38466.fb2 Jeanne d’Arc fait tic-tac - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

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II Feu!

M et m

Les bombardiers volaient si bas qu'il suffisait de sauter un peu pour les caresser.

Le grand sergent ne s'en privait pas. Il se mettait sur la pointe des bottines et chatouillait furtivement leurs ventres dodus, les flancs brillants, les ailes transparentes qui paraissaient si légères. L'acier dépoli crissait sous les ongles. Ravies, les grosses bébêtes lui chantaient des mots mélodieux dans le langage des bombardiers – que le sergent ne comprenait pas -, et ils reprenaient leur majestueuse trajectoire.

À regret le sergent détachait ses yeux du ciel tout en y laissant ses pensées les plus douces. Il revenait à sa responsabilité dans la boue, à qui il disait:

– T'occupe des r'avions, t'es pas une chochotte, continue j'ai dit continue, magne-toi le cul si tu ne veux pas que j'te bute, on repart on y va, trente et un, on était à trente et un.

– Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm.

– Quarante.

– Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm Mm M. Oputain j'en peux plus.

Le grenadier ne voltigeait plus. Écrasé par un sac aux épaules, une radio sur la poitrine, le famas autour du cou pesant trois mille tonnes, il avait conservé à l'intérieur de lui un très léger doute sur l'utilité de l'exercice. Ce doute était comme un haltère supplémentaire qui plombait son cœur et l'empêchait de se surpasser.

Le sergent, forgé au commandement des hommes, détecta cette poussière d'hésitation. Avec une tendresse toute maternelle, il ordonna:

– R'encore.

– Mm Mm.

– Soixante et un la putain de ta race. Tu vas m'en faire douze de plus tu vas m'en faire jusqu'à.

Un bruit monstre d'avion en colère, suivi d'un trou de silence.

– J'ai pas entendu, sergent.

– Ta gueule. R'encore vingt j'ai dit puis vingt de plus, tu vas te presser les douilles à ta mère, tu vas ramer car c'est pas l'armée à Burkina Desh, on est pas le régiment des petites bites à guidon, on est pas dans ton putain de trou du cul sur mer r'alors tu mles sors tu mles sors grave.

– m Mm Mm M.

– Ça n'en fait que trois, ooooooh je sais compter jusqu'à trois, j'ai pas rêvé t'en as fait trois.

– mM.

– Ooooooh, t'appelles ça des m et M? Non mais t'appelles ça des M? C'est des M? C'est pas des M. C'est du caleçon mou. C'est du fané. Tu vas finir sous un char comme.

Un jugement dernier remplit le ciel. Tandis que le sergent levait sa tête blasée vers les beautés accrochées aux nuages, ses jambes tremblèrent par capillarité. Il se sentit petit et vulnérable, mais ce n'était qu'un picotement espiègle de son inconscient qu'il refoula aussitôt. Le cri de l'avion s'éloigna.

– De ta mère, il est pas passé loin, je vais te dire comment ça s'appelle, ça s'appelle des nouilles, des nouilles au beurre margarine, si tu persistes je vais.

Un avion encore, peut-être moins fort que le précédent ou bien c'était déjà l'habitude.

– J'en peux plus oputain vous pouvez me tuer.

– Je vais te tuer, ooooooh je vais te saigner alors tu sais ce qu'il te reste à faire. R'encore r'encore r'encore r'encore r'encore tu peux y arriver, je le sais ta putain de mère.

– M…, m… M… m… M… m… M… m…

– C'est bien petit r'encore r'encore r'encore.

– MMMmmm.

– T'es un homme. Debout va te changer. Va debout va. Te débarbouiller debout. T'es un soldat, un dur, o o o o o oh tu passeras caporal, un jour tu comprendras, si tu sors vivant grâce à l'entraînement. C'est la clé l'entraînement. C'est dur à l'entraînement facila combat. Le général de Gaulle qui disait, tu sais qui c'est le général de Gaulle? C'est qui le général de Gaulle? Réponds puisque tu sais la putain de sa race.

– Un grand bonhomme oputain.

– Un grand bonhomme mais pas seulement, tête de mitard. On vous r'apprend rien à l'école. Quand il était dans une tranchée en Afrique du Nord, le général de Gaulle il a dit le coup de l'entraînement facila combat. Il a dit aussi «en avant», il a dit, il a mis son casque, il est monté en première ligne.

– Oui sergent.

– T'es r'encore là gicle gicle.

Au loin, comme un rot de café, un dernier bombardier passait en effaçant le bleu. On ne l'entendait presque plus.

– J'avais bien dit qu'ils s'éloigneront, soupira le sergent. Faut bien qu'ils s'entraînent. La guerre n'est pas une partie de golf.

Il décida d'apprendre le bombardier dès qu'il aurait un instant de libre. Il parlait déjà le canon de 105 autotracté et avait des notions de chenillette B45, modèle Léopard, qui n'était pas un dialecte répandu mais si harmonieux qu'on l'aurait cru inventé exprès pour le chant.

Plus tard, sur le pavé languissant du campement provisoire, on passait devant un cube de mouvements synchrones.

– Présentez am, repsez am, pré-sen-tez am, repsez am, présentez am, c'est mou, ça claque pas, repsez am, présentez am, tu fais quoi là.

– Je vais me changer, chef.

– Alors dégage, tu passeras avec la section suivante. Pourquoi vous le regardez, c'est moi qu'il faut regarder, c'est l'drapeau qu'il faut regarder, j'ai pas dit repsez, j'ai pas dit repsez, j'ai dit repsez? j'ai pas dit repsez, t'as entendu repsez? t'as entendu repsez, de ta mère? répète c'que t'as entendu, ose me dire que j'ai dit repsez, je j'ai, je j'ai.

Alors on s'éloignait en se demandant quel destin serait réservé à ces grains de poussière en armes. Fitoussi, Vasseur, Musson, Wagner, Richier… Serait-il meilleur que le nôtre? Avait-on bien fait de se porter volontaire? On savait bien, au fond de nous, qu'il existait quelque part un destin perso qui nous attendait placidement, ce n'était qu'une question de minutes.

Le colonel nous parle

À ceux qui rêvent de colonels, il faudrait dire ceci: un colonel est toujours plus petit que ce que l'on voit dans les rêves. Dans la vie réelle, plus on se rapproche d'un colonel, plus on découvre la modestie de sa stature, surprenante quand on connaît ses aptitudes au commandement et les vies qui pèsent sur ses épaules. Le phénomène est assez décevant si l'on n'est pas prévenu. Certains colonels plus que d'autres donnent l'impression d'une fausse note.

M. Dujardin était un tout petit colonel. Personne n'avait jamais sérieusement rêvé de lui, même sa femme d'avant la nuit de noces, ce qui explique peut-être sa motivation dans le métier de soldat et sa brillante progression professionnelle. Parfois, la concierge de M. Dujardin rêvait de lui au moment des étrennes: elle voyait son ombre effacée se faufiler hors de l'immeuble et partir en courant. «J'ai un Transall à prendre pour un point chaud du globe», criait-il, l'air navré.

M. Dujardin portait les fameuses cinq barrettes fixées par un carré de velcro. On les sentait vibrer d'une joie contenue, un peu comme les cinq lignes vierges d'une portée de musique. Un potentiel gigantesque.

– À vos rangs, ix! Pré-sen-tez am. Huitième régiment rassemblé, à vos ordres, mon colonel.

– Repsez am. Repos soldats. Bonjour, je suis le colonel Dujardin. J'ai fait tout le voyage depuis l'état-major pour vous parler, vous les engagés volontaires, vous l'élite de la nation, moi l'état-major, nous sommes fiers de vous. La patrie, la mère, nos fils, nos compagnes vous ont confié une mission difficile, mission délicate, salubre libératoire mission. Soldats, nous allons sauter cette nuit. Ouais, cette nuit, pour profiter de l'effet de surprise. Tout à l'heure, vous avez entendu les bombardiers décoller. Ce n'étaient pas des caramels. De vraies bombes téléguidées de huit cents, sur leurs têtes à dollars.

Le poing du colonel fendit un crâne imaginaire. Un frisson de plaisir parcourut les jeunes palmiers. Ainsi c'était parti pour de bon! On ne se contentait plus de jacasser, on joignait le geste à la parole, et quel geste! La grande roue avait tourné, entraînant des millions de petits rouages enduits de fierté. Le livre d'histoire s'était brusquement ouvert sur une page blanche. Il importait d'y inscrire une épopée. Jamais on n'avait senti autant de bonheur aux semelles des bottines. Joie de l'action. Jubilation d'en être.

– Soldats, l'attaque a été lancée. Rien ne pourra l'arrêter. Jusqu'à ce que nous libérions le monde de la domination du dollar. C'est énorme. Personne ne s'y attend. Pendant des décennies, nous avons envoyé des leurres diplomatiques. Eh bien, maintenant c'est fini. La France ne se couchera plus. La France assume ses responsabilités de pays à l'avant-garde du droit moral. La France part au combat. Unie derrière son chef, la France défendra ses valeurs de justice. Nous allons pilonner les centres de transmission, les aéroports, les stations d'essence, les ponts, les casernes. Dans un geste d'humanité, autant que la visibilité le permettra, nous éviterons les écoles, les églises lieux de culte, les hôpitaux.

Le colonel maîtrisait son sujet. Tout avait été pensé, planifié, organisé. Il ne restait plus qu'à sauter dans le wagon. Une bonne course d'élan, et hop! La machine nous prenait en charge. Une démocratie sans tabou, voilà ce qu'on était.

– Les dollars ne nous font pas peur. Un seconde classe français en mange vingt, des dollars, au petit-déjeuner chaque matin. Pourquoi? Parce que le Français a une histoire glorieuse derrière lui. Il n'est pas arrivé là par hasard, lui. Il y a eu Char-lemagne, Saint-Louis, François Un. Que fait le dollar pendant ce temps? Il se balance sur les arbres. Il joue aux fléchettes, le cannibale. Quand il entend le mot «civilisation», il s'enfuit en courant. Le génocide des Indiens a été leur seule forme de culture pendant des siècles. Mais on n'achète pas le soldat français avec des bouts de verre et des clochettes. On ne se laissera pas avoir, oh non. Les dollars sont des baudruches que l'on va taillader à grands coups de baïonnette dans le bide. C'en sera fini de leur arrogance, leurs dollars ne les sauveront pas de l'impartialité universelle, la coupe est pleine, on les avait prévenus, maintenant il va falloir payer pour tous les crimes qu'ils ont commis dans le monde. Rappelez-vous, soldats, les villes martyres. Dresde. Cologne. Hiroshima. Nagasaki. Saigon. El Salvador. Mogadiscio. Bagdad, la ville sainte. Vous n'étiez pas nés, mais vos pères, grands-pères, oncles vous ont raconté. Que votre cœur se remplisse d'une grande soif de justice. Que votre bras durcisse pour se muer en un instrument de revanche. La remise des pendules à l'heure a commencé. Les opprimés auront leur dédommagement.

À cet instant du discours, on perdait un peu le fil et l'on remontait de quelques mois dans le temps, on se voyait avant l'incorporation, dans le bourbier du quotidien, suintant d'impuissance, pris au piège de la petite vie. Au diable! On était mieux aux Antilles, avec ce colonel plein d'énergie, et la ligne d'horizon, rosé et bleue, qu'on pouvait lécher en tendant la langue.

– Posez-vous, soldats, les vraies grandes questions de tout habitant du Ille millénaire. Souhaitez-vous avancer vers le futur ou reculer vers le xxe siècle? Vivre sous la botte des dollars, ou vivre tout court? Réfléchissez. Qui nous humilie depuis des siècles à s'en mettre plein les poches à nos dépens? Qui est l'immonde Goliath? Soldats, la morale nous donne raison, et réciproquement. Nous sommes soutenus par tous les peuples opprimés de la Terre. La femme battue du Soudan, l'intouchable de Ceylan, l'ouvrier métallo de Lima, le primitif d'Australie prient à notre victoire. Tous ceux qui aspirent à davantage de justice sociale font bloc derrière nous. Y compris sur leur territoire, j'insiste là-dessus. Le petit peuple dollar, ces masses enchaînées par la loi des banquiers, ce peuple exploité attend qu'on le libère. Les hommes, les femmes de San Francisco, Chicago, New York adhèrent à nos valeurs, ils en ont assez d'être bernés par Wall Street, ils en ont assez de passer aux yeux du monde pour des criminels.

Les trémolos du colonel faisaient palpiter les drapeaux. On n'était pas des stupides, on savait qu'il y aurait des pertes. Là-bas était un grand pays. Leur armée était, on nous l'avait dit, une des meilleures au monde, avec la nôtre, les Russes et les Chinois. Mais c'était une armée de robots, sans âme, sans hargne, allergique au risque, une armée de nantis.

– Soldats, aujourd'hui votre Patrie vous demande des sacrifices. Le chemin sera long, épineux, mais la victoire est au bout du tunnel. Soldats, l'offensive est lancée. Les générations futures, vos fils, compagnes, mère père grand-mère vous regardent. Leur cœur se gonfle de fierté. Vous êtes beaux, vous êtes forts, vous êtes invincibles. Il est écrit que ce sera nous, Français, qui briserons les chaînes où nous enferme la mondialisation. Nous traçons une page glorieuse de l'histoire qui s'écrira en lettres dorées sur vos blasons. Soldats, je vois dans vos yeux la détermination de granit et je suis rassuré. Vous z'êtes pas des savonnettes. Le huitième régiment c'est du costaud. Hein.

Il joua de l'index. Un photographe des armées sortit de derrière le poste de commandement et mit en joue. On bomba le torse. Le petit oiseau s'envola pour la postérité.

– Je voudrais maintenant donner quelques détails sur l'organisation concrète de l'offensive. Votre mission est de s'infiltrer en territoire ennemi vers F. Montrez la carte, capitaine. Merci capitaine. Voici F où nous serons rejoints par la deuxième brigade motorisée. L'objectif est de prendre les dollars en tenaille sur le Caloosahatchee, de les comprimer entre l'enclume et le marteau jusqu'à leur faire sortir le ketchup de leurs viandes aux hormones. On va arroser le maïs avec la mayo de leurs cervelles égoïstes. Le terrain sera préparé par les troupes aéroportées Alpha, soutenues par la flotte. Clemenceau, l'Invincible, l'Indomptable, frégate porte-hélicoptères Jeanne-d'Arc où sera basé le poste de commandement. Bon bon. Je vois que le moral est bon. Excellent le moral. Vos yeux brillent d'impatience. Maintenant reposez-vous un peu car la nuit sera longue. Écrivez à vos parents, petites amies, rassurez vos proches, vive la France, huitième régiment gadavou! repos, gadavou! Rompez les rangs.

Et les rangs furent rompus. Chacun essayait de décrypter le long discours pour en saisir les implications concrètes sur ses tripes personnelles. Confusément, on sentait que le temps, d'habitude si flegmatique, si transparent, venait de prendre soudain une teinte indélébile. Pendant plusieurs mois, parfois pendant plusieurs années, ceux qui survivraient verraient dans leurs rêves le colonel Dujardin, grandi par son éloquence jusqu'à la taille d'un blindé, leur chuchoter à l'oreille: «Seconde classe Fitoussi, la nation vous regarde.»

La première soirée de guerre fut studieuse. On s'enferma dans les souvenirs. Ceux qui savaient écrire et qui avaient des traces de parents sortirent leurs beaux stylos. Les autres se collèrent aux portables pour appeler leur chérie une dernière fois avant que le haut commandement ne demandât le black-out des relais. La sonnerie d'un portable est très agaçante quand on est au front, et peut même causer des accidents.

Chronologie de la peur

23 heures 12 minutes: «Mes très chers parents très aimés. Quand vous recevrez cette lettre, vous saurez déjà, je suppose, que la guerre a commencé. D'emblée, je voudrais vous dire relax. Le monde ne s'est pas arrêté de tourner, au contraire, il tourne plus vite, et dans la bonne direction, pour une fois, grâce à nous. C'est nous, soldats de la République, qui le faisons ronronner avec notre ordre serré, quand on attaque le sol du talon. C'est nous qui le faisons avancer, de commun élan avec les bonnes volontés des hommes libres, quand on s'entraîne à sauter sur zone, quand on rampe dans la boue, quand on se fatigue à l'entraînement, et croyez-moi, c'est pas cool mais ça forge. Dites-le à vos amis, dites-le à vos voisins, criez-le partout sur l'île que votre fils sert la patrie et que vous en êtes fiers. Il y a en ce moment un bout de vos tripes, un verre de votre sang, quelque part en Floride. J'espère qu'ils sont encore opérationnels au moment où vous lisez ces lignes. Je blague. Je n'ai pas peur. Une chose…»

23 heures 20 minutes:

On n'avait peut-être pas peur, encore que, mais le stylo, lui, tomba en panne.

– Oputain, ça commence bien, t'aurais pas… -Nan.

On ne se connaissait pas encore, les grenadiers n'étaient pas prêteurs, chacun dans son coin ne pensait qu'à son bic, le sens de l'équipe n'avait pas encore cimenté. Les doigts serraient machinalement le bout de plastique chaud et inoffensif.

– Nan, j'ai dit.

Finalement, du bout de la chambrée, parvint un murmure fraternel:

– Venez, je peux vous dépanner.

Le seconde classe Richier ouvrait une sacoche où une vingtaine de stylos de toutes les couleurs se vautraient dans une fosse commune.

– Prenez celui que vous voulez, je vous le donne.

– Comment, n'importe lequel?

– Je ne sais pas pour vous, mais moi, je compte écrire une lettre à ma mère tous les jours, expliqua Richier.

Il fouilla dans son barda.

– J'ai aussi un journal de bord. Le truc bleu, c'est un cahier pour noter les états d'âme. Et là (il montra de petits livres épais), de la lecture pour trois mois.

Un peu dégoûté par tant de sucreries, on prenait le premier bic venu, on pensait «beau blaireau», et l'on retournait à son devoir.

23 heures 35 minutes:

«Une chose est sûre, ce n'est pas vraiment une guerre au sens péjoratif habituel, comme on pouvait le dire de la gluante guerre du Vietnam ou de l'odieuse guerre du Golfe. Notre guerre est une illumination pour tous les hommes libres. Ce n'est pas une guerre à sens unique. C'est une guerre pleine d'espoir. Nous allons construire un ordre nouveau où le dollar ne fera pas sa loi. Les dollars n'auront que ce qu'ils méritent. On ne peut indéfiniment narguer le nez et la barbe de la planète. Ce n'est pas la France qui a voulu la guerre, au contraire, elle a tout fait pour l'éviter, car la France est une nation profondément discrète pacifique, mais il y a des limites à notre patience. Des années d'humiliations ont creusé le sillon. Nos jambes ont pris le chemin que les dollars ont eux-mêmes indiqué. L'arrogance des nantis va leur revenir comme une erreur informatique dans la gueule. La coupe est pleine. Les hommes libres vont se libérer (et venger vos cheveux blancs en même temps). C'est une question de génération. Ce que vous et vos parents et vos grands-parents avez enduré, nous, les jeunes, on n'est plus disposés à l'avaler. Je vous assure que mes camarades sont aussi motivés que moi. On fait bloc derrière la patrie spoliée. Je ne reculerai pas.»

23 heures 45 minutes:

Reculer pour aller où? On levait le stylo et pendant quelques instants on revoyait la visite médicale d'incorporation, où le capitaine nous boxait le dos en criant: «Ça c'est du muscle de Barbarie ou je ne m'y connais pas.» Le tampon «apte» nous avait définitivement propulsés sur cette trajectoire. On avait toujours su, dès l'enfance, que tôt ou tard on se retrouverait aux avant-postes d'une chevauchée. Sinon, à quoi bon vivre?

0 heure 10 minutes:

«Bref, ne soyez pas tristes de cette guerre ni inquiets, mais soulagés. La chose est une nécessité. C'est comme aller aux toilettes. Les hommes ne peuvent vivre en paix sans éprouver de lassitude. Au bout de quelques décennies de paix stérile à cultiver les hortensias, on a l'impression de croupir, l'esprit s'enlise, le corps s'avachit. On a besoin d'avancer. La guerre stérilise les sols et permet de repartir sur de bonnes bases. «Enfin, la guerre!» a d'ailleurs dit le colonel Dujardin et je vous ai déjà expliqué à quel point notre colonel est un homme juste et bon. Je suis serein.»

