encore pour comprendre que l'ennui est ce qui distingue l'homme des autres animaux de la création, qu'il faut cultiver son ennui comme on cultive la raison ou l'intelligence.
Ce dimanche-là surtout était pénible car notre absence flagrante d'argent anéantissait tous nos projets – le bon sens commandait de limiter pour le moment les prélèvements chez mon père. Les beautés entrevues chez madame Saint-Ange encombraient nos pensées tandis que notre envergure financière se limitait à une partie de flipper. Ce vertige créé par le désir des sens confronté à la réalité des moyens rendait fébriles nos visions du futur.
«Cool, c'est quoi pour toi le métier que tu veux faire? me demanda Wolf tandis que l'on faisait les cent pas devant le bistrot encore fermé. Moi, je me vois bien mercenaire ou pirate, un film avec de l'action, car je m'ennuie précaire, un rat ne s'ennuie pas autant.»
Je l'écoutai avec le sourire – il avait ce parler populo que je méprisais un peu – et je m'en sortis par une pirouette:
«Sélectionneur de filles chez madame Saint-Ange!»
On partit d'un fou rire qui raccourcit d'autant l'après-midi engourdie.
«Eh, attends, attends, le gant de boxe qui tartine la gueule, reprit Wolf. Ça c'est un beau métier.
– Le ticket de loterie qui gagne deux millions! enchéris-je.
– Le lance-flammes de Jack l'éventreur!
– Le cachet de la poste qui fait foi!» On se bidonna encore un peu.
Enfin, le patron leva son rideau et nous nous précipitâmes vers les places près du radiateur, les plus convoitées, en face de la table où aimait s'asseoir oncle Guillaume. Sa chaise vide, en bois laqué, toute simple, resplendissait comme un trône de souverain. On la regardait avec piété, on scrutait le vide laissé par oncle Guillaume en nous interrogeant sur son apparition prochaine et la teneur de ce qu'il nous raconterait ce jour-là. Autour de nous, les habitués s'entassaient.
On vit l'oncle Abe qui tournait autour de la chaise vide, peut-être songeait-il à s'y poser – c'était à peu près la seule chaise vide du bistrot -, mais nos regards remplis d'antipathie et de détermination eurent tôt fait de le dissuader. Il se rabattit sur un coin sombre où il consomma en silence.
L'oncle Guillaume arriva juste après. Quand il vit l'oncle Abe, son regard s'assombrit légèrement., mais on lui donna tellement d'émotions positives en l'encourageant, le tapant dans le dos, le cajolant de toutes les manières, qu'il finit par s'asseoir avec nous, et son sourire moustachu nous enveloppa avec bienveillance.
«Les dimanches comme le nôtre sont faits pour des histoires lugubres, commença-t-il. Une histoire de ce genre est arrivée à notre instituteur de l'école primaire des Blagis, monsieur Palissy. Une ; histoire de revenant. »
Il y eut un silence chargé. Oncle Guillaume se rafraîchit la gorge et poursuivit.
«Un jour, il y a déjà pas mal d'années, monsieur Palissy est au supermarché du coin, en train de se choisir du jambon sous cellophane, quand il voit un vieux type pas très bien habillé, dans les soixante-dix, soixante-quinze ans, difficile à dire, au rayon fromages, un type au visage assez carré, très laqué, comme enduit de bronze, plutôt bien bâti, avec une bedaine honnêtement gagnée et un costume de flanelle un peu vieux jeu. On a l'impression de le connaître, ce type, un vague sentiment de déjà vu, mais où? – impossible de se rappeler. Palissy est très intrigué, tellement intrigué qu'il s'arrange pour se trouver dans la queue derrière lui. Il prend note de son sourire machinal à la caissière: un sourire fabuleux, avec de nombreuses dents parfaitement bien rangées et blanches comme à la parade, un sourire étonnamment frais pour un homme de cet âge. Il l'entend murmurer "merci" avec un léger bafouillage qui ressemble à un accent étranger. Il le voit sortir du magasin sans regarder personne, comme un criminel qui se dérobe.
Palissy veut en avoir le cœur net. C'est un homme droit, consciencieux. Il paye son paquet de jambon et suit le type. Il se débrouille pour marcher tout à côté de lui et l'observer de très près. C'est en traversant le carrefour qui mène à la Chèvre bègue, qu'il comprend soudain, comme une illumination. Le type n'est autre que John Fitzgerald Kennedy, en personne trente-cinquième président de là-bas. Certes il a vieilli, les traits se sont empâtés, mais il a toujours ce maintien de premier de la classe pourri par le fric, cette dégaine de play-boy qui se croit invincible. Le maître du monde est déchu, il n'en perd pas son panache pour autant.
Pétrifié par son extraordinaire découverte, monsieur Palissy manque de se faire écraser pendant que des conjectures incroyables se bousculent dans sa tête.
Pendant ce temps, à mille lieues de se sentir repéré, Kennedy traîne ses cabas comme un vulgaire citoyen lambda vers la cité de la Prospérité qui jouxte la zone industrielle. C'est là qu'il habite, dans l'immeuble G, à droite après le parking. L'ayant suivi jusque-là, Palissy s'assied sur un plot en béton et tente de faire le point. D'un côté, il lui paraît fou que Kennedy vive ainsi incognito dans une zone à forte mixité sociale, en banlieue française, d'un autre il passe en mémoire les reportages sur son assassinat, les numéros spéciaux d'Historia, ie film d'Oliver Stone, tout ce qu'il a pu voir ou lire sur le sujet, et cette documentation est formelle: il s'est passé quelque chose de pas très orthodoxe en cette après-midi du 22 novembre 1963 à Dallas. Ce n'était pas un assassinat classique. Troisième balle ou pas, deuxième homme ou non, mafia, KGB ou Cubains, voire Johnson, peut-être même Jackie ou Zapruder, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il y a des zones d'ombre. Connaissant la duplicité des serviteurs de Magog, leur manque de scrupules et la facilité qu'ils ont pour manipuler les informations, il n'est guère étonnant que des révélations incroyables surgissent à intervalles réguliers et pimentent cette ténébreuse affaire.
Afin d'y voir plus clair, monsieur Palissy revient plusieurs fois à la cité de la Prospérité, dans la mesure où lui permettent ses horaires d'instituteur du primaire. Il s'installe sur un plot de béton ou s'adosse au préau en faisant semblant de lire son journal. Il peut ainsi observer les allées et venues de Kennedy sans trop se faire remarquer (sauf par un groupe de jeunes qui se mettent à lui taxer des cigarettes).
Un jour, la chance est de son côté. Kennedy sort accompagné d'une dame et s'arrête juste à côté de lui, à un crachat. Ils se tiennent par la taille en se faisant des enfants dans le cou. Palissy a tout le loisir d'observer son client de face trois quarts. Quelle ressemblance! Il aurait certes besoin d'un petit brushing, peut-être même d'une séance ou deux à lipo-sucer, oh, trois fois rien, une intervention minime pour rehausser les bajoues et enlever les poches, mais c'est lui tout craché, le fringant JFK des rugissantes sixties, l'incorrigible tombeur du sexe faible.
Mais ce n'est pas tout. La dame! En l'observant attentivement, Palissy détecte des airs de déjà vu…»
Oncle Guillaume leva le menton pour se ravitailler en vol et marquer une pause dramatique.
«Marilyn! cria mon père, enthousiaste.
– Trop beau pour être vrai, sourit oncle Guillaume. Il y a pensé, Palissy, à Marilyn, mais la dame en question, bien que blonde, n'a pas plus de quarante ans: un peu jeune pour Marilyn, la Marilyn. Non, c'est tout simplement… madame Caumartin., la femme à feu M. le maire. Palissy l'avait vue plusieurs fois aux réunions de coordination enseignants-enseignes. Madame Caumartin!
Palissy poursuit son enquête sulfureuse. Il relève les noms des boîtes aux lettres. Par recoupements, il détermine le faux nom sous lequel se cache Kennedy – un certain J. Ben Saïd – J comme John, évidemment.
Un jour, n'y tenant plus, il accoste l'homme au détour d'un café.
"Excusez-moi, mister Ben Saïd, je sais qui vous êtes." Et il lui fait de l'œil, l'air de dire "on ne me la fait pas, j'en ai disséqué des plus durs".
L'autre, vous vous en doutez, reste muet comme une carpe sans avocat. Vous pensez bien qu'il ne s'est pas caché toutes ces années pour avouer bêtement à la première occasion. Alors Palissy, très sûr de lui:
"J'ai toujours été physionomiste – je connais les visages de tous mes élèves – alors ce n'est pas la peine de nier."
L'autre, toujours rien. Palissy:
"Je vais vous rafraîchir la mémoire. Les missiles à Cuba, ça vous dit quelque chose? C'est-y pas vous qui avez failli nous déclencher une petite guerre atomique? Allons, vous voyez bien, monsieur John Fitzgerald. Si vous voulez, ça restera entre nous."
Car Palissy a quand même la tête sur les épaules. Il se dit que c'est l'occasion d'écrire ce livre dont il a toujours rêvé, un livre qui le rendra riche et célèbre. Ce Ben Saïd alias Kennedy est une mine d'or à condition de garder le secret. (S'il n'avait pas joué perso, s'il en avait dit un mot ne serait-ce qu'au commissariat du coin, l'histoire aurait pu prendre une tournure toute différente. Mais je m'égare.)
L'autre conteste l'évidence, fait semblant de ne rien comprendre, s'énerve, sort de faux papiers, les agite sous le nez de Palissy.
"Bah, avec vos relations, ne me dites pas que c'était difficile de vous les procurer, mister president"
Et là, vous ne devinerez jamais, l'homme s'enfuit. Il plante Palissy dans la cour de l'immeuble et court se cacher dans son appartement de la porte G. Uh oh, se dit Palissy, mon bonhomme, tu as quelque chose sur la conscience.
Dès lors, il passe son temps à traquer le cachottier. Il l'accoste dès qu'il peut, il l'accompagne au café-PMU, il va dans les mêmes boulangeries, il le suit en voiture.
Un jour, il parvient à le surprendre avec madame Caumartin à la sortie d'un centre commercial Belle Épine. La blonde madame Caumartin rougit jusqu'aux extrêmes. Et là, surprise, eh se voyant repéré, avec sa dame toute confuse à ses côtés, c'est Kennedy qui vient trouver Palissy de son propre chef et lui fait signe de le suivre un peu à l'écart.
"Bon, lui dit-il, tu as gagné, pot de colle, je suis bien celui que tu sais, et maintenant tu me lâches la grappe ou je ne réponds plus de mes mains."
Palissy: "Tout l'honneur est pour moi, muter président, je suis confus de vous avoir importuné mais la vérité est un devoir, surtout pour le serviteur de la République que je suis. Votre secret restera entre nous mais je ne résiste pas à la curiosité de vous poser deux, trois questions. Si vous le voulez bien, mister president."
Il veut bien. Il enrage, il regarde sa douce et tendre en prenant des airs de martyr, mais il veut bien. Tout, pourvu que notre inquisiteur le laisse tranquille.
La première question que pose Palissy peut sembler déplacée pour quelqu'un qui se trouve face à la plus grande manipulation de l'Histoire, mais c'est celle qui lui vient en tête dans ce moment d'une rare intensité:
"Monsieur Kennedy, pour votre exil, pourquoi avez-vous choisi notre pays?"
Et l'autre, tranquillement:
"Parce que c'est le trou du cul le plus paumé et inculte sur Terre, où l'on a le moins de chances de me retrouver. Il offre néanmoins un minimum de civilisation et de protection sociale."
Oncle Guillaume se tut pour laisser la place à l'indignation générale.
«Ah le fumier!» criait mon père, «Faut lui apprendre la politesse!» hurlait un autre, «Dehors, le fils à papa!» entendait-on de partout: en un instant notre paisible bistrot du dimanche s'était transformé en une ruche de protestation. Rarement ai-je entendu pareille unanimité chez notre peuple plutôt enclin à se chamailler. Quels que fussent l'âge, le rang social ou le niveau d'éducation, la rage écumait le long des tables, l'insulte grondait dans les gorges.
Wolf et moi, nous savourions cette ambiance d'unité nationale digne d'un grand match de Coupe de monde. Ça faisait plaisir à voir: le patron du bistrot, plutôt de droite, voire plus, main dans la main avec le facteur, plutôt de gauche, voire plus, le tout saupoudré de rose, plus ou moins rose, et de bleu, allant du bleu horizon à l'outremer, tous ensemble, tous outrés. C'était plus beau qu'un conte de fées, et je me sentis transporté: peu de temps auparavant, j'avais lu un roman de science-fiction où la Terre était attaquée par des Martiens, ce qui provoquait la fin des guerres entre les nations terriennes et une grande unité contre le mal absolu, unité indispensable pour survivre. C'était beau comme une utopie en paillettes. Wolf, lui, semblait vibrer à la force animale qui se dégageait de ces dizaines de pieds qui tapaient le sol comme un troupeau en colère. Il mit ses doigts dans la bouche et siffla à perforer les murs.
Seul dans son coin, l'oncle Abe ne disait rien.
Après l'exaspération vint le temps de la réflexion, où chacun essaya de théoriser sur ce qu'il convenait ou pas d'entreprendre.
«Notre pays accorde le droit d'asile aux étrangers persécutésj disait Raphaël, l'employé de banque, il le refuse aux tyrans. Kennedy doit partir.
– Il a une attitude immature, s'indignait la femme du notaire. Il n'a pas hésité à briser le couple à feu M. le maire.
– Ce type profite de nos largesses sociales, remarquait l'étudiant. C'est un parasite.
– J'espère que Palissy l'a dénoncé à qui de droit», conclut mon père en regardant oncle Guillaume.
Oncle Guillaume toussa légèrement et le silence respectueux revint.
«Ben non, justement. Il a voulu se l'approprier. Genre, le Kennedy c'est moi qui l'ai trouvé, je le garde pour moi. C'est lamentable, tellement humain. Il pensait au livre qu'il voulait écrire, aux révélations exclusives qu'il y mettrait. Alors… Après avoir tourné autour du pot, Palissy se lance et pose enfin la question essentielle: "Monsieur Kennedy, à quoi rime la mise en scène de votre assassinat?"
Kennedy le regarde avec l'air de supériorité qu'on lui connaît:
"Vous allez me laisser tranquille après?
– C'est promis", répond Palissy bien qu'il n'ait aucune intention de tenir sa promesse car il n'est pas né le Yankee yuppie qui dictera quoi que ce soit à un Français.
Kennedy regarde madame Caumartin qui s'exaspère. Il lui fait un signe de la main qui veut dire "on n'a pas le choix, chérie, un peu de patience" et il livre à Palissy un des plus gros secrets de l'Histoire.
"Sachez que c'est Lee Oswald qui était la cible de notre opération, dit Kennedy. L'ensemble de la manœuvre visait à le faire passer pour l'assassin du président des États-Unis pour pouvoir l'enfermer, puis le faire exécuter – par Jack Ruby -, sans attirer les soupçons. Une fois la mission accomplie, je me suis exfiltré vers le Mexique, puis vers la France. J'ai toujours admiré Henry Miller.
– Mais l'autopsie? demande le brave Palissy, au bord de l'évanouissement.
– Du bidon, répond Kennedy. Photos maquillées, médecins achetés."
Palissy: "Mais Zapruder?
– Un agent fédéral, répond l'autre. Le film a été entièrement monté en studio. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il était flou à ce point?"
Palissy s'acharne: "Le sénateur Connally?
– Lui, on l'a tiré pour de vrai, pour rendre l'affaire plus crédible et éliminer un témoin qui aurait pu parler. D'où le deuxième tireur, qui était en fait le seul, planqué dans les buissons le long de la route."
Et ainsi de suite. À chaque question désespérée de Palissy, le monstre a une explication qu'il assène avec un naturel désarmant. Le sang sur les sièges et le bout de cerveau? Une poche de sang percée au bon moment et un peu de cervelle d'agneau. Les traces de poudre sur les doigts d'Os-wald? Résultats truqués au laboratoire. Le cercueil couvert du drapeau officiel? On y a mis un cadavre de clochard trouvé à la morgue.
"Mais pourquoi? s'écrie Palissy. Pourquoi ce mensonge du siècle?" Et l'autre répond, imperturbable: "Lee Oswald était un dangereux communiste. J'ai servi ma patrie. Et, pour vous parler franchement, Jackie commençait à me courir. J'avais d'autres ambitions sentimentales que ce mariage arrangé."
Là-dessus, il prend congé. Palissy reste en plan, le ventre calé par les incroyables révélations, les pensées en tire-bouchon, ne sachant qu'entreprendre… Et… Et… Non, je refuse de continuer de la sorte! Ce sinistre individu me dérange!»
Oncle Guillaume désigna Abe du menton et s'enferma dans un air maussade.
«Voyons, onc' Guillaume, plaida le patron, il n'a rien dit, l'Abe, tu penses bien, je l'ai à l'oeil.
– Rien dit ou pas, c'est pas le propos, il n'en pense pas moins et ça se voit… Regardez-moi cette face de morue. Je connais sa nature perfide, faut pas me raconter des salades,»
Oncle Abe se taisait, confus.
«Vous voyez, il ne dit rien! explosa oncle Guillaume. C'est un comble alors! Je refuse!
– M'enfin, onc' Guillaume, tenta le patron.
– Tu es de son côté, hein? Tu ne sens peut-être pas ses fluides négatifs, toi, mais moi ça nie dérange. Je vois d'ici qu'il ne croit pas un mot de ce que je raconte.»
Le patron se planta devant Abe.
«C'est-y vrai ce que dit onc Guillaume?»
Oncle Abe se leva en silence et se dirigea vers la porte. Au passage, Wolf et moi lui plantâmes mille poignards imaginaires dans le dos. «Regarde-moi cette 'tite bite», dit Wolf et l'on ricana en sourdine.
Quand la sérénité revint, aidée par le patron qui offrit une tournée à tout le monde, on voulut connaître la suite. Oncle Guillaume se renversa dans la chaise. Dans sa moustache argentée, on vit jouer des reflets de bonheur.
«Le soir même, Palissy se met à écrire frénétiquement. Il note les incroyables révélations que l'on avait voulu cacher au monde. Son stylo plume puise d'indignation. "Je le savais, répète-t-il pendant que la sournoise manipulation est couchée noir sur blanc. J'ai toujours dit qu'il y avait anguille sous roche dans cette histoire des Kennedy. Les forces du mal ont encore embobiné la planète."
Des jours passent. Palissy sent qu'il a un volcan entre les mains. Il lui reste quelques points à vérifier, des précisions sur tel ou tel aspect du récit. Il voudrait aussi pouvoir photographier Kennedy, voire négocier une exclusivité. On doit pouvoir le convaincre, s'imagine-t-il.
Quand il retourne à la cité de la Prospérité, il n'y a pas plus de Kennedy que de crédit fiscal. L'appartement vient d'être reloué. C'est maintenant un couple de Chinois à précarité modérée qui l'occupe. Ils montrent à Palissy un papier de la mairie où on leur octroie l'appartement dont le locataire précédent, Ben Saïd Jamel, a libéré les lieux. Un coup de madame Caumartin, sans doute. Mais pourquoi Jamel? - ça il reste pantois. C'est John qu'il s'appelait, John Fitzgerald. Les Chinetoques le regardent avec leurs yeux de porcelaine. «Où est-il allé?» demande-t-il. Les autres font meuh, meuh: ils ne comprennent rien. L'oiseau s'est envolé. Sur le continent, peut-être. Loin de notre île pour ne plus risquer de se faire repérer. Peut-être – ce n'est pas impossible – est-il retourné dans son pays d'origine. Bon débarras!
Palissy a bien essayé ensuite de vendre son manuscrit à un éditeur, mais personne ne le croyait. Et ceux qui le croyaient ne le publiaient pas quand même – une sorte d'omerta. Je suppose qu'ils ont reçu des consignes très strictes de la part de leurs actionnaires, ces fonds de pension qui contrôlent des pans entiers de notre économie. "C'est passionnant, lui disaient-ils, mais on ne peut rien pour vous. Revenez dans dix ans."
L'année suivante, feu M. le maire est décédé dans un accident automobile dans des circonstances qui n'ont pas encore été entièrement élucidées.»
La dernière phrase résonna à nos oreilles avec son cortège de spectres menaçants. Oncle Guillaume vida son verre. Son rot, habilement étouffé par la moustache, nous fit comprendre que l'histoire était terminée. Alors Wolf rota à son tour, par mimétisme d'adolescent, et l'on eût dit que l'âme maudite du trente-cinquième président s'était échappée de ses entrailles. Ensuite on resta silencieux à regarder nos verres vides.
«Est-ce que le remplaceur ça vous dit quelque chose?» demanda oncle Guillaume en s'installant au guéridon.
Son trench-coat élimé transpirait des gouttes de crachat. Il nous apportait la fraîcheur du dehors. Notre île n'a pas de climat, c'est son seul défaut, on dirait un frigidaire qui fuit, c'est très humide, surtout l'hiver, humide et venteux. Le souffle mauvais de l'Atlantique, je l'ai remarqué maintes fois, a le don de traverser n'importe quel cuir. Parfois on dirait qu'il en veut à notre âme.
Autour de l'oncle Guillaume, les habitués du bistrot rassemblèrent les bruits de chaise,
«Je vois que vous ne connaissez pas le remplaceur. Tant mieux, tant mieux. Encore que, méfiance, peut-être le connaissez-vous sans vous en rendre compte. Le remplaceur est malin, le remplaceur est sournois, certains pensent qu'il est le diable lui-même. J'ai dîné hier avec un journaliste de mes relations qui a mené une enquête sur les méfaits du remplaceur, plusieurs mois de pistage sur le terrain, à rencontrer des indics, à suivre les rumeurs – même cet homme chevronné n'est pas certain de reconnaître le remplaceur s'il venait à le croiser. Car le remplaceur est polymorphe. Il s'adapte à son interlocuteur comme l'eau épouse la carafe: c'est vous dire s'il est puissant.
Certains confondent le remplaceur et le collectionneur. Ah, je vois des regards qui s'allument. Le collectionneur, c'est le type qui achète notre patrimoine, les bibelots, les tableaux, les livres par bibliothèques entières, les châteaux, et qui les exporte ensuite par-delà l'océan, loin de nous, pour peupler ses très riches heures de loisir et se construire un passé en pillant le nôtre. On en aurait, des histoires à raconter sur ce requin-là. Comment il n'a pas hésité à payer un million d'euros à la famille Duchêne pour acheter leur maison, intégralement, y compris la poussière du grenier et les piles de linge sale, pour la faire transporter en l'état dans un musée de l'Arkansas, où elle est exhibée aujourd'hui sous une cloche de verre, comme dans un zoo. Ou celle d'une femme richissime de la côte ouest qui s'est cousu une robe avec des originaux des lettres inédites de Proust. Ou comment, avec la complicité de certains fonctionnaires véreux, on s'infiltre dans les musées pour voler nos œuvres les plus célèbres qu'on remplace par des copies. Notre antiquaire de la place des Lilas peut vous en raconter un rayon sur les collections pillées qu'il a repérées lors de son voyage là-bas. La Joconde, la vraie, est à Las Vegas depuis longtemps.
Eh oui, mesdames, faites expertiser vos porcelaines de Limoges, vos armoires provençales, vos dentelles d'Alsace, vous verrez, plus de la moitié sont des faux fabriqués là-bas, que dis-je "la moitié", les trois quarts, oui, les neuf dixièmes. Peut-être est-il déjà trop tard. C'est la totalité de notre patrimoine qui aurait été détournée en douce depuis les siècles que dure le commerce. Il y a des faux indétectables.»
Un vent de réprobation souffla dans le bistrot, ponctué de oh! et de ah! Moi, je songeais à ma collection de timbres. J'avais acquis récemment quelques Merson, quelques Sage, un pont du Gard. Je les avais échangés à un type de la cité des Bleuets contre six cuillères en argent, volées à notre service familial qui dormait dans le buffet de grand-mère. Le type m'avait semblé un peu louche, mais bon, peut-être l'étais-je moi aussi., à ses yeux. Les paroles d'oncle Guillaume, cependant, jetaient un tout autre éclairage sur la transaction. Mes timbres devaient être faux, je m'étais fait rouler. Je me sentis un peu mal, comme barbouillé. Je jetais à la ronde des regards de poisson échoué, quand une pensée me sauva: les cuillères devaient être fausses, elles aussi. Il n'y avait pas de raison qu'elles ne le fussent pas. Faux contre faux, on était quittes.