0 heure 12 minutes:

Là, on ne pouvait s'empêcher de sourire. «Juste et bon», allons donc, n'était-ce pas un peu gros? «Petit et constipé» aurait été plus juste, avec un drôle de nom qui n'évoquait pas vraiment une machine de guerre. Avec un nom pareil, on savait déjà ce que cet homme ferait de sa retraite. On ne pouvait pas en dire autant pour tout le monde. Guillemot, Fitoussi, Vasseur, Musson, Richier: des noms qui n'engagent à rien, des points d'interrogation, des abstractions. Parfait pour des grenadiers voltigeurs, somme toute. Il n'y avait que Wagner, à la rigueur, dont on pouvait se demander s'il n'avait pas des prédispositions, et Biberon.

0 heure 12 minutes:

«Nous devrions quitter la base d'entraînement cette nuit. Le régiment sera engagé en territoire ennemi quelque part vers F. J'avoue que j'ai le cœur mouillé joyeux à l'idée de partir (mais ce n'est pas de la peur, car je n'ai pas peur, mais alors pas un iota). Dieu sait comment on sera logés une fois sur le continent. La Guade loupe me convenait parfaitement. C'est une île, comme la nôtre, mais plus agréable question climat et les filles (je l'écris pour papa, maman tu peux sauter directement au paragraphe suivant) sont très tolérantes avec les hommes en uniforme même si je n'ai guère eu l'occasion de quitter la base pour me reposer le guerrier en ville. Le forfait est très accessible, moitié moins cher que chez Mme Saint-Ange, tu comprends pourquoi les habitants d'ici se plaignent le chinois quand ils arrivent en métropo…»

0 heure 15 minutes:

– Eh, les gars, venez voir la ration de combat! On laissa la lettre en plan pour se précipiter

auprès de Biberon. Il tenait un sac de vingt portions kaki. La sienne était déjà ouverte et son contenu s'étalait sur le futon.

Biberon énumérait ses trésors:

– Une boîte d'allumettes waterproof, une conserve de bœuf compressé, un échantillon d'alcool, une part de fromage Président, du fil et une aiguille, ouah ouah, un mini-réchaud pliable, des biscuits, un morceau de chocolat, une plaquette de pastilles de différentes couleurs.

Il y avait trente pastilles vertes, marquées «vitamines à prendre à jeun», dix pastilles violettes «en cas de douleur», deux pastilles jaunes «hémorragie grave» et une pastille orange sans titre, fermée par une double protection.

– Otamère, on dirait la pilule.

– Ta gueule, coupa Fitoussi.

Il avait fait médecine.

On n'allait pas commencer à se disputer.

0 heure 45 minutes. Sentiment d'urgence: «Bientôt, le premier combat. Le colonel nous a dit aujourd'hui que la région serait préparée par nos camarades des troupes Alpha. J'ai entièrement confiance dans ces hommes qui sont les meilleurs soldats du monde. Ils font la guerre avec humanisme et discernement. Ici nous prions tous pour avoir l'honneur d'être mutés un jour dans cette brigade légendaire. La veuve et l'orphelin sont au centre de leur dispositif, et ce ne sont pas des paroles en l'air ou un bon mot, j'ai lu quelque part que un pour cent de leur budget global est reversé à des œuvres de bienfaisance. J'aimerais que l'on ait semblable mécanisme dans notre régiment.»

0 heure 52 minutes:

– Qui veut faire une partie de tarot? beugla Morisot.

Il avait déjà fini, lui. L'enveloppe reposait triomphalement sur le haut de son sac. On eût dit qu'il avait conquis l'Everest.

0 heure 52 minutes. L'inspiration est bel et bien là:

«Chers parents, ne vous inquiétez pas de ce louf-louf que l'on entend dans les journaux comme quoi notre armée est plus petite en nombre et moins bien équipée que celle des big macs dollars. Ils ne savent pas ce qu'ils racontent, ces généraux à la retraite. Il y a beaucoup de désinformation. Les blancs-becs jouent les Cassandre. Ils se croient encore au xx«siècle. Je ne dis pas que tout est rosé avec des fleurs mais les nombres ne font pas tout. Les nombres sont impressionnants sur du papier journal et font peur au rentier, mais la réalité du terrain est tout autre. Notre détermination ne se mesure pas avec des nombres. Le sergent instructeur rappelle souvent que Napoléon a conquis l'Europe avec des nombres modestes. Le génie militaire nique les chiffres, qu'il dit. Et de ce point de vue, nous sommes très bien lotis. Car notre commandement ne réfléchit pas à la légère. Vous pensez bien qu'il n'est pas question pour eux de nous envoyer au casse-pipe, même si nous ne demandons pas mieux, car mourir pour une grande idée est la seule mort qui soit digne. Je n'ai pas peur.

Puisqu'on en parle, chers parents, ne soyez pas déçus si je devais y rester. Le colonel Dujardin nous a prévenus que ce ne serait pas une partie de chasse. Il y aura des blessés, des morts. Je n'ai pas peur. Souvenez-vous de ce que disait le général de Gaulle: «Si ton ennemi t'outrage, va t'asseoir devant sa porte, tu verras passer son cadavre.» Le colonel Dujardin est à l'image de ce grand homme, toujours prêt à payer de sa personne. Je suis persuadé que s'il y a des morts, le colonel Dujardin mourra en premier. Tant que les journaux n'ont pas annoncé sa mauvaise fortune, vous pouvez être tranquilles pour moi…»

1 heure 10 minutes:

– T'as une photo de ta copine?

On soulevait une paupière, soupesant l'expression niaise du deuxième classe Morisot.

– Eh, lui file pas, dit Wagner, il ira s'astiquer le pied-de-biche.

– Pas du tout, pas du tout, se justifia Morisot. Simple curiosité.

î heure 13 minutes:

«Donnez-moi des nouvelles du pays. Que devient Jean-Ramsès? Se plaît-il toujours dans son ministère? Il doit m'en vouloir à mort d'être là. J'ai en quelque sorte pris sa place. Dites à Stéphanie qu'elle me manque. Je vais essayer de lui écrire séparément, si j'en ai le courage après ce qui s'est passé au moment de l'incorporation. C'est mon seul regret, l'appel s'est fait dans le secret et la précipitation, je n'ai pas eu le temps de lui expliquer. Si l'on veut un jour terrasser Magog et manger des lentilles aux lardons sur les marches de la Maison-Blanche, l'effet de surprise est un brillant coup tactique. Essayez de lui parler, elle vous écoutera peut-être.

Votre fils qui vous aime très fort.

Wolf.

P.-S. Dehors on entend les ordres de rassemblement. Je n'ai pas peur.»

7 heures 30 minutes. Levée du courrier: L'enveloppe portait un cachet violet «Franchise militaire». Elle passa par un scanneur à grande vitesse de l'armée qui numérisa le contenu. Le texte océrisé fut mâché par un logiciel de classement sémantique. Un supercalculateur fit la transcription en mots clés. La censure n'y trouva rien à redire, sauf quelques mots malheureux, biffés et remplacés par des équivalents en petites majuscules comme ceci. Un tampon orange avec un code-barre indiqua que l'enveloppe pouvait poursuivre son voyage. Conformément à la loi «informatique et libertés», le nom du soldat fut aussitôt effacé des fichiers. La machine ne conserva que son grade, seconde classe, et son lieu d'affectation, la Floride, à des fins statistiques.

Deux jours plus tard, le facteur sonnait chez les Guillemot. Mme Guillemot, d'une main inquiète, saisit l'enveloppe. «C'est le petit! cria-t-elle en arrachant le rabat. Il est vivant!»

Hypothèse

Dans l'antre sombre du transport de troupes Renault, énorme camion-baleine un peu vieillot, construit dans les années 2000 pour lutter contre le chômage technique des ouvriers de France, la digestion allait bon train.

– Il paraît qu'ils ont des bombes qui détectent les ondes céphaliques.

– Otarace.

– T'es sûr, Richier?

– Je l'ai lu dans Science amp; Vie. Il suffit que tu penses à un truc, je sais pass ta maman ou la fille du charcutier, tu produis là-dedans une onde électromagnétique. Les pensées ne sont que mouvements d'électrons. C'est prouvé. Un signal très faible mais quand même suffisant pour leurs antennes de troisième génération. Un satellite sert de relais. Pendant que tu manges ton bœuf aux choux, ou Dieu sait ce qu'on mange par chez toi.

– Lentilles aux lardons.

– Mouais, tu manges tes lentilles qui font péter l'ozone, tu les écrases entre tes dents sans te douter qu'un missile se dirige par tes pensées droit vers ta tête.

– C'est des conneries, otamère. Richier, tu déconnes.

– Moi, ça me semble crédible. On détecte bien la chaleur. Il peut faire nuit à crever les yeux, ton nègre dans le tunnel tu le vois limpide, comme s'il broutait au fond d'une baignoire. C'est force, c'est technique.

– Il n'y a pas besoin d'ondes céphaliques pour ça. Les infrarouges suffisent.

– Non. Pa'ce que ton satellite il est bien obligé de savoir si c'est un français qui pense ou un boche ou un dollar pour éviter les bavures.

– Ne me dis pas, oputain, qu'ils lisent dans les pensées. Je n'ai plus dix ans.

– Il y a un truc tout simple. L'onde céphalique n'a pas la même intensité si c'est un français qui pense ou un dollar.

– Elle est plus forte chez les français.

– J'crois bien, surtout si tu penses à Brigitte ou Carole.

– Omachose.

– Comment t'expliques cette différence?

– Y sont trop hygiéniques, y s'interdisent certaines pensées.

– C'est des gonzesses dans leur slip.

– Y z'auront les menstrues quand on va les tirer. Onde machin ou pas, c'est pas leurs ruses de métèques qui vont les sauver. S'y voyaient c'que j'pense.

– Je vais quand même essayer de penser le moins possible… Tu manges pas ton fromage?

Le reste du trajet se déroula en silence éclaboussé de tirs de mortier. Le deuxième classe Morisot souleva la bâche sur le côté et dégobilla en plein sur la route.

Un accident tout bête

Quand il sortit du supermarché, Wolf eut envie de tout plaquer, une rage de dents. Son famas pendait au bout du bras droit. Une Ford fumait paisiblement sur le parking. Ça puait le caoutchouc brûlé et l'oignon frit. Désemparé, Wolf s'avançait dans la lumière. Des sacs en plastique Best Price, ourlets de civilisation, flottaient ça et là. Wolf n'arrivait pas à croire que c'était lui qui marchait ainsi, dans la banlieue de Petersburg, Floride, avec toute cette poussière balayée par le vent.

Un Kentucky Fried Chicken clignota de l'autre côté de la vie. Alors le bout du famas se décalotta et tatata!

Le sergent courait déjà vers le malheureux.

– Baisse ton arme, petit, c'est un ordre!

La voix du sergent lui rappela des souvenirs. Le bras se détendit. L'instrument s'échappa. Le sergent le cueillit délicatement et mit le cran de sûreté.

– Oé, petit, on se calme, raconte ce qui s'est passé.

– Oputain, sergent, oputain oputain.

– C'est rien ça, tu t'es coupé en te rasant.

– Otamère.

– Tu parles d'une blessure. N'a pas peur. Deuxième classe Guillemot, redresse-toi. Deuxième classe Guillemot.

Wolf regardait le sergent sans le voir vraiment. On avait placé un aquarium entre eux. Il voyait bien les yeux bleus nager à sa rencontre, et l'algue de la langue se tortiller entre les récifs, mais le sens des paroles lui échappait. Le sergent avait deux gros poils noirs dans la narine droite qui distrayaient énormément.

– Il a sorti une arme, sergent, je l'ai bien vue, c'était lui ou moi. J'ai crié que j'étais réglo, les sommations d'usage, halte là, qui va là, mais il comprenait que dalle, à cause du dollar qu'il avait dans la tête. Alors j'ai lâché les corn-flakes et.

Wolf disait vrai. Le gérant du supermarché ne parlait pas un mot de français. Il avait fait espagnol à l'école. D'ailleurs il n'avait pas dépassé le collège. Il avait cru, l'imbécile, que Wolf était un skinhead ou quelque voyou portant treillis. Peut-être avait-il même pensé – le temps d'un looping – qu'il avait devant lui un des avocats de sa femme en instance de divorce. Ou un tueur en série comme ils en ont souvent aux informations. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d'un gérant de supermarché. Aurait-il pu se douter que Wolf était un représentant de l'armée française? Se serait-il alors conduit autrement?

Maintenant, le gérant se vautrait tranquillement dans son poumon en bouillie. En tombant, sa tête avait écrasé le paquet de corn-flakes. Oubliés d'un coup ses problèmes de divorce!

– T'as rien à te reprocher, petit, t'as fait le max, c'est le réflexe de famas qui l'a tué.

– Je ne voulais pas. Juste le blesser au poignet pour lui faire lâcher son arme.

– T'es pas cap, remarqua sérieusement le sergent. T'es pas Dolph Lundgren. Quand il tire dans le bras du méchant pour lui faire lâcher la grenade, dans Scorpion rouge, ce genre de conneries, t'oublies.

Wolf s'assit dans les restes d'une camionnette. Il regarda ses doigts. «Les doigts d'un tueur», pensa-t-il. Quand il se gratta le nez, il sentit distinctement l'odeur de la poudre.

– Je ne voulais pas, répéta-t-il mais avec un peu moins de conviction.

– J'sais bien, petit, c'est duralex, le premier type on ne l'oublie jamais. Parfois il viendra te faire suer la nuit, dans tes déchets de rêves. Le général de Gaulle disait, avec ce détachement qui le caractérisait: «Le plus dur, quand on tue un homme, c'est de viser la tête.»Tu vois, il ne portait pas à conséquence.

Ils méditèrent les paroles du grand homme.

Comme ils avaient faim et que leurs rations n'étaient pas encore livrées par les hommes du génie, le sergent invita Wolf encore tout tremblant chez KFC, de l'autre côté de la vie.

La rafale avait laissé sur la façade une cicatrice de varicelle.

Ils mangèrent en silence des restes froids de poulet industriel abandonné par l'ennemi en déroute.

Plus tard, dans le camion Renault, Wolf partagea avec ses camarades le coup de sang de son premier tué. Il raconta les corn-flakes, la caisse qui fit ding ding dong, l'haleine mystérieuse de la mort… Les camarades voulaient en savoir toujours davantage. Insatiables curieux! Sous l'œil bienveillant du sergent, Wolf livrait des détails, refaisait le geste du famas, mimait la tête crispée du gérant.

– Ce ne serait pas arrivé si les dollars n'avaient pour habitude de se promener avec des armes à feu, remarqua-t-on.

On aborda ainsi le vaste problème du port d'armes et du deuxième amendement. Richier avait une théorie à ce sujet.

– Oé les pucelles, dit le sergent, un peu dépassé par la tournure de la conversation, arrêtez de saouler le deuxième classe. Vous en aurez vous aussi des erreurs de mort sur les bras, je parie sur vot' chance.

Il cracha dans le crépuscule.

Le soir, compte tenu de son traumatisme, Wolf fut dispensé de corvée de nettoyage des armes (c'est Richier qui en hérita). Il en profita pour réfléchir à la fragilité de cette substance que l'on nomme la vie et du droit qu'il avait pris de l'enlever. L'odeur de poudre était tenace cependant, comme du pipi de chat.

L'incident de la pastille jaune

Samedi matiny d'un seul jet:

«Mes très chers papa et maman,

Je suis désolé d'avoir mis autant de temps à vous répondre: nous avions du pain sur la planche, ici, c'est peu dire. Jamais je n'aurais cru la Floride aussi grande. Malgré la puissance moteur des Renault, qui sont les meilleurs camions du monde, nous avons mis plusieurs jours pour atteindre Orlando, puis Jacksonville. Nos amis des troupes Alpha ont bien fait leur travail, trop même: pas un pont n'est debout, pas une ligne à haute tension. L'infrastructure des dollars est en miettes. Sans elle, les dollars sont comme des canards sans tête, ils errent sans but dans des rues livides. Plus de télévision, plus d'Internet, ils sont perdus. La nuit, la seule lumière qu'on ait vient des stations d'essence en flammes.

Pour mettre toutes les chances de notre côté, le haut commandement a décidé de disperser des millions de tracts en français et en dollar, où l'on explique par le menu notre vision pacifique. «Un autre monde est possible», qu'on leur dit, «acceptez la main tendue d'une des plus vieilles civilisations du monde», et je crois que c'est là un message universel.

Les dollars nous ont violemment sous-estimés. Jamais ils ne nous ont crus capables de venir les chatouiller chez eux, comme ça, à la hussarde. Ils pensaient que nous leur faisions du cinéma français quand on disait que notre patience avait des limites. Eh bien, ils se sont trompés.

Le débarquement lui-même s'est passé comme lubrifié. Une préparation aérienne minime, suivie d'un pilonnage au mortier même pas très poussé, une section en reconnaissance qui prend position sur la plage abandonnée, et moi dans la suivante, avec les secondes classes Richier, Wagner, Vasseur, Musson, un peu d'eau salée dans les bottines, et hop, nous voilà au pays de l'injustice sociale. Pas un seul soldat en face de nous. Vivant, je précise. Quelques morts ou en train, vite recouverts par des couvertures de survie et évacués par nos services d'hygiène aux armées, quelques voitures retournées, pas de quoi faire un reportage au vingt heures. Franchement, les images qu'on nous montre des guerres dans les pays du tiers monde sont bien plus secoue-conscience que la piteuse prestation de ce pays pourri par le fric.

Ah s'ils avaient su! Ils nous auraient construit des bunkers comme on en a autour de notre île. Surtout, leurs troupes auraient eu une posture plus défensive au lieu de se concentrer sur l'envahissement de pays innocents. Il paraît que le gros de leurs forces, qui ne nous font même pas peur., est à des milliers de kilomètres, quelque part en Asie ou à un autre endroit du globe que les dollars considèrent comme leur pré carré. Bananes!

Quand on tombe sur des reliquats de leur armée, on ne peut que constater le piètre état de préparation. Ils ont du matériel de pointe, mais le moral ne suit pas. Ils ont les foies dès qu'une difficulté matérielle les prive de leur beurre de cacahouètes quotidien. Le régiment de Petersburg s'est rendu quand la ville a été rationnée en eau courante. À Sarasota, on a vu des policiers nous remettre les clés de l'armurerie locale. Pas un coup de feu n'a été échangé à Daytona Beach. Partout, la même stupeur devant nos troupes fières, le même soulagement quand on leur apprend que l'on ne vient pas pour les ennuyer mais pour les libérer de la domination des trop riches. Il y en a qui se mettent à nous applaudir. Parfois on nous apporte à manger, mais le sergent a strictement interdit d'y toucher, car il a peur d'un coup fourré. De toute façon, on n'est pas tentés par l'ordinaire qu'ils consomment.

Il suffit de voir le résultat sur leurs organismes. Les rues sont pleines de grosses larves traînant leur misérable obésité. Parfois, j'ai pitié des dollars.»

A cet instant, Biberon fit de grands gestes: il l'appelait sous la tente. Wolf bâillonna son inspiration.

– Entre vite et ferme derrière toi, dit Biberon avec des airs de conspirateur.

Une odeur de fauve aux pieds sales comprima les narines. Trois pas plus loin, Wolf se cogna à la traverse du lit pliant. Là, entre deux paillasses, Wagner, Musson et Vasseur étaient accroupis au-dessus d'une petite flamme bleue. Vasseur tenait une cuillère où nageait une pastille jaune, Musson touillait la préparation avec une paille, Wagner montait une pipe à eau avec des canettes de Coca-Cola.

– C'est une tassepé de jaune, fit Biberon comme si on avait besoin d'une explication.

– Je vois ce que je vois, dit Wolf.

Il savait qu'il aurait l'honneur de la première taffe – personne à part lui n'avait encore tué de dollar. Il attendit que le liquide se mît à bouillir, avec par endroits des calots noirâtres.

– Ça va être autre chose que la violette, saliva Biberon.

– J'espère bien, dit Wolf.

Musson éteignit le réchaud:

– C'est prêt!

Il versa le liquide dans une canette coupée en deux qu'il couvrit de film alimentaire. Un astucieux système de pailles et de réservoirs bricolé par Wagner fut monté par-dessus. Wolf s'installa sur le lit, enleva ses bottines et mit le bout de la paille sous la langue. Biberon scrutait les palpitations de ses narines.

– Alors? demanda-t-il quand Wolf eut expiré.

«Dégage!» aurait voulu gémir Wolf, mais sa bouche ne s'ouvrit pas. Il ne voyait rien d'autre qu'un immense champ de coquelicots.

Soudain quelqu'un cria:

– Vingt-deux!

Il y eut du bruit, des canettes froissées, un courant d'air et de longues conversations en sourdine.

Quand il revint à lui, l'infirmier Fitoussi éclairait le fond de son œil à la lampe torche.

– Bienvenue en Floride, dit-il. Tu nous as fait une boulette.

Pendant une semaine, Wolf but beaucoup d'eau. Il pissa jaune. Les camarades se moquaient de lui sans pitié mais personne ne le dénonça au sergent.

Mercredi., après une visite de routine à l'infirmerie. La mémoire revient. Les mains ne tremblent plus:

«Une bien bonne m'est arrivée dans une épicerie d'Orange Lake. On est tombé sur des bouteilles du pays, un petit vin de l'île, AOC et tout. «Y s'emmerdent pas», a dit le sergent. Surtout vu le prix qu'ils le vendent, notre vin. Dix fois plus cher qu'au Huit-à-huit. Et tu crois que la différence va au peuple? Tends l'autre joue, eh bouffon! Ce sont les rapaces qui se sucrent sur le dos du consommateur. Il avait raison, l'oncle Guillaume.

On leur a pris une caisse pour améliorer l'ordinaire. Rassure-toi, je n'ai rien payé. L'épicier nous a fait cadeau. Moi, en échange, je lui ai donné un pin's du Tour de l'île, tu sais, celui avec le col de la Vachette. Il a paru surpris. Peut-être s'attendait-il à ce qu'on le vole, purement et simplement. Telle est la propagande anti-française que l'on distille là-bas depuis des années. On serait des petits calibres forts en gueule, tout juste capables d'escroquer le reste de la planète avec nos produits même pas bons. Je te jure, il y a de quoi avoir la haine.

Divine liqueur! On l'a bue en se racontant les histoires du pays. C'était un grand soir. J'ai beaucoup pensé à vous, qui êtes si loin. Le ciel était magnifique. On voyait la Grande Ourse. Les étoiles filaient tellement que je n'avais pas le temps de faire un vœu il y en avait une autre, et une autre, et une autre! «C'est la DCA, vaginale de leur mère à clapet punaise», a dit le sergent. Voyez comme la guerre sait imiter la nature.

Le sergent a une sacrée descente. La caisse a tôt fait de se vider. Et tu ne devineras jamais ce que j'ai lu sur l'étiquette, au fond du cageot. Un nom qui m'a semblé familier. «Société d'import-export Abe Carnot. Produits exotiques.» J'ai relu deux fois, dix fois, je t'assure, il n'y a pas d'erreur possible. La châtaigne n'est pas loin. Le hasard fait bien les choses, me suis-je dit. Ah s'il tombe entre mes mains! Je n'ai pas pu m'empêcher de scruter la nuit, comme si l'oncle Abe était quelque part à côté de nous, caché dans l'obscurité. Je n'ai entendu que les cris des chauves-souris, des coassements de crapaud (dont plusieurs espèces venimeuses), des hurlements d'effraie. C'était absurde, mais on aurait dit que je sentais sa présence.

La nature ici est luxuriante. Il y a des insectes que je n'ai jamais vus de ma vie. Vers le lac Okeecho-bee, alors que l'on traversait un marécage, on a tiré des crocodiles. Une sorte de scarabée gros comme le poing a mordu le deuxième classe Richier à la cuisse. L'air est chargé de miasmes. La nuit, on entend des cris de jungle qui nous glacent les os alors que le thermomètre ne descend pas en dessous de trente-cinq. Tout me conforte dans l'opinion que l'homme européen n'a rien à faire ici. Seuls des individus parfaitement malsains de corps et d'esprit peuvent s'acclimater. L'influence néfaste de la nature explique sans doute pourquoi les dollars ont si mal tourné dans leur ensemble, alors qu'ils avaient tout pour réussir si leurs ancêtres étaient restés dans leurs pays d'origine au lieu de chercher la cocagne dans ce nouveau monde, qui n'a rien de nouveau ni d'accueillant.

À Jacksonville, nous avons croisé le colonel Dujardin, souriant et détendu. Il nous a passés en revue. C'est là que j'ai appris que les trois quarts de la Floride avaient été sécurisés avec des pertes minimes. Le blitzkrieg a du bon, qu'il a dit, le colonel. On voyait qu'il pensait à des références qu'il avait eues à l'École de Guerre. Il nous a prévenus cependant qu'il ne fallait pas trop nous croire dans la chantilly, car plus au nord, des accrochages sérieux ont lieu autour d'Atlanta. Le colonel a supposé que le régiment engagé là-bas pourrait avoir besoin de notre soutien. Les ennemis reculent mais la guerre est loin d'être gagnée.

On va passer à la deuxième phase. «Il faudra attaquer là où ils sont fragiles», a dit le colonel, et il a ajouté: «Il faut briser le mythe dollar, la culture dollar, pour leur enlever l'envie de se battre.» Je ne prévois pas de permission avant un bout de temps, peut-être deux ou trois mois. Dans ces conditions, dites plein de choses patientes à Stéphanie. Faut qu'elle soit forte. Quand le général de Gaulle est arrivé à Londres après la débâcle, sa femme a très vite montré des signes de lassitude à cause du climat de pluie et de bruine. Ce n'est pas le Maroc, qu'elle disait. Pourtant, ils ont serré les dents et leur attente a fini par payer. Je voudrais que vous le répétiez à Stéphanie. «Leur attente a fini par payer.» Personnellement, je trouve cette histoire très réconfortante. J'ai du mal à lui en parler dans mes lettres: tu sais, papa, comment sont les femmes, il leur faut du sentiment ou un ersatz, pas des hypothèses sur l'avenir. La femme déteste l'incertitude. Du moins, c'est ce que je suppose car dès que j'essaye d'évoquer des choses sérieuses, je sens comme une déception dans le courrier que je reçois.

Je vois d'ici maman qui s'inquiète pour notre relation. Chère maman! Ne te fais pas de mauvaise bile., maman, tout va très bien entre Steph et moi, vraiment, je t'assure. C'est la guerre, donc l'absence, donc l'abstinence, qui crée une légère tension, bien compréhensible. Le contraire serait étonnant. Moi, j'évacue par le combat, mais elle? Je me mets à sa place. Heureusement, on a notre web où l'on peut échanger des messages au format radioshark. Je le consulte dès que j'ai un moment entre deux missions sur le terrain. La dernière fois, Stéphanie m'a posté une chanson de Michel Polna-reff, Kama Sutra – tu vois le sous-entendu? A mon tour, je lui ai envoyé une chanson de Julien Clerc, qu'elle a pu télécharger sur armees.fr. Ce n'est rien, Tu le sais bien, Le temps passe, Ce n'est rien. Je crois que ça convient parfaitement à ce que l'on vit, elle et moi, en ce moment.

Je vous embrasse.

Votre Wolf.

P.-S. Les dollars ne sont pas des surhommes, j'en ai eu la preuve formelle il y a quelques jours. Il n'y a pas de barrière magnétique qui les protégerait, ou de maléfice à la con, comme on entend parfois chez les ploucs de banlieue. Encore moins de pommade qui les rendrait durs comme de la pierre. Ce sont des superstitions qui ne valent pas un pet de lardon. Les dollars, quand ils se prennent une balle dans le poumon, surtout si c'est une balle de famas, qui sont les meilleures balles du monde parce qu'elles ne pèsent rien, conjuguées à une poussée initiale très forte à la sortie du canon, le trou est tout petit mais les dégâts sont bonbon, la coquine ne ressort pas immédiatement, elle se balade un peu partout, comme un globule blanc, ça vous fatigue un dollar, ça le rend tout mou, il tombe dans les corn-flakes. Dites-le à Jean-Ramsès. J'ai vérifié.»

Nos ancêtres, les Gaulois

En vain cherchait-on dans ces paysages ponctués de palmiers sales des traces de l'ancienne présence française.

C'était vers 1560, expliquait le seconde classe Richier, très fanfaron sur les connaissances. Les troupes françaises, soutenues par l'amiral de Coli-gny, débarquèrent pas loin de Jacksonville, où elles construisirent un fort, le Fort Caroline, et tentèrent de fonder une colonie. L'expérience dura quinze mois.

On s'étonnait. Quinze mois! Avant de progresser vers la Louisiane? Non, soupirait Richier, avant de se faire ratatiner par les Espagnols.

On se courba mentalement sous la mauvaise nouvelle. On aurait dit que cette information du passé diminuait nos chances de succès dans la guerre actuelle, alors que franchement il n'y avait pas de rapport. Le seconde classe Wagner semblait douter. Les Espagnols n'auraient eu aucune chance en Floride, disait-il, surtout face à de l'infanterie française. Il accusa Richier de pratiquer de la désinformation. Il le secoua à sa manière pour lui faire passer les propos scandaleux, et Richier finit par se rétracter. Non, admit-il, un peu penaud, l'armée espagnole n'est pas à la hauteur de la nôtre, elle ne l'a jamais été, elle ne le sera jamais. D'ailleurs on serait bien embêté s'il fallait citer un nom de char espagnol, sans parler de porte-avions, alors que tout le monde connaît le Leclerc, l'AMX, le VAB. Il s'était mal documenté, voilà tout. À la bonne heure, disait Wagner. S'il n'y avait pas eu les putains de Pyrénées pour se planquer derrière, l'Espagne serait une république, et saine depuis longtemps. Richier acquiesçait faiblement.

On écoutait la dispute d'une oreille distraite. Le camion roulait vite, brinquebalant nos corps transformés en machines de guerre. La route semée de détritus et de voitures carbonisées se prolongeait à l'infini. On frissonnait en songeant à ces temps, pas si éloignés que ça, où nos ancêtres audacieux avaient osé l'aventure. Débarquer en Floride, quelle mouche les avait piqués? Avaient-ils pressenti, par quelque flash venu du futur, l'apparition prochaine sur ce sol hostile d'une nation perfide avec tout ce que cela comporterait de déceptions pour le monde? Auraient-ils voulu l'empêcher? Valeureux soldats, morts pour la France.

À force d'y penser, on commençait à sentir leur présence fantomatique sur cène terre de souffrance. On aurait dit qu'ils flottaient autour du camion. «Coligny, nous voilà», lança quelqu'un. Et l'on reprit, d'un chœur bourru et triste: «Une flamme sacrée monte du sol natal. Et la France enivrée te salue, Amiral!»

Un cadeau opportun

À Jacksonville, le colonel Dujardin discutait avec les élus locaux réunis en grande pompe, à l'aide d'un interprète car il ne parlait pas dollar. Le colonel portait un gilet pare-balles – on ne sait jamais. Au loin, on entendait le son de la canonnade, majestueuse et douce comme le tonnerre d'un orage qui s'éloigne.

– Je vous parle au nom du Grand-Aïeul qui habite en France. Le Grand-Aïeul a envoyé ses soldats pour voir comment ses enfants vivent de ce côté de l'Atlantique, car on lui a rapporté de bien mauvaises choses. Certains de ses enfants ont mis leur vie au service du dollar, d'autres ne font qu'exploiter leurs frères plus faibles économiquement, d'autres enfin pensent soumettre la planète à leurs besoins d'expansion. Le Grand-Aïeul est très chagriné. Il voudrait dire à ses enfants de Jacksonville qu'il leur a apporté un fourgon de cadeaux s'ils rejettent ces modes de vie d'un autre âge. Il voudrait aussi leur dire que s'ils n'obéissent pas à la voix de la raison, il enverra une armée plus nombreuse que tous les grains de blé de leurs champs et il fera pleuvoir sur leur tête de multiples fléaux dont il m'a chargé personnellement. Vous avez le choix entre la guerre, avec ce que cela comporte de barbarie, avec le risque de lire la désapprobation dans les yeux de vos enfants et petits-enfants, s'ils ne sont pas morts d'ici-là, et la paix, une paix des braves, une paix dans l'axe de la paix. Nous ne venons pas chez vous en ennemis. Ce n'est pas pour piller vos McDo et KFC que nous avons fait sept mille kilomètres. Ouvrez les yeux. Nous venons vous sauver de vos propres démons. Car le peuple des dollars est un grand peuple.

Pendant que l'interprète traduisait, les élus locaux échangeaient entre eux des remarques sur tel ou tel point du discours. Certains comptaient du regard les soldats présents ou trouaient mentalement le gilet pare-balles, et l'on voyait à leur mine renfrognée qu'ils étaient capables de toutes les trahisons. D'autres, visiblement tentés, lorgnaient vers les grandes caisses où tintaient les cadeaux.

– Ils veulent voir les présents d'abord, dit enfin l'interprète après de nombreux palabres.

L'élu majeur de Jacksonville campait fièrement en croisant les bras. Le nez en l'air, il paraissait intraitable.

Le colonel fit «oui» de la main. On s'affaira autour d'une grande malle. Elle était remplie de bouteilles de vin, d'accessoires Hermès, de produits cosmétiques et de gris-gris, sans oublier quelques livres de Saint-Exupéry, d'A bout de souffle édition collector, de Tintin en Amérique et d'écharpes tricolores au blason du FC Monaco.

L'Empire romain

Sous ses airs de soldat modèle, le deuxième classe Richier était un intellectuel à jus.Wolf eut tôt fait de le comprendre: l'animal se promenait partout avec un cahier où il griffonnait des textes inutiles. Richier glissait le cahier et son stupide contenu dans la poche de cuisse, là où un soldat en bonne santé mettrait un baladeur radioshark et la photo de Cléopâtre. Quand la guerre faisait une pause, il sortait le cahier et se mettait à écrire au crayon à papier. «C'est un pédé», pouffait-on. Peut-être voulait-il devenir écrivain, mais ce n'était pas une excuse.

À le voir parader de la sorte, Wolf se disait que c'était sacrement bien fait, le coup de la morsure de scarabée. Les animaux sauvages ont cette intuition formidable qui les fait s'attaquer aux plus faibles, aux plus oiseux du troupeau.

Après que le scarabée l'eut mordu, la cuisse de Richier se remplit de pus fluorescent et on le crut condamné. Le cahier déménagea vers la poche de poitrine. Maintenant, quand il parlait de choses intellectuelles., Richier tapotait sa poitrine l'air de dire., «c'est tout noté là» ou «j'ai déjà réfléchi à la question, vous pensez bien». C'était très agaçant pour les autres. Parfois, avec ses camarades, Wolf arrachait le cahier et jouait à le lancer pendant que Richier sautait maladroitement en essayant de l'attraper.

Au fond, c'étaient de bons camarades. Je ne dis pas que Wolf se serait fait tuer pour Richier, ou qu'il aurait aimé le revoir une fois la guerre terminée, mais on se changeait les idées d'avoir parfois une conversation décalée, le soir, autour d'une bonne ration de combat.

– On a beaucoup comparé le dollar et l'Empire romain, disait Richier quand il sentait que l'ambiance le permettait. Du point de vue destinée historique, j'entends. L'histoire nous apprend que tôt ou tard les empires connaissent une phase de déclin.

– Ta gueule, Richier.

– Ce que je veux dire, reprenait imprudemment Richier, c'est qu'il peut y avoir plusieurs périodes de déclin, suivies par des envolées non moins impressionnantes. Déclin ne veut pas dire mort certaine. Ce peut être juste un mauvais moment à passer.

– Eh parle-nous plutôt des poopoos à ta sœur.

– Nous, on a l'impression que le dollar s'est enlisé, qu'il respire à peine l'asthmatique, que nous allons lui donner le coup d'euthanasie, mais c'est peut-être aussi une illusion. Nous avons le nez dans le guidon de l'histoire.

– Rhô. Scusez-moi.

– C'est quand l'Empire romain cessa de vouloir être l'Empire romain qu'il se désagrégea. La décadence vient de l'intérieur. Les vandales n'ont pas été pour grand-chose. On meurt d'abord dans sa tête. Un jour viendra quand le dollar n'aura plus envie de vivre. Quand sa culture préfabriquée ne le fera plus rêver. Ce jour-là, le maléfice tombera tout seul, à la première occasion. Nous serions alors cette mauvaise conscience qui le ferait déborder.

Richier caressait sa cuisse gonflée où puisaient d'étranges douleurs. Musson se leva:

– Eh, toi, le philosophe, t'aurais pas du pécu? Je vais poser une mine anti-personnel, là.

À ce stade, déjà content d'avoir exprimé plusieurs pensées qu'il trouvait dignes d'un début de débat à la télévision, Richier se taisait, par précaution. Et Wolf de le regarder avec dégoût et admiration, comme on regarde un fou.

La danse de l'hélicoptère

Au petit matin, comme ils s'approchaient d'Atlanta par la voie des champs, ils entendirent siffler de drôles de petites balles qui semblaient pleines de joie. Aussitôt, le grand sergent s'allongea par terre, la tête dans le marais. Wolf rampa auprès de lui.

– Je crois qu'ils ont des mitrailleuses lourdes, sergent, ils nous ont pris en feu croisé, avec des putains d'explosives.

Le diagnostic ne manquait pas de pertinence.

Le sergent, qui semblait distrait, ne répondit pas. Peut-être rêvait-il de quelque action glorieuse où le général de Gaulle en personne lui lancerait des paroles immortelles, pistolet au poing.

Wolf secoua le sergent pendant que de grosses balles chaudes, bourrées de tics, creusaient le sol autour de lui comme de petites taupes. La bottine Le seconde classe Biberon criait en agitant son famas. Son doigt montrait le Black Hawk – ce n'était pas très original.

Crier n'était pas la solution. Poum, voilà qu'il n'eut plus de jambes, le Biberon. Sans que cela fît plus de bruit que cela. Le famas de Biberon se gru-mela aussitôt. Privé de jambes, il lui était délicat de progresser vers les lignes ennemies. Il essayait pourtant, il avait la volonté qui se lisait dans le regard, mais il n'y avait rien à faire. On vit Biberon lever les yeux au ciel, l'air de dire: putain de matos, putain de jambes made in France.

Puis le seconde classe Biberon s'affaissa sous le poids de son équipement. Sa tête disparut dans les roseaux. Le caporal Kiejmann se précipita courageusement. Il lui manquait déjà un cou, au caporal. La tête ça allait, le tronc aussi, à part deux ou trois écorchures de rien du tout, mais le tiret entre les deux avait fait faux bond. Ça lui donnait une dégaine très personnelle. («C'est à regretter de ne pas avoir d'appareil numérique», pensa la partie cruelle deWolf, pour se faire censurer aussitôt.)

Plus loin, le reste de la brigade n'était guère plus en forme.

Le caporal Ducasse, si c'était lui car on ne voyait pas bien à cause de la fumée qui sortait du camion Renault, Ducasse – oui, c'était bien lui -, Ducasse pétait la forme, plus loin dans la plaine. Il portait une radio. On pouvait toujours compter sur lui. Le plus calme de tous, il mâchait un bâton de réglisse et exposait la situation à l'état-major. Il ne gesticulait pas comme l'autre bleu bite de Biberon, il parlait calmement dans le combiné. Puis il raccrocha et fit O.K. avec sa main. Wolf en fut immédiatement rassuré. L'état-major savait maintenant, pour le pétrin. La responsabilité de leur mort future était transférée à qui de droit.

Radio ou pas, le Black Hawk ne fut guère impressionné. Il se balançait doucement de gauche à droite en observant le théâtre des opérations. De temps en temps, une roquette s'envolait de sous ses ailerons et allait se planter dans le flanc français. Il avait une vue magnifique. On aurait bien aimé être à sa place, sentir la puissance de la ligne de mire, avec ces petites bêtes affolées galopant à qui mieux mieux. C'était comme pisser sur une fourmilière.