Oncle Guillaume observa les chuchotements paniques:
«Vous ferez vos calculs tout à l'heure. Laissez-moi finir cette histoire car il y a plus grave que le collectionneur, bien plus grave. Après tout, tableaux, vaisselle, châteaux ne sont que biens matériels. Le remplaceur, lui, remplace la langue. Son objectif est de nous faire oublier nos mots français bien de chez nous, de les remplacer par des mots fantoches venus de là-bas. À chaque fois que l'un d'entre nous dit "t'as un drôle de look" ou "j'ai besoin d'un coach pour m'entraîner" ou "le briefing a lieu à dix-sept heures" ou "ça va booster le boulot" ou même "le temps sera maussade ce week-end", le remplaceur se frotte les mains, il marque des points. Ce qu'il voudrait c'est anéantir notre langue (comme toutes les autres langues d'ailleurs), pour que ne subsiste qu'un seul dialecte dans le monde, son dialecte à lui. Ainsi lui et ceux qui l'emploient pourront-ils nous contrôler de l'intérieur. Songez seulement: avoir le monopole de la langue, quel rêve pour une puissance qui conspire à dominer le monde! Au commencement était le verbe, nous dit-on, la fin aussi sera régie par le verbe, et ce verbe sera le cheval de Troie pour nous lobotomiser.»
Je vis que Wolf ne suivait pas très bien alors je lui expliquai à voix basse:
«La langue est une règle du jeu. Celui qui parvient à imposer ses règles finit par gagner la partie, c'est mathématique.
– Cool!» répondit Wolf.
Je ne pus m'empêcher de savourer l'emprise que j'avais sur mon jeune camarade. Le paradoxe voulait qu'il fût beaucoup plus musclé que moi, malgré ses douze ans, mais il ne s'en rendait pas compte, le benêt. On était entré dans un âge où la supériorité intellectuelle permettait de brouiller bien des cartes.
Quand je revins à nos moutons dans la moustache d'oncle Guillaume, j'entendis des questions pleines d'inquiétude suave:
«Comment pouvons-nous nous défendre, oncle Guillaume? A-t-on des indices pour reconnaître le remplaceur?»
Oncle Guillaume sourit mystérieusement.
«Le remplaceur est très gentil, trop peut-être. Il aime rendre service. Il est prévenant avec les dames. Il met un point d'honneur à dire bonjour. Il n'est jamais à court de conversation. Avec l'amateur de sport, il parlera du Tour de l'île. Avec le prof, il parlera réforme de l'Éducation nationale et absentéisme. À chacun il donnera sa conversation. Notre île comptant des dizaines d'ethnies, il sera au diapason de chacune, veillant à flatter son client, riant à ses blagues, le cajolant dans le sens de ses complexes, le tout, remarquez-le, dans un français impeccable, trop peut-être. Le remplacement s'effectue sans que la victime s'aperçoive de rien. Un mot par-ci, une expression par-là. Sans jamais forcer. C'est comme de l'hypnose. Le tout dans la bonne humeur. Un, deux, trois, hop là!, la victime se met à employer le mot corrompu sans même s'en rendre compte. Trois, deux, un, hop là!, le voilà qui le transmet à ses camarades, comme on transmet un virus. Le remplaceur sourit en coin et s'éloigne en se frottant les mains. Encore un instant et il disparaît dans la foule.
Maintenant j'aimerais attirer votre attention sur un aspect du remplaceur qui m'a été expressément souligné par mon ami journaliste.»
Oncle Guillaume se tut soudain. Son regard parcourut le bistrot en s'attardant sur les coins sombres. Il cherchait quelqu'un.
Je pensai aussitôt à l'oncle Abe, le gêneur gluant. Oncle Guillaume avait besoin de toute sa sérénité pour poursuivre une partie délicate du récit sans être dérangé par des déclarations intempestives.
Il pouvait être tranquille. Tôt ce matin, oncle Abe était passé chez nous pour emprunter la tondeuse et une rallonge. Mon père ne lui parla pas trop gentiment. Ils eurent même une sorte d'explication. Je jouais dans le jardin à envoyer une balle contre un mur, quand j'entendis la voix forte de mon père: «Je te conseille d'éviter le bistrot, je te le conseille vivement, si tu vois ce que je veux dire.» En retour, oncle Abe murmurait des phrases que je n'entendais pas, puis de nouveau mon père: «Je ne réponds de rien si tu cherches la provocation, et j'ajouterai que je serai ravi de me joindre aux autres pour te mettre à la porte.» C'était sympa de le prévenir aussi clairement. Il aurait pu ne rien lui dire pour se payer sa tête le moment venu – c'est ce que j'aurais fait à sa place -, mais il était comme ça, mon père, il n'aimait tant que la droiture des opinions, pas retors pour deux ronds. Oncle Abe insistait. Il ondulait en quatre comme un cobra. En tendant l'oreille, j'entendis des niaiseries par lesquelles il comptait endormir notre vigilance: «j'aime tellement l'ambiance du bistrot cependant», «j'apprécie la France mais», «différentes opinions sont possibles», etc. Heureusement, mon père resta inflexible: «Ton opinion n'est pas différente, elle est tout simplement fausse et de mauvaise foi. Je ne suis pas né du dernier recensement. Quant à la tondeuse., tu peux la prendre, mais tu ne montres pas ton nez au bistrot, c'est clair?» Oncle Abe s'éloigna en traînant sa dégaine de faux cul. La rallonge rouge pendait mollement à son avant-bras, on aurait dit la queue d'un diablotin minable. «Gaffe à pas me l'abîmer, hein! » lui cria encore mon père. Ainsi on s'en était débarrassé.
Satisfait par son inspection, oncle Guillaume poursuivit:
«Je voulais vous parler de la cible préférée du remplaceur. Tout comme l'hyène cherche dans un troupeau d'antilopes l'animal blessé ou malade pour s'attaquer à lui en premier, le remplaceur va s'en prendre au plus vulnérable d'entre nous, à savoir l'adolescent.»
Il nous regarda, Wolf et moi, et je me sentis très mal à l'aise.
«En ce sens, le remplaceur est comparable au marchand de cigarettes. Il va pincer les mêmes cordes. L'envie de transgression qui ronge nos têtes de linottes, le désir de se fondre dans un groupe social, la pulsion quasi sexuelle de sentir entre ses lèvres un objet inconnu – le mot de là-bas. Nos ados sont influençables comme du papier buvard. Parfois, je me promène en banlieue, je ne saisis pas ce français que j'entends, défiguré, travesti, maltraité par des mots… que je ne répéterai pas ici.»
Sans comprendre ce qui m'arrivait, je me levai soudain et criai:
«Oncle Guillaume! Wolf, il dit tout le temps cool. C'est une espèce de mot fétiche. Cool., cool., cool! »
Tous les regards convergèrent vers nous. Je sentis Wolf à mes côtés qui devenait plus petit qu'un vermisseau.
«C'est vrai, Wolf?» demanda oncle Guillaume sévèrement.
Wolf murmura des excuses inintelligibles. «C'est grave, mon jeune ami. Tu fais le jeu du système, tu fais progresser le remplaceur. Tu mets tes doigts dans un engrenage maudit. Laisse-moi te raconter une histoire qui est arrivée au fils de ma voisine. Patrice était un enfant comme toi, très vif, ouvert sur les autres. Il adorait le basket. Il aimait accompagner sa mère au marché. À la sortie du lycée, dans une bande de jeunes, il a dû tomber sur le remplaceur qui l'avait repéré. Et voilà notre Patrice qui se met à dire des horreurs comme – je m'excuse – groove, rave ou hit. De là, une alchimie étrange s'opère dans sa tête. Ces premiers mots dégénérés en contaminent d'autres, puis d'autres, puis d'autres. Sa langue s'effrite en quelques jours. C'est l'embrouillamini. Parfois il nous cause, on ne comprend rien. On dirait qu'il avale toutes les consonnes, mais ce n'est pas le cas, ce serait trop simple. Au bout d'une semaine, il se met à jurer avec des mots étrangers. Il part après les cours traîner avec les copains. Il ne pense pas à prévenir sa mère et il rentre tard dans la nuit. Elle apprend qu'il joue à des jeux informatiques ultra violents et quand elle essaie de le gronder, il lui répond en baragouinant des… pardonnez-moi, je suis obligé…»
Oncle Guillaume fouilla dans ses poches et sortit une antisèche qu'il lut en détachant chaque mot:
«Patch, service pack, cheat codes, download, ass-prick, etc., j'en ai un tas. Bon, je ne vous traduis pas, hein, j'en suis bien incapable. Ce que je sais, en revanche, c'est que les notes de Patrice s'en ressentent, vous vous imaginez, surtout en français. Un mois plus tard, il parle un charabia qui met tout le monde mal à l'aise. Maintenant ce sont des phrases entières qui sortent toutes cramoisies de sa bouche. Sa mère consulte un spécialiste du langage qui lui confirme ce que l'on soupçonnait dans le voisinage: son fils ne parle plus français mais un jargon venu de là-bas. La mère fait son possible, elle essaye de communiquer tout le temps mais il s'enferme dans sa chambre et refuse d'aller avec elle au marché. On dirait une malédiction, comme ces princesses qui se mettent à cracher crapauds et limaces. Elle pleure, la mère, elle en parle au père qui décide de lui faire passer la connerie par une bonne dérouillée. Patrice reçoit donc une explication virile, mais il est trop tard. Le processus de dégénérescence est enclenché. Un mois passe, il est exclu du club de basket. Puis c'est le lycée qui le renvoie. Enfin est venu le moment pénible où il se coupe définitivement de sa famille. Sa mère lui cause, elle le supplie de prendre un dictionnaire, et il la regarde avec des yeux transparents qui font peur, on voit qu'il essaye de comprendre mais il y a entre eux comme une barrière infranchissable. Il a oublié sa langue maternelle. On a été obligé de le mettre dans un établissement spécialisé.»
Une tristesse humide planait sur l'assistance. Wolf était livide comme si on lui avait montré un poumon de fumeur.
Oncle Guillaume ne s'attarda pas. Il enfila son imperméable, salua l'assistance et sortit. On se dispersa en silence.
Dehors, Wolf refusa de me parler. «Cafteur, va», ronchonnait-il. Je le suivais en essayant de minimiser l'incident. «T'es le plus jeune du bistrot, dis-je, ne le prends pas mal, mais il fallait que l'oncle Guillaume trouve un relais dans son récit. Tu as permis d'illustrer son propos. Ne t'avais-je pas dit qu'il fallait faire attention à tes expressions?» Mais il faisait des gestes brusques comme s'il allait me frapper et je pris note de la consistance terrible de ses paluches. Alors je changeai de tactique et plaidai coupable. «D'accord, dis-je, je me suis conduit comme une salope, mais il n'y a pas eu mort d'homme et regarde ce que je te propose pour me faire pardonner.» Je lui donnai alors des codes secrets pour acquérir de nouvelles armes dans un jeu en réseau que l'on aimait particulièrement.
«Ouah, t'es trop fort, se dérida-t-il. Je vais progresser au cinquième niveau.
– Sûrement, sûrement», dis-je en le tapotant sur sa lourde épaule.
Pauvre bulldozer! Nouvelles armes ou pas, j'avais omis de lui expliquer plusieurs astuces fatales qui le bloqueraient jusqu'au découragement.
J'en rigolai tout seul en rentrant chez moi. Décidément, me disais-je, il en sera toujours ainsi de tous les Wolf du monde. Stupides et conformistes, ils forment cette masse que l'on appelle «économie» en temps de paix et «viande à canon» en temps de guerre. Ils sont indispensables au règne des cérébraux car ils forment le corps spongieux de l'État, et même ses globules rouges, larbins dans l'âme, qui font que les trains roulent et les bouteilles d'eau arrivent dans les supermarchés. Peut-être, supputais-je, leur existence de ruminants a-t-elle été voulue par Dieu pour former ce matelas toujours prêt à amortir les coups que la vie nous assène à nous, les élites. Je m'endormis sur ces pensées agréables.
Le jeune docteur Soubise ajusta sa cravate et se faufila dans le cercle des intimes:
«Onc' Guillaume, connais-tu des gens qui y sont allés, je veux dire là-bas?»
Oncle Guillaume le soupesa du regard, imité aussitôt par nous autres. Le docteur avait les bras de chemise un peu passés de mode, un sourire en stage de perfectionnement, cette subtile humilité dans le louvoiement qui consistait à singer nos manières de boire ou de jouer au flipper. On n'aimait pas tellement les nouveaux venus, surtout de ce genre.
Sa question, cependant, était pertinente. On découvrait un jeune avide de connaissances, à la curiosité aiguisée, sa sincérité à fleur de peau se manifestant ça et là par des boutons de fièvre.
«Toi, le jeune, tu me fais penser à une histoire, une bien étrange histoire», dit finalement oncle Guillaume, et sa moustache invita le docteur Sou-bise à s'asseoir.
On lui fit une petite place. Il s'incrusta donc parmi nous, tout content de son obole de bière, les coudes du costume posés sur les genoux, les yeux vissés à l'oncle Guillaume. On l'aurait fait participer à la Cène, il n'aurait pas été moins fier. Et nous, bah, on l'adopta aussitôt.
«L'aventure est arrivée à Nicole au cours d'un voyage organisé. Il faut dire qu'elle avait des points par son comité d'entreprise, et vous savez sûrement, jeune homme, que les comités d'entreprise se plient en quatre pour proposer des voyages à des prix imbattables vers toutes sortes de régions exotiques, Syrie, Soudan, Malaisie et j'en passe. Ils diffusent même à leurs adhérents des alertes par courrier électronique quand de nouvelles opportunités se présentent.
Un jour, Nicole reçoit une proposition pour… là-bas. San Francisco, plus précisément. En principe, ce n'est pas le pays dont elle rêve, Nicole, on en est loin. Pourtant elle accepte. Est-ce par réaction contre ses parents ou traverse-t-elle une mauvaise passe avec son copain d'alors, je ne sais pas, mais elle se décide sur un coup de tête: ce sera là-bas et rien à faire. Ses copines de bureau la croient un peu folle: ce n'est pas pour lui déplaire non plus. Toujours anticonformiste, Nicole, un sacré caractère. Plus on la dissuade, plus elle se braque. Voyant qu'elles n'y pourront rien changer, les copines s'empressent de lui glisser une liste de produits à rapporter, principalement des vêtements, des cosmétiques, des trucs dont elles ont entendu parler par la presse spécialisée dont elles font grand usage. Craignos ou pas, ce sinistre endroit reste un peu le pays de cocagne dans l'imaginaire de ces ânesses.» Oncle Guillaume fit circuler un regard entendu parmi les mâles présents. On échangea quelques lieux communs sur le consumérisme effréné des femmes. De bonne guerre, elles nous rendirent la politesse par des réflexions sur notre légendaire absence de bon sens, le tout baignant dans la bonne humeur campagnarde. Ce pseudo-conflit des sexes dura le temps pour le patron de servir une deuxième tournée. Je notai cependant qu'oncle Guillaume étudiait les coins sombres, comme l'autre jour, quand il cherchait oncle Abe, et, ne le voyant pas, semblait un peu contrarié. Le docteur Soubise, lui, reluquait la poitrine de la patronne. «Bref, où en étais-je? »
Oncle Guillaume montra son envie de reprendre l'histoire et nous nous calmâmes aussitôt.
«Nicole arrive donc à Oakland, banlieue de San Francisco, par un vol Air France, très fière de son initiative et minimisant les dangers. "C'est très exagéré", qu'elle se dit. "Les gens sont impressionnables, tout de même." "Comme si chez nous tout allait pour le mieux." Ce genre de discours, voyez.
Notre Candide commence à dessaouler après l'atterrissage. La réalité toute crue n'est pas une partie de plaisir. Les douaniers de là-bas sont d'une bêtise! d'une arrogance! "Souhaitez-vous la mort de notre président? demandent-ils. Avez-vous déjà commis un attentat?… menti à un détecteur de mensonges?… attrapé le sida?" Les questions stu-pides la font vaciller. Elle répond "non" tant qu'elle peut, Nicole, dans son anglais de fortune. Bon an mal an, on la laisse entrer. Le coup de tampon dans son passeport claque comme une cage que l'on ferme. L'oiseau est pris.
Après l'aéroport, ça se gâte, naturellement. Les dégâts culinaires, la graisse, les excès de calories – ce que l'on sait et dénonce depuis longtemps -, les inégalités sociales, la cherté de la vie, tout ça elle le voit de ses yeux, Nicole. Les mendiants dans les rues, les magasins de ventes d'armes, les condamnés à mort, elle revient sur Terre, notre voyageuse. Autour d'elle, le grouillement de la foule affairée, comme possédée par un démon qui se branle, des gens gigotant des jambes dans tous les sens, courir, courir, courir sans autre but que la course elle-même. Terrifiant. Elle ne sait plus où donner de la tête, elle se dit qu'elle aurait mieux fait de choisir la Birmanie.
Attendez, le pire est à venir. Au milieu d'un quartier populaire d'Oakland, elle tombe sur un grand, un très grand magasin. Tout en verre et acier dépoli, pureté des formes, design superbe, de grandes baies lumineuses aussi transparentes que des larmes de crocodile, et à l'intérieur – des objets par millions, des grandes marques, à des prix défiant toute concurrence. Vêtements, chaussures, lingerie, sacs, cosmétiques, produits ménagers, décoration, arts de la table… Impossible d'en faire la liste complète. Tout est de qualité luxe, tout est à moitié prix, que dis-je, au quart du prix que l'on voit chez nous. Promotions, promotions, promotions. Trois pour le prix d'un!… Une paire d'escarpins offerte pour l'achat d'un costume!… Une remise supplémentaire de 20 % sur tout achat effectué avant 19 heures!… Des clientes ravies traînent des sacs remplis de trésors. Nicole voit un magnifique tailleur bleu qui se balance sur un cintre, là, de l'autre côté de la vitre.
Il y a juste un petit hic. Car Nicole a tôt fait de remarquer qu'il n'y a pas d'entrée dans ce paradis. Une sortie, oui, pas de problème. Une sortie avec un énorme sens interdit affiché dessus et un vigile noir aux lunettes noires qui contrôle les clientes qui sortent et surveille la démarque. Nicole tente de s'infiltrer, le vigile l'arrête aussitôt et lui explique des trucs en anglais qu'elle ne comprend pas. Il a l'air inflexible et il refuse de parler français. Un blocage. Il regarde Nicole sévèrement, avec cette condescendance noire que donnent les lunettes noires. Allez voir ailleurs, qu'il lui dit en substance. On ne veut pas de vous ici.
Mors-moi, dit Nicole. Elle part à la recherche de l'entrée, elle fait le tour du magasin – un paquebot qui occupe une place énorme, à un endroit où l'on aurait pu construire des logements sociaux. Il lui faut un quart d'heure pour revenir à son point de départ sans avoir trouvé la moindre ouverture. C'est à ne rien comprendre. Sans doute a-t-elle été distraite, qu'elle se dit. Elle repart pour un autre tour, cette fois dans l'autre sens, avec à l'arrivée toujours le même résultat: pas d'entrée, point rivet. C'est à pleurer.
D'autant plus qu'elle a repéré à travers la vitre un service de table exceptionnel qui irait tellement bien dans son salon. Et des chaises en rotin, pour sa maison de campagne. Et des valises en cuir, signées d'un expert en valises, pour ses voyages. Et des chapeaux à mettre dans les cheveux. Et un blouson en alpaca qui ferait crever madame Jalouse. Et ainsi de suite, ça fourmille dans les yeux, ça pèse sur le cœur.
Elle tente d'accoster des femmes chargées de paquets: "Dites-moi comment? Par où?" Mais on la regarde de haut: la femme équipée est un loup pour la femme en manque, ou bien c'est encore la conspiration du silence.
Elle tourne autour des baies vitrées comme un papillon qui essaye de sortir, sauf que c'est entrer qu'elle voudrait. Elle se dit que les vitres sont tellement bien faites, en une matière qu'on ne connaît même pas sur notre île, une sorte de cristal intelligent ultramoderne, un système immunitaire qui repérerait les clientes friquées ou ne laisserait entrer que les American Express. Ce qui serait injuste: elle n'est pas une pestiférée, son argent vaut autant que celui des autres. Le droit d'acheter est inscrit dans la constitution, quand bien même on n'est pas des Rothschild. Elle gagne son argent honnêtement et elle a même quelques économies. Pour la troisième fois, elle fait le tour du magasin en promenant sa carte bleue BNP en évidence sur la vitre. En n'oubliant pas non plus de tapoter doucement histoire d'attirer l'attention d'une vendeuse. Elle pense à ces films où le héros tâte un mur apparemment sans issue et finit par glisser son doigt dans quelque mécanisme qui ouvre un passage secret. Son index moite – il fait chaud, elle est nerveuse -laisse une trace d'escargot ivre. On pourrait la suivre comme le petit Poucet.
Ces gesticulations sont en pure perte. Elle revient à son point de départ. Pas tout à fait cependant. Le vigile l'a repérée. Les traces sur la vitre ne lui plaisent pas du tout. Il parle dans un talkie-walkie et prend un air pas commode. Comble de l'humiliation, elle voit son tailleur bleu se faire emballer et disparaître dans le sac d'une cliente. La lopeça sort en portant sur son visage une épaisse couche de bonheur.
Nicole chancelle, s'assied sur le trottoir. Elle est vitrifiée.
Elle reste ainsi quelques longues, très longues minutes. Le service de table, les chaises en rotin, la valise signée, toutes les perles en profitent pour se tirer du magasin accompagnées de femmes chanceuses, le tout pour une bouchée de pain.
Alors elle comprend qu'il faut frapper un grand coup. Que feriez-vous à sa place?»
Pendant que l'on cherchait des réponses, oncle Guillaume fit une nouvelle inspection du bistrot, vers les places du fond, mais toujours pas d'oncle Abe, évidemment. À sa place, moi non plus, je ne serais pas venu.
«Je prendrais une grosse pierre, et bling dans la vitre, dit le patron. Ce truc est un foutage de gueule pour moquer les gens pauvres.
– Bof, dit le facteur. Mauvais plan. Le vigile te démolit, t'as pas le temps de dire liberté, et tu te retrouves au poste dans une prison de chez eux. T'as vu Brubaker? Animal Factory? Bonjour cadeau.
– Le putain de magasin est un attrape-nigaud, jura l'instituteur. On incite la populace à s'aligner sur une doctrine préfabriquée: la domination du secteur marchand. Moi, je dis: c'est tout manipulé.
– Quand je pense que ces pauvres caissières travaillent en trois huit pour assurer une ouverture sans interruption vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qu'une citoyenne ordinaire ne peut même pas y entrer», s'indignait l'employée de mairie.
Le docteur Soubise levait le doigt. Moi, je pensais à notre grand magasin à nous, le Huit-à-huity ouvert de 10 heures à 12 heures 30 et de 14 heures à 18 heures – 16 heures le vendredi, «comme à la Banque de France», disait son gérant en minaudant. Maman m'avait demandé d'y passer pour les radis du soir.
Le docteur leva son doigt plus haut.
«La cravate à petits pois?! interrogea oncle Guillaume.
– Je glisserais discrètement un billet de cent dollars au vigile, dit le docteur en rougissant.
– T'es pas loin, pas loin du tout, le félicita oncle Guillaume, Sauf qu'elle n'a pas une somme pareille sur elle, Nicole. Ni l'habitude de ce genre de compromis avec la morale. Non, ce qu'elle peut offrir se résume à ce que vous savez, et, ma parole, ce n'était pas un vilain brin de fille, surtout dans le temps. Elle sert les dents, ajuste son corsage et part à l'attaque.
Le Noir n'est pas insensible. Nicole est tout miel. Le Noir tripote ses lunettes noires. Nicole lui parle en ondulant du français. Comme le Noir ne comprend rien à la plus belle langue du monde, elle lui dit qu'il est un connard nécessiteux exploité par le système, un pauvre nègre de rien du tout, elle lui dit les pires insultes avec l'intonation d'une fée, et l'autre gobe tellement bien que cela en devient visible dans son pantalon. Il lui fait des gestes explicites, genre suis-moi dans le local de livraison, je te montrerai mes estampes japonaises, et Nicole se laisse faire en se disant que son sublime sacrifice sert une cause plus grande, car elle ne se contentera pas de percer le secret de ce magasin ensorcelé, non, elle écrira un livre, Nicole, où elle dénoncera cette humiliation à l'opinion mondiale, alors rira bien qui rira le dernier.