Il fallait se rendre à l'évidence: le sergent avait fait une boulette en les faisant avancer ainsi à découvert. Wolf se demanda à quoi avaient servi les millions de pompes que le sergent avait accumulées dans sa vie. C'était une pensée défaitiste, causée par l'éloignement relatif du muret.

Le Black Hawk semblait content de sa prestation. Il s'arrêta de tirer pour un instant. On aurait dit un artisan qui pose les outils pour admirer amoureusement le travail de ses mains. Wolf se risqua à bouger le petit doigt. Pas de réaction. Alors Wolf s'enhardit et avança le bras. Il attrapa le pied du sergent et s'en servit pour tâter autour de lui, des fois qu'il y eût une mine. Il ne se passa toujours rien. L'hélicoptère semblait négliger les grenadiers voltigeurs. Ce n'était pas de la pitié, évidemment. Wolf suivit son regard et vit qu'un malheureux char Leclerc égaré se dépatouillait dans le marais, vulnérable comme un cheveu dans la paume. «Il va se faire allumer», pensa Wolf. Au même instant, grâce à ses facultés télépathiques, l'hélicoptère eut la même pensée. Il pivota son court nez arrogant et se mit à cracher, cracher, cracher. Wolf se boucha les oreilles. Il s'attendait à une explosion, imminente dès lors que les obus stockés à l'intérieur du char se mettraient à fermenter.

Rien. Il ne se passa rien.

Quel dommage que le sergent ne pût relever la tête pour voir cet incroyable tableau. L'hélicoptère tirait, tirait comme un bègue, et l'autre, impassible, avançait doucement, troublé en rien dans sa fonction rampante, les projectiles pleuvant à côté de lui, l'éclaboussant parfois de boue scintillante, sans le moindre impact digne de ce nom. On aurait dit qu'un dieu facétieux avait bâti une cloche invisible qui le protégeait.

Wolf n'en croyait pas ses yeux. Le méchant hélicoptère ressemblait à un cerf-volant relié à la terre par une ficelle de balles traçantes. Il tirait à perdre haleine, on voyait qu'il s'énervait, commençait à douter, pendant que le char exécutait un numéro de funambule endormi, la moitié des chenilles encore embourbées dans le marais, la tourelle alerte cependant.

«Il va le niquer avec son canon», pensa Wolf, et l'espoir palpita vraiment quand il vit le gros cigare du char se lever en direction du coléoptère. «Tire, bon sang, tire!»

Soudain notre grosse limace se couvrit de petite vérole multicolore, typique des balles à uranium enrichi quand elles pénètrent dans le blindage. Le prodige avait cessé. Les dieux ne protégeaient plus leur jouet. On vit des gerbes de fumée violacée sortir d'une multitude de trous d'épingle, et le char se fendit d'un terrible pet de cheval.

Soulagé, le Black Hawk admirait le résultat. Il se balançait de gauche à droite en frottant ses mains invisibles. L'acharnement au travail finit toujours par payer, avait-il l'air de dire. Mort aux

faibles.

Profitant de son humeur contemplative, des grenadiers voltigeurs, Wolf en tête, se dépêchèrent de rejoindre le muret.

– Alors qu'est-ce qu'on fait maintenant? demanda une voix qui venait à peine de muer.

C'était Richier. Wolf fut estomaqué de découvrir l'intellectuel en pleine forme, alors que des gars bien plus solides mentalement avaient été amochés. Pire, sa morsure de scarabée avait l'air guérie, ou presque.

– Le sergent est mort, annonça Wolf.

Il montra le pied du sergent qu'il tenait toujours. C'était ridicule: il avait oublié de le laisser quelque part.

– On peut toujours essayer de lui tirer dessus, dit Ducasse en pointant son menton vers le terrible machin noir qui les dominait comme une question du jugement dernier.

Aucun d'entre eux n'y avait pensé jusqu'à présent. Tout comme un lapin ne pense à mordre un python qui l'observe - tout au plus, s'il est courageux, en rêve-t-il la nuit comme on rêve de quelque beauté inaccessible -, ils avaient oublié leurs armes qui pendouillaient sans vie!

Ce fut comme une seconde naissance. L'ennemi dans le viseur!

– Oputain je vais me le faire!

– Vise le compartiment des roquettes!

– Il est blindé sur les côtés!

– Jevémele jevémele!

Chacun y allait de son commentaire tandis que résonnait enfin sur la Floride endormie le chant du famas.

L'hélicoptère pivota vers eux et tira de longues rafales juteuses qui en abîmèrent plus d'un, de l'autre côté du muret. Il faisait des étincelles. On aurait dit qu'il plantait des clous dans une robe de mariée.

Peut-être eut-il la grosse tête ou ne sut gérer sa barrière de Peter, à moins que ce fût un câble à haute tension qui s'emmêlât dans ses pales: on entendit soudain le grondement mécanique de blender enragé. Le Black Hawk tomba sans éclat, comme un plat de nouilles., à deux enjambées du sergent.

D'abord indécis, les combattants de la liberté sortirent leurs têtes de derrière le muret, et observèrent l'étrange défaite de leur ennemi. Il n'y eut pas d'explosion comme on en voit dans les films, ni de feu ravageur, juste un bruit de canette froissée et un grésillement désagréable qui donna l'envie de se gratter.

Quand ils furent certains que le Black Hawk ne bougerait plus., ils s'approchèrent par groupes de trois, le caporal Ducasse en tête.

– C'est le moteur qui a lâché, dit-il avec son air nonchalant. On ne peut exclure une défaillance humaine. Ou alors une balle de famas.

Alors la joie des survivants explosa, elle, comme mille hélicoptères dans mille films hollywoodiens.

Le seconde classe Wagner, bientôt suivi par d'autres, déchargea son fusil en l'air en signe de victoire. Spontanément, on fit une ronde autour de la bête, et l'on dansa, dansa…

Ceux qui avaient des appareils photo s'immortalisèrent sur fond de carcasse, tandis que Richier, tout intellectuel qu'il était, grimpa sur la tête du monstre et fit une galipette.

– Il faut inspecter l'intérieur, s'avisa soudain Ducasse.

Il avait raison, comme d'habitude. On se bouscula autour de la carcasse pour sortir les corps des pilotes. On voulait les toucher, les pincer, ces ennemis qui avaient fait tant de mal. Il y en avait cinq, vêtus de combinaisons noires et de casques calcinés. On les mit en rang par terre. «À vos rangs, ix!» cria Musson, et les gars rirent comme un seul homme.

Ils n'avaient pas l'air méchants, ces dollars allongés face aux nuages. «Mort aux dollars», cria encore Musson. Il prit son famas et fit une rafale sur un corps inerte. Richier, moins porté au maniement des armes, se contenta d'un simple crachat. Quant à Wagner, il entreprit de fouiller le corps de celui qui paraissait le plus gradé. Il enleva la montre, qui déménagea furtivement à son poignet, et paradait maintenant avec une plaque en aluminium où l'on pouvait lire le nom de l'ennemi ainsi que son matricule.

– Récupérez la radio, ordonna Ducasse. Les munitions non endommagées. Il y a peut-être ses plans de vol. Dépêchez-vous avant qu'il y en ait d'autres.

– Qu'ils viennent, les enfoirés, on les attend, crâna Vasseur.

– Ouais, fit Wolf, on sait comment les mater. À coup de famas dans la gueule, oputain.

Ayant survécu à cette première escarmouche, ils étaient devenus invincibles.

Ducasse – encore lui – téléphona au colonel Dujardin pour lui rapporter la bonne nouvelle.

Le colonel félicita ses hommes chaleureusement. Il leur demanda de poursuivre vers Atlanta en faisant attention. Puis il entra les données de la bataille sous son tableur Excel et envoya une synthèse à l'état-major grâce à une liaison sans fil.

L'état-major eut une pensée silencieuse pour les pertes humaines, toujours regrettables. Et que penser du char Leclerc dont le blindage s'était montré tellement insuffisant en situation de guerre réelle. Une déception supplémentaire. «Ça pénalisera nos exportations», conclut l'état-major. Il y eut à ce sujet de longues discussions au ministère de la Défense qui aboutiraient à de profondes modifications dans la manière d'aborder ce conflit. Mais nous n'en étions pas encore là. Pour le moment, sur le terrain, les Français célébraient leur victoire et cajolaient leurs morts.

Le Nord et le Sud

Après le combat, d'un seul jet:

«Mes chers parents vivants,

Nous avons progressé sur plus de cinquante kilomètres vers Atlanta. On marche sur les bajoues des faubourgs. Partout, on nous accueille sinon avec sympathie du moins avec un intérêt prononcé pour notre position, notre culture.

La résistance armée est faible, même si, ça et là, on croise leurs sinistres hélicoptères. Si vous croyez que nous en avons peur! C'est mal nous connaître. Dites-leur partout au pays, dites-leur que les hélicoptères des dollars, on s'en torche d'une pichenette. Nous en avons abattu cinq, rien que dans ma brigade. Celui que l'on vous a montré aux infos par le cinéma aux armées, je l'ai abattu moi-même, avec ma section. Il est beau, hein! Vous avez devant vous le résultat d'une petite rafale de famas sur le plus solide hélicoptère du monde. Que l'on sache bien, c'est ce qui arrivera à celui qui osera s'en prendre aux combattants de la liberté.

Vous écrivez que Jean-Ramsès a été impressionné par notre progression. Tu m'étonnes! Je pense qu'il se rappelle certains épisodes de notre enfance. Il doit se dire que jamais il ne m'aurait cru capable d'aller aussi loin pour chercher mon bonheur. Cela dit, ce n'est vraiment pas la peine qu'il demande une médaille pour moi au ministère. C'est très, très gentil à lui de me le proposer, et je sais très bien qu'il peut arriver à m'en décrocher une, avec ses relations. Mais c'est la brigade dans son ensemble qui la mérite. S'il tient absolument à faire quelque chose pour moi, ce que je lui demanderais, c'est une permission, ne serait ce que pour trois jours, ou deux c'est une photo. Le temps de revoir Stéphanie, de la serrer contre moi, de vous embrasser vous aussi, car parfois j'ai l'impression que vous êtes tous morts EN voyage depuis longtemps, et que vos lettres sont générées par un automate informatique. Je sais, c'est stupide, mais c'est l'éloignement et la mélancolie de la guerre qui font ça. Il faut dire que l'on prend beaucoup de cachets ici, des vitamines qui nous aident à supporter la chaleur, le manque de sommeil et même une certaine notion de douleur physique, mais qui perturbent parfois notre vision du monde.

On a enterré chanté le sergent. La cérémonie était très émouvante. On a fait la Marseillaise et la Prière de l'aspirant, bien qu'il n'ait été que sergent. Puis on a lâché le sac plastique contenant le corps. La terre étrangère l'a happé, enfin «terre» n'est pas le bon mot car on est dans un terrain très sablonneux, marécageux, putride par endroits, simplement pourri. Dieu sait ce qu'il adviendra de ce corps valeureux. Les crocodiles le dessableront et en feront une fiesta. On ne pouvait le traîner jusqu'à Atlanta. C'était très bête de sa part de mourir ainsi, et pour ne pas pleurer j'ai pris mon famas et j'ai tiré en l'air. Chaque soldat a fait un serment. Moi j'ai pensé très fort à une certaine forme de vengeance. Par association d'idées, à l'autre pistache d'oncle Abe qui se la coule douce parmi les dollars alors que moi, j'en suis à ramasser les membres du sergent éparpillés parmi les fourrés, et que vous, mes très chers aimés, souffrez du rationnement.

À ce propos, je suis très content que Jean-Ramsès s'occupe de vous améliorer l'ordinaire, grâce à ses relations. C'est un bon copain. Il y a un type, ici, un certain Richier, qui lui ressemble pas mal dans sa façon d'aborder les problèmes, toujours à construire de grands ponts invisibles qui ne servent à rien. Bon, j'exagère, c'est utile parfois.

La semaine dernière, on nous a distribué une petite brochure destinée aux habitants des pays que nous traversons, la Floride, la Géorgie, etc., où l'on explique pourquoi le Sud confédéré doit devenir indépendant du Nord, ce Nord yankee, inculte et intéressé par l'exploitation économique des pauvres. Je te passe les détails mais c'est très bien formulé, avec un paragraphe spécial sur les efforts de la France en ce sens, la France qui à l'époque de la guerre de Sécession avait déjà compris toute la nature hypocrite de l'État dollar, lequel État, qui n'a d'État que le nom et qui ferait mieux de s'appeler Barbarie, je cite là de mémoire, lequel État, sous prétexte de libérer les négros très noirs, voulait mettre ses pattes crochues sur le pétrole et les champs de coton. Je peux te dire que les gens d'ici ont été très très réceptifs. Ils écoutaient Richier leur réciter le topo en dialecte dollar, ils applaudissaient. Certains allaient chercher des vivres cachés au fond des caves pour nous les offrir. Notre progression en zone urbaine en a été grandement facilitée.

Le flegmatique caporal Ducasse est devenu sergent. Je ne l'adore pas, ce Ducasse – jamais une émotion chez lui, rien que du rationnel -, mais on voit qu'il connaît le métier. C'est lui qui me demande maintenant d'arrêter d'écrire car on a une journée à la dure demain, avec une attaque qui promet. Je vous quitte donc, sans oublier de dédicacer à Steph une chanson, l'Aziza de Daniel Ballavoine, surtout le deuxième couplet, je te veux si tu veux de moi, etc. Pourquoi ne m'a t'elle rien envoyé depuis Il jouait du piano debout, ça fait maintenant deux semaines? Faut dire qu'on ne s'en lasse pas. France Gall, c'est top de chez top. Elle produit une grande impression ici, quand je la fais écouter à des prisonniers, comme nous y encourage le commandement. Ils ont la bouche qui en tombe. Ça les change de Britney Spears, qu'elle soit maudite où je pense!

Je vous embrasse.

Wolf.»

Chez l'oncle Walt

Pourquoi avait-on ainsi la sensation d'avancer alors que les paramètres extérieurs, la vitesse, les positions respectives des immeubles, le sifflement du vent aux oreilles, tout nous indiquait que l'on marchait à reculons? On entrait dans la roulotte du capitaine, son visage plat comme une carte d'état-major se projetait devant nous, on se mettait au garde-à-vous protocolaire, et l'on recevait l'ordre suivant:

– Guillemot, vous allez me prendre une vingtaine de morons et vous vous zappez à Disneyland, Orlando.

– Oui, mon capitaine.

– Vous vous êtes rasé avec une biscotte.

– Non, mon capitaine,

– Vous savez ce que vous avez à faire.

– Oui, Orlando est à deux cents kilomètres au sud de notre position.

– Vous savez ou vous savez pas.

– Je sais, mon capitaine. Et le reste de la compagnie? Le sergent Ducasse?

– La région est sécurisée par un escadron de gendarmes mobiles. Vingt hommes devraient suffire. Exécution. Ah oui, Guillemot!

– Oui, mon capitaine.

– Vous êtes promu caporal. Passez prendre un velcro à l'intendance.

On sortait de la roulotte, on jetait un dernier regard sur son visage plat où était inscrite en caractères incompréhensibles une partie de notre avenir, on marchait en oscillant comme un point d'interrogation vers les habitations réquisitionnées où logeaient les sans-grade.

– Morisot. Furtier. Badulot. Nimier. Josse. Vas-seur. Pusard. Noussot. Klein. Zannussi. Le Goïc. Ouazazate. Matuska. Richier.

– Présent.

– Fais pas ton intello. Douze, treize, quatorze. Encore six. Wagner. Li Tuc. Musson. V'nez là. Barbier. Jarnac. Tavernier. V'nez là qu'on vous dit.

– La lettre à ma mère.

– On l'encule, ta mère, on part à Disneyland. -Ouah!

– Richier, tu me prends la brochure numéro deux, «Lutte contre l'hégémonie culturelle».

On comprenait soudain que même si l'on partait plus de deux cents kilomètres au sud, le destin, lui, resterait soudé à notre personne comme le nez à l'entrejoues. On aurait beau secouer le corps dans toutes les directions, le destin, ce pot de colle, mettrait un malin plaisir à nous suivre, pire, il nous précéderait d'une poignée d'instants à la seule fin de nous narguer et de dégager le terrain pour nos lâchetés futures. Ainsi les tirs de mortier préparent le terrain à l'infanterie.

Comme on approchait de la porte rosé du pays des rêves bleus, le grenadier Tavernier, s'avançant à découvert tel un vulgaire touriste, se prit dans l'œil une balle venue de nulle part. Il resta immobile quelques instants comme s'il hésitait entre deux attractions, son famas trembla de possibilités inassouvies, et son tronc, un peu désarticulé, s'affaissa. Sur son visage se lisait la ferme résolution de ne plus bouger.

Aussitôt la section se plaqua derrière des abris de fortune. Musson se mit dans la maison de Porcinet d'où il contrôlait l'avenue des Abeilles sur cinquante bons mètres avec une visibilité de 8/10. Li Tuc, favorisé par sa petite taille, se logea derrière l'énorme statue d'Indien. On vit son famas gigoter derrière le calumet de la paix. Ils restèrent ainsi de longues minutes baignant dans la musique à la guimauve qui coulait des haut-parleurs. Comme par un fait exprès, personne ne venait.

En chef de section avisé, Wolf comprit qu'ils pourraient rester des heures sans résultat. Il fallait dévisser le tireur isolé, et rapidement, si l'on devait neutraliser le parc avant la tombée de la nuit. Il croisa le regard de Badulot, et lui fit signe d'y aller. Où ça? gesticula Badulot, toujours un peu lent. Là-bas, abruti, firent les doigts de Wolf en montrant la place du Pot-de-Miel où gisait Tavernier.

Badulot n'était pas très chaud. Il n'avait jamais été très Mickey. Il se serait bien passé de Disney-land. Il aurait préféré un parc aquatique ou, mieux, une réserve naturelle dans un pays comme le Canada, bien froid et sec, avec des animaux sauvages à observer à la jumelle et des feux de camp à la tombée de la nuit. «Pourquoi moi?» fit-il en pointant son index vers sa courageuse poitrine. Wolf montra son velcro de caporal et fit un bec d'autruche avec sa main: «Ta gueule.» Badulot n'avait pas le choix. Il quitta le trou douillet de Coco Lapin et s'engagea résolument vers la porte rosé qu'il prit dans le viseur. Who's afraid of big bad Wolf, big bad Wolf, big bad Wolf, chantait la radio, et Badulot se demanda si les dieux ne se payaient pas sa tête.

Poum, même pas fort, un poum de rien du tout, suivi par un doublé, poum-poum. Badulot se crispa autour de son ventre comme s'il était devenu lui-même un énorme estomac et rien qu'un estomac. Il se plia en deux et se coucha à côté de Tavernier.

– Ça vient de la cabane à Bourriquet! cria Wolf. Ce fut un soulagement. Musson pivota son

famas et aligna la porte de Bourriquet par une bonne douche froide. LiTuc se chargea des fenêtres, ce qui permit au grenadier Nimier de placer une superbe offensive à la deuxième vitre.

– Allez, on y va, commanda Wolf, tandis qu'un début d'incendie faisait hurler une sirène d'alarme toujours prête à se faire remarquer.

L'assaut fut rondement mené et le cadavre tiré par les pieds. C'était un des vigiles du parc.

Sa main serrait un fusil de rien du tout. Ce ridicule engin à canon court servait d'habitude à impressionner les mauvais jeunes, guère plus. Jamais il n'aurait dû faire mouche à si longue distance. Quant à savoir pourquoi il avait tiré… Stu-pide accident de guerre. Partout, dans la cabane de Bourriquet y compris, était accroché un avis à la population appelant à la retenue et à la courtoisie envers les troupes d'occupation.

– Je crois qu'il avait une dent contre la France, dit Musson.

– Non, moi, je pense qu'il aurait tué de toute façon, dit Richier. C'est un psychopathe comme les zones suburbaines des dollars en produisent en série. La banalisation de la violence par les médias génère la violence.

À cet instant, Badulot émit un grognement de vivant.

On mit le bougre en position latérale de sécurité et on lui administra une pastille jaune.

– Ce n'est même pas une balle de guerre, cracha Wolf en défaisant le ceinturon du valeureux soldat. Si c'est pas malheureux!

Il tripota le treillis collant de sang et de tripes pour y placer un gros pansement blanc.

Badulot émit des gargouillis décourageants. Le ventre coulait et coulait. Bientôt le pansement fut dépassé. Personne ne savait comment s'y prendre. On finit par décapsuler une pastille orange et Wolf ordonna le rassemblement:

– Faut pas oublier l'objectif, les gars. On est là pour les prospecter avec le texte.

– Je vais les buter, dit calmement Wagner. Pour Badulot, pour Tavernier. Les ordures.

Les autres étaient plutôt d'accord avec Wagner. Wolf mesura leur mécontentement à la vitesse avec laquelle ils encerclèrent le bâtiment de la direction. La radio chantait Dors douce abeille en version dollar. Wagner dégoupilla une offensive et la mit en plein second étage. La sirène hurla à nouveau, les people s'affolèrent, un drapeau blanc fabriqué avec un t-shirt de fortune s'agita dans l'embrasure.

Le type criait des trucs que personne ne comprenait. Il essayait de sourire tout en levant très haut les bras. On aurait dit qu'il voulait leur offrir un nuage. Wagner le cueillit par un bon coup de tatane dans le plexus. Le type se recroquevilla devant eux.

– Sortez, il ne vous sera fait aucun mal, cria

Wolf.

Comme ils hésitaient, il fut obligé de préciser;

– Eh, si vous ne venez pas à trois, on vous

remet une offensive.

– Ils ne parlent pas français, remarqua Richier.

– T'as qu'à leur parler en dollar qui va bien. Richier s'éclaircit la gorge et baragouina un truc.

Ils sortirent lentement, en gardant leurs distances, les mains levées, le regard fuyant, leurs badges Mickey pendus pitoyablement sur des vestes étirées.

– Une vraie collection de bouffons, dit Richier.

– Dis-leur, à ces enfants de gouine, que leur vigile est un pédé, que le président des dollars est un pédé, que Mickey est un pédé.

Richier traduisait. Les prisonniers avaient l'air

confus.

– Demande-leur de répéter… «Pédé». Plus fort… «Vigile – pédé». En chœur!

Ils répétaient, approximativement, les sons demandés.

– Répétez, «Président – pédé», «Mickey -pédé». Plus fort, j'entends rien… Votre pédé de vigile, on l'a buté pa'ce qu'il a tiré sur les combattants de la paix, et l'on devrait vous faire la même chose, pédés. Dire qu'on est venus avec les meilleures intentions, cette envie qu'on avait de partager de la culture française avec vous, et vous qui nous accueillez avec des balles…

Touché par ce discours, Wagner arma son famas.

Dieu sait ce qui serait arrivé si un type tout jeune n'était sorti du groupe, un peu nerveux. Il s'inclina très respectueusement, à l'orientale, et il dit, dans un français impeccable:

– Je tiens à vous assurer, cher monsieur, de l'assurance de ma considération distinguée.

Le commando resta interdit. On regardait le type comme s'il était tombé de Mars. Il profita de l'effet de surprise pour ajouter:

– Au nom de toute la compagnie Disney, nous accueillons avec joie les représentants du grand peuple français, peuple des Lumières, peuple éclairé avec lequel nous aimons toujours discuter. Sachez que le souvenir de La Fayette est vibrant dans nos cœurs. Jamais nous n'oublierons votre magnifique cadeau, la statue de la Liberté, qui nous montre le chemin des Droits de l'Homme.

– Comment il te cause, la tapette, siffla Wagner.

Il en oubliait ses principes meurtriers.

Il va sans dire que nous regrettons infiniment le comportement de certains membres de notre personnel. C'est inqualifiable, tout simplement impardonnable. Nous vous présentons nos excuses et serions ravis si vous acceptiez un dédommagement. Que diriez-vous d'une carte d'accès gratuite pendant un an, valable sur toutes les attractions du site?

Les hommes semblaient tentés. Wolf dit de sa

voix de chef:

– La culture française n'est pas venue faire du tourisme. La culture française a un message pour vous. Dis-leur, Richier.

Richier sortit la brochure.

– «Suppôts du dollar très arrogant, lut-il d'abord en français puis, péniblement, en jargon dollar en improvisant beaucoup, nous sommes fiers de vous annoncer les dispositions nouvelles prévues dans le cadre de la loi de lutte contre l'hégémonie culturelle. Sont concernés les produits de grande consommation d'origine dollar, icônes sournoises dont la finalité est la domination du monde, à savoir Levi's, McDonald's, Nike, Disney…,» Nous y voilà. Je ne vous sors pas la liste en entier, on y passerait la soirée. «Tous les produits ou services précités visent à l'uniformisation des consommations à une échelle mondiale au détriment des produits locaux traditionnels.» C'est tout vous, ça, nous sommes d'accord. Pas la peine de nier, il y a là un paragraphe, attends… «Que pouvaient faire Bécassine, Bibi Fricotin, les Pieds Nickelés contre le rouleau compresseur Disney?…» Oui, que pouvaient-ils faire? «On ne leur laissait que le droit de mourir sur les étagères poussiéreuses des antiquaires. Même Babar, le grand Babar qui a bercé l'enfance de plusieurs générations, Babar, l'éléphant libre, perd des points contre le monstre Dumbo, clone à l'infini au cinéma, à la télé, dans les librairies par l'effroyable machinerie marketing rodée comme du papier à musique. L'engin à décerveler broie Babar. Ce que vous avez fait est un crime contre la culture.» Alors, on fait moins le fanfaron, hein?

Les dollars n'osaient pas regarder Richier dans les yeux et fixaient lamentablement les fleurs d'asphalte à leurs pieds.

– Bon, la marche à suivre est la suivante. «Les personnels travaillant dans ces usines à intox sont invités à démonter leurs outils de production. Ils seront encadrés dans cette tâche par des représentants compétents des hommes libres.» Voilà. Je crois que c'est clair. Le tout est de procéder avec méthode.

Comme son public manquait d'entrain, Richier prit sur lui la responsabilité de sortir un pistolet automatique. Il s'appliqua à vider le chargeur sur un bas-relief de Mickey et Minnie, en résine époxy, époque 1985, qui ornait l'entrée du bâtiment.

Les employés roulèrent de gros yeux apeurés.

– Allez, on s'y met tous, cria Richier. Ne restez pas plantés là comme des échardes. Vous avez bien des outils quelque part. Je ne veux pas être le seul à bosser.

La locomotive mit du temps à démarrer. Les employés tramaient la patte. Certains faisaient semblant de ne pas comprendre ce que l'on demandait. À ceux-là, Wagner donnait des cours particuliers et ça finissait par rentrer. Il était très doué pour la pédagogie. Très peu d'employés furent mis en situation d'échec et abattus en pertes et profits.

La plupart, une fois la période de rodage passée, ne se firent pas prier. Le jeune homme qui parlait français montra l'exemple et s'acharna sur un présentoir du Roi Lion avec un dynamisme qui forçait le respect. Comment qu'il tapait avec ses petits pieds! Dans les bureaux, on trouva une batte de baseball. Les dollars devaient y jouer quand le système capitaliste leur permettait de prendre du temps libre. D'un maniement très simple, la batte avait une consistance parfaite pour exploser l'époxy et le plâtre résineux. On économisait de nombreuses cartouches. Pour les installations sophistiquées, comme les cabines de Space Mountain ou la statue de Peter Pan en béton peint, de style 1990, il fallait davantage qu'une batte. Avec la meilleure volonté du monde, on ne pouvait y arriver à mains nues. Heureusement quelqu'un dénicha un hangar avec des engins de chantier.

Les moteurs ronflèrent joyeusement. Le travail véritable pouvait commencer. Ce fut pour tout le monde l'occasion d'oublier les dures journées de combat, les camarades perdus à jamais, les frustrations face à la hiérarchie. Les villages tombaient en poussière les uns après les autres.

Dans la boutique de la rue principale, ce fut une vraie fête, un ouragan.

– En avant, les iconoclastes! hurlait Richier tandis que le feu léchait les Aristochats entassés pêle-mêle.

Ainsi tombent les empires. L'ordre nouveau effaçait le nom de l'ancien pharaon. Sa puissance passée se mesurait en tonnes de détritus qui s'entassaient dans le temple. Son dieu impuissant regardait la déferlante de colère, se demandant combien de siècles passeraient avant qu'un archéologue érudit ne se penche sur les petits bouts d'oreilles noires, de nœuds rosés réduits en poudre, des becs jaunes ecchymoses, pour les dégager des alluvions du temps, les assembler et tenter une interprétation sur leur utilité.

Quand les bras ressentirent les tiraillements de la fatigue, et que l'on pouvait sans honte contempler les tas fumants de travail bien fait, Wolf ordonna le repli. Il avait pour consigne de dégager avant la nuit car on craignait les embuscades.

On marchait en silence. Les souvenirs cimentaient.

– Winnie l'Ourson, Winnie l'Ourson, entouré de tous ses compagnons, la-la-la, chantonnait Musson.

– Ma grand-mère la pute, je ne savais pas que Richier causait dollar, dit Wagner pendant que le crépuscule gommait leurs silhouettes.

Richier rougit de plaisir.

Wagner attrapa son avant-bras, le serra très fort et chuchota en articulant pour être bien compris:

– Pas de presse-couilles avec moi, l'intello. Tes petites salades en dollar, je les ai à l'œil.

Ce langage un peu lourdaud mit Richier mal à l'aise. Il en fut chagriné toute la soirée et mangea sa ration sans grand appétit. Heureusement, pour le réconforter, Wolf le prit à part et lui demanda sur le ton de la confidence:

– Fais-moi rêver, Richier. Parle-moi de Babar. Raconte-moi comment ils étaient, les héros de ton enfance.

Telle une jeune fille qui rajuste son collant, le ciel se voilait de nostalgie qui nous venait du néolithique.

Elvis est mort

Jeudi 14 juin, 17 heures 30, campement d'Orlando:

«Mes papa et maman.

Tout va bien pour votre caporal. Nous poursuivons avec minutie l'action pédagogique sur le terrain. Partout, nous essayons de sortir les dollars de leur aveuglement culturel qui les fait s'agenouiller devant des idoles aussi ridicules que Superman, Rambo ou Elvis.»

Vendredi 15 juin, après-midi, camion Renault, en route vers le poste de commandement:

«À propos de ce gros porc lardon, je tiens à saluer l'action de la 2e brigade parachutiste qui a pris les devants et a lancé une action commando sur Memphis, Tennessee, alors même que la région n'a pas été sécurisée. C'était prendre un risque énorme pour leur peau, mais ce risque a payé. En détruisant un des sanctuaires du dollar, nos soldats ont fondamentalement sapé le moral aux troupes adverses. Je corrige car nos soldats ne se sont pas contentés de détruire bêtement, comme l'auraient fait ceux d'un autre pays que la France, même si Graceland, avec son kitsch rosé, ne mérite pas autre chose. La foi de l'homme a horreur du vide, dit Richier. Le dollar ne fait pas exception. Alors après avoir cassé des milliers de statuettes Elvis, quand la demeure a été nette de sa présence de grosse graisse, nos soldats se sont demandé: et si l'on mettait à la place un artiste bien de chez nous? Certains ont proposé Johnny, d'autres Jacques Brel ou Edith Piaf, pour l'instant l'affaire n'est pas tranchée, il faudra une décision du haut commandement.»

Ce même jour, avant l'extinction des feux, dans l'odeur de la pastille violette:

«Ne pas détruire, substituer. Tel est le mot d'ordre, et ça marche. Signoret à Monroe, Douillet à Schwarzenegger, le jambon-beurre au Big Mac. Bien sûr, de temps en temps, on tombe sur des difficultés. Personne n'est à l'abri d'un forcené, surtout dans ce pays au climat si démesuré. Parfois des fanatiques de tel ou tel héros de la sous-culture dollar opposent une résistance farouche. Ceux-là, on est bien obligés de les convaincre par la force. La plupart, heureusement, se convertissent tout seuls assez vite. Je sais qu'une bonne moitié d'entre eux le font par pragmatisme, ce bon sens si instinctif aux dollars. À quoi bon lutter, disent-ils, verser du sang, pour une idole galvaudée? Ne vaut-il pas mieux adopter un artiste français, ne serait-ce que pour établir de bonnes relations commerciales avec l'occupant? Évidemment, la valeur de ces convertis opportunistes n'est pas élevée. Mais une grande proportion se laisse convaincre par la puissance de notre culture. Notre pays est resté pour eux une sorte de référence. La Fontaine, Bossuet, Rousseau ne sont pas des nains de jardin. Et même si les dollars ne comprennent pas les paroles de nos chansons ou les prouesses de nos artistes, ils ne peuvent s'empêcher d'admirer la détermination de nos soldats qui risquent leur vie pour leur porter la culture par-delà les océans. Le sang versé est une preuve inestimable de sa légitimité.»

Samedi 16 juin, à l'aube, après une nuit blanche: «Elvis contre Johnny – le combat n'aurait pas déplu à Jean-Ramsès. C'est vraiment gentil à lui de prendre soin de vous, mes très chers. Si vous saviez comme je souffre de vos privations. Comment fait maman sans sa confiture de cerises qu'elle aimait tant? Elle doit être bien malheureuse. Et les vêtements? Je n'ose imaginer sa frustration devant les vitrines vides. A-t-elle pu faire réparer mon ancien imperméable qui traînait à la cave? Pourvu qu'ils en viennent pas à rationner le savon. Tenez bon. Après la guerre viendra le temps des vaches grasses, je vous le promets. N'en parlez pas trop autour de vous, car la chose n'est pas jouée, mais je pense qu'on fera payer des réparations aux dollars pour l'exploitation des peuples opprimés. Il faudra qu'ils assument la responsabilité du conflit. Ils en ont les moyens. En attendant, dites à ma biquette de ne pas hésiter à solliciter Jean-Ramsès. Avec les relations qu'il a cultivées au ministère, il doit pouvoir se procurer de beaux morceaux. Je dis ça sans aucune espèce d'aigreur, croyez bien. Je ne l'envie en aucune façon. Tout avantagé qu'il est pour la nourriture, il ne connaît rien du plaisir de faire courir l'Histoire. Ici, on a vraiment l'impression d'être au bon endroit au bon moment. Il s'affole, l'ordre établi, je vous le garantis. Pas habitué, l'ordre établi, qu'on le traite de cette façon. Le boulot, c'est quand même nous qui le faisons. C'est d'une grande satisfaction. C'est de l'aventure. On peut tout perdre sur une balle égarée. On risque beaucoup pour un idéal au lieu de nous planquer sous des titres ronflants, des diplômes, des relations.»

11 heures 30, Richier prépare du café:

«Richier, notre intello local, même s'il est ridicule avec ses muscles – on dirait des yorkshires -, Richier participe avec ses tripes bien concrètes à l'effort national sur le terrain, alors que ses aisances auraient pu lui trouver un poste pépère dans un quelconque ministère de l'Information.»

16 heures, toujours pas de nouvelles du commandement. Wagner lance des cailloux dans une boîte de conserve. Musson refuse de prêter son baladeur radio-shark:

«Je ne comprends pas pourquoi Jean-Ramsès ne m'a toujours pas obtenu de permission. Vous écrivez qu'il travaille beaucoup, qu'on le voit aux informations et dans les pages des journaux consacrés aux gens débordés, je veux bien, mais il peut quand même trouver une minute pour passer un coup de fil, un seul coup de fil, pas dix mille, à son collègue du ministère des Armées. Il prétend que c'est «compliqué», qu'il est «charrette», que «la demande suit son cours»: je reconnais bien le langage des ronds-de-cuir qui paralyse les meilleures volontés.»

Dimanche 17 juin à midi, après avoir essuyé des tirs de mortier et déménagé le campement. Discussion autour d*une ration. Vasseur: «Je n'ai pas changé depuis l'incorporation, sauf ce casque qui me tond la calvitie.» Wagner: «Je 'siste tant que j'peux, mais je crois qu'on a changé., obonhomme, grave changé.» Musson se cure les dents avec l'ongle du pouce:

«Je ne peux vous quitter, mes très chers, sans vous envoyer comme de coutume une chanson à fredonner en pensant à moi. Pour maman, ce sera Le téléphone pleure. Pour papa, Le Zizi, version unplugged, qu'un copain m'a téléchargé sur armees.fr/pierre-perret/zizi. Et pour ma Stéphanie de platine, le classique de chez classique, Ne me quitte pas. Pourquoi ne m'écrit-elle plus aussi souvent qu'auparavant? Je sais que sa vie ne doit pas être en bouquet de jonquilles, avec un fiancé au front dont on ne connaît pas la date limite. Si elle savait comme ses lettres me tiennent le moral! Dites-lui, SVP, que j'ai tellement besoin d'elle, ici, au milieu des instincts militaires qui sont parfois tellement bruts de fonderie. Votre Wolf.»

Nostradamus

Dans son carnet, Richier avait noté la pensée suivante:

«Deux nations en colère ne suffisent pas pour faire une guerre. Il faut en plus un sentiment d'invulnérabilité. Qui en donne mieux que la culture?» La sentence était soulignée trois fois, comme si Richier avait trouvé là une formule magique à ne pas oublier dans les prières du soir. Suivaient de longues explications absconses qui rendaient le raisonnement de Richier tellement flou que l'on avait l'impression de lire à travers un gros savon translucide.

Néanmoins la pensée richienne servait à amuser ses camarades qui ne se privaient pas de cacher son carnet ou de faire semblant de le bazarder dans le feu de camp. De fait, sa couverture portait de grosses taches de cramé, n'affectant en rien le précieux contenu mais témoignant de ces moments de détente virile.

L'encadrement voyait ces jeux innocents d'un très bon œil, estimant à juste titre que les hommes avaient besoin de soupapes pour oublier les dures journées de combat. Par de courtes remarques flatteuses., le sergent Ducasse poussait Richier à écrire davantage. Parfois, il demandait que l'auteur lui-même lût à haute voix quelques-unes de ses réflexions, et se permettait d'acquiescer ou de porter la contradiction. La conversation s'envolait alors vers de très hautes sphères inaccessibles aux mortels, et il n'était pas rare que l'on entendît les noms baroques de Barthes, Deleuze ou Lévi-Strauss illuminer le propos.

Ceux qui se piquaient d'avoir leur bac + 3 ne manquaient pas de les rejoindre et écoutaient, le visage grave. À la fin, ils posaient une question, toujours la même:

– Lacan ou pas, fait-on la nique aux dollars? Richier les regardait avec des yeux au ciel et

reprenait son explication érudite depuis le début.

Un jour., pendant l'homélie traditionnelle, tandis que le feu de camp s'éteignait tranquillement sous la grandeur des ténèbres, Richier fit une découverte. Il s'arrêta de prêcher et dit:

– Il y a vingt ans, personne n'aurait cru notre guerre possible. Personne, pas même le pape ou Nostradamus. Cependant, si l'on regarde le cheminement de l'actualité pendant ces vingt dernières années, on s'aperçoit que c'est tout à fait logiquement que l'on est parvenu à cette situation. L'engrenage des événements a été implacable, prédestiné. Les envies de guerre se sont cristallisées. Dans vingt ans, un manuel d'histoire trouverait parfaitement naturel que notre guerre ait éclaté précisément à l'époque où elle a éclaté, pas un an plus tard, ni plus tôt. Qu'un historien du futur se penche sur notre sort, alors que nous stagnons depuis un mois aux portes d'Atlanta sans avancer d'un pouce, et il n'aura qu'un mot à la bouche: «C'était parfaitement logique et prévisible, car autour d'Atlanta s'est concentrée la résistance des dollars face à l'armée des hommes libres.»

– Putain d'historien, dit Wagner en remuant les braises avec un couteau.

Il attendit que celui-ci fût chauffé à point, puis il attrapa le bras de Richier qui ne se doutait de rien et appuya la lame. Richier hurla un bon coup. Les camarades furent partagés entre fou rire et indignation. Le sergent Ducasse consigna Wagner aux travaux de déminage.