Quelqu'un a dû lire dans ses pensées: le talkie-walkie du Noir se met à vibrer, il décroche et disparaît de l'écran radar. Il n'est plus avec Nicole, d'autres soucis le préoccupent, le contre-maître vient d'arriver, le train-train du magasin l'absorbe tout entier. D'ailleurs un autre Noir se manifeste, et Nicole comprend que son vigile à elle va être remplacé, il a fini sa journée presse-citron. Maintenant qu'il est libre, il va sûrement l'accoster pour l'emmener dans son bidonville, et – qui sait? – la violer sauvagement sous un toit en tôle ondulée. Elle s'éclipse rapidement.
Pendant quelques heures elle traîne dans Oakland. Puis elle se retrouve à nouveau sur le trottoir face au magasin. Les lampadaires s'allument en toussotant, une lumière au néon éclaire le crépuscule. Dans le cube en verre s'agite la bacchanale marchande. Elle est seule, désespérée. Et là, un type s'approche, une silhouette bizarre, il porte un truc sur le visage, je vous le donne en mille, c'est un masque en bois, la bouche est fendue dans un sourire de crétin, le regard d'un bleu glauque jaillit des yeux plantés très profond, de courts cheveux de caniche défrisé, grisonnants par endroits: George W. Bush, ou plutôt son masque, se tient devant elle.»
Aussitôt nous hurlâmes tous ensemble notre mépris pour ce triste personnage.
«Busherie, busherie! s'exclama le facteur.
– Le roi Ubush est nu! enchérit l'instituteur.
– Eh, mister Bushman, rentre donc dans ta savane!» chantait le patron.
Chacun y allait de sa contrepèterie. Moi, je voulais absolument en placer une moi aussi, alors je criai:
«Babushka, vieille babushka!»
Personne ne fit attention à mon jeu de mots godiche, car au même moment le docteur Soubise déplia ses ailes et nous cloua tous par un:
«Bushenwald!»
On ne pouvait trouver mieux.
Oncle Guillaume le tapota sur le bras et le docteur Soubise savoura ses lauriers dans la considération générale.
«Chapeau, mon garçon, fit oncle Guillaume. Belle vivacité d'esprit. On dirait moi, quand j'avais ton âge. Tout l'inverse de l'autre cé-o-ène – il n'est toujours pas arrivé, dites donc, ça fait deux fois qu'il rate la séance»
Nous comprimes qu'il parlait de l'oncle Abe.
«Si tu y tiens, je vais le chercher», proposa mon père.
Oncle Guillaume haussa les épaules.
«Oaf, pas la peine, juste que j'aurais bien aimé voir sa mauvaise tête. Je donne ma Volvo à couper qu'il aurait douté de la véracité de Nicole, de sa bonne foi, voire de sa santé mentale. La sainte femme! Imaginez la trouille qu'elle a eue, quand le masque de George W. Bush s'est dressé devant elle.
"Qui es-tu? bredouille-t-elle. Pourquoi t'acharnes-tu sur moi?
– Je connais un moyen de te faire entrer, tonne le masque.
– C'est mon désir le plus cher, dit Nicole.
– Alors fais ce que je te dis, et ton vœu sera exaucé."
Elle tremble, elle se demande ce que le masque va lui demander, elle sent qu'elle serait prête à beaucoup de choses pourvu qu'on lui donne la clé de l'énigme.»
Nous étions tous saisis par le suspense lorsque le patron intervint, un peu à contre-pied:
«Attends, onc' Guillaume. Comment peut-elle comprendre ce que dit le masque, puisqu'elle ne cause pas l'anglais?»
Oncle Guillaume s'étouffa.
«Comment?! Tu t'y mets, toi aussi? Non content que le sagouin ne soit pas là, tu veux sa place? Ou tu cherches peut-être à raconter à ta façon?
– Oh non, pas du tout, s'affola le patron, c'est juste tout ça, quoi.
– Tout ça quoi? explosa oncle Guillaume. Tu veux dire quoi par ce "quoi"?
– Euh, s'embrouillait le patron. Euh.» Oncle Guillaume fulminait.
«Ecoutez-moi bien, vous autres, si quelqu'un n'est pas content de l'art et de la manière, il n'a qu'à le dire et je lui laisse la parole!»
On se taisait dans nos verres vides. Le patron recula derrière son comptoir et fit semblant de s'intéresser au fonctionnement de son micro-ondes.
«Alors, personne? demanda oncle Guillaume, et son regard déshabilla notre âme.
– Tu racontes très bien, dit mon père.
– À la bonne heure, bougonna oncle Guillaume quand il se fut rassasié du malaise. Si Nicole comprend ce que lui raconte le masque… mais je me demande pourquoi je m'abaisse à l'expliquer à un public aussi peu imaginatif de là-dedans – si Nicole comprend, c'est que la communication entre eux n'est pas uniquement verbale, hein, incultes péquenauds, ils se sentent mutuellement, c'est l'instinct qui parle, le masque s'adresse directement à son entendement, mais ça, je ne sais pas si c'est suffisant comme explication pour vos petites vies.»
On l'écoutait avec le respect que l'on devait à sa moustache grise, un peu penauds qu'il nous remît à ce point dans les gonds. Il y avait désormais une ombre dans notre ambiance d'écoute festive: oncle Guillaume nous soupçonnait d'incrédulité, et ce soupçon nous pesait. Je songeai à l'oncle Abe. Il nous aurait bien dépannés s'il avait été là pour servir de paratonnerre. Ainsi toute créature, même la plus vile et laide, mérite une place sur notre Terre.
Sans faire de bruit, le patron remplit nos verres et glissa une pièce dans le juke-box. Sous le doux ronronnement de Brassens, oncle Guillaume se détendit un peu.
«Eh oui, dit-il en liquidant son verre – aussitôt rempli comme par magie -, il y a comme cela des phénomènes dans le monde qui sont difficilement analysables en termes matérialistes. On ne peut exclure toutefois que Nicole ait eu une vision, bien excusable compte tenu de son état de fatigue morale. Peu importe. Ce qui est important, en revanche, c'est qu'elle entend une voix qui lui dit:
"Embrasse le Seigneur et ton désir se réalisera."
Elle entend ça, Nicole, mais ce n'est pas le Seigneur que vous croyez. Le masque lui tend un petit drapeau, encadré sur un présentoir à bordure dorée, un vrai petit drapeau de là-bas, de grandes rayures rouges horizontales, comme les barreaux d'une cellule où les étoiles sur fond bleu forment une minuscule fenêtre.
"Juste un baiser", insiste le masque de sa voix rauque comme venue de sous une pyramide.
Nicole approche son visage et voit sur le drapeau de légères traces de gras; les lèvres de ceux qui l'ont précédée.
"Ils sont tous à l'intérieur, maintenant", dit le masque.
C'est effrayant. Nicole comprend qu'elle est face à un sorcier d'une puissance prodigieuse, peut-être même l'incarnation de la force obscure, ce souffle du mal qui dirige tous ces hommes de là-bas et les fait s'affairer au-delà du raisonnable.
Sa tête bourdonne comme mille essaims tandis que ses lèvres avancent, avancent encore, toujours plus près, son corps se tend vers l'infect bout de tissu. Le masque, lui, récite des chapelets où s'entrechoquent des noms de marques, Donna Karan, Estée Lauder, Calvin Klein, Donna Karan, Estée Lauder, Calvin Klein…
Elle est au bord du gouffre. Encore un peu et elle deviendra une esclave de la consommation, une zombie. Soudain… une voiture klaxonne dans l'avenue qui longe le magasin. Nicole lève les yeux. C'est une Peugeot. Ça fait tilt dans sa tête comme le chant du coq. Elle est sauvée, le charme est rompu.
"Vade retro, Satana, crie-t-elle au masque, jamais je ne m'abaisserai à embrasser le symbole de la domination mondiale!"
Le diable pousse un hurlement de grand brûlé et s'enfuit, ébouillanté.
Nicole est rentrée par le premier avion. Devant son air déterminé, les douaniers n'ont pu que s'incliner. Elle a eu beaucoup de chance. Avec ses économies, elle s'est acheté une 306 et une caravane. Pour elle, les prochaines vacances, c'est la Camargue.»
Oncle Guillaume se tut, enfila son imperméable et sortit sans un au revoir.
Nous restâmes silencieux quelque temps. Puis le facteur mit sa casquette:
«L'entrée du magasin, je crois savoir où elle est. Nicole n'a pas pensé au métro. Une entrée souterraine. Ce serait un peu comme le BHV à Paris.»
Nous le regardâmes, effrayés.
«C'est possible, dit mon père, mais surtout ne va pas le raconter à oncle Guillaume, on ne sait pas comment il pourrait le prendre. T'as vu comme il est nerveux?
– Grave, acquiesça le docteur Soubise. Si seulement le patron s'était abstenu de son commentaire déplacé.
– Ohé, doucement, s'énerva le patron, je n'ai rien dit de mal. Et si tu n'es pas content, le blanc-bec à sa maman, je ne te retiens pas chez moi. Et toi, le facteur, tu me dois une sacrée ardoise.»
Mon père se dépêcha de les calmer par des mots lisses mais nous quittâmes le bistrot avec un sentiment de malaise. Il y avait dans l'air une sourde menace de zizanie. Jamais le subtil équilibre de nos magnifiques soirées n'avait été à ce point compromis. Par la faute à qui? je vous le demande. Le patron, triste comme une clope mouillée, fit descendre son rideau métallique couvert de rouille. Ah si l'oncle Abe avait été là!
Le soleil revint pourtant sur notre île. Un jour, l'anticyclone sortit de derrière les nuages, le vent rangea ses monologues et nous échangeâmes nos blousons doublés contre de légères chemises sans manches. Il faisait chaud. Le climat de l'île voulait que la température montât à 35 °C dès qu'il y avait un rayon de soleil.
À notre passage la boulangère baissa son grand store blanc. Plus loin dans l'avenue, des détenus hurlaient dans la prison centrale. Je m'épongeai le front en observant WoIf: il se portait à merveille, à croire que les climats tropicaux étaient faits pour lui.
«Ils ne t'ont pas raté, mon pote, dit-il soudain. Tu te grattes pas trop la p'tite vérole?»
Je le regardai avec un ressentiment que je dissimulai fort bien. Il n'avait rien, lui, pas une piqûre. Son bronzage régulier donnait l'impression d'un banc fraîchement repeint. Je songeai à la fille, Stéphanie, que nous démarchions à tour de rôle. Avec mes boutons de moustique, je pouvais passer mon tour.
«Ton sang est empoisonné, dis-je à Wolf, c'est pour ça qu'ils ne te piquent pas.
– Non, mec. J'ai un blindage naturel qui leur casse le bec.»
Il fit jouer ses beaux muscles devant moi. J'eus soif d'une bonne grenadine morte.
Le patron avait installé un gros ventilateur sur le comptoir: oncle Guillaume était déjà là, dans sa chemise à carreaux vichy, avec nombre d'habitués. Devant chacun se dressait un verre appétissant rempli de choses jaunes. Au fond de la salle, à sa place habituelle, oncle Abe nous observait avec intérêt. Je lui fis un coucou de faux cul que je jugeai particulièrement réussi.
On eût dit que notre univers avait tourné sur lui-même comme la toupie des saisons pour revenir quelques mois en arrière, à l'époque où l'entente régnait sans ombrage. Mon père avait parlé avec chacun séparément, et le patron, se sentant peut-être davantage fautif que les autres – intéressé qu'il était par la présence régulière de consommateurs -, se démena pour remettre en marche la mécanique grippée. Il mit un coup de peinture aux murs, restaura le coin vélo en y épinglant de nombreuses photos nouvelles, et surtout garda une table spéciale, la plus belle de toutes avec son bandeau PMU, pour notre oncle Guillaume. Une pancarte «Réservé» y trônait en permanence.
Moi, ma contribution modeste mais néanmoins essentielle tenait à la présence de l'oncle Abe. Mon père, qui avait senti comme nous la force de cohésion que représentait ce sombre personnage, nous a demandé d'aller récupérer la tondeuse, tout en nous exhortant (sans nous regarder dans les yeux):
«Soyez un peu sympas avec lui. Après tout, il ne sait pas ce qu'il raconte. Il faut pardonner aux idiots.»
Je n'étais pas spécialement convaincu par l'argument, la mauvaise foi de l'oncle Abe me paraissait évidente – et l'avenir me donnerait raison – mais je comprenais que si quelqu'un pouvait le faire revenir au bistrot, ce serait nous, les cœurs purs. Peu d'êtres humains sont capables de résister à un enfant.
Alors nous y allâmes, Wolf et moi, on sonna à la porte, oncle Abe nous ouvrit, surpris de nous voir.
«C'est pour la tondeuse, dis-je. Elle s'appelle reviens.
– Ah, je vois», fit-il en nous priant d'entrer.
Il habitait une petite maison très propre, avec un petit jardin très propre, taillé de frais par notre tondeuse, une maison où rien ne présageait ce réactionnaire qu'il était.
Wolf me poussa du coude:
«Vise-moi ça.»
Des chaussures étaient alignées dans le vestibule. Une paire de Nike se détachait du lot sur leurs semelles voyantes.
«Alors, les enfants, quoi de beau dans votre vie? » demanda la voix de l'oncle Abe pendant qu'il récupérait la tondeuse dans un cabanon.
On se regarda avec Wolf, on fit «toc-toc». Cependant je n'oubliai pas la mission qu'on m'avait assignée.
«C'est que, on voudrait te dire, oncle Abe, il faut pas que tu le prennes trop à cœur, tout ce que l'on dit au bistrot, tout ça.»
Il sortit sa tête du cabanon:
«Vous en faites pas pour moi, les enfants.»
Alors moi, de ma voix pleurnicharde:
«Ce serait chouette que tu reviennes, tu sais. Tu nous manques.»
Je ne mentais que par omission. Comme je l'avais prévu, il fondit aussitôt.
«Je vous aime bien, les enfants, soupira-t-il. Vous avez bon cœur. Je vais essayer de venir plus souvent.»
J'espérais davantage, alors je dis:
«Explique-nous, onc'Abe, on ne demande que ça.»
Ma soif de connaissances le surprit. Il réfléchit un instant et laissa tomber la tondeuse:
«Suivez-moi.»
Nous montâmes dans sa bibliothèque. C'était très coloré, avec des radios en bakélite des années trente, un poster de pin-up Titter, a fresh magazine, une sculpture de Tex Avery – très décalé, surtout par chez nous. Un rayonnage entier de 45 tours fleurait le marché aux puces.
«Je vais vous faire écouter quelque chose.»
C'était parti. On passa ainsi l'après-midi à écouter des morceaux choisis sur un tourne-disque Columbia très vieux et très laid.
«Ça, c'est Elvis, commentait notre hôte. Et ça, Jerry Lee Lewis. Et maintenant, Aretha Franklin. Vous connaissez le jazz? le blues? Moi, à votre âge j'adorais ça. Billie Holiday, ça vous dit?»
Et il déballait, déballait. Je faisais semblant de m'extasier – certains morceaux offraient une acoustique intéressante bien qu'un peu désuète. Wolf, lui, matait la pin-up. Mis en confiance, oncle Abe se dévoilait.
«Là-bas, ce n'est pas du tout ce que raconte oncle Guillaume, ou alors c'est très, très exagéré.»
Ensuite il nous dit:
«La civilisation de là-bas est une grande civilisation. Je l'aime profondément, et vous l'aimerez vous aussi, si vous apprenez à l'aimer.»
Enfin – ce devait être la musique lancinante de la boîte à rythme qui l'avait rendu si loquace – il se livra totalement:
«Je voudrais faire un voyage, les enfants, un grand voyage. Là-bas. Pour toujours. J'ai des idées de travail. Ça peut être jouable. Voyez-vous, c'est le climat de cette île qui me pèse. Et puis une certaine hostilité, oh, je ne parle pas pour vous. Les grandes personnes sont bien bornées.»
Il était temps de rentrer. On s'empara de la tondeuse.
«Promets-nous, onc' Abe, de venir souvent. Ne nous laisse pas tomber, onc' Abe. Si tu ne fais pas d'effort, tu nous laisseras sous influence complète de l'autre camp. Nous, on n'a pas tous les éléments comme toi pour faire la part des choses, alors ne nous abandonne pas.
– Puisque c'est vous qui le demandez, je vous le promets.»
Il était ferré.
Il nous prêta des disques pour qu'on les écoute chez nous, un livre d'histoire, un calendrier Marilyn… Quelques jours plus tard, le soleil revenu, il honorait de sa présence le coin sombre du bistrot, en nous lançant des œillades entendues. Nous, nous faisions semblant de lui répondre, sans que cela fût trop visible: il n'était pas question de risquer le moindre malentendu avec oncle Guillaume.
Assis à sa table, notre conteur se lissait la moustache et jonglait avec un cure-dents.
«Sacrés moustiques, hein? dit-il en me dévisageant. Ils sont petits et insolents. Pas aussi hargneux cependant que certaines créatures que je connais, et je ne pense pas à toi, Michelle.»
Tout le monde rigola, et Michelle, la femme du patron, fit mine de lui reprendre son anis. Oncle Guillaume lui donna une claque sur la main – mentalement nous lui fîmes bien autre chose -, le précieux liquide revint sous sa moustache.
«Oui, il y a dans ce monde des vermines mystérieuses, aux pouvoirs effrayants. Bruno peut en témoigner, Bruno, l'antiquaire. Ça vous intéresse?
– On-cle Guillaume! on-cle Guillaume! scanda-t-on de partout.
– Alors taisez-vous et écoutez. Bruno, celui qui avait l'habitude de venir ici il y a un an ou deux, Bruno, le type toujours mal habillé, des vêtements sales comme sortis de sous un évier, mais ce n'était pas par pauvreté, Bruno, le broc qui faisait crade exprès pour acheter moins cher et arnaquer les mamies, Bruno, quoi, eh bien il lui est arrivé une sale histoire, ouh là, une bien sale histoire qui a eu des répercussions sur sa santé.
Tout commence, comme souvent, par de la cupidité mal dosée. Un jour, comme les affaires ne marchent pas terrible – tourisme en baisse et crise économique -, Bruno accepte un paiement en liquide de la part d'un type venu de là-bas, un paiement en dollars. Pour une commode, je crois, ou un coffre, enfin ça fait une jolie somme. Il met le paquet dans la poche, il n'y pense pas plus que ça. L'après-midi, il passe à la banque. Je voudrais déposer des espèces, déclare-t-il. Très bien monsieur, on lui dit, remplissez le formulaire prévu à cet effet. Mais quand les types de la banque voient que ce sont des dollars, et une sacrée pile, ils sont comme sous le choc. La préposée au guichet appelle la chef de clientèle, qui appelle le directeur de l'agence: bientôt ils sont tous là. devant la pile de dollars à la regarder avec fascination et dégoût, comme s'ils avaient devant eux une opération à cœur ouvert.
"Ben quoi, dit Bruno, il y a un problème?
– No-non, monsieur, lui répond-on, seulement on va prendre des dispositions."
La préposée sort des gants en caoutchouc, du genre qu'on utilise dans les hôpitaux, saisit les dollars avec d'infinies précautions et les compte doucement, en tournant du nez.
"Vous comprenez, lui explique-t-on, les dollars circulent dans de lointains pays, on ne sait jamais quels microbes peuvent en profiter pour venir chez nous. Le souci de santé pour nos employés est inscrit dans la charte de l'entreprise. Principe de précaution oblige. »
Bon, après tout ce sont leurs oignons. Bruno s'en va, en se disant qu'ils sont un peu saintes nitouches pour une banque.
Un jour passe. Un autre. Le troisième jour, Bruno sent une démangeaison à la cuisse. Il enlève son pantalon et découvre un gros bouton, comme une énorme piqûre de moustique, dont la taille, je ne sais pas, fait cinq fois le plus gros à Jean-Ramsès.»
Tout le monde se tourna vers moi pour examiner mon visage avec sollicitude. Je ne savais plus où me mettre. Wolf, lui, pouffait des gencives.
«Te gratte pas, Jean-Ramsès, hein! poursuivit oncle Guillaume. Ça ne fera qu'empirer, et c'est pas génial pour les filles, mon bonhomme! Bruno ne se gratte pas, lui, il se retient de toutes ses forces, mais les jours passent et le bouton est toujours là, il ne pense pas à sécher comme les piqûres ordinaires, il ferait même un peu mal, comme si une dent de sagesse y poussait. Bruno met de la pommade – ça ne fait qu'aggraver. Surtout, il s'aperçoit qu'un peu de sang frais suinte du mamelon. Il comprend alors que la piqûre se renouvelle chaque jour comme si un moustique géant venait s'abreuver à sa cuisse, la nuit tombée, en plantant sa tige toujours au même endroit.
Bruno est fatigué, il a la tête qui tourne, son teint est pâle. Il dépérit. Plus aucune force dans les bras. Deux semaines que ça dure. Il irait bien consulter, mais qui va consulter pour une piqûre de moustique? Un matin, ça ne va pas du tout, il n'a pas la force d'aller à la boutique, il reste chez lui à faire du rangement, il entreprend même une lessive. Et voilà-t-y pas que dans la poche de son pantalon, précisément au-dessus de la plaie, il retrouve un billet d'un dollar qu'il avait laissé là par mégarde. "Tiens, se dit-il, qu'est-ce qu'il fiche là." Il tient le dollar, comme ça, entre deux doigts, quand soudain il réalise: le billet a une épaisseur. Il le tâte – pas de doute, il y a comme un liquide à l'intérieur. Non seulement ça, mais sa couleur n'est pas habituelle des dollars, il est globalement rose, virant carrément au rouge par endroits. Quel est ce mystère?
Quand il comprend, l'évidence manque de le renverser: le dollar est gorgé de sang. Oui, mesdames, de sang! C'est lui, le moustique tropical qui lui suçait la cuisse depuis deux semaines. D'ailleurs, quand Bruno l'examine attentivement, il remarque du rouge foncé autour de la bouche de George Washington, du sang séché, et un curieux mouvement des lèvres qu'il a d'abord pris pour une pliure de papier, probablement l'orifice où se tient le dard. En appuyant doucement sur le jabot de Washington, on voit ses yeux s'injecter et une perle de sang gonfler aux commissures. Telle était, mesdames et messieurs, l'horrible découverte de Bruno. »
Oncle Guillaume fit une pause dramatique. Nous étions pétrifiés. On n'entendait plus que les pales du grand ventilateur. Le soleil lui-même semblait figé sur l'après-midi tétanisée.
«Ha! ha! ha! entendit-on rire, un peu surjoué, en provenance du coin sombre. Ha! ha! ha! Vous êtes prêts à gober n'importe quelle ânerie!»
C'était oncle Abe qui se manifestait, comme au bon vieux temps.
Oncle Guillaume le regarda, presque avec gratitude, et ne se priva pas du plaisir de laisser éclater sa rage:
«Ah ben ça le fait rire! Ah ben il y en a qui se tordent les boyaux! Regardez cette face de roseau! La souffrance d'un homme n'a pas d'importance à ses yeux. Seule compte l'utopie qu'il a bâtie à grands coups de mauvaise foi!»
Les habitués firent aussitôt bloc derrière oncle Guillaume. On criait, on insultait oncle Abe dans un joyeux vacarme qui faisait valser les tables. Mais l'autre, galvanisé, ne se démonta pas:
«Je pense que Bruno aurait dû se laver plus souvent. Changer de pantalon plus d'une fois par mois n'aurait pas fait de mal. Sa fréquentation de certains salons, disons, euh, angéliques, que vous connaissez tous mais dont je ne dirai pas davantage à cause des enfants, n'a pas été sans conséquences non plus. Je pense à la chtouille, tout simplement.»
Ce fut l'explosion. On se leva, on se bouscula autour du coin sombre. Le patron saisit oncle Abe par sa chemise, laissant sur place quelques boutons de nacre. Le facteur lui criait des insultes sur sa mère, le docteur Soubise essayait de le pincer, tandis que la patronne flotta vers lui sur un nuage de volupté, saisit son bock de bière et le lui vida entre les jambes.
Il supporta l'attaque sans fléchir, cherchant dans notre regard par-dessus la foule des motifs d'espérance. On ne se priva pas d'en donner – de ces grands yeux pleins de douleur, comme en ont les faux aveugles mendiant dans le métro -, d'autant que personne ne nous voyait.
«Laissez-le, commanda soudain oncle Guillaume. Mettez-le à la porte, et laissez-le. Il m'importe de ne pas perdre le fil de cette histoire.»
Joyeusement on fit ce qui nous était demandé et l'on revint autour d'oncle Guillaume, plus soudés que jamais. Oncle Abe resta sur le trottoir, en plein soleil, le pantalon trempé comme s'il avait une fuite. Il n'intéressait plus personne.
«Bruno, donc, reprit oncle Guillaume. Bruno pose le dollar sous une grande cloche en verre, pour l'étudier plus soigneusement. "J'espère que la sale bête ne m'a pas refilé quelque maladie», pense-t-il. Il en parle à son médecin, sans entrer dans les détails de son aventure car il a peur qu'on le prenne pour un fou. Le médecin le regarde avec un air sévère et lui prescrit une cure d'antibiotiques à titre préventif. Le billet entre-temps maigrit quelque peu. "Au régime sec, et bien fait pour toi!" pense Bruno. Cependant, quand il passe à côté, il a l'impression que Georges Washington le regarde avec des yeux affamés.
La plaie va mieux. Elle est pour ainsi dire guérie. Bruno reprend ses activités habituelles. Il va à la banque.
"Je voudrais le solde, SVP, fait-il.
– Le compte titres aussi? demande la préposée.
– Quel compte titres?" Bruno tombe des nues.
"Ben oui, dit la préposée, votre portefeuille d'actions du Nasdaq."
Elle lui tend une feuille avec des graphiques bleus et rouges, l'électrocardiogramme de son argent.
Ainsi Bruno découvre qu'à son insu la banque avait investi en actions de Wall Street, comme si ces requins avaient besoin d'argent supplémentaire.
"C'est quoi ces conneries? dit Bruno. Où est mon plan d'épargne-logement? Je veux parler à la chargée de clientèle."
Ils accourent tous, la chargée de clientèle, le directeur de l'agence, ils se penchent sur son cas, ils font des ronds avec les bras, ils tapent sur une calculette, pour aboutir au résultat suivant: son compte a attrapé une mystérieuse maladie le jour où il a déposé les dollars. Le triste résultat en est que son argent n'obéit plus aux injonctions des banquiers, il a gagné une sorte d'autonomie et s'investit lui-même où bon lui semble, avec une préférence pour des valeurs libellées en dollars. "C'est insensé, dit Bruno.
– À qui le dites-vous, soupire le directeur. Nous devons procéder à une isolation informatique de votre compte pour qu'il ne contamine pas les fonds propres de la banque.
– Remarquez, votre placement dans Boeing a été plutôt judicieux", souligne la chargée de clientèle, mais Bruno lui décoche un regard de ninja.
Ainsi passent plusieurs semaines. Grâce à son ordinateur, Bruno suit à distance les circonvolutions de ses avoirs outre-Atlantique. L'argent se bloque tout seul dans des entreprises douteuses – armement, produits pétroliers, cholestérol – et ne compte pas du tout rentrer en France. À chaque achat, la banque prélève une commission pour "frais de gestion à risque", entendez les précautions qu'elle prend pour circonscrire la maladie, ce qui diminue d'autant les réserves de graisse. À ce rythme, après une dizaine d'allers et retours dans la nouvelle économie, les gains modestes réalisés avec le titre Boeing sont siphonnés par le néant. Le reste du portefeuille ne tarde pas à les suivre, inexorablement, comme la batterie d'une voiture dont on aurait oublié les phares.
«Saleté de dollar!» pense Bruno, mais que peut-il faire?
Il soulève la cloche de verre et prend le billet, tout plat désormais, et tout vert. Avec de grandes précautions – car au moindre faux pas George Washington essaierait de le mordre – il l'épingle à une plaque de liège. Il sort un couteau suisse, des aiguilles, une seringue. De longues heures il s'escrime sur le maudit rectangle. Il pique, il découpe, il tire. Quand vient l'aube, rien de ce qui est dans les tripes du dollar ne lui est inconnu. Il s'endort épuisé, terrassé par des découvertes prodigieuses qu'il a été le seul à voir.
Le lendemain, il est en cessation de paiement. Sa banque prend une voix toute triste et l'interdit de chéquier. Il est contraint de fermer boutique et s'en va errer sur le continent. Je crois qu'il est clochard, maintenant. Le destin de bon nombre de philosophes et de justes. Une forme de spiritualité par rapport à l'argent.»
Oncle Guillaume avait terminé. On resta assis dans le soleil couchant, oisifs parmi les longs éclats des cendriers, des carafes et des verres vides. Les bocks transparents, les flancs couverts de traînées de mousse, faisaient courir sur les tables des paramécies menaçantes. Puis, quand l'ombre du nez devint plus longue que la moustache, le soleil accéléra soudain, comme s'il avait mis sa roue sur une forte pente bien dégagée, les lumières tintèrent une dernière fois dans une débauche de contrastes et la pénombre dorée s'étendit langoureusement. Il est des silences qui sont des oasis de bonheur.
Quand on sortit du bistrot, sur le chemin de la maison, je montrai à mon père les disques et autres gadgets que nous avait prêtés oncle Abe.
«Ah, il fait du prosélytisme!» s'emporta mon papa.
Il me confisqua tout le sac et le jeta dans une benne de travaux publics.
Après dîner, prétextant une envie de prendre l'air, j'allai récupérer les disques en cachette. Ça pouvait avoir de la valeur. Je les conservai plusieurs jours sous mon matelas, puis je les revendis à un broc ambulant. Mon épargne fut la première étonnée de la somme que je parvins à en tirer.
«Alors, les enfants, vous en dites quoi?»
Ce fut par ces mots que l'oncle Abe – anormalement en avance – nous cueillit un jour que nous arrivions au bistrot, en avance nous aussi par manque d'activités parascolaires.
«La canaille se lève tôt», me souffla Wolf.
Nous devinâmes aisément qu'il nous avait guettés, nous et personne d'autre, pour nous parler entre six yeux avant l'arrivée des vétérans.
Le patron somnolait derrière le comptoir, la patronne déchargeait le lave-vaisselle: il n'y avait pas de danger à s'afficher en compagnie d'oncle Abe. Alors je lui improvisai un truc sur les passerelles qui existent entre la haine et l'amour, car je me figurais qu'il avait été traumatisé par les attaques qui avaient repris de plus belle depuis son retour. Je lui dis qu'il ne fallait pas qu'il se formalisât pour tous les gros mots qu'on lui envoyait, qu'au fond on l'appréciait vachement – je soulignai ce mot, vachement, car il me paraissait porteur d'un maximum de sincérité – et même que sans lui notre vie de quartier ne serait plus tout à fait aussi spontanée – là-dessus, je n'exagérais pas. Enfin, je lui montrai en quoi nos altercations étaient une expression vivante de la démocratie.
«Ah, mais je ne parlais pas de ça, Jean-Ramsès, m'arrêta-t-il, et je me sentis un peu couillon. L'opinion de la meute ne me dérange pas. Avez-vous écouté les disques?»
J'avais complètement oublié ces gris-gris d'un autre âge.
«Comment as-tu trouvé l'enregistrement rare d'Al Hirt? insistait-il. Et ce rock lourd de ZZTop, à l'odeur de pétrole?»
J'eus un geste vague.
«On les a bazardés, dit soudain Wolf. Hop hop, à la poubelle à ordures. Disparus, tes fétiches! De l'air! Vis avec ton temps, mec.»
Le coup me prit à froid dans le plexus. Je compris que Wolf se vengeait ainsi de la petite trahison que je lui avais servie l'autre jour face à l'oncle Guillaume, quand j'avais cafté. Ce geste pas joli me mit immédiatement dans l'embarras car il n'y a rien qui produise aussi mauvaise impression que de l'hypocrisie démasquée.
«Mon père les a bazardés», corrigeai-je, mais le mal était fait. Oncle Abe prit ses distances:
«Pourquoi donc les as-tu montrés? Tu es donc aussi lâche que les autres? Et vicieux en plus? Tu ne comprends donc rien?»
Le voilà parti dans une tirade sur les mérites de son Eldorado, rapportés à la petitesse de notre pays et de ses habitants. «La petite royauté», qu'il nous appelait. «La petite royauté peuplée d'arrogants et de complexés.» Nous ne nous trouvions pas si petits que ça, Wolf et moi, au contraire on débordait d'énergie, l'avenir sur l'île nous paraissait moelleux dedans et doré sur le dessus, comme les fesses de madame Saint-Ange, on ne voyait pas où il voulait en venir avec ses propos catastrophistes.
«Mais ouais, disait Wolf, c'est ça, t'es le meilleur.
– Si danger il y a, il vient de là-basy ajoutai-je. Mais je ne veux pas polémiquer avec un petit p.»
D'autant que le bistrot commençait à se remplir. Nous dégageâmes vite fait à nos places. Oncle Abe s'enferma dans un mutisme noir qui suppurait. Il rejoignit son coin sombre et resta planté là comme la statue du commandeur.
Oncle Guillaume arriva et j'eus ma deuxième mauvaise douche de la journée.
«Bonjour les mômes, nous dit-il. Aujourd'hui l'histoire que je vais raconter n'est pas pour vos jeunes esprits. Désolé, mais vous dégagez.
– On n'a rien fait de mal, onc' Guillaume, protestai-je au bord des larmes.
– On ne discute pas.»
Nous commençâmes à pleurnicher, et mon père, voyant à quel point nous étions déçus, tenta de négocier, en vain.
«C'est la Saint-Valentin, expliqua oncle Guillaume. Les dames ont été nombreuses à demander une crêpe spéciale.»
Mon père hocha la tête: on n'avait pas le choix. Le front bas, nous nous exécutâmes. Dans notre dos, on entendait les voix animées des habitués, les trémolos du patron et les rires étouffés des femmes. Rarement dans ma vie j'eus à maudire mon âge avec autant de force.
Penser que l'on irait à la pêche serait mal nous connaître. On fit semblant d'aller vers la plage, puis on coupa par le sous-bois qui nous amena de l'autre côté du grand bâtiment mitoyen au bistrot, où l'on entra pour se faufiler au dernier étage. Un peu de voltige, et nous voilà sur le toit, au-dessus de la cuisine, émoustillés comme des pucerons. Wolf, plus doué que moi dans ce genre de manipulations, sortit un canif et l'on eut vite fait d'ouvrir le sas.
«…d'aucuns ont des attirances sexuelles pour les demoiselles de là-bas,, entendit-on la voix posée de l'oncle Guillaume. Leur discours est simple: peu importe les dangers et les forces malfaisantes, si l'on s'aime, tout est rose, la vie est pleine de cœurs en guirlandes. Combien de godelureaux se sont fait attraper par leur, pardonnez-moi, parce qu'ils n'avaient pas vu au-delà des apparences séduisantes. À tous les jeunes gens ici présents (on devina qu'oncle Guillaume regardait le docteur Soubise), je voudrais dire ceci: évitez de copuler avec les créatures de là-bas, car bien des désenchantements vous y guettent.
À ce propos, je vais vous raconter l'histoire qui est arrivée à mon ami G, grand amateur de la chose, connaisseur s'il en est de tous ces tours de passe-passe que l'on nomme "positions", adepte de tourisme tagada dans les pays les plus sordides. À moins que vos oreilles ne soient pas faites pour ce genre de récit corsé.»
On entendit de nombreuses protestations et un brouhaha joyeux envahit le bistrot.
«Je vous préviens sérieusement, et ne venez pas vous plaindre après, insista oncle Guillaume.
– Allez onc' Guillaume, on n'est pas des gamines, vas-y, déniaise-nous.
– Bon, d'accord, capitula-t-il de bonne grâce. Mon ami G fréquente un port mal famé, sur le continent, pas très loin de chez nous, un port où se pratiquent toutes sortes de déviations avec des filles incroyables venues spécialement des coins paumés du monde, Hao Bin, Dniepropetrovsk, Samarkand, voyez, ce genre de destinations où même une lettre met trois semaines pour arriver. Il y a pris ses habitudes, noué des relations. Un jour il a vent d'un arrivage extraordinaire, une perle d'une grande beauté, une fille de là-bas, G est tout excité, vous pensez bien, il n'a jamais fait avec ce genre de fille, dans nos contrées c'est une marchandise rare, à moins d'aller directement s'approvisionner au pays, mais c'est tout une expédition, qui n'est pas sans risque, comme vous le savez. Toutes sortes de bruits circulent, la belle serait un mélange de Cléo de Mérode, de Mata Hari et de princesse Leia. Elle ferait de ces choses… De nombreux amateurs se rassemblent au port, les prix grimpent. G est bien introduit dans le milieu, il y jouit d'une réputation d'homme sage, bon payeur et gentil avec les filles, il a une sorte de bonus, on le met parmi les premiers sur la liste, à condition bien sûr qu'iî ait de quoi assurer, au propre comme au figuré.
– Comment ça, hi hi hi, au figuré? demanda une voix de femme.
– Ben euh, en plus du prix, la belle demande des clients capables de s'investir dans la durée, des types consciencieux, quoi.
– Ah, si l'on avait le choix, soupire la voix de femme.
– C'est quoi ces chichis? s'insurgea le patron. Le client est roi!
– Pas dans l'univers du grand luxe, dit sobrement oncle Guillaume. Il faut le mériter. À côté, madame Saint-Ange c'est le Franprix du pauvre, excusez-moi de la comparaison, je ne cherche à vexer personne. G n'est pas à ce niveau d'amateurisme. Il lui faut des sensations extrêmes. Il fournit les preuves nécessaires, il paie le prix demandé, et le voilà muni de son billet d'entrée, à dix-huit heures trente, quai de l'Embarquement, cabine n° 50, il erre dans le port en attendant sa séance.
À vingt minutes du rendez-vous, alors qu'il en est à compter les pavés, avec son (pardonnez-moi) qui est tout dur au fond du pantalon, une vieille femme très laide s'approche de lui. Il essaye de la repousser mais elle s'accroche à lui en chamachant de sa bouche édentée: "Fais gaffe à toi, de sombres démons tournent autour de toi." Pour s'en défaire, il lui lance une pièce de monnaie. La vieille prend ça pour un geste du cœur et à son tour elle lui donne une petite croix en bois: "Elle te servira le moment venu."
Vient l'heure fatidique. G entre dans la cabine n° 50. Il voit une belle créature blonde, avec de longs cheveux bouclés, un visage mignon assez standard, le corps entièrement couvert d'un épais peignoir. "Qui me dit qu'elle vient de là-bas, se demande G, méfiant. Il faudra que je demande un certificat."
Alors ils s'y mettent, sauf que la fille examine le corps de G, minutieusement, pour y chercher des coupures éventuelles, des traces de champignons – entre les orteils ou derrière les oreilles -, des boutons d'herpès, tous les défauts possibles qui indiqueraient un manque d'hygiène ou une maladie. Elle finit par la crasse sous les ongles qu'elle nettoie avec une petite brosse enduite de liquide antiseptique. "Tout cela est bien étrange", pense G, un peu dégoûté.
Il enfile sa petite précaution, mais ce n'est pas suffisant. La fille sort deux sacs plastiques spéciaux à mettre sur les pieds et une sorte de cagoule. Un appareil spécial en forme d'hygiaphone est prévu pour la bouche et le nez. G comprend que c'est pour éviter les écoulements de salive, porteuse de germes et de mauvaises odeurs. Enfin ils s'y mettent pour de bon. Dans cet accoutrement ridicule, G a chaud comme un lapin, ses pieds glissent sur la moquette et son (pardonnez-moi) n'est plus tellement raide. La baudruche se dégonfle, si je peux me permettre, malgré les atouts indéniables de la fille. Quand on sait le prix qu'il a payé, les sacrifices en temps consentis pour cette tocade, le résultat est assez décevant. Une grande frustration flotte dans l'air.
Voyant cela, en grande professionnelle, la fille ouvre son peignoir et applique la règle des trois profondeurs, d'abord la bouche, puis la… vous me comprenez, enfin le… Mme Bovary.
– La totale, siffla une voix d'homme que nous attribuâmes au facteur.
– Non, mais dis donc! répliqua sa femme.
– Je suis désolé pour ces détails un peu techniques, poursuivit oncle Guillaume. Sans eux, mon histoire ne tient pas. Pas davantage que le (pardonnez-moi) de mon ami G. Car malgré la science de la dame, il reste flagada comme un masque à gaz, tout ce qu'il a vu jusqu'à présent ne le branche pas plus que ça. Il s'apprête à ranger son outillage quand la fille se soulève sur la couche et lui fait comprendre qu'il ne regretterait pas de jeter un coup d'œil plus poussé aux endroits délicats. Genre, t'as pas tout vu, mec. Regardes-y à deux fois avant de critiquer. Lis entre les lignes. Il obéit, plus par curiosité que par concupiscence, et miracle! il découvre effectivement en haut des fesses une petite merveille, une ouverture dont il n'avait pas soupçonné l'existence, et ce n'est pas le Mme Bovary, no-no-non, encore moins la… vous me comprenez, car c'est tout petit et circulaire, tout bordé de pétales rose sombre, donc je dirais que techniquement ça ressemble à un deuxième trou du cul, aussi incroyable que cela paraisse.»
Il y eut un silence consterné. Wolf choisit ce moment pour éternuer mais personne ne fit attention. Je crois que l'on aurait pu danser la farandole des canards sur le toit du bistrot que personne n'aurait bougé. Oncle Guillaume demanda une petite gnôle. Après un tintement caractéristique, le récit reprit.
«Je ne sais pas quelle aurait été la réaction d'un type normal, peu rodé aux parties de plaisir, peut-être se serait-il enfui, mais mon ami G ne s'est pas démonté. "Je vais lui montrer ce que valent les petits Français", se dit-il. Surtout son (pardonnez-moi) était tout nerveux comme un cheval avant l'ouverture des grilles, tout partant qu'il était, on aurait dit Christophe Colomb. Une deuxième jeunesse. Alors il y est allé, dans le Mme Bovary d'abord, pour avoir des éléments de comparaison, puis, une fois qu'il en a assimilé les pulsations, dans le… Salammbô, puisqu'il faut bien lui donner un nom. Salammbô lui paraît plus étroit, rugueux, intime. Il sort et revient dans Mme Bovary, très pastel, un brin vieux jeu, traditionnel, mais ça a aussi son charme. Par réaction il trouve Salammbô un peu jeune, mal abouti et risqué comme peut l'être un chemin au bord d'une falaise. Pour en avoir le cœur net il y retourne, c'est ferme là-dedans, élastique et profond. Ses certitudes s'effondrent. C'est maintenant Salammbô qu'il pare de toutes les vertus. Il passe son temps à hésiter ainsi entre les deux pour délivrer son cri final, quand la dame, le voyant indécis, guide sa main encore plus haut dans le dos, vers un bourrelet très intéressant qu'il a négligé jusqu'à présent. Il tâte la chose machinalement et son doigt tombe… sur une cavité.
– Nom de Dieu! jura mon père.
– Oui, soupira oncle Guillaume. Trois fois oui. Il a trouvé Bouvard et Pécuchet, aussi circulaire que les deux autres, aussi sympathique en apparence, mais comment faire abstraction du fait que c'est le troisième de la même race sur une seule femme? Déjà le deuxième c'était grave, et seule la lubricité sans bornes de mon ami G a pu le motiver à en affronter les mystères. Bouvard et Pécuchet est de trop. G perd soudain toute consistance. Il songe à ce qu'il a fallu subir à la fille pour en arriver là. D'habitude c'est seulement les seins que l'on refait, peut-être le nez ou les lèvres. Quand on sait – par ouï-dire – que chez madame Saint-Ange, le plus osé dans le genre est un piercing dans la… vous me comprenez, on se dit que la fille, ou plutôt son manager, a dépassé les bornes du bon goût.
– Et du supportable, corrigea une voix outrée de femme.
– C'est dégueulasse», enchérit le patron. Soudain:
«Ce qui est dégueulasse c'est d'inventer pareilles sornettes», jaillit la voix d'oncle Abe.
Le bistrot fut secoué par une quinte de toux étouffante, comme si une arête de poisson lui était restée coincée dans le gosier. Les murs tremblèrent un peu, les verres tintèrent – l'un d'eux se fracassa au sol -, et l'oncle Abe fut recraché dans la rue, un peu ahuri par la rapidité de son expulsion, la veste contusionnée, les cheveux en vrille. Il s'éloigna clopin-clopant en affectant un air de dignité qui ne trompait personne.
Le brouhaha se consuma rapidement. On aurait dit que l'intervention de l'oncle Abe avait été prévue, sinon espérée, qu'elle n'était qu'un mauvais moment à passer dont on ne pouvait faire l'économie, ce qui la rapprochait du traditionnel discours de mariage, pénible pour tout le monde mais indispensable au sentiment d'unité.
«La suite!» criait-on de partout, et l'on entendit le rire lourdaud de l'oncle Guillaume:
«Ho! ho! ho! Dès que c'est un peu grivois, on en redemande, hein?… Toujours les mêmes, hein?» Nous imaginions son sourire espiègle, ses mains gentiment baladeuses, sa moustache en shako.
«Ah, si vous étiez à la place de G, vous vous calmeriez d'eau froide, je vous garantis. Écouter les histoires est une chose, les vivre sur sa peau personnelle, ça, Dieu vous en préserve! Car G est confronté, lui, à cette monstruosité, pire il est encore un peu dedans avec son (pardonnez-moi), et il n'en mène pas large. La fille a beau se tortiller comme le serpent au paradis, il n'a qu'une seule idée en tête: déguerpir au plus vite. Seulement je voudrais vous y voir. C'est beaucoup plus facile à dire qu'à faire. Le (pardonnez-moi) a cette tendance à rester coincé quand l'afflux de sang est trop important. Le sentant défaillant, la fille a comprimé ses facultés. Salammbô se serre à la base comme un gros anneau élastique – ou un nœud coulant, si vous préférez -, les vaisseaux sanguins ne parviennent pas à se défaire du trop-plein, c'est fini, il est dans la souricière. Coincé dans une situation peu enviable, G passe de la gêne au dégoût, puis à l'écœurement. C'est alors qu'il sent distinctement au bout de son (pardonnez-moi) comme une sorte de mouvement circulaire qui ne trompe pas l'expert ès galipettes qu'il est. Il y a une langue au fond du machin!
C'en est trop. Au comble de la révulsion il devient brutal, tente de se dégager: rien à faire, la fille le tient, si l'on peut dire, à la racine. Heureusement il se souvient de la croix de bois que lui avait donnée la vieille femme laide. Il se traîne vers sa veste – avec la fille accrochée à lui comme une sœur siamoise -, glisse une main dans la poche… ouf, elle est là. Il la catapulte sur la poitrine de la créature en lui criant des mots insensés. De peur ou d'étonnement – à moins qu'il y ait une raison plus mystique -, elle relâche ses sphincters. G se sent libre, ébouillanté dans la marmite du diable mais libre. Il se précipite vers la porte sous un flot d'insultes carabinées. Il a eu juste le temps de la refermer avant qu'elle ne se jette sur lui.
– Il a eu chaud, dit mon père.
– Oui, on peut dire ça, fit tranquillement oncle Guillaume. Mais on peut dire aussi qu'il a été idiot d'aller avec une fille de là-bas. L'attirance exotique, la curiosité… Si l'on finit tous en enfer, c'est par curiosité, moi je vous le dis.
– Je me demande ce qui peut naître d'un accouplement avec ce monstre, se demanda le facteur.
– N'y pense même pas! cria sa femme, et l'on entendit une taloche.
– J'imagine que ces unions sont stériles, déclara la docte voix de l'instituteur. Ou alors il leur naît un taré, genre oncle Abe.»
Ils restèrent à méditer ces paroles et nous comprîmes qu'il était temps de filer. Wolf me suggéra de passer chez madame Saint-Ange car cette histoire nous avait donné des idées. Je refusai prudemment. Je n'avais pas assez d'argent pour me payer autre chose que Josiane. «T'as qu'à pas te gêner dans le lave-linge», suggéra Wolf avec ses gros sabots habituels. Je fis la moue. Bizarrement, je trouvais immoral de prendre beaucoup d'argent d'un coup, Il me semblait que les petits larcins avaient plus d'avenir. La stratégie des paliers menait cependant vers le même résultat peu glorieux: tôt ou tard mon père s'apercevrait du trou béant dans ses économies. Comment y remédier? Je n'avais pas de solution.
«Poule moite, me dit Wolf. T'as rien dans le falzar. Tu devrais demander à un chirurgien de là-bas de t'en faire une deuxième.