– Il est juste qu'il soit blessé, l'intello, marmonnait Wagner les jours suivants en fouillant le sol avec une longue tige.

On aurait dit qu'il fécondait la Terre.

L'honneur est sauf

Il y eut aussi la traditionnelle scène de viol.

La journée avait été tranquille et les hommes n'étaient pas méchants. Le matin, Wolf avait reçu une chanson de Stéphanie, Nougayork de Claude Nougaro, qu'il fredonnait tandis que la section se déployait dans le faubourg sud d'Atlanta, enfin sécurisé après un long bombardement. L'après-midi, on leur demanda de prendre position sur un immeuble. Et là, au dixième étage, à la faveur d'une porte entrouverte, comme par un fait exprès, ils tombèrent sur deux poulettes, dix-sept, dix-huit ans, seules dans leur grand appartement rempli de posters.

– Mazette, fit Richier, c'est des Matisse, des Picasso.

Il s'arrêta dans le couloir pour palper les reproductions.

Les poulettes n'avaient pas l'air partageuses. Elles criaient des trucs en dollar, avec des gestes d'intolérance. Alors Musson leur dit:

– Sei gesund, ich bin ein Berliner, nous sommes amis. Moi – ami, tu comprends? Wolf, ami. Nous, Français. Franche. Verstehen Sic? Lentilles au lardons, le bon vin bien de chez nous, le Tour de l'île, Marcel Marceau, frenche quoi… Elles comprennent rien, les fientes de leur race… Mais arrêtez de gueuler, on n'a pas la gale. Vous – pas gueuler. Nicht schreien. Vous – chuuut… Recule, Wagner, tu vois bien que tu lui fais peur.

Le bon soldat fut outré.

– Que moi je lui fais peur?… J'te fais peur, pétasse? J'te fais pas peur. J'te fais peur, joconde? Voyez voir ces chochottes, peur d'un soldat français. Le comble. Alors qu'on est là pour les aider. «Soldats de la paix», ça ne vous dit rien, mochetés?

– Arrête de jouer au dur, Wagner, intervint Wolf. Ce n'est pas pa'ce qu'elles sont dollardes que t'es en droit de les insulter. D'ailleurs, le petit ensemble lui va très bien, à la rouquine.

Mais Wagner ne se calmait pas. Il serrait les filles dans un coin de l'appartement tout en lançant de grands discours patriotiques.

Quelques tirades plus tard, il fallut se rendre à l'évidence: Wagner l'avait dure comme une molaire, et il n'était pas le seul. La démangeaison avait saisi les hommes libres. Wolf lui-même avait dans la tête certaines visions de Stéphanie mélangées à des morceaux d'Antillaises.

Les dollardes ne les aidaient pas non plus. Elles se tortillaient dans leur délicat appartement tout décoré, elles frôlaient les soldats qui n'avaient pas baisé depuis la Guadeloupe, elles faisaient crier leurs jolies voix, et plus elles se mettaient en colère, plus les hommes s'échauffaient.

On trouva une chambre à coucher, un Ut de deux mètres vingt king size. On se bouscula pour y plonger en poussant ses conquêtes. Des mots durs furent alors échangés, peut-être même quelques gifles. La parade nuptiale fut réduite au strict minimum. On aurait dit que personne dans cette pièce n'avait pris la peine de lire le remarquable L'An de séduire les femmes de la regrettée D.J. Lawrence. Seul Richier, désavantagé par sa carrure peu athlétique, hésitait à sauter les préludes sur lesquelles l'éminente chercheuse insiste dans son ouvrage. Mais de quels préludes pouvait-on parler, s'il y avait sept soldats pour deux filles? Les mathématiques ne collaient pas. Et Richier de philosopher sur le pas de la porte:

– Le désir n'est pas réparti uniformément entre les sexes. Si les femmes avaient autant envie que nous, le monde serait un vaste lupanar.

Soudain Wagner s'arrêta de malaxer:

– Qui peut me prêter une capote?

Les hommes se regardèrent, surpris. Personne n'y avait songé. Wagner secoua la fille:

– Où sont tes capotes, comment tu dis déjà, protection, small protekcheune – où?

Aurait-il voulu insinuer que la responsabilité de la contraception incombait à la femme qu'il ne se serait pas pris autrement. La fille écarquillait, elle se demandait s'il fallait profiter de ce moment de répit pour crier davantage.

– Moi, désolé, sans capotes je peux pas, dit Wagner, et il jeta la fille sur la moquette comme si elle était un sac rempli de bactéries.

Les autres, vaguement impressionnés par une conduite aussi intransigeante, ralentirent leur besogne. Pour certaines choses, Wagner était une référence. Peut-être que le doute les effleura aussi, la saine peur du microbe, et l'on aurait pu dire que les campagnes du ministère de la Santé n'avaient pas été perdues pour tout le monde.

– Bon Dieu, qu'est-ce que vous fichez là? C'était la voix placide du sergent Ducasse. Il venait d'entrer dans l'appartement avec le reste de la section. Ce fut comme si on avait plongé sept érections dans un jet d'eau glacée. L'atrocité de la guerre devint soudain palpable.

Le sergent vit les deux filles vêtues de lubricité et il comprit aussitôt la teneur des événements.

– Rien de bien méchant, chef, dit Musson en se rajustant.

– C'est elles, sergent, qui nous ont provoqués, dit Wolf.

– Éros et Thanatos sont les deux substances qui régissent le cosmos, plaida Richier.

Le sergent ne fut pas spécialement ému. Il constata qu'il n'y avait pas eu pénétration, et il en fut visiblement soulagé. Slips déchirés et poitrines frictionnées: on n'en ferait pas un cinéma, semblait-il dire.

– Ouste, dit-il calmement. On nous attend sur le toit pour paramétrer l'antenne parabolique.

Les soldats se précipitèrent, un peu fayots, contents d'avoir échappé à l'irréparable.

– Y n'étaient même pas belles, grommelait Wagner comme pour se justifier.

Et pendant que l'on calait l'antenne sur les fréquences de France Télévision, on n'était pas peu fiers d'avoir à ses côtés ce brave sergent Ducasse qui venait de sauver l'honneur d'une section.

Une demande de permission

48 heures sans dormir, terré dans une grange. Les températures sont de cinq à dix degrés au-dessus des moyennes saisonnières:

«Chers parents,

La France avance. Le nord de la Géorgie a été sécurisé avec des pertes de l'ordre de 10 %, ce qui constitue une performance remarquable. Hélas, notre section a payé un lourd tribut. Vasseur n'est plus. Morisot a été sérieusement blessé par un éclat aux jumelles. Il hurle la nuit quand la pastille jaune n'agit plus. Il s'agite tellement qu'on a l'impression d'être touchés nous aussi. On ne peut s'empêcher de contrôler la marchandise. Alors on dort mal et l'on fait des rêves abominables. C'est ridicule et très humiliant.

Autre incident: Li Tuc s'est retrouvé avec des centaines de petits morceaux d'obus, chacun pas plus gros qu'une agrafe, partout dans sa peau jaune. Le médecin dit que ça ne partira jamais, c'est comme un tatouage. Je l'ai pris en photo pour mon album de souvenirs. Il n'arrête pas de se gratter, parfois jusqu'au sang. Il faut lui mettre des moufles. Pas commode par cette chaleur. Il nous insulte en oriental, il nous crache à la figure, il se débat comme un dragon, mais les ordres du médecin sont les ordres: on l'attache au lit. Calmos, lui dit-on, au moins tu es le mieux armé génétiquement pour supporter cette fournaise.

J'ai parfois l'impression qu'ils nous auront à l'usure. On a beau être plus motivés, ça ne suffit pas. On rame dans leurs espaces démesurés. Dans les zones que l'on croit sécurisées, on tombe toujours sur des débris de l'ancienne économie. Les drogués de la société de consommation, les nantis, les parasites de la finance et tous les privilégiés du régime passé souhaitent nous voir mâcher le marais. Les fanatiques se sont organisés en guérilla. On est constamment harcelés sur nos lignes arrière. On dirait que les dollars ont pris des leçons de résistance armée chez tous les peuples qu'ils ont eu sous la botte. Heureusement, la majeure partie de la population n'est pas hostile à notre présence. Ils aiment bien l'idée de recueillir les conseils d'un peuple éclairé. On reçoit de nombreux témoignages d'estime quand on leur parle des grandes idées humanistes qui fédèrent la France: l'abolition de la peine de mort, les restrictions au port des armes, la séparation de l'Église et de l'État, etc. Richier pense que c'est parce que les dollars n'ont pas d'Histoire. Ils bavent devant nos épais manuels et nos cinquante mille ans d'existence.»

La ration de pastilles vertes est doublée. Richier: «Morisot, pauvre Morisot, pauvre Morisot.» Wagner: «J'aurais dû lui mettre, à la rouquine, dans son référendum, à la garce.» On attend les renforts. Toujours très chaud et humide:

«Sympathie ou pas, aucun moyen d'approcher une dollarde. Elles sont très farouches. Je ne comprends pas. Est-ce leur puritanisme indécrottable qui se manifeste ainsi ou leur patriotisme débile ou leur manque de savoir-vivre, bref, il est impossible de vider l'ecchymose. Le sergent Ducasse nous tape dans les bretelles pour nous rappeler que le viol bisou peut être passible de cour martiale. Pourtant – papa, tu me comprendras – certaines ne méritent pas mieux. Elles n'ont fait aucun effort pour apprendre le français. Les plus bornées ne savent même pas où se trouve le pays des droits de l'homme. On leur dit «France», et elles vous regardent avec leurs yeux de poules. Pour les plus informées, notre pays se résume à une recette de lentilles aux lardons. Aucune ne connaît les noms de Nougaro, Brassens, Barbara, sans même parler des moins galvaudés, comme les Chaussettes noires ou Philippe Clay. Serge Lama - il n'y a plus personne, c'est vous dire. Patricia Kaas – ça n'existe pas. Stéphanie en serait folle.

En ce moment, j'ai un air qui me trotte dans la tête, c'est J'aime regarder les filles qui marchent sur la plage. La maman Morisot lui a envoyé le morceau via le serveur sécurisé armees.fr pour lui remonter le moral. On se le passe en boucle. Je l'ai même gravé au format reptile. C'est un hymne pour les grands garçons comme moi. J'ai branché dessus mon baladeur chinetoque pendant l'assaut du bâtiment de la CNN. Méchant top planant. La voix du type, dandy mais en même temps esclave de son désir, presque fière de subir la fesse, gorgée par l'envie de copuler, cette voix, on aurait dit qu'il nous commandait d'en haut. Pas besoin de pastille verte pour avancer à travers les balles quand on a cette musique en tête. Imaginez, j'entends Leurs hanches se balancent par le désir de vivre et mon famas fait pou-pou-poum. Gentilles mais pas trop sages: pou-pou-poum. Résultat: j'ai été cité à l'ordre du bataillon pour mon courage exemplaire. Je suis un «meilleur élément», c'est le colonel Dujardin lui-même qui l'a dit. J'ai eu droit à une demi-journée de repos que j'ai passée à écouter de vieux tubes éternels et à regarder la compil des meilleurs moments de «Des chiffres et des lettres» sur France Télévision.»

Richier craque. Il pleure dans son coin et refuse de manger. Wagner: «La ferme., tu nous rases. » Richier sort de la grange à découvert. Il fait meilleur dehors. On entend une rafale de mitrailleuse. Wagner l'attrape et le tire en arrière. Puis, méthodiquement, il lui casse le nez: «Je t'avais dit de ne pas bouger!» La nuit, le toit de la grange est brûlant de fièvre:

«Ah, si seulement on avait davantage de troupes! Les meilleurs éléments sont fatigués. On a franchi mille deux cents kilomètres en terrain hostile. Crocodiles et marécages, dollars enragés et partisans, guérilla urbaine et attaques kamikazes. Et comme par un fait exprès, le commandement nous a prévenus que les jours qui viennent risquent d'être particulièrement pénibles. Ce n'étaient que chouquettes, les hélicoptères Black Hawk! L'ennemi a concentré le gros de ses troupes sur le Missouri, face à nous. Richier l'explique très bien par des considérations historiques mais ça ne nous facilite pas le moral. On aurait diablement besoin des réservistes, suivez mon regard. Il n'y a pas de raison que l'on soit les seuls à défendre la grande idée de la France.»

Richier: «On va tous crever.» Wagner: «C'est celui qui dit qui y est.» Sentiment d'impuissance. Si j aurais su., j'aurais pas venu. Le matin, à l'aube, un petit courant d'air, comme une délivrance:

«Oui, on peut dire que votre lettre ne m'a pas fait plaisir. Je ne comprends pas pourquoi Jean-Ramsès ne peut rien faire pour nia permission. Pourtant, à l'époque, je ne sais pas si vous vous en souvenez, j'ai pris sa place, en quelque sorte. Il avait cette feuille d'engagement pour la grande aventure, et pas moi, et pas moi, je regardais la feuille qui sortait négligemment de sa serviette, je bavais, je la trouvais magnifique. Du nougat! Il me chauffait le sang en me remettant en mémoire les histoires d'oncle Guillaume. Quand il est sorti à la cuisine, j'ai… Il est revenu, il a rangé la serviette et on a brusquement changé de conversation. Il ne s'est même pas rendu compte! J'ai mis mon nom, comme un gamin. Sur la feuille vierge, à l'endroit où l'on aurait dû coucher Jean-Ramsès Dubosc, j'ai posé mes tripes, mon petit ventre vivant, bien en évidence dans la ligne de mire. J'ai posté. Je me figurais que je lui avais joué un sale tour! Résultat: c'est moi qui supporte la fournaise, l'hystérie de Richier, le zoïde Wagner. Comme un gamin…

On ne se méfie jamais assez du parle-beau. Jean-Ramsès parlait bien. Un peu comme Richier, ici. Sauf que Richier, tout intello qu'il est, à jus et retardé physiquement, il est quand même à nos côtés, face à la mort, il en chie bave dans ses chaussures, c'est pas comme l'autre qui suit nos exploits à la télévision en nous attribuant des bons points.

Forcément, ça explique pourquoi il est si «gentil» avec vous et Stéphanie: il doit se sentir fautif d'avoir envoyé un homme à la boucherie boulangerie. Je crois qu'il y aura une explication entre nous le jour où je rentrerai à la maison. Ses belles phrases de laitue ne le protégeront pas., je vous le promets.»

L'ennemi se retire soudain. On ne tire plus. Les renforts ont dû le prendre à revers. Le soleil n 'est pas très haut, mais il tape. Ce sont des mauvais UV:

«Ne le prenez pas à cœur, chers parents. Sachez que je suis trop trop trop content d'être à ma place. J'ai l'air de me plaindre mais ce que je vis est exceptionnel. Ça vaut tous les voyages organisés. Parfois, Richier nous compare à la Grande Armée de Napoléon. Alors, je ne peux m'empêcher de sentir en moi des envies de batailles. Ici, tout en risquant notre peau, on forge une légende. Jean-Ramsès, lui, ne restera jamais qu'un rouage.

Essayez de l'expliquer à Stéphanie, avec les mots qui conviennent – je pense surtout à toi, maman, car tu es la plus diplomate. Dis-lui que Jean-Ramsès a un côté faux jeton qui finit par percer. Fais attention à tes expressions: elle est très susceptible en ce moment. Quand j'ai essayé dans mon précédent mail d'attirer son attention sur les points flous de notre ami, elle m'a retourné un message scandalisé, rempli de points d'exclamation. Comment ai-je fait pour m'abaisser à ce point et calomnier un homme aussi digne de respect que l'adorable, le prévenant, l'immaculé Jean-Ramsès?

Sans les bontés duquel, ni elle ni mes parents ne pourraient survivre dans une France en pleine crise de l'offre. Me rendais-je seulement compte de tout ce que les êtres qui m'étaient chers lui devaient? Elle en avait le souffle coupé. Elle me demandait même, assez perfidement, si je n'avais pas abusé de la pastille violette. Pour couronner, elle a oublié de m'envoyer un pot-pourri de la Compagnie créole, comme je l'en avais prié. Bref, je l'ai sentie blessée, alors que franchement, il n'y avait pas de quoi. Pour dissiper ce malentendu, je lui ai transmis plusieurs titres de Gilbert Bécaud que j'ai réussi à dénicher, et j'ai l'impression qu'elle a un peu dégelé. Ah, que c'est dur de comprendre les femmes et leurs mécanismes internes!»

Le capitaine est content. La troisième section a tenu. La météo annonce un orage pour cette nuit:

" Evidemment, cette situation de blocage psychologique ne m'aide pas dans mon métier de soldat. Je me sens fatigué moralement, et j'ai même eu envie de pleurer quand Zannussi s'est fait exploser à la roquette tatouer près d'Athens. Pourtant j'en ai vu crever pas mal, et des plus braves que Zannussi. Objectivement, il n'a pas souffert, si on compare avec Tavernier. Il y a eu un bruit, un peu comme quand la bouteille d'alcool est tombée dans la cheminée – vous vous souvenez, l'année où on a loué ce gîte rural près de la Mare-aux -Bœufs? -, juste un bruit et Zannussi s'est volatilisé. On n'en a pas retrouvé une miette, un doigt, rien. C'est ce vide soudain à l'endroit où il y avait un homme qui m'a foutu le cafard. "Tu as pris conscience de l'éphémère", m'a expliqué Richier. J'y ai longuement réfléchi.

Portez-vous bien.

Votre fils.»

Un fâcheux concours de circonstances

Les dollars étaient à genoux. Ils évitaient de regarder autour d'eux. Ils restaient courbés sous le poids de la honte dans leurs treillis abîmés. On aurait dit qu'ils fouillaient le for intérieur pour y trouver la clé de leur existence. Personne ne pipait. Parfois Musson leur donnait un coup de bottine, histoire de réveiller l'homme qui s'endormait en eux. Ils sursautaient, mais cet accès d'activité retombait presque dans l'instant. Telle était leur apathie, à moins que ce ne fût un complexe de supériorité habilement maquillé en détresse.

– Ohé, les gonzesses, criait alors Wolf, vous allez me secouer cette mélancolie sur vos tronches. Le photographe des armées va arriver. Pas question que vous fassiez le masque, hein.

En réalité, plus tôt dans la matinée, le photographe avait reçu un contrordre. La brigade avait capturé vivant Michael Freeman, le directeur général de McDonald's pour la Géorgie, et troisième sur la liste des personnalités les plus recherchées dans cet État. Il fallait en faire une sucette médiatique. Embourbé dans son agenda surchargé, le photographe avait oublié d'en avertir le sergent Ducasse et de décaler le rendez-vous.

Wolf n'avait aucun moyen de le savoir. Il songeait à Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus et poursuivait son travail de motivation.

– Je sais que vous pouvez y arriver. Je crois en votre potentiel.

Les prisonniers ne daignaient même pas lever un sourcil.

– Si vous ne faites pas un effort, vous n'aurez pas à boire, dit Wagner.

Mais ils ne comprenaient pas qu'ils se faisaient du tort.

Au mieux parvenait-on à leur tirer des grognements dont le sens approximatif était qu'ils voulaient rentrer chez eux.

– «Rentrer chez moi», s'indigna Musson. Tu crois que je n'ai pas envie de rentrer chez moi, moi? Tu crois qu'on est là par plaisir, ducon? Non mais, regardez ce malhonnête! Il veut rentrer chez lui. Monsieur voudrait rentrer dans sa maison douillette.

Musson prenait les autres à témoin de l'incroyable insolence qu'il venait de débusquer.

On hocha les têtes en silence. Wagner pensa à sa maman à qui il n'avait pas écrit depuis un mois. Wolf., à Stéphanie, Richier, à la fille d'un charcutier imaginaire. Musson, lui, ne pensait qu'à son indignation.

– Il veut rentrer dans son petit chez-soi et mettre des pantoufles rosés? Il est un peu fatigué? Il a trop tué de petits Français, il ne s'amuse plus au combat? Aïe-aïe-aïe bigorneaux.