– Ça sera toujours plus simple que de te faire une greffe du cerveau», répondis-je.
On passa ainsi du temps en politesses, puis Wolf rentra chez lui pour écrire une carte de Saint-Valentin à Stéphanie.
Les journées se succédaient ainsi, d'un récit à l'autre, les saisons défilaient dans le désordre de mes souvenirs, les jupes s'allongeaient ou raccourcissaient suivant les modes et l'impertinence de mon regard, l'enfance déroulait pour nous son confortable tapis d'insouciance. Le bistrot ne désemplissait pas, au contraire. Le cercle des habitués s'élargissait: après le journaliste royaliste vinrent la femme de ménage aux origines étranges, le chauffeur de taxi volubile, le sportif sur le déclin, le petit escroc en machines à coudre. La renommée d'oncle Guillaume grandissait, passait le bouche à oreille du village voisin, grimpait plus haut, et l'on vit même des gens du Nord venir prendre le rhum avec nous. Le patron installa une grille en fer-blanc pour le rangement des vélos et embaucha une étudiante, payée au noir, qui eut tôt fait de déniaiser le docteur Soubise. Nous avions un vague espoir, Wolf et moi, d'être les prochains sur sa liste. Hélas, vu notre jeune âge et l'absence chronique d'argent, nous ne représentions qu'un très faible pouvoir d'attraction. Ainsi tournait notre île, poussée par les marées, et se vidait le lave-linge de mon père, inéluctablement, comme une cruche percée, nous permettant de faire fonctionner nos jeunes attributs chez madame Saint-Ange.
Oncle Guillaume, lui, ne changeait pas. Il venait lentement à sa table, s'installait en passant et repassant le dos de la main sur sa moustache, jetait un rapide coup d'œil sur ses ouailles – en n'oubliant pas le coin sombre où se tenait oncle Abe, silencieux et hostile, de plus en plus serré à mesure que le bistrot se remplissait -, fronçait les yeux dont l'éclat ne s'altérait jamais. D'abord lointaine, sa voix rocailleuse montait en volume – ou était-ce nous qui nous taisions pour ne pas en perdre une miette? -, nous enveloppant dans une formidable étreinte.
Un mardi après-midi vers quatre heures, alors que l'assistance était particulièrement nombreuse, il s'étonna:
«Il n'y a donc personne qui travaille, dans ce pays?»
Pas de réponse. Le docteur Soubise faisait semblant de chercher quelque papier important dans son sac. L'instituteur toussa abondamment pour signifier qu'il était gravement malade. Wolf et moi, qui avions honteusement séché le cours d'instruction civique pour nous retrouver au bistrot, regardions nos baskets comme si elles pouvaient nous téléporter loin d'ici.
«Moi, je travaille, dit enfin le patron.
– Tu dois bien être le seul», soupira oncle Guillaume, l'air sévère mais intérieurement ravi que des dizaines de types sacrifient leur devoir au plaisir d'écouter une histoire.
«Il faut faire la part des choses, reprit-il. Celui qui oublie ses obligations quotidiennes peut faire le jeu des forces obscures, sans même s'en rendre compte.
– Oncle Guillaume, dit le docteur Soubise, tu nous sers là un discours rétrograde.
– Tous les progrès sociaux de nos pères et grands-pères ont visé à nous affranchir du travail, cet esclavage des temps modernes, récita le journaliste.
– Le mot même "travail", vient du latin trepalium - instrument de torture, souligna l'instituteur.
– Doucement, les enfants, fit l'oncle Guillaume en souriant devant leurs boucliers. D'un côté, vous avez raison. De l'autre, écoutez l'histoire qui est arrivée à un gars du pays, chauffeur de bus sur la liaison La Normande-Saint -Garou, un brave gars approchant de la cinquantaine, lassé par son boulot sans perspective de carrière, avec au-dessus de lui un chef d'équipe un peu rigide qui passe son temps à le contrarier pour les congés ou le repos compensatoire. Face à l'adversité du quotidien, Michel élabore un système. Les jours où il n'y a pas trop de passagers, en période de vacances scolaires ou les week-ends à pont ou tout simplement parce qu'il y a dans la semaine des jours creux qui ressemblent à des jours fériés, il fait semblant de sortir le bus pour la tournée de quatorze heures quinze, mais il prend par l'avenue de la République au lieu d'aller tout droit, puis il se gare dans un endroit discret près de la zone désaffectée, coupe le moteur et s'en va pour une après-midi buisson-nière. Ne croyez pas qu'il traîne au bistrot – comme certains -, ce n'est pas le genre. Il se rend à la bibliothèque municipale, oui monsieur, où il se documente sur divers sujets historiques qui l'intéressent. Parfois, il fait des recherches dans les archives de la préfecture pour construire son arbre généalogique. Il est ainsi remonté jusqu'à Hugues Capet. Pendant ce temps, les usagers – peu nombreux – attendent patiemment la tournée suivante ou prennent le taxi, pour ceux qui sont pressés. C'est tellement devenu une habitude que les gens ont fini par comprendre que le bus de quatorze heures quinze était sans doute une erreur, une faute de frappe dans les horaires et qu'il ne fallait pas compter sur ce bus-là. D'ailleurs personne ne se plaignait. Le chef d'équipe voyait en fin de journée son chauffeur rentrer en pleine forme et s'en réjouissait dans son fond humaniste. La municipalité faisait des économies d'essence qu'elle investissait dans les espaces verts, les fleurs du rond-point et les attractions pour enfants. Les usagers s'habituaient à marcher, ce qui est excellent pour la santé, mais pas seulement. En marchant, ils prenaient le temps d'admirer lesdits espaces verts, les nouvelles anémones du rond-point, le gazouillis des enfants, leurs poumons respiraient un air plus propre, et, les sens enivrés, ils oubliaient la légère déception de ne pas utiliser de bus – sans faire la relation de cause à effet, évidemment.
C'est dans ce climat de paix intérieure qu'un type tout de propre vêtu monte dans le bus du matin, celui de huit heures dix, que Michel conduit également car il n'est pas question de sécher à cause de l'affluence. Le type est scintillant des pieds jusqu'à la tête, même ses chaussures sont blanches, c'est étrange et le chauffeur le prend dans son viseur du coin de l'œil. Il le remarque d'autant mieux que le type tient une boîte noire, de la taille d'une boîte à chaussures, qu'il essaie de caser sous un siège. "C'est peut-être un colis suspect", pense Michel. Et aussi: "On n'est pas payés pour se faire exploser la figure." Rien d'étonnant à ce qu'il soit nerveux tout le long du trajet, il surveille discrètement le type mais il ne se passe rien de particulier jusqu'au terminus. D'ailleurs il n'a pas une tête de terroriste: il est roux avec des lunettes. Au moment de descendre – sans la boîte noire, remarque Michel, une boîte noire qu'il aurait cachée quelque part (mais quel est l'intérêt de faire exploser un bus vide?) – le type s'approche: "Dites-moi, mon ami, il n'y avait pas de bus hier, à quatorze heures quinze?" Michel est tout gêné. Il se demande ce que veut le type. Il n'est pas de l'inspection des services, c'est sûr, car les gars de l'inspection préviennent toujours quand ils passent, ils ne s'habillent jamais aussi propre et ils ne parlent pas avec un accent aussi marqué, un accent du nord. "Un Russe, peut-être", pense Michel.
– Mais non, s'écria l'instituteur, c'est un type de là-bas !
– Tu as cent fois raison, dit oncle Guillaume. Mais ce n'est pas tout. Comme Michel ne lui répond pas – car il en est encore à analyser la situation – l'usager tout propre prend un air satisfait.
"Je savais bien! dit-il en se frottant les mains. La boîte à transfert ne se trompe jamais. Merci, merci beaucoup!"
Mon conducteur se demande si c'est une blague. Jamais il n'a vu d'usager aussi serein malgré l'absence criante de bus à l'heure prévue. Il pense à une provocation. Mais dans quel but? Pour tout dire, la tranquillité suave de l'étranger ne présage rien de bon. Michel prend une voix agacée, un peu vengeresse:
"Avant de descendre, assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le véhicule.
– Ah, vous m'avez donc vu! s'exclame l'étranger, visiblement déçu. Je n'ai d'autre choix maintenant que de déplacer la boîte à transfert. Comme c'est dommage."
Il revient à la place où il était assis, fouille sous le siège et sort la boîte noire.
"La boîte à transfert? fait Michel. Expliquez-moi."
Et il a le bon réflexe de bloquer les portes. L'autre essaie de se faufiler, mais Michel tient la pression, il estime qu'il a droit à des éclaircissements.
"Je peux rester ainsi une après-midi entière, ça ne me dérange pas", précise-t-il.
Voyant qu'on ne lui donne pas le choix, l'étranger râle un peu, mais il n'est pas le maître ici – c'est encore heureux -, et il finit par céder. Il montre la boîte noire à Michel: l'extérieur est lisse, en métal sombre. Au centre il y a un cadran où se balade une aiguille, comme sur un voltmètre.
"Elle comptabilise les heures avant de les envoyer vers le modem.
– Les heures? s'interroge Michel.
– Oui, fait l'étranger. Les heures que vous perdez. Celles où vous ne travaillez pas. Les pauses café, les faux congés maladie, les grèves abusives. Le mieux pour nous c'est quand vous êtes au bureau sans y être, quand vous traînez la patte, les types qui lisent en cachette, les déjeune-long, les se-la-coule-douce-le-bavardage, voyez?"
Non, Michel ne voit pas – il est un peu de mauvaise foi.
"Ces heures sont automatiquement converties en richesse, un peu comme l'énergie du soleil est convertie en électricité, puis transférées chez nous suivant une formule économique difficile à expliquer où jouent les taux d'intérêt, les taxes douanières, les flux de capitaux et autres notions macroéconomiques. C'est le principe des vases communicants: on récupère ce que vous perdez. Tout ça, grâce à cette petite boîte."
Il tapote la boîte noire amoureusement.
Mon conducteur a du mal à le croire.
"J'en ai jamais vu, remarque-t-il avec bon sens.
– Forcément, répond le type. Je viens d'être affecté à votre secteur. Il n'y a que très peu de boîtes par chez vous. Oh mais ça va changer, on a mis les bouchées doubles. C'est tellement rentable! Et si vous ne la voyez pas, tant mieux, le taux de rendement est meilleur, et de loin. C'est pour ça qu'on l'a faite la plus discrète possible. Je suis sûr que vous avez déjà croisé ces boîtes sans faire attention. Les gens la prennent pour un truc de contrôle de vitesse. Dans les bureaux, on la maquille en détecteur de fumée. Et maintenant, laissez-moi sortir, j'ai du travail, moi."
Le type parti, mon conducteur reste tout perturbé. Alors, comme ça, sans le vouloir, il a peut-être fait le jeu des forces obscures qui ont récupéré ses heures de non-travail, péniblement accumulées depuis des lustres, pour les utiliser à leur profit! Un grand sentiment d'injustice l'envahit: c'est nous qui glandons et ce sont eux qui s'enrichissent, les fumiers! Comme s'ils avaient besoin de ces petits tours de passe-passe pour être encore plus florissants!
Tout à ses pensées, il décide d'assurer la tournée de quatorze heures quinze, on ne sait jamais. Il roule avec son bus vide, il passe devant la mairie, la gare routière, le centre commercial, la tournée complète comme quand il était jeune. Les usagers le regardent comme s'ils voyaient Lazare. "Germaine, viens voir! crient-ils. C'est-y pas le bus de quatorze heures quinze, bonne mère?"
Sa tournée terminée, il rentre au dépôt. Il est fatigué comme s'il avait porté des meubles toute la journée – c'est l'effet de la surcharge inhabituelle de travail. Au dépôt, il parle à ses camarades, il leur raconte l'étranger tout propre, mais personne ne veut le croire. Certains chauffeurs naïfs le moquent ouvertement. Ils insinuent qu'il serait resté trop longtemps au café. Michel se fâche et les envoie promener.
Les jours suivants n'arrangent rien. Il est devenu méfiant, il scrute la foule pour y repérer l'homme, il fouille trois fois son bus après chaque tournée. Surtout, il ne peut se permettre de rater celle de quatorze heures quinze. Il y a comme un ressort interne qui s'est brisé. Il est assidu à son travail, et ponctuel à faire peur. "Vous n'aurez rien, fumiers! pense-t-il. Pas une minute, pas une seconde." Pire, quand la direction demande des conducteurs pour assurer le week-end de Pentecôte, il se porte volontaire.
"T'es fou, lui disent ses camarades, tu nous fais honte."
Il les regarde avec tristesse, peut-être même avec mépris, il a l'impression d'être le seul à se battre contre les boîtes noires, un combat perdu d'avance car comment voulez-vous qu'il compense à lui seul les heures perdues par ses camarades?
"Vous feriez mieux d'aller bosser", leur dit-il, et l'on comprend que ce genre de remontrances ne fait pas plaisir autour de lui.
"Tu déconnes ou quoi? disent ses camarades. Toi, Michel, tu t'es fait l'allié du grand patronat."
Ils s'éloignent de lui. La direction, au contraire, apprécie. Le chef d'équipe l'invite même à jouer à la pétanque, pendant le temps de travail réglementaire, hélas, en programmant de faux stages de formation. Michel, dégoûté, ne peut que décliner l'invitation.
De plus en plus de monde se presse sur le trajet du quatorze heures quinze. On dirait que les usagers ont une fascination pour ce bus longtemps considéré comme perdu. On pourrait croire qu'ils viennent exprès pour admirer l'ardeur au travail de Michel ou faire la conversation. Pourtant il ne leur parle pas, pas plus qu'il ne parle à la hiérarchie, coupable à ses yeux des mêmes dérives laxistes qu'il a connues. Même aux heures de pointe, la solitude le mine. Le regard absent, il fixe la route devant lui, il ouvre et ferme les portes avec une ponctualité diabolique, on dirait un robot.
Un jour, au volant de son bus, il fait un drôle de rêve éveillé. Il s'imagine qu'on lui confie une autre ligne en plus de la sienne. Il ferait en somme le travail de deux conducteurs. En mordant un peu sur les jours récupérateurs, ce n'est pas un pari absurde. Il accepte. Avec ses nouvelles capacités, sentant planer sur lui l'ombre des boîtes noires qui ricanent sous cape à chaque fois qu'il lève le pied, Michel assure comme une bête. Mieux, il s'en sort tellement bien qu'on le prie de bien vouloir passer chef d'équipe. Il multiplie les tournées, ajoute des horaires de nuit, vérifie lui-même la propreté de ses bus. On le nomme adjoint aux transports à la mairie, puis directeur des transports pour l'ensemble de l'île. Il bosse comme vingt. On dirait qu'il est possédé. On le cite en exemple. On l'invite à s'exprimer. Il se voit à la tribune dans un stade: "Qu'est-ce donc que la démocratie, sinon du transport d'usagers d'un endroit à un autre?" Dans la foulée, il instaure le service minimum. Sa popularité sur l'île devient immense. Le cabinet du ministre le remarque…
Son ascension aurait pu continuer ainsi jusqu'à la présidence de la République, quand un passager brise soudain l'enchantement en lui demandant pourquoi le bus ne s'est pas arrêté à la gare routière, comme prévu. À force de rêvasser, il a raté une station. Une dame avec une poussette l'insulte vertement. Michel bave un peu sur sa chemise, puis il lâche le volant et s'effondre dans d'atroces convulsions. Il fait une crise d'épilepsie.
Heureusement le bus n'allait pas vite. On est parvenu à le stopper sans dommages. Michel a été conduit immédiatement aux urgences. Sa convalescence a été lente et pénible. Elle s'est doublée d'une grave dépression. Quand il a repris son travail, on a mis Michel à un poste de paperasserie, puis, très vite, comme il tenait des propos insensés, on l'a catapulté en préretraite. Il s'est pendu trois jours plus tard. À son enterrement, plusieurs témoins ont vu un type tout propre, avec une boîte noire sous le bras.
Non, les enfants, il est malsain de jouer avec le travail. Ne sous-estimez pas les forces obscures et leur technologie. S'il existe un moyen de s'enrichir sur notre dos, ils le trouveront, soyez sûrs.»
Un silence déprimé suivit la fin de l'histoire. Nous pensions tous aux heures perdues qui auraient pu filer à l'ennemi et à l'obligation morale que nous avions maintenant de travailler davantage. Cette perspective fit crisser bien des mâchoires. L'instituteur, excédé par les regards lourds qu'on lui lançait de partout, fut le premier à exploser.
«Tu ne dis rien, oncle Abe? s'adressa-t-il au coin sombre. Tu fais le mort? T'as raison. Ah, il est beau, ton système qui pompe nos richesses, ah, tu peux être fier d'être à la solde de ces parasites! »
On entendit une chaise tomber et l'oncle Abe fit un pas vers nous. Sa frêle silhouette tremblait comme un vieillard dans un courant d'air. Il serrait des poings moites le long de son corps, tels deux piliers, sa froide détermination s'avançait vers nous. Nous, les enfants, nous le regardions avec l'espoir secret d'une bagarre. Mais il ne frappa personne. Ses poings vinrent se croiser sur sa poitrine dans un geste d'une grande théâtralité.
Il nous attaqua de sa voix nasillarde, un peu hystérique. Pourquoi le laissa-t-on parler? Allez savoir, personne ne se doutait des propos immondes qu'il allait nous servir.
«Votre arrogance est un monument, non, c'est un patrimoine», nous lança-t-il. «Votre chauvinisme indécrottable n'a d'égal que votre ignorance», et aussi: «Vous n'existez dans ce monde que comme des alter-là-bas. Que là-bas cesse d'exister, et vous vous effondrez, politiquement, culturellement et spirituellement parlant, comme une merde sans squelette.» Puis, voyant qu'on ne le contredisait pas – surpris que l'on était par la violence de ses propos -, il s'enhardit: «Vous êtes fondamentalement complexés, petits et complexés, le complexe d'infériorité est ce qui définit la politique de la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.» On l'écoutait toujours. Et lui: «Vous êtes des lâches profonds car vous savez bien que le sale boulot sur cette planète sera toujours fait par les soldats de là-bas, ce pays que vous conspuez, vilipendez, injuriez avec d'autant plus de zèle qu'à travers lui ce sont vos insuffisances qui vous sautent à la figure. » Et encore: «Que la Russie veuille bien retrouver son potentiel de nuisance, et vous ferez tous dans votre culotte en dentelle. Que la Turquie devienne radicale, comme hier la Serbie… que dis-je, la Turquie? Chypre vous mettrait les foies, Malte vous écraserait car votre seule arme est l'hypocrisie diplomatique et la haute opinion morale que vous avez de vous-mêmes.» On se regardait, ne sachant comment réagir à ce barrage qui avait cédé, le flot de paroles paralysait nos esprits.
Et lui, il continuait à nous bombarder: «Je vous trouvais sympathiques, j'aimais votre génie franchouillard, votre humour me faisait rire, j'appréciais vos grivoiseries. Plus maintenant. Votre sympathie est du vent, de la gonflette, de la poudre aux yeux, vos insolences sont des pirouettes qui masquent une grossière absence de fond. Vous êtes dans le paraître, la dorure sur étron, la fioriture du vide, la rhétorique du creux. Pour vous, un diplôme aura toujours plus d'importance que les compétences, une explication compliquée sera toujours plus crédible qu'une explication simple, une biographie sera toujours plus intéressante qu'une œuvre.» Enfin, il dit: «Je pars», et il ajouta: «Définitivement. Je quitte le marécage, la province que vous êtes.»
Il transpirait comme un collabo.
Il nous tourna le dos et nous nous réveillâmes. Était-ce le sentiment de trahison qui nous chauffait ou simplement l'impétueuse nécessité de ne pas laisser le dernier mot à ce salopard?
«Il a pété les plombs, déclara l'instituteur.
– Quelle bassesse, s'indigna la patronne.
– Devant des enfants, gémit mon père.
– C'est inconcevableS», bougonna oncle Guillaume, déçu de perdre ainsi son contradicteur attitré.
Curieusement, personne ne se précipita pour lui casser la figure. Il faut dire qu'il était déjà en train de sortir, nous privant ainsi du plaisir de le mettre dehors. Alors, avec une force toute calculée, le patron saisit une carafe vide et l'envoya à sa poursuite. Elle frôla son oreille droite et s'écrasa sur le trottoir. Il accéléra le pas. Ce fut notre seule consolation.
Quand il disparut au bout de l'avenue de la Résistance, le bistrot se mit à bouillir. Tous les mots durs de l'oncle Abe ressortirent sur le tapis, on aurait dit qu'ils s'étaient planqués exprès sous les tables pour venir nous tourmenter plus tard, en tête-à-tête. Le papier peint jaunâtre des murs les avait absorbés et nous les restituait maintenant, par petites doses, pour nous faire enrager encore plus. L'instituteur criait, la patronne beuglait, ça se chamaillait partout, et oncle Guillaume qui ne trouva rien de mieux que de s'endormir dans ce brouhaha, la tête gentiment posée au creux du coude, là où poussent les plaques d'allergie.
Voyant l'ambiance délétère, nous préférâmes partir, Wolf et moi. On connaissait un coin tranquille sur une de nos plages, à l'ombre d'un ancien bunker abandonné, gros prodige immobile puant la pisse de chat et le vomi des hommes. On s'installa sous sa protection à regarder les étoiles. Je caressai le vieux béton qui en avait vu d'autres. Sa casemate principale pointait toujours vers l'ouest.
«Tu sens comme elle puise? demandai-je à Wolf en y appuyant mon front. Je me demande ce qu'elle cherche à nous dire.
– Arrête, Jean-Ramsès, tu me fous les glandes», répondit ce benêt.
Sa myopie spirituelle créait entre nous un fossé infranchissable.
L'ambiance paraissait définitivement cassée avec le départ théâtral de l'oncle Abe. L'absence de contradiction entama la verve d'oncle Guillaume et tua le débat. On fut confronté à un grave passage à vide. Parfois il se taisait gauchement à mi-phrase et notre après-midi se transformait en une morne plaine de Poméranie. Il lui arrivait aussi de manquer d'originalité et de nous servir pour la dixième fois une histoire que l'on connaissait par cœur. On écoutait poliment, on posait des questions pour faire ceux qui s'intéressent, et l'on sortait du bistrot le ventre un peu lourd.
Comme toute nature artistique, il était conscient lui aussi du vertige.
«Je suis un peu fatigué, les enfant», admettait-il, le regard perdu dans les sables mouvants de son plat de lentilles.
Il mangeait lentement, le silence pesant roucoulait autour de nous et l'on se découvrait inquiets comme si on nous avait enlevé une carapace protectrice. Il fallait faire quelque chose.
Le déclic vint de mon père.
«À la prochaine histoire, on n'a qu'à faire semblant de ne pas le croire», suggéra-t-il.
L'idée semblait bonne, mais personne ne voulut jouer le rôle de l'oncle Abe.
«Je pense qu'il vaut mieux l'encourager plutôt que de le contredire, protesta le patron, fort de ses mauvaises expériences passées.
– Il faut tenter les deux, argumenta mon père.
– Moi, j'y vais pas, se bloqua le patron. J'ai une autre idée. Une surprise.»
Mais il ne voulut pas en dire davantage.
Alors mon père:
«Je propose que ce soient les enfants, Jean-Ramsès et Wolf. Oncle Guillaume ne pourra pas se fâcher sérieusement contre des enfants.»
Nous étions outrés, mais que pouvions-nous faire? Je maudis encore plus l'oncle Abe, ce brise-harmonie à qui l'on devait cette désagréable situation.
«Rappelez-vous, les enfants, n'en faites pas trop. De la délicatesse, du doigté», chuchotait mon père. Et moi je bouillais tout bas: «Ta délicatesse, tu peux éblouir où je pense, en l'occurrence sous le lave-linge, à la place du trésor des Templiers qui n'y sera plus.»
On tira à pile ou face avec Wolf pour le rôle du méchant. Je trichai habilement (un peu d'entraînement à la réception de la pièce suffit pour garantir l'immunité du sort), et mon camarade s'y colla.
Tout se passa comme prévu, oncle Guillaume trempa sa moustache et se lança sans grand entrain dans une histoire de sport (on fit la moue étudiée), des athlètes de là-bas qui gagnaient le quatre fois cent mètres systématiquement, à un point où l'on pouvait se demander s'ils n'étaient pas massivement dopés aux substances indétectables (on fit la moue étudiée).
«On la connaît, cette histoire, onc' Guillaume», fit soudain Wolf.
Question délicatesse, Wolf était le meilleur, et de loin! L'assistance se figea.
Oncle Guillaume pivota sa moustache aguerrie.
«Ah oui?» fit-il, et l'on vit la flamme de l'orgueil blessé briller entre les poils argentés. Il poursuivit en martelant les mots de façon désagréable:
«Tu connais tout, toi, Wolf le Connaisseur, alors que tu n'es pas plus gros qu'un crachat. Je suppose que tu connais aussi leur projet Alpha?… Mais si, voyons, le projet Alpha. Celui de robot sportif, une machine couverte de plastique pour tricher aux Jeux… Un humanoïde, hein, avec visage et tout… Wolf? Tu es là? Tu pourrais nous en dire davantage, non?… Pourquoi tu te tais? Un robot capable de descendre sous les 8" 30 au cent mètres. Indétectable au test d'urine car pissant une bouillie préparée à l'avance et contenue dans une poche intérieure. Son vocabulaire est limité à une centaine de mots, "droite", "gauche", "merci public", "au petit-déjeuner, je pars du bon pied avec Kellogg's Corn Flakes", on n'en demande pas plus à un athlète. Demandez à Wolf si j'invente.»
Thomas, l'ingénieur, regardait oncle Guillaume avec des yeux scintillants.
«Ce serait une réussite technologique extraordinaire, murmura-t-il.
– Bof, fit oncle Guillaume. Le cent mètres a l'avantage de se courir tout droit, avec des lignes blanches délimitant les couloirs et toutes sortes de repères visuels facilement détectables par une caméra placée dans la pseudo-rétine. Wolf le Connaisseur le sait bien, n'est-ce pas?… Il saura aussi nous expliquer pourquoi le plastique recouvrant le robot est sombre, imitant ainsi à merveille le noir des Africains.»
Wolf ressemblait à du hachis écrasé mais les habitués étaient ravis. On retrouvait notre conteur au meilleur de sa forme. Thomas, l'ingénieur, faisait des calculs sur un coin de table,
«Tu ne dis rien, Wolf? s'acharnait oncle Guillaume. T'as avalé ta langue? Eh bien je vais t'aider. Sa couleur est sombre, tirant vers le marron foncé, car… car…
– Car cette couverture est la plus adaptée pour capter le maximum d'énergie par rayonnement et alimenter les milliers de cellules photoélectriques cachées en dessous», bondit Thomas.
Oncle Guillaume lui adressa un hochement satisfait.
«Je comprends pourquoi il y a autant de Noirs dans leurs équipes, siffla le docteur Soubise.
– Attention, ce n'est qu'un projet, tempéra oncle Guillaume. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Méfiez-vous des amalgames.»
Un tonnerre d'applaudissements salua autant son honnêteté que la verve retrouvée. Les gens se levaient, chacun voulait le toucher, lui dire un mot gentil. Alors le patron, voyant que l'on avait du mal à circuler à cause de l'enthousiasme, sentant aussi que le moment était venu de frapper un grand coup pour se débarrasser du spleen à jamais, se percha sur le zinc et déclara:
"S'il vous plaît, un peu de silence! J'ai une annonce à vous faire. C'est un peu une surprise. Notre bistrot-restaurant que vous aimez tous et dont j'ai la chance et l'honneur d'être le patron…
– Le maître d'oeuvre! cria l'instituteur.
– Le dictateur! pouffa la femme de ménage.
– Whao, whao, taisez-vous un peu, fit le patron. Je disais donc… nous allons changer de nom. Cette maison, qui n'est pas loin d'être trente-naire, s'appellera désormais… "Le coin de l'oncle Guillaume." J'ai fait faire à mes frais une enseigne lumineuse que voici,»
Il tira de sous le zinc une grande boîte en plastique. Les lettres se détachaient en bleu fluo sur un fond crémeux.
Notre aimable moustachu se dressa, ému jusqu'aux oreilles. Le patron fit clignoter le grand néon, et le visage rubicond de l'oncle Guillaume se couvrit d'une buée de plaisir.
«Merci, dit-il sobrement.
– C'est à nous de te remercier», s'empressa le patron, et il n'avait pas tort, surtout du point de vue de la caisse.
Tout naturellement, il offrit la tournée. Dans l'euphorie, personne ne pensait plus à l'oncle Abe, on aurait dit qu'il n'avait jamais existé. Disparus, évanouis, lui et ses mauvais fluides!
«On devrait faire venir le Libéré, suggéra l'instituteur. C'est un événement, tout de même, un nom de bistrot qui change,»
Le patron était plutôt d'accord, car toute publicité est bonne à prendre, mais l'oncle Guillaume fit son modeste. On pensa d'abord à une comédie de sa part, on tenta même de lui forcer la main, mais il resta inflexible comme le Pont-Neuf. «Non, finit-il par se fâcher. Non, imbéciles. Écoutez-moi. Les journalistes ont leurs problèmes, il ne faut pas les embêter avec moi, ils ont suffisamment d'ennuis avec les infiltrations.
– Comment? – Quelles infiltrations? – Explique-toi.» Oncle Guillaume s'assit avec des airs de grand conspirateur.
«Laissez-moi vous raconter une histoire. Un gars de mes amis a fait les frais d'une nouvelle forme de sabotage.
Jean travaillait dans un grand journal par chez nous, le Républicain, peut-être, ou le Courrier, je ne me rappelle plus. Vous savez que les papiers sont maintenant toujours tapés sur ordinateur, corrigés par ordinateur, mis en page sur ordinateur, transmis à l'imprimerie par ordinateur, tout passe par l'ordinateur. Bientôt ce sera l'ordinateur qui les écrira, tout seul, en écriture automatique, à partir d'un câble pour dépêches AFP et d'une dizaine de mots clés en fonction de la teinte qu'on veut donner à l'article. J'exagère à peine. Bref, sans ordinateur, la création journalistique – voire littéraire -s'arrêterait net.
Alors mon ami Jean reçoit une commande pour un sujet brûlant: la prise de contrôle des réseaux informatiques par des logiciels délateurs venus de là-bas. On en a beaucoup parlé ici, entre nous, mais ce n'est pas un thème qui apparaît dans la presse, et pour cause.
Jean fait son enquête sur le terrain. Il interroge des anonymes informés, il monte son réseau d'in-dics zélés, il déterre les affaires enterrées. C'est du jamais vu, le sommet de sa carrière d'investigateur pigiste. Entre autres révélations, il dresse la liste des logiciels infiltrés, ceux qui sont construits avec des failles soigneusement cachées, programmées pour se déclencher à la réception d'un signal secret, ceux qui envoient en douce les données confidentielles – les numéros de carte bleue, de sécurité sociale, d'allocataire familial – vers des serveurs de là-bas où ces informations seront exploitées pour nous piéger, ceux qui attaquent en sourdine nos sites français pour les bloquer et faire reculer notre langue, ceux enfin qui espionnent tout ce que l'on tape au clavier et transmettent nos lettres, nos mémos, nos dossiers secrets à vous-savez-qui. Jean donne les noms, désigne les complices. Son texte est une bombe.
Tout se passe bien tant qu'il reste sur son calepin, à la main et au stylo. Mais dès qu'il commence à mettre au propre sur ordinateur, Jean s'aperçoit qu'il est confronté à d'étranges phénomènes. À peine a-t-il le temps de taper son premier paragraphe, au ton particulièrement acide, que la bête se bloque – plantage système -, il perd son texte, il est obligé de redémarrer. Heureusement, il a bonne mémoire et toujours son fameux calepin, son compagnon, pour ainsi dire, de la libération. Re-plantage. Et re, et re. Six fois de suite. Pas moyen d'avancer au-delà de quelques phrases, À la septième tentative, l'ordinateur se bloque définitivement en affichant l'écran bleu de la mort.
Il tente de réinstaller le système – dans le temps, il a été abonné à des revues informatiques, il a une vague idée de la manip. Le processus est fastidieux, il passe du temps à chercher les manuels adéquats, or les fameux manuels sont stockés sur ordinateur, qui est en panne, n'est-ce pas, autant dire qu'ils sont au fond de la mer, il n'a plus qu'à chercher une autre machine.
Il emprunte l'ordinateur d'une collègue, et devinez quoi?… même schéma! La machine n'obéit plus dès que Jean se fait un peu virulent. Il comprend alors qu'on veut l'empêcher de travailler. Son texte est trop compromettant pour l'industrie des ordinateurs – contrôlée par les intérêts financiers que l'on sait. Le système d'exploitation s'est allié au traitement de texte pour le paralyser. Il y a un système de censure automatique caché au cœur de la machine. C'est effrayant. Pire, c'est sans issue. Comment voulez-vous qu'il continue: sans ordinateur, pas de texte, pas d'article, pas de journal. Jean se retrouve dans la situation peu confortable de l'innocent qui vient porter plainte au commissariat de police pour s'apercevoir qu'il est tombé dans les mains de ceux-là mêmes qui veulent sa perte.
Au lieu d'insister – Jean a peur de casser une deuxième machine et de bloquer définitivement la rédaction -, il décide de modifier un peu la tonalité de son texte. L'ordinateur veut jouer au plus malin? Ha! Il n'a pas les moyens intellectuels pour se mesurer à un Français! La ruse est le propre de l'homme.
Jean change quelques noms, adoucit les adjectifs, procède par allusions plutôt que par accusations directes, il remplace les remarques sarcastiques par des jeux de mots candides, et miracle, ça passe, l'ordinateur ne détecte rien de suspect. "Ah ah, mon salaud, pense Jean, rira bien qui rira le dernier." Car il n'est pas question de s'agenouiller devant la censure.
Il continue son écriture bémolée, tout en créant un fichier parallèle où il rassemble les remarques virulentes, les noms réels, les dates clés, toutes les compromettances. Une fois sorties de leur contexte, n'est-ce pas, ces phrases ressemblent à du gentil babil abstrait. Cependant, il suffit de lire les deux fichiers en même temps pour reconstituer l'article original, sans complaisances.
Avec cette astuce, le travail avance rapidement et sans incident, il y a même une sorte de fille animée qui surgit à l'écran, avenante, avec tout ce qu'il faut où il faut, une beauté platine qui lui demande s'il a besoin d'aide sur une fonction quelconque du logiciel. "Je suis votre compagnon de traitement de texte, lui dit-elle. Votre muse." Non, il n'a pas besoin d'aide, il clique sur le carré pour la faire disparaître. En vain, la fille ne veut pas décamper, elle tourne en tâche de fond, elle s'incruste dès qu'il a une hésitation, pire, elle lui suggère des phrases. "Pourquoi ne mettriez-vous pas davantage d'adjectifs positifs?" insiste-t-elle en se cambrant. Ou bien: "Votre expression logiciel piégé ou truqué est tendancieuse, dites plutôt logiciel averti ou intelligent, votre phrase sera plus équilibrée." Et voilà qu'elle remplace de son propre chef les mots par d'autres, sans demander l'avis de Jean, dans tout son texte, instantanément!
"Quelle saloperie", pense Jean. La machine a dû sentir qu'il y avait du poison dans le bonbec. Elle se doute bien que son article n'est pas si innocent qu'il en a l'air, alors elle essaie de le gêner. Il redouble de prudence. Mieux, il fait semblant d'accepter les changements, il maquille son texte tout en expatriant les clés de lecture vers un troisième fichier, déconnecté des deux autres. Jean passe à un niveau d'écriture plus subtil, il emploie l'euphémisme, il écrit entre les lignes avec des clins d'œil dans chaque phrase, ses révélations avancent masquées – tout en ne perdant rien de leur dangerosité. Et pour ne pas se faire distraire par la fille, il pense à des cadavres en putréfaction.
Tant bien que mal, l'article progresse – et quel article! un Austerlitz. Il s'étend sur trois ordinateurs, avec trois noms d'utilisateur différents. Seule la réunion des trois fichiers permet de lire le texte tel qu'il a été conçu au départ. Jean les envoie à la collaboratrice chargée de mettre en page, il y joint un mode d'emploi clair et précis. Puis il fait un bras d'honneur à la fille qui se déshabille sur l'écran. "Dans le cul, la sardine, pense-t-il en jubilant. Et profond." Il part en week-end le cœur léger.
Lundi cependant, une mauvaise, une très mauvaise surprise l'attend en ouvrant le journal. Seul le premier fichier a été publié. Sans remarques acides, sans clés de lecture, cela donne des phrases comme "les logiciels de là-bas sont les meilleurs du monde car ils permettent l'expression de la créativité de chacun", ce qui n'était absolument pas le propos, ou bien "le traitement de texte permet d'ordonner ses idées facilement, grâce à la technique révolutionnaire du couper-coller", phrase dont l'innocuité le révulse.
Il appelle la collaboratrice:
"Tu te fous de moi! C'est une catastrophe! Le propos est entièrement déformé!"
Et l'autre: "C'est ton texte, oui ou non?"
Alors Jean: "Oui mais il y avait deux autres fichiers."
Et l'autre: "Non, il y avait juste ton texte qui m'a semblé complet car il y avait une introduction, un développement et une conclusion, et deux fichiers vérolés. L'antivirus m'a conseillé de les détruire. Ce que j'ai fait."
L'antivirus!
La collaboratrice continue:
"Je ne vois pas pourquoi tu t'es compliqué la vie à partager en trois alors qu'un seul fichier aurait suffi. C'est stupide et contre-productif. Et ne me sors pas ta rengaine: la théorie du complot a bon dos. Cela dit, tu te fais du mauvais sang pour rien, on a tous aimé ton article."
Ainsi ils n'avaient rien compris. Non seulement la machine l'avait odieusement manipulé, mais l'esprit même de ceux à qui son article avait été adressé restait imperméable à la vérité, incroyable, vicieuse, sournoise vérité qu'il avait été le seul à décrypter, énorme évidence, trop monstrueuse toutefois pour pénétrer dans l'étroit conduit des neurones ordinaires.
Jean est cerné. Son article a beau susciter des éloges appuyés de sa direction, il sait bien, lui, que sa teneur devrait être diamétralement opposée, qu'il faut lire "noir" là où il y a écrit "blanc", qu'on a besoin d'un effort d'imagination pour vadrouiller entre les lignes et y déceler les messages secrets qu'il a planqués.
Le pire, c'est qu'il ne peut même pas dénoncer le scandale car le moindre de ses articles sera aussitôt corrigé par l'ordinateur, ses idées seront travesties, il sera récupéré par cette puissance occulte qu'il veut combattre. À moins de prêcher oralement, revenir à la langue parlée, négliger l'écrit pour mener la campagne avec des bouts de ficelle rustiques datant d'une autre époque.
A-t-il le choix? Courageusement, Jean quitte son métier de journaliste, change d'identité en prenant le nom de sa mère et devient enseignant intérimaire en informatique et gestion, filière STT. Il travaille au lycée Jacques-Prévert. Il se voit un peu comme un maquisard. Quand il en a l'occasion, il explique aux élèves les terribles chausse-trapes des logiciels, les pièges de l'Internet. Jamais il ne les interroge par écrit, sur traitement de texte. Il fait tout pour les inciter à se servir d'un papier et d'un crayon.
Alors vous voyez bien que les journalistes ont leurs chats à fouetter. Je préfère – et de loin – qu'ils passent plus de temps à naviguer entre les récifs des forces invisibles qui déforment leurs propos qu'à écrire un laudatif sur notre bon vieux bistrot.»
Oncle Guillaume se tut et l'on resta quelque temps silencieux à méditer l'aventure.
«Ah, ben je comprends mieux la tonalité de certains papiers, dit finalement l'instituteur.
– Comment qu'ils te manipulent l'information, se lamenta le facteur. Ils s'incrustent comme des tiques et tu ne les sens pas pendant qu'ils t'influencent.»
La conversation s'anima. Quelqu'un lança une comparaison avec la télévision, puis on dériva vers un classement des médias en «médias de la liberté» et «médias corrompus», cette seconde catégorie étant, de l'avis de tous, la plus largement représentée.
«On dit la télé, mais la télé est pourrie par des émissions venues clés en main de là-bas, gesticulait le docteur Soubise.
– La télé-poubelle a été inventée pour nous décerveler afin de mieux nous opprimer, confirma doctement l'instituteur.
– Ces émissions me dégoûtent, ouh là», disait la femme du patron avec une verve qu'on ne lui connaissait pas.
Avec Wolf, on ne voyait pas trop d'intérêt à cette discussion, alors on décida de se sauver en douce. On prétexta une urgence et dix minutes plus tard on se trouvait dehors.
«Combien de temps tu crois qu'on a?» demanda Wolf.
Je tendis l'oreille. À l'intérieur, la conversation prenait de l'ampleur, comme c'est toujours le cas quand on parle télévision, car c'est bien une chose que l'on a tous en commun, plus même que les gènes.
«Une heure, facile», dis-je.
On se regarda.
«On y va», commandai-je.
Dans ma poche – le reste du lave-linge, une somme rondelette pour mes moyens de l'époque, de quoi nous faire du bien à la Ve République, et pas question d'en choisir une bon marché, à vouloir toujours économiser on rate sa vie, j'avais déjà compris ce principe à treize ans. Non, ce que je voulais, c'était une de mon âge, de celles qui allaient en classe avec moi, comme la Stéphanie de Wolf, mais madame Saint-Ange n'en fournissait pas, ou alors si, mais sous le manteau, par le bouche à oreille, comme on vend des appartements haut de gamme.
Je me rabattis sur la trentaine faisant jeune. Dans un geste de solidarité sociale, je payai la part de Wolf – son milieu défavorisé lui interdisant des escapades de ce genre -, et nous montâmes au troisième, dans le boudoir galant, où nous attendait une bouteille de mousseux.
«Quel décor, disait Wolf à travers les bulles. Dommage que j'ai pas d'appareil photo.»
Comme il voulait immortaliser l'instant quand même, il prit un feutre qui traînait par là, baissa son froc, sortit l'érection et traça dessus, en lettres capitales: PLUG-IN.
«C'est une extension qui accroît le potentiel du système», expliqua-t-il en la secouant comme un encensoir.
Moi, je ne voyais que les quatre premières lettres, le «IN» étant escamoté par le chanfrein du gland.
«Très bien, Plug », dis-je.
On se sépara, chacun pour soi, dans deux cabines où nous attendaient nos promises.
Puis l'on se mit à étreindre l'éternité en poussant des petits cris indécents.
Comme on sortait par le couloir dérobé, fatigués et heureux, on vit un canapé rose où traînait un imperméable.
«Attends, attends, dit Wolf, ce serait-y pas l'imperméable d'oncle Guillaume?
– Impossible, dis-je, onc' Guillaume est au bistrot. Il n'a pas pu venir aussi vite, et franchement, je le vois mal chez madame Saint-Ange.»
Cependant j'avais comme une impression de déjà-vu.
On s'approcha plus près, Wolf caressa le tissu rugueux, la doublure à carreaux…
«T'es fou! chuchotai-je. Toucher les affaires des clients, on risque de nous mettre à la porte pour longtemps.
– Bah, de toute façon, il ne te reste plus rien comme argent», remarqua Wolf, philosophe, en glissant sa main dans la poche intérieure.
Il nous sortit un téléphone de poche en plastique rayé, imitation acier.
«Remets ça immédiatement, ordonnai-je.
– Trop beau», dit simplement Wolf.
Il fit jouer le couvercle, le petit écran s'alluma, et l'on vit apparaître une image de pin-up Tïtter.
«Oncle Abe, s'écria-t-on. Il est ici!»
Une rage fraternelle nous envahit. Le salopard! Au lieu de se lamenter dans un coin sur son échec dans notre société, il se payait du bon temps! Dégoûté, Wolf swingua le téléphone contre le tapis:
«Quand il s'agit de sauter nos femelles, il ne se prive pas, on dirait! Et il ose ouvrir sa grande petite gueule pour calomnier notre pays!»
Cette réflexion résumait parfaitement nos sentiments. Je dis:
«Il a dû laisser sa bagnole pas loin.
– Compris», fit Wolf.
Je cueillis le téléphone blessé, Wolf cracha dans l'imperméable et l'on se dépêcha de sortir.
En cherchant sur le parking, on trouva en effet la Mégane azur de l'oncle Abe, tranquillement garée, comme une verrue bleue.
«Passe-moi ton Laguiole, dit Wolf.
– T'es fou, un clou c'est largement suffisant», répondis-je en lui tendant un truc rouillé que je ramassai dans le caniveau.
Wolf fit tout un côté en appuyant comme un dingue, puis on décampa car la sirène se mit à hurler.
Le soir, je trouvai les restes du téléphone dans ma poche. J'hésitai à les jeter et je m'endormis en réfléchissant à ce plan qui m'était apparu, un moyen radical de résoudre tous mes problèmes, tandis que, dans la chambre à côté, papa et maman faisaient croasser le matelas.
La première phase de mon plan consistait à faire venir oncle Abe chez nous. Ce fut facile à réaliser pour quiconque se souvenait de la rallonge.
«Quelle rallonge? fit oncle Abe d'une voix fatiguée.
– La tondeuse, expliquai-je. Tu as rendu la tondeuse sans la rallonge, oh je suis sûr que tu ne l'as pas fait exprès, ce n'est pas que c'est particulièrement rare, une rallonge, mais bon, ça fait désordre, une tondeuse sans rallonge.
– Ah oui, la rallonge.»
Sa voix montrait une lassitude de condamné. «Je passerai la rapporter dans l'après-midi.
– Nickel chrome, dis-je. Surtout ne sois pas en retard.»
Car j'avais toute une mise en scène à organiser après son départ.
Il vint à l'heure convenue, me tendit la rallonge comme si c'était une corde à laquelle j'allais le pendre – ce qui était le cas, mais il n'avait aucun moyen de le savoir – et s'en alla sans périphrases.
«Je pars dans une semaine», daigna-t-il meubler notre silence.
«On ne te regrettera pas», pensai-je dans son dos.
Je laissai la rallonge à la cuisine, bien en évidence, à un endroit où aucun familier ne laisserait de rallonge, faisant croire que l'oncle Abe s'était baladé de son propre chef dans la maison. Puis j'allai dans la buanderie, j'organisai un désordre calculé parmi les paniers, en faisant attention à déplacer le lave-linge de quinze bons centimètres. Pour parfaire le travail, je sortis le sac Huit-à-huit désormais vide et j'y laissai tomber le téléphone portable. Sherlock Holmes lui-même en aurait enchaîné sur de fort mauvaises déductions.
À aucun moment le remords ne vint m'ennuyer. J'avais certes conscience de faire un sale coup dans l'absolu, mais je ne voyais de vilaines conséquences pour personne. Pour moi, ce n'était que du positif, puisque je dirigeais les foudres de mon père sur un paratonnerre éloigné de ma tête. Mon père aussi ne s'en porterait que mieux: il aurait une explication quant à la disparition soudaine de ses économies, tout en ayant la satisfaction de savoir son fils hors du coup, ce qui était primordial pour un chef de clan comme lui. Oncle Abe, bah, que vouliez-vous qu'il lui arrivât? Il partirait de toute façon avant une semaine, à des milliers de kilomètres, pour un pays d'où les expatriés ne revenaient pour ainsi dire jamais. Il n'y aurait pas de séquelles.
En cogitant de la sorte, j'arrivai en retard au bistrot. Wolf me fit une petite place que je dédaignai pour me faufiler à la droite de mon père. Il ne m'adressa même pas un regard: ses oreilles étaient déjà prises.
«… à l'époque, ouh là, ça nous rajeunit pas, racontait oncle Guillaume, le col de la Vachette n'avait même pas encore été sérieusement asphalté, il y avait de ces crevasses, larges comme ma main, un vrai piège pour les gars qui n'étaient pas du pays. En ce temps-là, donc, Roger a déniché une photo de Hemingway qu'il a posée sur sa table de travail. Il me donnera de l'inspiration, qu'il a pensé. À l'époque, Roger était jeune, il ne doutait de rien, il en était à son deuxième roman. Le monde lui semblait plat et accessible, même aux handicapés. Il avait tellement aimé Le Vieil Homme et la mer. Tu l'as lu, Jean-Ramsès?»
Je sursautai. Si je m'attendais à ce qu'il m'interpellât, moi, l'adolescent insignifiant! Je louai le ciel de m'être dépêché. Cette pensée fit place aussitôt à une désagréable impression de vide, car je n'avais pas grand-chose à dire sur Hemingway.
«Oui, répondis-je. En classe.»