Le prisonnier regardait Musson et ne comprenait pas ce qu'il avait fait pour déclencher un tel déluge. Il y avait un décalage cognitif manifeste.

– Doucement, intervint Wolf, faut pas les traumatiser avant le photographe.

– Ah ben, je vais prendre des pincettes, dit Musson. Alors mon petit maouinsse, on repart sur de bonnes bases? On n'est plus du tout fâché l'un contre l'autre?

Et il le soulevait par le t-shirt.

– Y veut pas sourire, le pute-boy, même quand on lui parle gentiment, remarqua Wagner.

Wolf sentit dans ses jambes les terribles combats des nuits précédentes. Pourquoi fallait-il que les barbelés fussent toujours du mauvais côté de sa destinée? Il chercha du regard Richier, qui aurait pu lui expliquer ce phénomène, mais l'intello à jus n'était pas dans les parages. En vain tenta-t-il de se changer les idées en chantant une ballade de Laurent Voulzy. Belle-île-en-mer ou pas, il ne voyait que feux de mitrailleuse lourde.

– On va les secouer un peu, décida-t-il.

Il y avait pas loin un vieux char AMX d'occasion. La bête soufflait bruyamment à cause du système de climatisation défaillant. Elle n'était pas disponible pour aller au combat avant un bout de temps. Le moteur crachait une puissante onde de chaleur.

– Je veux des types qui chantent. Chanter, vous comprenez? Singen. La-la-la la-la-la. Un truc jeune. Le deal est simple, ou bien tu chantes ou bien tu reçois un tir d'AMX dans le nez. The nose. Compris? Verstanden? Où est-il, Richier, pour leur traduire…

Ils devinaient plus qu'ils ne comprenaient. La tourelle de F AMX avait tourné vers eux son monocle froid.

– Musson, t'es branché jeune, toi. Vas-y, montre-leur.

Musson s'éclaircit la gorge:

– Une deux trois, une deux trois… On va leur percer le flanc, Ran tan plan tire lire au flanc… Ça, faut le répéter deux fois, zwei mal, c'est le refrain. Allez, tous ensemble… Zusammen…

Un chant mollasson s'éleva vers les nuages qui se dispersèrent rapidement. Wolf songeait à tous les pays qu'ils allaient recouvrir de leur ombre nonchalante. Peut-être que l'un d'eux, à la faveur d'un vent favorable, parviendrait à franchir l'Atlantique et s'afficherait sur le ciel de son île, au-dessus de la maison où maman dépoterait le potager, pendant que papa spéculerait sur les œufs de leur unique poule grise en arpentant le marché noir. Maman lèverait les yeux, un peu comme Wolf en ce moment, et penserait à son fiston, encore en vie, qui se battait durement dans des contrées lointaines, risquant sa jeune vie pour la culture d'une vieille nation.

Wolf essuya une larme imaginaire qui coulait sur les joues burinées de maman.

– Oputain, ça manque de couilles. C'est pas un chant, c'est une plainte de pucelle. Vous valez mieux que ça.

On fit encore une prise. La foi de Wolf ne fut guère communicative, l'ensemble du chant restant désespérément éteint.

Il essaya de leur faire honte:

– Ecoutez-moi, les pédés. Les dollars qui se sont rendus pendant la prise d'Orlando chantaient mieux que vous.

– Et si j'essayais la Jeanneton ? demanda Mus-son, un peu désemparé. Il y a des allitérations en ton qui doivent être faciles à assimiler, et une thématique d'ensemble stimulante.

– 'ssaye toujours, dit Wolf qui n'y croyait pas plus que ça.

Musson se tourna vers les prisonniers.

– Vous avez de la chance. La Jeanneton est une poésie très ancienne. Washington n'était pas né qu'on la chantait déjà. Elle fait partie du grand folklore français. Respect. Il respira un grand coup.

– Jeanneton prend sa faucille, La rirette la rirette, Jeanneton prend sa faucille, Et s'en va faucher les joncs… On y va… Eins, zwei, eins, zwei…

Ce fut à peine mieux. La plupart faisaient du play-back se ralliant seulement sur les ton et les eue. On avait là une barrière manifeste. Les mauvaises troupes manquaient de motivation. Wolf se demanda ce que Robin Williams aurait fait à sa place. L'autorité ne pouvait s'exercer sans sanction, au risque de perdre sa crédibilité. Il remarqua que le canon de l'AMX pointait haut. Il fit le geste convenu.

MPOUUUUH!

Tout le monde se retrouva à terre dans un réflexe d'aplatissement. On resta ainsi le temps que les oreilles arrêtent de siffler et que l'âme redescende dans le corps.

A cinquante pieds derrière les prisonniers, un cabanon réquisitionné se mit à fumer.

Déjà Wolf se relevait.

– La prochaine fois, il tirera plus bas, prévint-il. Musson, reprenons depuis le début.

Musson fit roucouler sa voix pleine de poussière:

– Jeanneîon prend sa faucille… La rirette la riré-é-teu…

Tout de suite, on constata une amélioration. Les prisonniers jetaient des regards troublés vers l'AMX et ne cherchaient plus à contourner l'obstacle. Ils firent un effort surhumain pour saisir la détresse du poète. Ils se hissèrent à des sommets de lyrisme inattendus. Wolf pensait: si le grand Claude Nougaro avait été là, il aurait été sous le charme. Et aussi: la culture française est d'une adhésion facile pour qui veut bien s'en donner la peine.

Des dollars qui chantaient aussi bien, on n'en avait encore jamais vu. Wolf se voyait déjà chez le colonel Dujardin en train de serrer sa petite main. Il en profiterait pour parler de la permission. «Mon colonel, dirait-il, je n'ai pas démérité.» Le colonel le taperait dans le dos en lui disant qu'il comprenait ce que Wolf voulait dire. Et voilà Wolf sur le bateau du retour. Il amène une peau de crocodile pour son père, et pour maman un sac de cookies de chez Macy's. Pour Stéphanie, une demande en mariage. Il retrouve ses copains au bar, les réformés, les pistonnés, les trouillards, et tous lui lèchent les médailles. Jean-Ramsès lui-même déroule le tapis rouge. Et Wolf n'est même pas trop fâché. Jean-Ramsès lui propose alors de venir le rejoindre au ministère. «Avec ton expérience du terrain, dit-il suavement, nous prendrons les bonnes décisions.»

Le film s'arrêta brusquement car une cacahouète désarticulée se détacha du cabanon en flammes et fit quelques pas dans leur direction. Ses bras lourdauds semblaient porter la misère du monde.

Quelqu'un cria:

– Richier, c'est Richier!

La silhouette fumante de l'intellectuel s'écrasa au sol.

– Oputain Richier! criaWolf à son tour. Kès tu fichais là?

Quelle idée de s'enfermer dans le cabanon!

On courut vers le malheureux en bousculant les hypothèses. Il serait allé écrire une lettre à sa maman ou rêvasser un brin comme le font parfois les êtres dotés de vie intérieure. Peut-être avait-il hésité entre le cabanon et, disons, les ruines duWall-mart d'où l'on avait une vue dégagée sur la banlieue d'Atlanta, pour finalement choisir le cabanon marqué des Dieux, alors que l'AMX se déplaçait déjà pour venir se caler – au millimètre près – sur sa sinistre position. Peut-être même, c'était très possible, avait-il imaginé sa permission lointaine en compagnie de quelque soubrette, loin de prévoir que ces pensées légères entraîneraient un châtiment immédiat. Ou bien, plus prosaïquement, ce serait une petite commission qui l'aurait mené vers la tragédie.

Richier serrait le carnet sur sa poitrine grassouillette. Il lui manquait la moitié de la joue. Le nez posait problème. On voyait, par l'orifice, la langue bouger entre les dents. Une dernière pensée richienne s'y démenait en pure perte. Wolf se dit qu'il faudrait le rafistoler avant de rendre le corps à la famille.

Le sergent Ducasse accourut au boucan. Il décoinça les doigts glacés de l'intellectuel et récupéra le carnet.

– Que faisait le seconde classe Richier dans le cabanon à cette heure de la journée? demanda-il de sa voix calme, figée par l'émotion, mais personne ne sut lui répondre.

On porta Richier au centre du campement. Quelqu'un eut l'idée de sortir un pistolet automatique et de le coincer entre les doigts raides. Richier prit alors une dégaine de combattant de la liberté. Avec son défaut à la figure, il avait l'air d'un vrai guerrier. Alors le sergent Ducasse se mit au garde-à-vous et lui fit un salut militaire. Jamais, dans sa vie de soldat, Richier n'avait eu droit à autant d'égards.

Puis on sentit son absence. L'univers avait un creux. Les soldats erraient sans but dans la zone commerciale dévastée. Certains se lamentaient sur leur sort en lançant des douilles dans une boîte de conserve. Même Wagner paraissait contrarié. Il pliait et dépliait ses gros doigts de tueur en série.

On ne songeait plus au photographe. Les prisonniers furent attachés par grappes à un grillage et personne ne s'en soucia pendant au moins vingt-quatre heures.

Le soir, une veillée fut organisée autour du mort. On alluma les briquets et l'on pria:

Mon Dieu, mon Dieu., donne-moi

La tourmente donne-moi.,

La souffrance donne-moi,

La mort au combat.

Mon Dieu, mon Dieu…

Richier était couché, la tête voilée jusqu'au trou de nez. Dans la lumière vacillante des briquets, une houle baignait le long flanc qui semblait tressaillir par moments. On se demandait si Richier n'allait pas se ressaisir, se redresser et se joindre au chœur. Hélas, on avait beau le dévorer des yeux, il ne bougeait toujours pas. Il avait l'air satisfait d'un cadavre.

– Il nous manquera, le philosophe, dit Wagner, la gorge serrée.

– Oh ouais, soupira Musson.

Et il lança de sa voix trouée par l'émotion:

– Non, ce n 'était pas le ra-deau, de la Më-du -se ce bateau…

Ce fut un signal de ralliement. Les soldats chantèrent la prière des copains, lentement, comme un pont-levis qui se baisse sur un lac sombre.

Ainsi s'envola l'essence de l'intellectuel.

Le carnet de Richier

Le sergent Ducasse feuilletait le vieux carnet qui avait tant souffert. Les pages couvertes d'écritures bleues et noires accueillaient son regard en rougissant. Les jours de joie, l'écriture était hachée, impatiente: on voyait que Richier avait hâte de rejoindre le groupe pour profiter d'un moment de détente. Les soirs de peine, en revanche, après de longs et harassants combats, l'écriture se faisait menue comme si Richier cherchait la solution à un gigantesque problème de mathématiques.

«Les copains sont durs avec moi, écrivait-il, mais je ne me plains pas. À leur place, je ferais pareil. S'il y avait dans les parages un petit DEA ou un DESS, je me défoulerais volontiers. Un doctorat, c'est ce qu'il y a de mieux. Il paraît qu'ils en ont un au 5e RPG. Ça met une ambiance d'oriflamme. La France est soudée par ses élites.»

Plus loin, exalté: «Les balles des dollars n'ont pas prise sur moi. Elles s'écartent sur mon passage et vont frapper Vasseur, Jussieu, Grabar. Hier pendant que l'on traquait le sénateur dans une cache aménagée par ses partisans, j'ai été pris en enfilade par deux tirs croisés. J'ai entendu, et pas le temps de plonger. Encore, et je me suis dit: terminé. Résultat: rien! Pas un éclat! Un morceau de plâtre de façade s'est écrasé sur mon casque, rien d'autre. J'ai pris un PA et bam bam dans le tas, bam bam, je suis vivant, bam bam vous ne me persuadez pas avec vos M16, je suis invulnérable.

Avec les mines c'est pareil: c'est toujours un autre qui les trouve.

Le sergent dit que j'ai une veine de sadique. Je lui ai parlé d'Achille, blindé de partout. Il m'a dit de la boucler, je cite, "au lieu de me la ramener comme Yvonne de Gaulle".

J'ai suivi son conseil et j'ai concentré mon attention sur la végétation tropicale.»

Le sergent sauta quelques pages:

«Cependant, on ne peut s'empêcher de penser que la guerre actuelle n'a pas de raison. Elle est là, voilà tout, comme la pluie pendant un pique-nique. Tenter de l'expliquer ne mène qu'à la frustration intellectuelle.»

Encore plus loin:

«Je passe beaucoup de temps à expliquer aux gars qu'il ne faut pas dire big mac, qui est une notion péjorative un peu grasse, échafaudée sur un manque avéré d'hygiène alimentaire. Le plus simple est d'employer le terme neutre dollar, que l'on peut qualifier par un adjectif comme noir, sournois, glissant., etc., si l'on tient à souligner sa nature malsaine. J'aime particulièrement l'expression dollar fébrile.

L'hydre impérialiste qu'emploie parfois le colonel fait ringard. Le côté obscur est plus approprié, mais on peut dire jungle, qui n'engage à rien, ou le très littéraire monolithe. La pieuvre, utilisée pour d'autres pays et d'autres époques, est à proscrire. Dans le règne animal, nous prendrons plutôt la hyène, le chacal ou, mieux, le requin, utilisé depuis belle lurette dans des expressions comme les requins de Wall Street ou les requins mondialistes. Ma préférence va au coloré requins lubriques, privilège d'esthète.»

«Pourquoi ne pas dire extra-terrestres? » songea Ducasse. Comme il soupesait les nuances linguistiques associées à sa découverte, son attention fut attirée par un schéma étrange d'un homme nu, figé dans une pose à la Léonard de Vinci, jambes écartées et l'appareil à l'air. Une sorte de spaghetti noir s'enroulait autour de ses hanches.

La légende disait: «Le courant électrique est produit par un mouvement d'électrons qui vont de la borne – vers la borne + si l'on place entre elles une substance conductrice, comme l'eau. Le corps humain, constitué à 70 % d'eau, peut devenir conducteur si la différence de potentiel – autrement dit le voltage – est suffisante. Alors l'ampoule s'allume. »

Le sergent eut la sensation de tomber dans le vide. Il essaya de se raccrocher au paragraphe suivant. Mal lui en prit:

«Nous avons pris un dollar qui ne voulait pas nous dire. Il lançait des mots obscènes mais rien sur les troupes ennemies. Wolf suait: "Il a des infos qui m'intéressent." Moi, je songeais aux propriétés des corps électriques à résistance élevée. Wagner prit les choses dans ses grosses mains. Il n'aime pas quand ça patauge, j'ai remarqué. Il a traîné le dollar près de la batterie d'AMX. La fée électricité a fait son petit numéro. "Regarde, l'intello", criait Wagner, et je n'ai pas pu baisser les yeux. Après, je me sentais déniaisé.»

La mâchoire du sergent glissa. Ah les vermines! Il lut et relut ce passage pour être certain de bien comprendre le sens des opérations.

Richier avait dû en faire de même, car il ajoutait page suivante:

«Je me relis et je me demande: "Suis-je devenu un monstre?" Objectivement ce que l’on a fait mérite réprobation. Que sont devenus mes idéaux humanistes hérités de Montesquieu? C'est justement pour éviter ces dérives qu'Henry Dunant a élaboré la Convention de Genève.

Cependant, en toute honnêteté intellectuelle, j'étais soulagé que Wagner s'en prenne au dollar plutôt qu'à moi. »

Le brave sergent Ducasse referma le carnet maudit. Il se sentait traumatisé, inapte au combat. Il resta prostré pendant une heure, puis il se connecta sur le serveur sécurisé armees.fr/aide/reclamations, où il remplit une demande de soutien moral.

La semaine suivante, Wagner passait en cour martiale. Il fut relaxé pour preuves insuffisantes. Le colonel Dujardin avait besoin de toutes les volontés pour s'enfoncer en Caroline du Sud.

Malédiction

Allongé dans un VAB en panne, sur la route de Charlotte, Caroline du Sud. Wagner examine les pneus. Musson pisse vers l'Ouest:

«Parents,

Ta lettre me fait chier suer. Je n'ai rien d'autre à dire. Je pense à Stéphanie. Tantôt je pleure, tantôt je trouve la situation grotesque. Tu dis qu'elle est partie avec l'autre, et moi je ne te crois pas. Tu ne connais pas Stéphanie aussi bien que moi.

Ta peine me fait honte. Si tu étais là, parents, avec ta peine, je te jure, je prendrais un famas et la discussion serait vite réglée. Dire ça de Stéphanie! T'as pas de remords à tes cheveux blancs? Tu t'es vu, parents, dans la glace, avec tes seins qui radotent, tes jambes amères, ton teint baisé par la vie?

Que Jean-Ramsès soit un fils de pute coiffeuse ne m'étonne pas. Sur ce plan, ta lettre ne change rien à ce que je savais déjà. Ça concentre les couleurs, c'est tout. Maintenant je comprends pourquoi il faut que je meure, le mobile de tout le cinéma. La feuille d'engagement, soigneusement mise en évidence pour que je la prenne, le bout de fromage qui entraîne le pauvre type dans la souricière!

Tu crois que je n'ai jamais remarqué comment il regardait la Stéphanie? Tu parles! Il avait cette manière de ne pas la regarder qui ne trompait personne. Il pouvait regarder un vase ou un barbecue, imperméable aux émotions comme un joueur de poker, je savais qu'il la désirait. Il n'était pas le seul. Je te soupçonne, parents, d'y avoir parfois songé en cachette. Style, si j'avais vingt ans de moins, ta-ga-da. Car Stéphanie est une permission à elle toute seule, voilà comment elle est! Je te connais, infâmes parents, je vois d'ici le tableau de tes bassesses.

Je m'excuse. Je ne voulais pas te dire du mal. Ça m'a échappé. Si Richier était là, il m'expliquerait pourquoi on s'en prend toujours à ses parents quand la vie fait un accrochage. Ne te crois pas innocent pour autant, sales parents qui m'ont mis au monde, je m'excuse. Ah, si oncle Guillaume était là!

J'écoute Si j'avais un marteau, j'ai la gorge serrée, c'est la dernière chanson qu'elle m'ait envoyée. D'abord j'ai accusé l'Internet. Il ne marche pas si bien que ça, finalement, l'Internet, même si c'est des Français qui l'ont inventé à l'époque du Minitel. Le site armees.fr est souvent saturé. Je me disais: c'est l'informatique qui ne marche pas, pauvre Stéphanie. Je blanchissais la colombe. Mais Mus-son a reçu sans difficulté Marcia Baïla, et ce bœuf de Wagner au moins trois chansons différentes de Lara Fabian. (Il a toujours eu des goûts de supermarché.)

De là à croire tes imbécillités, parents, il y a un fossé que je ne suis pas disposé à franchir. Elle n'a pas pu me tromper pour trois raisons. 1. Elle m'a juré qu'elle m'aimerait toujours. 2. Je suis un bien meilleur coup que Jean-Ramsès (renseigne-toi, parents, auprès de Mme de Saint-Ange, je sais que tu y as tes entrées, je parle pour le vieux bouc). 3. On ne trompe pas un soldat de la paix, engagé volontaire, fierté de la nation. Ça ne se fait pas. Sinon où on va?

Parents, surtout toi, la grosse, lis ce passage à Stéphanie. Avec ta sensibilité de bonne femme, tu trouveras un langage commun. Dis-lui qu'elle aille au diable. Je leur souhaite tout le malheur du monde. Je ne suis pas méchant, ni aigri, cependant. C'est à peine si je voudrais les voir souffrir longtemps, plus longtemps que Richier, Badulot, Vas-seur réunis. Le petit dollar à la gégène le soldat inconnu n'a eu que des sucettes comparé à ce qui va leur tomber sur la figure, enfants, petits-enfants compris, jusqu'à cinq générations. La malédiction du soldat est collante. Comme je les plains! Disleur que la guerre viendra chez eux aussi, dans leur petit havre payé avec le sang des autres. Ils se croient à l'abri sur l'île. Ils pensent qu'ils peuvent envoyer les idiots se faire tuer là-bas à leur place. Eh bien, je leur promets un retour du balancier. Nos souffrances dans ce pays de Satan ne resteront pas impunies. Car il y a quelque part une justice universelle qui gommera tôt ou tard le cloaque.

Sur ce, je pars me défouler, j'en ai besoin. Mon destin m'attend à Charlotte et il transpire d'impatience. Richier m'a dit un jour: "On ne sort jamais de l'enfance." Eh bien il se trompait.