L'instituteur me caressa d'un œil satisfait:
«Bravo, mon garçon. C'est ce que je dis toujours: nous ne sommes pas des ongulés, nous, on étudie aussi bien des auteurs de là-bas que les nôtres, ouverture d'esprit oblige. C'est ce qui caractérise l'enseignement français, alors qu'eux! Ces incultes ne savent même pas où se trouve notre île, qu'ils confondent avec les Açores ou les îles anglo-normandes, quand ce n'est pas Zanzibar.»
Des petits rires entendus se consumèrent un peu partout. Oncle Guillaume attendit patiemment que le calme revînt.
«Alors Jean-Ramsès, peux-tu nous dire de quoi parle ce livre?»
– De la mer», répondis-je sans chercher midi à quatorze heures. Puis, sentant que ma réponse n'était pas suffisante, j'ajoutai:
«Et de la vieillesse, bien entendu.»
Quelque silence plus loin, je développai ma pensée:
«Plus précisément, du rapport de la vieillesse et de la mer.»
Puis, me vint:
«De la destinée humaine vue par le prisme de la mer.»
Enfin je m'entendis murmurer:
«De la confrontation de l'homme – le vieil homme – à la nature – la mer.»
Mon père semblait très fier de moi et l'instituteur m'adressa quelques regards protecteurs. Mais oncle Guillaume dit sévèrement:
«Ah les enfants, les enfants! Vous ne voyez pas au-delà du titre. Pas étonnant que les esprits malins vous bernent comme des petits doigts! Apprenez à disséquer les apparences! Pendant que vous survolez la lecture, le poisson entraîne la barque de Santiago à des endroits où il n'aurait jamais mis les pieds. Vous vous extasiez sur les paysages marins, le poisson ferré, lui, dirige l'homme en sous-mer, et même quand il n'a plus de forces, ce sont d'autres poissons – des requins – qui viennent contrarier la course de l'homme. D'un autre côté, que serait devenue la vie du pêcheur, visiblement défavorisé socialement et culturellement, s'il n'y avait eu ce poisson providentiel? Songez-y. Qui dirige l'autre? Pour aller où? – le livre pose des questions qui sont comme un jeu de miroir avec la vie réelle. Dites-le à vos profs de français.
– Oui», fis-je humblement.
La moustache grise se calma. Le patron apporta ma grenadine. Oncle Guillaume pataugea dans une mousse de bière, tandis que le sens de ses paroles, accompagné de liquide tiède et sucré, descendait jusqu'à ma conscience. La mer était ce bistrot où nous venions chaque jour telle une barque vide de pêcheur, et que nous quittions le soir, la tête remplie d'histoires magnifiques. Santiago, c'était l'oncle Guillaume, évidemment, et pas uniquement à cause de ses cheveux blancs. Je songeai à leurs disputes avec l'oncle Abe, clairement le poisson dans cette histoire, un poisson fort, rusé, à l'aise dans sa peau de poisson, mais un poisson condamné, à plus ou moins long terme, car tel était le sens du récit.
«Reprenons, si vous le voulez bien, dit notre vieil homme. Roger a fait encadrer la photo de Hemingway et l'a exposée sur sa table de travail comme on pose dans les bureaux les portraits bucoliques des enfants. Le soir, on voyait Roger penché sur son manuscrit, écrivant dur, raturant, recommençant, ses feuillets éparpillés comme des cheveux en pétard. Sur la photo, Hemingway écrivait lui aussi, penché sur une table de campagne, barbe et lunettes en vrille, sans un regard pour Roger, quelque part au Kenya. Ainsi avançait la littérature, sous le patronage d'un des plus célèbres auteurs de l'humanité.
Cependant mon jeune écrivain ne manquait pas de lire les critiques qui se publiaient à droite et à gauche, satisfaisant sa curiosité naturelle, et guettant les réactions à son premier roman, publié peu de temps auparavant. Dans cette masse d'articles, une caractéristique l'a frappé d'emblée: la place tout à fait excessive réservée aux romans venus de là-bas. Que ce soit dans Elle ou dans L'Express, on aurait dit que le fait même d'être né à six mille kilomètres donnait le droit à des égards particuliers.
"Ce que j'écris est au moins aussi bien, se disait Roger, mais il y a là un effet de mode manifeste. J'ai un article quand les autres en ont dix. Il n'y a pas de prophète en son pays.
– Si tu publiais plus souvent, tu aurais plus d'articles", lui a répondu sa femme, avec ce sens pratique qui la caractérisait.
"Regarde Hemingway, ajoutait-elle. Prends exemple."
Roger n'était pas un tire-au-flanc. Il a accéléré les cadences. Beaucoup, beaucoup d'heures de loisirs ont été sacrifiés sur l'autel de la littérature.
Plusieurs années passent. L'écrivain n'est plus aussi jeune et fringant. Des crèmes amincissantes traînent leurs tubes dans la salle de bains. La photo de Hemingway a jauni. Maintenant Roger a trouvé son rythme de croisière. Il publie un livre tous les deux ou trois ans. Des centaines de coupures de presse s'entassent dans des boîtes en plastique et encombrent le garage. Dans ces boîtes, il faut se rendre à l'évidence, il n'y a que très peu d'articles sur lui. En revanche, les écrivains de là-bas ont gagné en puissance. Plus Roger sortait de livres, plus ces chacals avaient de retombées, on pourrait presque faire une relation de causalité, ce que ne manque pas de remarquer Jean-Marcel, un ami de faculté.
"On peut construire un calcul, propose-t-il pendant qu'ils prennent l'apéro. Comme tu as conservé tous les articles pendant plusieurs années d'affilée, nous avons une base d'analyse fiable. On fera un classement en articles favorables, défavorables et neutres."
Roger est moyennement chaud, pressentant sans doute qu'il n'en tirerait rien de bon pour son amour-propre, mais Jean-Marcel insiste, ça l'amuse de trier des centaines d'articles, bref, après un mois de travail, ils ont la confirmation mathématique du désastre, énoncé de la manière suivante: plus Roger écrivait rapidement, donc plus il fournissait d'effort créatif, meilleures étaient les critiques pour les écrivains de là-bas. Tout se passait comme si une pompe invisible siphonnait les éloges que méritait Roger pour les déverser sur les parasites.
"Et ce n'est pas tout, déclare triomphalement Jean-Marcel. Si l'on se fie aux résumés des livres, on constate qu'ils copient massivement sur toi en choisissant les mêmes thèmes."
D'abord Roger croit à une coïncidence. Mais Jean-Marcel, armé de sa science, lui démontre qu'elle a bon dos, la coïncidence! Dès son deuxième roman, où Roger nouait un dialogue avec son père disparu, on a observé dans la production littéraire de là-bas un pic de livres dédiés à la paternité.
Ensuite, au fil des romans, les similitudes n'ont fait que crier davantage. Que Roger planche sur un peuple opprimé – thème de ses troisième et cinquième romans – et voici que les autres écrivent au même moment sur les mêmes peuples opprimés. Roger fait de l'autofiction? Bang! les autres font pareil. Veut-il tenter un roman historique? Il est aussitôt imité par les tâcherons qui en sortent vingt au même moment. C'est une malédiction.
"Non, dit doctement Jean-Marcel. C'est une résonance probabiliste.
– Tu es dans l'air du temps, mon chéri, dit sa femme avec son bon sens habituel. Tu vibres aux mêmes accords que la planète."
C'est joliment formulé mais très insatisfaisant pour Roger qui a toujours placé l'originalité, ou du moins une certaine forme d'originalité, en tête de ses préoccupations esthétiques. Au fond de son honnêteté, il admet pourtant qu'il n'y aurait rien de grave à ne pas être original s'il avait lui aussi une part des louanges. Mais c'est loin d'être le cas, les rares articles qu'il se paye sont terriblement convenus. Les critiques gardent leurs superlatifs pour les chimères venues d'outre-Atlantique, sans même remarquer que tout a été inventé chez nous. À les lire, ce serait plutôt Roger qui passerait pour un suiveur. Un comble!
"Quelle toxine! s'écrie-t-il. Venir nous voler nos idées et nos droits d'auteur: comme c'est lâche, comme c'est indigne d'un grand pays!"
Cependant, il ne sombre ni dans l'aigreur ni dans le fatalisme.
Avant tout, démasquer le coupable. Car il y a forcément un espion dans son cercle restreint, un traître qui a infiltré son intimité depuis des années et qui télégraphie ses renseignements à l'ennemi.
Oncle Guillaume fit une pause pour commander une spéciale lardons, la femme du patron s'activa en cuisine et bientôt une bonne et dense odeur de lentilles triompha aux papilles.
J'en profitai pour glisser à mon père:
«Papa, oncle Abe est venu à la maison aujourd'hui.»
Il n'en revenait pas. J'expliquai:
«Il a appelé, insisté, genre il faut que je vienne, genre c'est indispensable, et plus je disais que tu n'étais pas là, plus il mettait le pied dans la porte. Il a parlé d'une rallonge.
– Quelle rallonge? s'étonna mon père.
– Une rallonge, quoi, celle de la tondeuse.
– Et tu l'as laissé entrer?
– Une rallonge est une rallonge», dis-je avec une conviction inébranlable.
Alors que bien des années ont passé, je m'étonne de cette facilité que j'avais de mentir aussi proprement, dans les yeux, sans jamais douter. Ah, si seulement j'avais cultivé ce don comme les petits virtuoses travaillent leur archet au lieu de me contenter de suivre la pente de mes talents naturels!
«Il a demandé d'aller à la buanderie, poursuivis-je. Pour un truc qu'il devait te laisser, à ce qu'il m'a dit. Ensuite je l'ai entendu qui faisait un boucan comme s'il déménageait, et je l'ai vu sortir par la porte dérobée., sans au revoir ni rien.» Mon père changeait de visage. «Oh le chié, le chié!» Il partit comme un jet.
Au passage, il heurta la table de l'oncle Guillaume et le plat de lentilles trembla sur ses bases. «Bah où il va comme ça? s'écria le facteur. – Ça ne l'intéresse pas beaucoup, mon histoire», soupira oncle Guillaume. Il se mit à bouder.
«Allons, onc' Guillaume, s'empressa-t-on, tu ne vas pas devenir grognon, dis? Tu sais bien que Pierre-Loup est un peu sur les nerfs en ce moment, tout ça.»
Pendant que les habitués sortaient la pommade, je me laissai couler sur ma chaise avec un certain sentiment de supériorité. Rien ne me résistait: je me voyais en train de tirer les fils du cosmos pendant que les petites gens couraient à leurs petites besognes. Un mensonge de mon orteil eût suffi pour que le monde se précipitât dans quelque gouffre de mon invention.
«Tu rêves, Jean-Ramsès? m'interrompit la voix de l'oncle Guillaume. Fais gaffe, gamin, il faut que tu sois deux fois plus attentif que d'habitude si tu veux raconter la suite à ton papa. Ressaisis-toi.»
Il avala les dernières lentilles et poursuivit.
«Je disais donc que Roger a des soupçons. Il se met à son énième livre. Il écrit, il a les sens en alerte et les mains qui tremblent.
Un soir qu'il est en train de boucler un chapitre difficile, il a enfin la preuve. Un truc de fou. Son copain de toujours, Hemingway, a bougé sur la photo, juste un frémissement, un froncement de sourcils à peine perceptible mais significatif. Roger écrit encore un peu, ou plutôt il fait mine d'écrire, et hop! il lève brusquement la tête: il surprend alors le regard avide du grand homme, qui se baisse aussitôt, tout confus, comme un cancre qui se fait prendre par le professeur.
Hemingway! Voilà le traître! La cinquième colonne s'était faufilée directement sur sa table de travail, depuis toutes ces années. Satané Hemingway, dont on ne sait plus trop quoi penser: d'un côté, c'est un des plus grands écrivains du monde, de l'autre il passe son temps à espionner Roger, par photo interposée. Il transmet les secrets de fabrication, les idées, peut-être des phrases toutes faites, aux écrivains de là-bas, par une sorte de réflexe de solidarité nationale.»
Il y eut un flottement.
«Mais, onc' Guillaume, ce n'est qu'une photo, protesta faiblement le facteur.
– Hemingway s'est suicidé il y a longtemps, ajouta l'instituteur, fier d'étaler sa culture. Tu crois que l'on peut, comme ça, d'outre-tombe…
– Peu importe, s'agaça oncle Guillaume. Le processus concret de pompage n'est pas ce qui préoccupe Roger. Il n'a pas l'esprit scientifique – n'est pas Jean-Marcel qui veut. Peut-être assiste-t-on à une forme de télépathie. Peut-être existe-t-il un lien invisible entre toutes les photos de Hemingway, un fil qui autorise ces transferts, un tunnel paratemporel ou Dieu sait quoi, un peu comme le réseau Échelon, toujours est-il que les photos de Hemingway, ce n'est pas ce qui manque, et je ne pense pas que ce soit dû au hasard. Réfléchissez-y, vous qui croyez tout savoir. Un jour on finira par percer ce mystère, comme on a percé de nombreuses lois de la physique qui semblaient délirantes. Regardez les ondes hertziennes, elles sont invisibles et pourtant on reçoit bien la radio et toutes sortes de bruits… suivez mon regard.»
Venant de nulle part, comme la voix du Seigneur, un téléphone de poche s'était mis à jouer la Valse brune. Oncle Guillaume eut un geste de triomphe: qu'est-ce que je vous disais? Chacun se précipita vers sa poche à téléphone croyant que c'était le sien. Enfin, le chauffeur de taxi sortit l'engin hurlant, il le tripota de longs instants avant de tomber sur l'interrupteur.
«Excusez-moi», dit-il platement. Comme on méditait sur les lois impalpables, le chef d'entreprise dit:
«J'avais un salarié qui recevait France Inter directement dans sa tête, tous les matins, entre sept et huit heures. Personne ne le croyait, évidemment! Il l'entendait en bruit de fond, mélangé à ses pensées. À la fin il s'y est habitué.»
Oncle Guillaume grommela quelque chose pour couper court au récit concurrent. Puis, voyant que l'agitation ne cessait pas, il fit semblant de mettre son imperméable, Le calme revint instantanément.
«À la bonne heure, dit-il. Parce que je n'ai pas que ça à faire. Si je reste parmi vous, c'est que je le veux bien, par gentillesse – je m'excuse d'avoir à le préciser – et par devoir. Pour que les jeunes oreilles ici présentes en prennent de la graine. Les enfants sont notre avenir, à nous, les vieilles peaux, et je parle sans coquetterie.
Bien. Je termine. Ebranlé et déçu par la trahison de Hemingway, Roger élabore un plan de combat pour les jours à venir. C'est une envie de revanche qui le pousse – et Dieu sait que ce sentiment est puissant. Pensez, il tient une occasion unique de rendre à la littérature de là-bas la monnaie de sa pièce. Il va utiliser Hemingway comme un agent double.
Il ouvre le dictionnaire au hasard et pioche quelques mots: ce sera Luxembourg, ostéoporose, tamtam. Il n'y a aucune logique, c'est même parfaitement dénué de sens, et c'est le but. Son prochain livre consistera à broder de vaseux festons autour de ces trois thèmes.
Il fait semblant de s'appliquer, parfois il pique de fausses crises d'écrivain en manque d'inspiration, il a l'air de souffrir comme un vrai créatif travaillé par la précarité de son œuvre, tout en étudiant en douce le comportement de Hemingway. C'est difficile et jouissif en même temps. Car l'autre, ne se doutant pas du piège, recopie studieusement les inepties de Roger.
Quand il termine, il tape le mot «fin», bien en évidence, seul au milieu d'une page, pour que le voleur en prenne note, puis il porte le manuscrit à son éditeur et part en vacances faire de la plongée dans le sud de l'île.
Vient septembre. Roger rentre chez lui, bronzé, reposé, l'œil espiègle. Son manuscrit l'attend dans la boîte aux lettres. Il a été renvoyé par l'éditeur. Un mot sec comme une fiche de paie lui enjoint de ne plus écrire, jamais, et de mettre le charabia à la poubelle.
"Salaud, pense Roger. Si mes romans précédents avaient eu un minimum de retombées presse, il m'aurait valsé un autre air."
Seule consolation, la littérature de là-bas a du souci à se faire. Minée, elle est, la littérature de là-bas, par le sous-marin qu'il lui a envoyé! On n'ira pas la plaindre, n'est-ce pas? Elle n'avait qu'à pas ferrer Roger – le poisson dans cette affaire – et le suivre aveuglement pendant toutes ces années.
Roger le joker rit du mauvais tour qu'il a joué, ha! ha! ha! il se précipite sur les journaux meurtriers, remplis d'articles assassins, il veut lire les lignes sournoises qui s'enfoncent sous les ongles. Ce n'est pas très élégant, mais que voulez-vous? Roger n'est pas un superhéros. Le malheur des uns atténue le malheur des autres, on peut même dire qu'un surplus de malheur n'est pas fondamentalement nuisible à la société, il est comme du cyanure à trop forte dose, il n'agit plus.
Roger ouvre le journal et que voit-il?… Que rien n'a changé! Toujours les mêmes articles exaltés, toujours le même festival de superlatifs, on encense, on se pâme. Et devant quoi? Devant des écrits de là-bas, leurs thèmes merveilleux, ses thèmes à lui! Il reconnaît le Luxembourg, l'ostéo-porose, le tamtam, sauf que les mots employés n'ont rien à voir avec ceux de son éditeur. Le Luxembourg? – comme c'est novateur! à contre-pied de la mode! incroyable! L'ostéoporose? – comme c'est osé! un thème rare, difficile, humain! Tamtam? – mais où vont-ils chercher tout ça, quelle prodigieuse absence de complexes!
Depuis, Roger n'écrit plus. La connivence des critiques a eu raison de l'artiste. Voilà comment la France perd ses écrivains. Une bien triste histoire en vérité.»
Oncle Guillaume prit son imperméable et se leva brusquement. On eut à peine le temps de réaliser qu'il faisait déjà sonner la clochette de la porte d'entrée et disparaissait dans le brouillard du soir. On resta épingles au bistrot comme des papillons sonnés.
Le facteur fut le premier à parler.
«Waouh, on l'a vexé ou quoi?
– Il est fantasque», soupira l'instituteur.
Le patron faisait de gros yeux à sa femme: «Partir comme ça! Michelle, ils datent de quand, tes lardons? T'aurais pas un peu forcé la date limite?»
Nous étions désemparés comme Cendrillon à l'heure du crime. Chacun se trouva des prétextes pour rentrer au plus vite. Sur le pas de la porte, l'instituteur déclara:
«Si ça dépendait de moi, je sucrerais Hemingway des programmes scolaires.»
Personne ne l'écouta vraiment.
Nous quittâmes le bistrot en dernier. Au moment de se dire au revoir, un bien morne salut pour des lendemains qui s'annonçaient menaçants, Wolf se pencha vers moi en pointant du doigt l'entrejambe: «Le feutre.
– Ben quoi, le feutre, demandai-je.
– Il est indélébile!»
Nous partîmes d'un fou rire qui roula plusieurs heures.
«Alors, les enfants, c'est la fin de l'année scolaire? Le livret a été correct?»
On se regarda avec Wolf, on était un peu gênés. Wolf, qui n'avait jamais eu de bonnes notes, se figea comme s'il passait une visite médicale et répondit en faisant vibrer une voix gutturale que je ne lui connaissais pas:
«Oui, onc' Guillaume, ne vous inquiétez pas.»
Il y avait quelque chose de pathétique à voir un grand gaillard comme Wolf, musclé à la grosse louche, une tête de plus que moi et des petits poils blonds déjà éclos au coin des lèvres, se tenir ainsi, au garde-à-vous protocolaire, portant haut son désir de plaire à l'autorité.
Oncle Guillaume accepta la déférence avec sa bonhomie naturelle:
«Allons, je ne vais pas te gronder, je sais que tu fais des efforts. Et toi, Jean-Ramsès?
– Aucun souci, onc' Guillaume. En français, je suis le premier de ma classe.»
J'avais des facilités incontestables, surtout à l'oral, où l'essentiel n'est jamais le fond mais la faculté de plaire. Quand je faisais des bêtises et que je me faisais prendre, ces bonnes dispositions me permettaient de passer aisément le cap des parents en colère: un bon carnet scolaire agit comme une cape d'invisibilité.
«C'est bien, fiston, très bien, ton papa sera content et il a mérité de l'être.»
Sa moustache se dilata en un long sourire bienveillant. Puis il me demanda:
«On ne le voit pas beaucoup, Pierre-Loup, ces temps-ci. Il n'est pas souffrant, au moins?»
Pour mon père, je ne savais pas trop quoi penser. Quelques jours s'étaient écoulés depuis la découverte du vol, papa était soucieux, il ne parlait pas beaucoup à table. Quand il avait fini de manger, il filait droit vers sa voiture et partait travailler, pour ne rentrer que tard le soir, bien après la fermeture du bistrot. Je l'entendais alors qui parlait avec ma mère, leurs voix se mélangeaient dans leur chambre au-dessus de la buanderie éventrée. Il m'était impossible toutefois de distinguer le propos.
Oncle Guillaume eut l'air de partager mes interrogations car il me regarda avec une grande tendresse. Pui il s'ébroua:
«En cette fin d'année scolaire, le temps est venu de vous raconter l'histoire qui est arrivée à Julie P., de La Varenne-les -Flots.»
Les conversations cessèrent aussitôt et l'on se précipita sur les chaises. Une zone de silence, palpable et jouissive comme peuvent l'être les coins privilégiés des sanatoriums, se créa autour de notre conteur. Un losange de soleil se pencha par la vitre et s'étala respectueusement à nos pieds.
«Ah, Julie! commença oncle Guillaume. Une boule de volonté, un concentré de tomate, bosseuse comme un dictateur, c'est à se demander comment elle a fait pour s'enterrer dans ce trou qu'est La Varenne-les -Flots. Les aléas de la vie de famille expliquent beaucoup de choses. Un mari exploitant agricole, un arrière-grand-père mort pour la France et figurant en bonne place sur le monument aux morts, une certaine flemme à faire des études héritée de sa mère, ça vous campe le tableau: à seize ans, Julie P. est entrée en CDI à la bibliothèque municipale, chargée de l'accueil et du classement des livres, poste qu'elle a occupé pendant quarante-deux ans et six mois, prenant ensuite une retraite à taux plein.
À près de soixante ans, les enfants sont déjà grands, la maisonnée tourne toute seule, Julie a beaucoup de temps libre. Elle décide de reprendre un peu les études, le baccalauréat. Elle s'inscrit aux cours officiels par correspondance. Son mari l'encourage en ce sens, estimant avec sa philosophie à quatre roues motrices que ça la tiendra occupée et qu'il l'aura moins sur le dos.
"Le ciel est ta limite, ma chérie", bâille-t-il en sortant sa tête d'un match de première division. C'est toujours mieux que les mots croisés ou le tricot, qu'il se dit.
Julie remplit un dossier de candidature et reçoit par retour de courrier la liste des livres à acheter, les cahiers d'exercice, les manuels. Vous, les enfants, vous avez déjà vos listes de fournitures pour l'année prochaine?»
Non, bien sûr, on les avait au dernier moment.
«Quand vous les aurez, surtout faites attention à ne prendre que des éditeurs connus, Hachette, vous pouvez, Bordas, pas de problème, vérifiez bien qu'il n'y a pas d'intrus, et si un nom vous semble bizarre n'hésitez pas à le signaler au rectorat. Julie ne s'est pas méfiée, elle a pris cette liste au pied de la lettre, résultat: elle est tombée dans un bien mauvais pétrin. Voici comment. Pour le manuel d'histoire, par négligence – ou malveillance – il n'y avait pas de références indiquées, ou plutôt si, mais c'était illisible, une faute de frappe très malheureuse, une certaine maison d'édition Natas, au lieu de Nathan, probablement.
Julie ne fait pas attention, elle va à la petite librairie-papeterie du centre-ville, elle tend sa liste au marchand. Il prend sa commande puis remarque:
"Natas, je connais pas comme éditeur. Doit être un nouveau. Ils nous en pondent tous les jours."
Tiens, c'est étrange, pense Julie. Ce nom ne lui dit rien non plus, malgré son expérience de bibliothécaire.
Elle ne fait pas plus attention que ça. Pourquoi voulez-vous qu'elle se méfie? Un manuel en vaut bien un autre, non? Peu importe l'éditeur, le programme sera toujours le même. C'est là qu'elle se trompe cruellement et nous verrons pourquoi tout à l'heure.
Quelques jours plus tard, elle reçoit sa pile de livres, le magnifique manuel de mathématiques avec un savant fou dessiné sur la couverture, mélange d'Einstein et de Copernic, jonglant avec des racines carrées, celui d'économie où Karl Marx est représenté se battant au sabre contre Adam Smith, celui de biologie où un spermatozoïde en nœud papillon fait "toc-toc" sur un ovule souriant comme une banque.
Enfin le manuel d'histoire, lourd, sinistre, avec en couverture une mappemonde que Julie met du temps à reconnaître tellement elle est déformée. On voit à peine l'Europe qui semble minuscule, riquiqui à côté des autres continents, heureusement qu'il y a l'Italie et sa botte typique sinon on n'aurait aucune chance de la retrouver. Autant dire que la France y est complètement perdue. D'emblée, une impression de vertige.
À l'intérieur, ça ne s'arrange pas. Julie s'aperçoit au fur et à mesure des devoirs que notre pays n'apparaît que très peu comparativement aux autres nations. Les chapitres traitant du xxe siècle sont flagrants: le beau rôle y est laissé à des pays comme la Russie, l'Allemagne, la Chine, le Japon. Sans parler de… Mes amis! C'est le monde à l'envers. L'histoire de là-bas, ses hommes politiques, ses coutumes économiques ou ses guerres sont présents à chaque page, tandis que la France doit se contenter de notes en fin de chapitre, d'une mention par-ci par-là, parfois d'une carte où on la voit à peine.
"Par CDD! s'écrie Julie, les programmes ont sacrement changé!"
Elle met ça sur le compte de l'ouverture internationale. Malgré le malaise qu'elle éprouve et la sensation de perdre pied, sa conscience citoyenne ne peut qu'approuver. "Il est bon, se dit-elle, de s'intéresser à autre chose qu'au nombril."
L'année avance, les devoirs se succèdent, et Julie commence à entrer dans les profondeurs du manuel. Ce qu'elle y découvre est tout bonnement stupéfiant. On aurait dit qu'il avait été écrit exprès pour calomnier la France, oui, la ridiculiser, travestir sa glorieuse chronique pour en faire des boulettes malodorantes, traîner ses grands hommes dans la fange. Un véritable abîme.
Oncle Guillaume sortit un papier jaunâtre plié en quatre. Il l'ouvrit avec de grandes précautions. On aurait dit qu'il manipulait une souche d'un virus particulièrement dangereux.
«Ce sont des extraits que Julie m'a permis de recopier. Je ne les ai encore jamais lus à personne.»
Il nous jaugeait du regard.
«Oncle Guillaume, on n'est pas des mauviettes, dit le docteur Soubise.
– Allez, vas-y, l'encouragea l'instituteur. On est capables d'assumer, hein les gars?
– C'est ce qu'on va voir, soupira oncle Guillaume. Je commence par Jeanne d'Arc. Vous pensez que la sainte femme est une grande meneuse d'hommes qui a sauvé la France?… Détrompez-vous! C'est, je lis, une démente qui entend des voix, une illuminée hystérique comme il en pullule au Moyen Âge, une donzelle qui n'a dû ses victoires qu'aux bavures des Anglais, La folie collective a galvanisé ses troupes comme cela est souvent le cas dans les guerres saintes. Hérétique elle l'était, et on a raisonnablement bien fait de la mettre sur le bûcher, c'est compatible en tout cas avec les mœurs de l'époque. De nos jours, on ne l'aurait pas brûlée, non., on l'aurait internée avec une bonne piquouse de Tiradopéridol. »
Un silence de mort, suivi dans l'instant par une montée de colère: je crois que même les erreurs d'arbitrage au football ne produisent pas de telles déflagrations. Les gens hurlaient, tapaient sur les tables, blasphémaient. Le chef d'entreprise, debout sur sa chaise, insultait copieusement les puissances invisibles qui avaient permis sinon encouragé pareille trahison.
«Attendez, ce n'est pas tout.»
Oncle Guillaume calma son public:
«Il y en a aussi sur la Révolution. Pour vous, 1789 c'est la démolition de la Bastille, la fin du despotisme?… Eh bien, oubliez vos alpha et bêta, d'après le manuel de Julie, c'est… une sinistre farce de prise de pouvoir par des connards assoiffés de sang, incultes, revanchards et nihilistes au sens taliban du terme. »
Il essuya la transpiration qui coulait dans ses yeux, à moins que ce ne fiassent des larmes.
«Napoléon? Vous dites: batailles glorieuses, meubles Jacob?… Encore raté! C'est… des millions de morts en Europe., les Russes à Paris, la bureaucratie sanctifiée, le rétablissement de l'esclavage.
Passons au XXe. Mai 68?… Où est-il, Mai 68?… Ah! le voilà…»
Le papier jaunâtre tremblait.
«Non, je n'en peux plus», dit-il soudain. Il posa le papier et souffla.
L'instituteur se saisit du texte:
«Vous permettez, onc' Guillaume. Mai 68… De jeunes cons naïfs, maoïstes en gants blancs au moment où la Chine crève par millions, qui appellent "Révolution" un événement qui n'a même pas réussi à chasser un dindon sénile, mais qui en parlent trente ans après comme s'ils avaient fait Stalingrad. De… de… »
Il s'effondra à son tour.
«Allez, dis-le, quoi», ordonna le docteur Sou-bise. Mais l'instituteur ne voulait pas. Alors le docteur Soubise attrapa le papier à son tour:
«De euh, de euh, de la diarrhée d'enfants gâtés à côté du printemps de Prague. Ha han!»
Le docteur Soubise hoqueta.
«Stop, les enfants, arrêtez-vous», dit notre brave moustachu.
Autoritaire, il reprit le papier. L'assistance liquéfiée le regardait avec des yeux hagards.
«Vous avez compris. Pas la peine de se torturer inutilement. À chaque fois qu'il est possible de voir le verre à moitié plein, les auteurs de cet insalubre opus se débrouillent pour le voir vide avec une traînée de vieille mousse sur les bords. Julie qui pensait vivre dans un pays au passé glorieux, Julie dont l'ancêtre est mort au champ de bataille, se retrouve le nez dans la salissure.»
Il fit une pause et l'on retrouva petit à petit nos places assises. Au brouhaha des chaises succéda un silence écrasé. Oncle Guillaume poursuivit:
«Curieusement, Julie ne prend pas tout de suite la mesure des inepties. Le manuel parle avec aplomb. Son propos est servi avec quantité de dates, de noms, de photos. Les références bibliographiques sont fournies en petits caractères à la fin de chaque chapitre. Il fait tout pour paraître sérieux. Alors Julie, qui n'est pas une historienne, se dit que des découvertes récentes ont permis de mettre certaines pendules à l'heure. L'histoire est souvent une question de perspective. En élève consciencieuse, Julie gobe les contre-vérités, les approximations et les mensonges, pire, elle les apprend, persuadée de bien faire. Surtout, elle n'y pense pas trop car l'histoire est coefficient deux, alors que les mathématiques c'est sept.
On voit quelle énorme responsabilité pèse sur les auteurs de manuels et l'on frémit à l'idée que des énergumènes peu scrupuleux puissent s'y infiltrer pour laver le cerveau de nos jeunes pousses.»
L'instituteur manifesta son approbation par de violents grognements:
«Ah, si je tenais la pistache qui a pondu ce torchon, je… ouah… je… graaa…
– Attendez, ce n'est pas fini, dit oncle Guillaume, et sa voix sans relief nous fit peur. Julie ne se doute de rien, elle envoie ses devoirs qu'elle fait consciencieusement, mais on tarde à lui faire parvenir les corrigés, par lenteur administrative sans doute. Julie n'y fait pas attention, les maths et la physique la préoccupent autrement. Un jour, on lui demande d'écrire un devoir sur l'Occupation.
– Aïe, fit l'instituteur. Je crains le pire.
– Tu as raison, hélas, cent fois raison. Le pire est arrivé, et même pire que pire, j'en ai honte aux yeux rien que d'en parler.»
Oncle Guillaume baissa la voix jusqu'à la faire traîner par terre, entre mégots et tickets de PMU. Sa moustache ne bougeait presque pas. On aurait dit qu'il partageait avec nous un terrible secret de famille.
«Julie est allée piocher au manuel. Sans prendre la moindre précaution, sans chercher à contredire ses sources, elle a parsemé son devoir d'à priori qui font froid dans le dos. Les enfants, je compte sur vous pour enregistrer dans vos caboches que ce que je vais dire là est une vaste opération de désinformation. Néanmoins, je vous crois suffisamment mûrs pour faire la part des choses, hum hum. Voilà ce qu'elle écrit, Julie, sans penser à mal…»
Il se tortilla de nouveau devant la feuille jaunâtre.
«Je dois y arriver, je vais y arriver. Allez. Hop. Un deux trois. De juin 1940 à juin 1944, pendant que la Résistance fait dérailler quelques trains et imprime des tracts, la Collaboration fait 180000 déportés (dont seulement 3 % survivront), soit un rendement infiniment supérieur. Ouf, ouf, ouf. Autant dire qu'en France, contrairement aux pays comme la Grèce ou laYougosla-vie, la Résistance est un phénomène négligeable. On croit rêver! Tout dans l'insinuation, hein, comme quoi on est des affreux. Attendez, il y a pire. Un deux trois. Avant juin 1944, écrit Julie, la Résistance a passé le plus clair de son temps à se chamailler pour les beaux rôles et à mettre en place une bureaucratie de commandement. Parfois, quand il lui restait un peu de temps libre, elle jouait à la guerre. Jamais, sans l'aide des Alliés qui ont fait le plus difficile, les Français n'auraient eu le loisir de libérer quelques villes et de s'y livrer à de sympathiques épurations. Vous êtes affranchis, maintenant.»
Il rangea le misérable papier. Sa moustache semblait plus blanche qu'un cadavre. Les sourcils tombaient de fatigue.
«Ça me révulse! cria le docteur Soubise.
– Ces ordures méritent la peine de mort!» proclama Thomas, l'ingénieur.
Michelle, la femme du patron, caquetait:
«Si je trouvais le fumier qui… je… ah…
– Oui, vous avez raison de vous outrer, murmura oncle Guillaume. Oui, c'est injuste, grossier, faux et déshonorant. Oui, cent fois oui, on a envie de mettre sur la figure à ceux qui sont derrière ces calomnies.
– Le Débarquement par-ci, le Débarquement par-là, râlait l'instituteur, on serait encore sous la botte des nazis à l'heure qu'il est s'il n'y avait eu ce «Débarquement», que je mets entre guillemets pour montrer que je ne suis pas dupe. Mon petit doigt me dit qu'il faut chercher du côté d'oncle Abe.»
Oncle Guillaume frotta sa moustache, l'air de dire qu'il en savait plus que nous, simples mortels.
«Allez, onc' Guillaume, sois pas cachottier, le pressa-t-on de partout.
– Odcam, à l'envers, ça donne quoi? demanda-t-il, malicieusement.
– MacDo, décoda-t-on, et alors? -Et alors… Rallod? -Dollar!
– Bien. Natas, à l'envers, commanda-t-il. -Bon sang! s'exclama Thomas, le plus rapide
d'entre nous à ces jeux de l'esprit.
– Je ne vous le fais pas dire, reprit oncle Guillaume. Julie renvoie son devoir, et quelques jours plus tard elle est convoquée au rectorat. Là on lui remet ses copies estampillées zéro, on l'exclut du programme avec interdiction de repasser quoi que ce soit. On lui signifie par ailleurs qu'elle fait l'objet d'une plainte devant le Tribunal, oui, le Tribunal. Pour révisionnisme et atteinte à la dignité de l'État, Elle a beau plaider sa bonne foi, les recteurs sont intraitables.
"Ce que vous avez écrit nous glace d'effroi, disent-ils.
– C'est pas moi, c'est le manuel", s'insurge Julie, et elle leur tend l'infâme ouvrage.
Ils l'examinent avec leurs yeux aiguisés, ils relisent les chapitres délicats comme on devrait relire les clauses d'un crédit immobilier et… ils ne trouvent aucune faute. C'est stupéfiant. Les paragraphes que Julie a recopiés ont diamétralement changé de tonalité. Jeanne d'Arc est redevenue la sainte qu'elle a toujours été. Les horreurs sur la Collaboration ont été remplacés par les statistiques montrant l'efficacité du maquis et la spectaculaire action du général de Gaulle. Sur la couverture, la mappemonde a subi une déformation et c'est maintenant la France qui est au centre du monde, comme il se doit. Un manuel innocent, semblable à tous les autres.
"Il est très bien ce manuel, disent les sages, vraiment rien à dire.
– Je ne comprends pas, balbutie Julie.
– Vous avez tout déformé vous-même, espèce de perverse", conclut le rectorat, et l'on peut difficilement le blâmer.
Julie rentre chez elle, abattue et humiliée. Tandis qu'elle traverse en voiture le centre-ville de La Varenne-les -Flots, elle a l'impression que la statue du monument aux morts se détourne d'elle comme si elle était le mal incarné. Un sentiment de faute très pénible la brûle de l'intérieur.
Depuis, elle n'a plus jamais ouvert le manuel de peur de revoir ce texte maudit destiné à elle seule. Elle n'en a plus jamais reparlé – sauf à votre serviteur et sous le sceau du plus grand secret. Rétrospectivement elle pense qu'elle a été la cible d'une attaque paranormale. Sa vie actuelle est faite de bonheur et de méfiance.»
L'oncle Guillaume se tut, nous invitant par son recueillement à méditer l'incroyable histoire de Julie. Quelques minutes passèrent ainsi en silence.
«Ah ben ça, on ne se méfie jamais assez», déclara soudain le patron, et l'on fut tous d'accord.
Cette phrase fut prémonitoire à bien des égards quant aux événements qui suivirent. La clochette de la porte tinta. On vit mon père franchir le pas de la porte, droit comme un pal, portant sur son visage une mélancolie brodée de noir. Derrière lui se tenait oncle Abe. Instinctivement je regardai mes chaussures, mais je me ressaisis aussitôt et relevai la tête, déçu par mon manque de sang-froid.
Oncle Abe se planta devant nous comme une carie.
«Je voudrais dire que vous avez passé les bornes, aboya-t-il. Je ne suis pas un voleur. Les responsables de cette sombre plaisanterie sont les deux gamins, là.»
Et il nous désigna de son index qui tremblotait un peu, crochu comme la mauvaise conscience.
Il y eut un vertige fait d'incompréhension. Dans son illusoire besoin de justice, oncle Abe dégageait tellement de haine que le papa de Wolf bondit par réflexe:
«Eh dis donc, non mais ça va pas, dégage avant que…»
Alors oncle Abe se tourna vers mon père et lui parla sèchement, comme on parle à un sous-fifre:
«Dis-leur, ils ne comprennent pas. Allez.»
C'était très humiliant et plusieurs habitués se levèrent pour lui apprendre la politesse, mais mon père fit un geste conciliant:
«Abe n'a pas complètement tort…»
Il était très gêné et il me lançait des œillades au curare. Il hésitait cependant à déballer toute l'affaire. Alors Wolf cria:
«Je n'ai rien fait, papa!»
Ce qui était vrai, du moins en partie.
Mais en plus de la vérité, Wolf mit dans son cri toute l'innocence de l'enfance bafouée, le désenchantement du préadulte confronté à la vie, le supplice des premiers idéaux brisés. La douleur de Wolf était tellement proche, tellement humaine, qu'elle nous pétrifia. Avec tous mes talents de comédien je n'aurais jamais pu approcher cette perfection.
«Je n'ai rien fait, papa!
– Ah mais il va me le payer, fiston, crois-moi!» s'insurgea le père. Il fit un pas vers la gorge d'oncle Abe en pulvérisant au passage quelques verres.
Oncle Abe ne bougea pas d'un soupir. Son regard restait appuyé, sa dégaine provocante. Du coude, il chercha mon père:
«Pierre-Loup, tu dois parler.»
Mon père se tâtait encore. On voyait qu'il avait un blocage. On aurait dit un tigre devant un cerceau enflammé. Alors oncle Abe repoussa l'assaillant lui-même, avec ses bras de rien du tout, et ce fut tellement une surprise que le père de Wolf se laissa faire, à la renverse, entraînant dans sa chute tables et chaises en cascade. Une carafe d'eau glissa en retenant son souffle sur le plan incliné d'un guéridon, tomba lentement comme un commando de pissenlits, et lui éclata au genou en projetant mille morceaux au phosphore.
Mon père se précipita vers le malheureux.
En face, oncle Abe dut ressentir le plaisir de la force physique quand on l'emploie avec succès, ce fut comme un fix à effet immédiat. Perdant tout bon sens qui commandait de déguerpir avant qu'il ne fût trop tard, oubliant ses habituelles précautions de langage, il se lança dans une tirade que seule la sensation d'invincibilité pouvait expliquer.
«Je vois que même toi, Pierre-Loup, tu prendras toujours la cause des lâches. Apparemment c'est un automatisme que vous avez, vous autres. Vous salopez d'abord avec votre caca, onctueuse-ment vous tartinez dans les moindres recoins, ça vous pue sur les mains, vous en avez un peu honte, odeurs et couleurs ne partent pas facilement, toute cette merde est incompatible avec la très haute idée que vous avez de vous-mêmes, alors vous cherchez vite fait un type sur qui rejeter votre faute, un type qui ne saura pas trop se défendre. L'épuration, vous avez ça dans les gènes. Tel est votre penchant naturel qui…»
Il n'eut pas le temps de finir. Avec un grondement d'avalanche les habitués du bistrot se jetèrent sur lui. Ce ne fut qu'une boule de fureur. Les coups mats répondaient au drelin-drelin des verres brisés, les chaises valsant contre le flipper, le pied d'oncle Abe cognant le pas de la porte comme la canne blanche d'un aveugle. Au-dessus de la mêlée, tel un drapeau sur une barricade, l'énorme cuisse du patron sortait d'un pantalon déchiré. Des cris, des cris par mitrailleuse: han! sale! hun! race! là! pute!
Puis, le pas de la porte franchi, la bagarre prit un aspect plus rationnel. Oncle Abe, un peu froissé, reculait en agitant un pied de chaise, dérisoire défense face à une vingtaine de gars remontés, d'autant plus déchaînés que l'animal avait l'air de vouloir se battre.
«Pierre-Loup, supplia-t-il, nous avons vu ensemble les preuves, il faut que tu leur dises, chez madame Saint-Ange, Jean-Ramsès…
– Ta gueule! hurla mon père. Tu mens!»
À cet instant, j'eus la bonne idée d'extraire quelques larmes.
«De quoi m'accuse-t-on? pleurnichai-je. Je ne comprends pas…»
Voyant ça, mon père devint comme fou.
«Qu'on le chope!
– Ils s'en prennent à nos enfants! lui répondit le cri de l'instituteur.
– Attention, il a un clou rouillé! gicla la serveuse.
– Les pieds, visez les pieds!» suggéra le docteur Soubise. Joignant le geste à la parole, il lança un couvercle de poubelle directement derrière oncle Abe.
Il tomba lourdement. Le patron écrasa sa main. Le pied de chaise armé du clou en question changea de propriétaire.
«Ah, tu voulais me faire mal!» criait le facteur.
Maintenant le clou entrait et sortait de la jambe d'oncle Abe, le facteur s'appliquait à la bêcher par petits coups hargneux tandis que le patron écrasait les poumons étalés sur l'asphalte.
«Tiens! souffla-t-il. Ça, c'est pour Jeanne d'Arc!»
Et il lui en balança un beau dans les côtes.
Il est vrai qu'en démocratie, une violence limitée peut accompagner le mécontentement. Sentant cela, le chef d'entreprise cria en prenant son élan:
«Et ça, c'est pour Napoléon!
– Pour Jean Moulin!» dis-je à mon tour et je poussai Wolf sur le devant des opérations.
«Vas-y! ordonnai-je. Un autre pour Boris Vildé! Un autre pour le soldat inconnu!»
Wolf s'était faufilé et tapait dans la tête avec ses pataugas.
Soudain, oncle Guillaume:
«Stop! Laissez-le!»
Le respect que nous avions pour cet homme nous fit immédiatement lâcher le bout de souffrance qui se traînait misérablement.
Oncle Guillaume s'approcha, sortit un mouchoir et l'appliqua contre un méchant hématome à la bouche. Puis il l'aida à se mettre debout. Ce n'était pas la Joconde. Le bras gauche pendait sans tonus, désarticulé, la jambe saignait abondamment, on eût dit la tête de Louis XVI.
Oncle Guillaume tourna vers nous sa moustache pleine de reproches:
«Vous avez laissé la colère brouiller votre raison, dit-il sévèrement. Nous ne sommes pas le Ku Klux Klan ou une autre engeance de là-bas. Il va falloir l'emmener à l'hôpital. Thomas, Bruno, Raphaël, vous vous en chargez. Allez à la Croix de Bois, ils me connaissent bien. Docteur Soubise je compte sur vous pour le soigner au mieux, et discrètement, vous me comprenez.»
À l'oncle Abe, il dit:
«Que cela te serve de leçon. Disparais et ne reviens plus jamais sur l'île. Tu sais ce que tu
risques.»
On regarda oncle Abe clopiner vers la Renault de l'ingénieur Thomas, soutenu par ceux-là mêmes qui l'avaient tabassé cinq minutes plus tôt, et l'on ne manqua pas de ressentir une certaine grandeur à cette alliance contre nature, comme si la beauté et la misère de l'humanité marchaient ensemble, se supportant mutuellement.
On revint au bistrot en silence. On s'assit autour de l'oncle Guillaume. On avait nos yeux fayots. Pendant de longues minutes, il but sa bière sans rien dire, en passant et repassant le dos de la main dans la moustache. Puis il appela le patron, lui glissa un mot à l'oreille. Le patron alla aussitôt vers le coin sombre où venait s'asseoir oncle Abe et plaça une pancarte «table réservée» sur le sinistre guéridon. Oncle Guillaume parut satisfait.
«Il me faudrait un bol.»
Le patron apporta un cendrier Loto de la Française des jeux.
«Ça ira?
– Je crois que oui», répondit oncle Guillaume.
Il sortit le mouchoir imbibé du sang d'oncle Abe et le plaça dans le cendrier. De son autre poche, il tira un portable cassé, le fameux portable cassé – vous vous imaginez notre surprise! Il le posa sur le mouchoir. On eût dit qu'il arrangeait un bouquet.
«Que cela ne bouge pas d'ici. Jamais. Ça sera notre mémoire. Pour nous apprendre à être exigeants envers nous-mêmes.»
Puis il se tourna vers nous.
«Les enfants, vous vous êtes mal conduits, très mal. Votre père m'a tout raconté.»
Comme nous protestions faiblement, il se fit plus sévère:
«Ah! mais on ne répond pas! J'ai fait faire ma petite enquête, moi aussi. Certains établissements de cette ville ne vous sont pas inconnus. Alors maintenant il va falloir rembourser votre papa. Pour cela vous allez travailler au bistrot pendant vos heures de temps libre. Avec le monde qu'il y a, je crois que le patron sera content de vous proposer un arrangement.»
Se tournant vers mon père, il dit:
«Pierre-Loup, je comprends ta colère, mais il ne faut pas que tu sois trop dur avec le môme. Faut bien qu'enfance mûrisse, ce n'est pas toi qui me diras le contraire. Tu te souviens de nos quatre cents coups? La Calypso de la Galette, oh oh oh. La mère Bigoudis… On est tous passés par là. Et ils sont formidables, ces enfants, j'en ai rarement vu qui écoutent aussi bien. Et l'on dit que les jeunes d'aujourd'hui ne valent rien. C'est faux! C'est de la jeunesse formidable, une génération de l'espoir, ils ne se laisseront pas faire vis-à-vis de qui-tu-sais!»
Il ne croyait pas si bien dire.
Nous le regardâmes avec reconnaissance. La bonne humeur revenait. Mon père me caressa le dos et je profitai d'un moment particulièrement tendrichon pour lui glisser mon carnet scolaire. Devant mes moyennes, le vieux bouc se ramollit complètement.
Oncle Guillaume nous couvrit de sa moustache pleine d'amour.
«Et maintenant venez, j'ai beaucoup d'autres histoires à vous raconter. Celle du banquier ventriloque qui avait plusieurs vies, celle du sous-marin fantôme qui trouait nos filets de pêche, celle du champ de pétrole français, eh oui, français, ou encore celle du parc d'attractions qui grandit à l'infini en bouffant nos campagnes – Dieu sait qu'il y a en ce monde des histoires formidables!»