W.»

Retrouvailles

Tu te doutes bien, petit monstre, de quel pays on est venus?Tu regardes bien les infos? Ça commence par F, mais ce n'est pas la Floride. No-no -non. Essaye encore. Finlande? îles Féroé? Hmmm! Mauvaise réponse. Les uniformes se ressemblent tous maintenant: du kaki avec des taches. Le français n'est pas plus élégant que le dollar. Avant on avait un look. Et je ne parle pas de shako ou de plumes dans le cul façon Saint-Cyr, épaulettes, machins tressés, petits rubans. Je parle guerre moderne. Bleu horizon, sable Sahel, kaki avec trace de fer à repasser et ceinturon moulant sur la raie des fesses. Au xxe siècle on a su concilier les impératifs de la guerre et l'esthétique. Aujourd'hui, tous pareils, habillés de boue macérée. Un comble quand on connaît la place de la France dans le fascinant univers de la mode.

Le pragmatisme dollar a encore gagné, oputain. Il nivelle tout par le bas. Tu crois pas?

Tu réponds pas, ah oui, le ruban adhésif. Faut pas croire que c'est vexatoire. On a moins envie de te taper. Vis-le comme un privilège: on te permet de garder le silence. C'est pas rien, c'est une forme de dignité. Ça donne l'air intelligent. C'est fou les bêtises qu'on peut dire sur le coup de la colère. Des bêtises qui se retournent tôt ou tard contre toi, des trucs sur la France, genre «pays de jaloux», «pleutrerie», tu te rappelles?

Une belle invention, le ruban adhésif. Faut toujours en avoir sur soi. C'est comme le velcro. T'entends le scratch? Attends, je vais te le refaire. Je ne m'en lasse pas. C'est bête, le scratch, mais c'est à ces petits bruits qu'on aime le métier de soldat, le scratch de la poche, le tintement mat de la cuillère en aluminium sur le récipient quand on mange sa ration, le chuintement de la pilule verte sous la langue. Ah j'oubliais, l'odeur de Kiwi qu'on met sur les bottines. Tiens, sens.

Oups, pardon, je n'ai pas fait exprès. T'as une tache sur le nez, maintenant. Attends, j'te l'enlève. T'es nerveux, ouh-là. T'es une boule d'adrénaline ou quoi. C'est un manque de magnésium. Tu manges pas équilibré. (Normal au pays du cholestérol.) De quoi as-tu peur? Je n'ai pas fait le trajet depuis Atlanta pour te tuer tout de suite. J'ai envie de parler. Que tu le veuilles ou non, t'es un bout de mon enfance.

Je vais te dire un secret: on a failli échouer. Tu sais que tes copains nous ont pas mal ennuyés, vers Monroe? Jamais je n'aurais cru ça de leur part. On parle d'enlisement. Faut dire que l'on est très pincettes et compagnie et que ça nous coûte gros. On aurait pu se contenter de bombarder comme des malades, puis débarquer et nettoyer les dernières poches de résistance, mais non, on fait attention à la populace, nous autres. Pas de charnier, pas de pertes civiles, un rapport en trois exemplaires à chaque balle perdue. Le sergent Ducasse y est très sensible. Pas la peine de fureter, il est pas là, le Ducasse, il est resté en arrière sur la poche de Columbia, il déprime un peu à cause de Wagner qui n'a pas été un gentil garçon. Hein Wagner? Cela dit, on l'aime bien, le Ducasse, pas vrai les gars? Ducasse est notre ange gardien. Il nous évite nombre de vilaines bêtises qui nous donneraient du remords.

Tu sais ce qu'on raconte? Jean-Ramsès – tu te rappelles de Jean-Ramsès? -, Jean-Ramsès est aux commandes de la guerre, il va demander la mise sous tutelle de ton pays par l'ONU pour achever le processus de dédollarisation. J'sais pas ce que t'en penses, mais dans ma section on est pas trop chaud. Hein, les gars? Oh bien sûr, on voudrait rentrer au pays, encore que j'vois pas ce que j'aurais à y faire, mais à ce rythme on est parti pour perdre la guerre. Eh oui, mon pote, faut qu'on fasse vite. Ce que le soldat ne fait pas, le politique ne le fera pas à sa place. Le politique c'est la fosse du compromis nauséabond, disait le général de Gaulle. Un grand homme, oputain, qui nous rajeunit pas.

J'ai beaucoup parlé de toi à mes camarades. Ils avaient tous envie de te connaître. Fallait te trouver: pas évident. Heureusement, il y avait cette étiquette de vin avec ton code postal, et puis un type de Charlotte qu'on a chope par hasard en Géorgie. Bingo: on est là. Certains, comme Mus-son, voulaient principalement te buter. «Un mec comme lui n'a pas le droit de vivre», disaient-ils. Pas vrai, Musson? Pas la peine de rougir. Tu vois, ils te considèrent un peu comme un traître. Toi, un Français, parti vivre au pays du dollar, pourquoi? Comment es-tu tombé si bas? Ils ne comprennent pas. Je leur explique. Car je te connais depuis longtemps. Ce n'est pas qu'il a un mauvais cœur ni qu'il veut boire le sang des enfants du tiers monde, je leur dis, c'est qu'il a une idéologie dans la tête. En un sens c'est encore pire, car Dieu sait ce qu'on est capable de faire par idéologie. On écoute Elvis ou une autre soupe de chez toi et l'on ferme les yeux sur les problèmes de la société.

T'écoutes quoi comme musique? Musson, montre voir ce qu'il a sur ses étagères. Dalida, Brassens, Renaud, c'est pas mal, mon pote, très français. T'as la nostalgie du pays, on dirait ? Aime-moi de notre ami Julien Clerc. Pas son meilleur album. Tu devrais essayer Sans entracte. Dis-moi, dis-moi, dis-moi, tu connais Plastic Bertrand? Bon point pour toi. Pas grand monde qui connaît. Tu connais Plastic Bertrand, Musson? T'étais pas né, d'accord, mais t'aurais pu te renseigner. Ça plane pour moi, ah ih oh uh… Allez hop! ma nana, S'est tirée, s'est barrée, Enfin c'est marre, a tout cassé, C'est prémonitoire tu vois, La la la la, Le pied dans le plat… Ça déchire.

Alors figure-toi que Plastic Bertrand ne chantait pas ses chansons lui-même. No-no-non, mon groin. No-no-non, mon câlin. Il ne savait pas chanter. C'était son producteur, un type laid, pas photogénial, qui chantait en arrière-plan, sur une bande préenregistrée. Le producteur a fait un casting, et c'est ce type, Plastic Bertrand, qui a gagné grâce à son look néo-punk. Il est monté sur scène, le producteur a envoyé la bande avec sa propre voix5 il l'a un peu accélérée pour donner ce cachet disco, et l'autre s'est trémoussé en play-back comme une marionnette. Ils ont berné tout le monde! Moi, si j'étais Plastic Bertrand…

On te butera plus tard. On ne peut pas décider de ta mort sans un procès équitable. On n'est pas des sauvages. Jean-Ramsès n'apprécierait pas. Il est très prout-prout. C'est un haut fonctionnaire. Et que penserait ta femme si on t'abattait direct, sous ses jolis yeux? Elle serait fâchée contre nous, ce serait un crime de guerre ou un autre mot horrible. Les femmes, omaluge, c'est leur côté sensible. Ta femme, j'suis sûr, elle a un côté sensible à l'intérieur d'elle-même. Tu fais des yeux de saumon, ça veut dire «oui»? On va vérifier pour ta femme, t'en fais pas. Elle a de la lingerie française, sinon on ne se serait pas permis. On lui fera un diagnostic, très pro, tu n'auras pas à le regretter. Pour info: ça fait trois semaines que je n'ai pas baisé. Tu le gardes pour toi, pas la peine de me foutre la honte devant mes copains.

On ne va pas lui faire de mal. Après tout, elle n'est pas responsable de tes conneries. On va juste passer chacun à son tour. Faut être parta-geur. Fraternité, tu connais? Liberté, O.K., c'est top, ça sonne beau, très classe, li-ber-té. Liberté, j'écris ton nom. Liberté, tu fais déborder la baignoire. Moi, les types qui en ont que pour la liberté, je dis, c'est des bornés. Ecoute bien, mec. Ta liberté s'arrête là où commence ma fraternité.

Tu vas voir, après, elles n'en sont que plus douces. On te la formate, toi t'en profites. Petit veinard.T'entends? Elle ne crie même pas. C'est Fitoussi, il en a une petite comme tous ceux qui ont fait médecine. Pas comme Wagner. Il en a une, Wagner, c'est Top Gun. Mais il met une capote, le grand jeu. Tiens pour la peine, tu passeras en dernier,Wagner.T'entends?

Tu devrais être heureux. Je ne te comprends pas. C'est-y pas le pays dont t'as toujours rêvé? Pourtant t'écoutes des disques français. Ta femme a une petite culotte de Française, sur un petit cul qui n'est plus tout jeune. T'as toujours ta petite gueule de blaireau français, dollar ou pas. Je vais te dire ce qui ne va pas. Tu ne te sens pas à ta place, ici. Le monde du dollar n'est pas aussi vert que tu croyais. Il paraît que ça tient beaucoup aux relations humaines. Ils ont l'air accueillants, les gens d'ici, mais ils restent entre eux, ils te donnent pas le tiers de la chaleur humaine que tu reçois chez nous, pas vrai? Y te parlent mais leurs paroles sont superficielles. Leurs cœurs sont bétonnés. Pas de spiritualité comme chez nous -tu te souviens du bistrot? Leur vie intérieure est limitée par le vide. La moindre faiblesse et t'es éjecté du voisinage. Au fond, si t'avais su, tu ne serais pas parti. J'ai pas faux?

Parfois, tu vois, quand je suis un peu las, après de durs combats, je m'interroge et j'me dis pourquoi la guerre? N'aurait-on pas pu dialoguer? C'est vrai, quoi. Nous avons manqué de volonté. On n'a pas eu la force de leur expliquer. Le dollar était arrogant, d'accord, mais on a failli à notre devoir d'éducateur. Car la France a une mission dans ce monde. Et cette mission ce n'est certainement pas de jouer à la brute féroce, mais d'imposer par le raisonnement – par la pensée qu'on a là – le progrès social et culturel qui fait notre pépite. Qu'on n'y soit pas arrivé cette fois-ci est dramatique. Tu vois, je suis objectif. Je ne dis pas on est tous blancs et les dollars gna-gna-gna. Je dis qu'il faut faire la part des responsabilités.

Non, t'as raison, on ne va pas y passer la journée. Je parle, je parle; et le temps ne s'arrête pas pour autant, hein. Nous avons une mission, toi et moi. Faut faire plaisir à notre grand copain Jean-Ramsès.

Récapitulons. Tu as fui ton pays comme un lâche pour vendre ta vie aux dollars. Tu n'as pas rejoint les forces françaises au moment de l'offensive des hommes libres. Ta pensée a toujours été ravagée par l'endoctrinement propre à la civilisation dollar. C'est tout? Non, bien sûr. Il y a le passé. Reconnaît-on dans ce type, gras des joues, vêtu de son jeans de riche, le démon qui lançait des accusations sans fondement il y a une quinzaine d'années? Oui.Très bien.

Je voudrais quand même dire un mot positif: quand vient le soir sur cette partie désolée du monde, il met Julien Clerc sur sa platine et c'est comme un cordon ombilical qui le rattache à la France.

N'empêche qu'il a déserté.

Oui, mais il connaît Plastic Bertrand.

Si tout le monde avait fait comme lui, il n'y aurait plus personne pour construire une civilisation nouvelle.

Oui, mais il était sincère dans son attirance pour le dollar. Ce n'est pas qu'il partait pour se faire mousser. Ou qu'il avait délibérément choisi le camp du Mal.

La sincérité, si elle permet de comprendre les rouages psychologiques qui conduisent à l'aveuglement, ne donne pas le droit de commettre un crime. À ce train, on devrait excuser les nazis parce que certains d'entre eux étaient sincères. Ce n'est pas avec ce genre d'arguments que l'on construira la tour Montparnasse.

Oui, mais sa vie au pays du dollar est restée modeste. Il ne porte pas de marques maudites sur ses vêtements, il n'a pas de Coca au frigo, sa femme utilise Elnett de L'Oréal, il n'a pas l'air de se la jouer dollar.

C'est parce qu'il n'en a pas encore eu l'occasion. Laissez-le quelques années de plus ou donnez-lui un semblant de succès, et vous verrez. Déjà, if s'est débrouillé pour ne pas payer d'impôts en France. Le pragmatisme égoïste fait son chemin.

Bon, on ne va pas y passer la nuit.

Coupable, lève-toi. Aide-le, Wagner. C'est l'heure du verdict. Après une longue délibération, le jury compétent déclare à l'unanimité que la peine prévue doit s'appliquer. Musson, ouvre les bouteilles. Wagner, tiens-le pendant que j'enlève le ruban.

Bois, mon garçon. Bois donc. Bois à la santé de Jean-Ramsès. Ce vin est le sang du pays que t'as trahi. Il y a cent vingt bouteilles à vider. Tu dois y arriver. Dépêche, on n'a pas que ça à faire. Certains n'ont pas encore eu leur part de ta femme, et tu sais que c'est contraire au grand principe de l'égalité. Tous à la même enseigne. Pas de privilégiés chez nous. Les privilégiés, laisse ça à la culture dollar. Fais gaffe, t'en verses à côté. Il sature déjà? Bouche-lui le nez, il sera bien obligé d'ouvrir la bouche. Ah, si c'est pas de la mauvaise volonté… Ah si c'est pas obtus… Pas évident de faire entrer la civilisation dans des personnes réticentes à tout changement. Chevaliers de la table ronde., goûtons voir si le vin est bon…

Il nous quitte. Adieu, onc' Abe. Je t'aime bien. Je sens qu'on a un lien affectif bourreau-victime. T'es un souffre-douleur de mon destin, comme moi. Je vais te dire un truc à l'oreille. Au point où j'en suis, tu ne t'en tires pas si mal. Du vin, de la conversation, des racines. Le français, ta langue maternelle! En Albanie et ailleurs, on n'aurait pas fait tant de chichis. Une balle dans la nuque et circulez! C'est ça, la tradition française, prendre des pincettes pour vous faire crever.

Moi, personne n'aura autant d'égards. Un dollar anonyme me mettra en joue, son laser clignotera dans le viseur, il ne prendra pas le temps d'étudier le bout de rumsteck que je suis. Son index fera guili-guili sur la gâchette. Sans panache ni médailles. Son manque de culture me tuera sans plus d'émotions que si j'étais un goret.

On en reparlera. J'te laisse. Meurs bien.

La mort du héros

On avait beau s'y attendre, la mort surprenait toujours.

Wolf avait installé son barda en terrain sécurisé. Allez savoir pourquoi., la pastille verte n'agissait plus depuis deux jours et il pleurait de sommeil. Le sergent Ducasse, lui, dormait tranquillement. Son ronflement honnête était rassurant comme le tic-tac d'une grosse pendule de grand-mère.

Soudain, comme il se glissait dans son duvet, Wolf sentit un picotement d'appendicite sur le côté droit de l'estomac. Il pensa à la ration de combat qui ferait des siennes dans les intestins. Le premier réflexe de l'homme est de rejeter la responsabilité sur ses tripes. Fut-il étonné de se voir soulevé par une hernie gonflée de gaz en expansion? Même pas. Il eut une pensée ironique avant même d'avoir peur. Dans un magma de viande déchiquetée, le ventre trouva les oreilles, et Wolf entendit, oui, entendit, avec son bas, les forces du haut qui le quittaient.

Dans l'ensemble, la mort fut facile à vivre.

Il eut un peu mal, c'est incontestable, mais pas de quoi démonter la durite. Rien de comparable avec la double fracture ouverte qu'il avait eue au ski (et dont – comble de l'ironie – il avait minimisé les séquelles à la visite médicale d'incorporation), encore moins avec l'incident de la voiture, quand son père avait claqué la portière sur sa main égarée. Le processus n'était pas agréable pour autant: on avait l'impression qu'une volonté géante enlevait d'un coup des milliers de points de suture. Il savait cependant, par une sorte d'omniscience, que tout le cirque ne durerait qu'une minute.

C'était suffisant, pensait-il, pour revoir sa vie au ralenti, passage obligé de toute mort classique, comme le lui avait expliqué Richier, dans le temps. Rien du tout. Soit Richier se trompait, soit la vie de Wolf ne présentait pas un intérêt suffisant pour la passer ainsi à la dernière séance. Il se contenta de deviner, dans la compote qu'il avait à la place des yeux, le panier à linge sale, jaune avec des fleurs, de la maison de campagne de sa tante.

Cependant, il y eut aussi de bonnes surprises, d'ordre intellectuel. La mort permettait d'entrevoir, à défaut de comprendre, ce qu'il y avait de radicalement bancal dans l'état de vie où il s'était trouvé pendant une trentaine d'années. Du point de vue de la mort, la vie était une absurdité. On n'avait aucune raison d'être vivant quand il existait un néant aussi vide, absolument vide. Le néant était logique, entier, immuable, la vie – dangereuse et inutile. La vie sentait des pieds. C'était de la vie qu'il fallait avoir peur. C'était la vie qu'il fallait chercher à éviter, ou du moins à retarder, tant que l'on en avait les moyens.

Il prit la ferme résolution de s'accrocher au néant. Tant qu'il aurait des forces, il lutterait pour être admis dans le rien. Il ne se laisserait pas distraire par les gesticulations grotesques du sergent Ducasse, brûlé au visage par un truc au phosphore. Il repousserait du mieux qu'il pourrait les avances des camarades affolés qui le traîneraient vers le camion Renault des premiers secours.

Il fit le maximum. La vie, cette obscure chose collante, s'affairait encore dans ses viandes. On aurait dit les clientes d'un grand magasin à cinq minutes de la fermeture. Prodige de la nature: le petit bonhomme vivait encore.

Le testament de l'électron

Fitoussi – perplexe devant une boîte métallique d'où sortent quantité de fils, de tuyaux, de seringues. Un écran affiche des mots qu'il note patiemment sur du papier à lettres:

«Papa WoIf, maman Wolf,

Ne vous étonnez pas que mon écriture ait changé. Je suis dans un état grave à la clinique des armées, à Miami. Mon diagnostic vital est réservé, je suis sous pilule jaune concentrée en intraveineuse, je ne sens rien de particulier et je ne vois rien. Je me demande où sont mes yeux. Mon corps est bloqué dans un énorme pansement métallique dont je perçois parfois la dure paroi à travers ma peau, à moins que cela soit une illusion. Je n'ai pas faim, vraiment pas faim du tout. Parfois, j'ai l'impression que mes hémorroïdes me chatouillent la langue. Dans ces conditions, je suis incapable de tenir un stylo, c'est Fitoussi, l'infirmier, qui écrit à ma place. Je lui dicte mes phrases par morceaux d'encéphalogramme quand j'ai des moments de lucidité polarisée. Fitoussi décrypte très bien le fond de ma pensée, même si le style est un peu télégraphique. Pour vous prouver que c'est bien moi, Wolf, et non une quelconque farce de mauvais goût, je vais vous dire quel est le nom de ma tante qui habite Saint-Justin-les-Epines: Clara Guillemot, née Léoni.»

Fitoussi regarde sa montre. C'est l'heure des informations. Il touche un bouton. Voix off: «Bonjour, vous écoutez France Inter. L'arrêt des combats a été annoncé ce jour à 0 heure sur l'ensemble du front. Soldats, il est défendu de tuer des dollars. Je répète…» Fitoussi scrupuleusement:

«Je n'ai pas beaucoup de temps. Les forces me quittent. La chimie ne peut rien pour moi. Je vais donc aller à la bonne nouvelle. Nos troupes ont fait d'immenses progrès, immenses. Je tiens à le préciser car j'ai compris que vous étiez encore désinformés par de la propagande anti-française. J'ai entendu moi-même de ces trucs à la radio qui m'ont fait mal aux endroits où j'ai encore du courant. Ils disent que nous fuyons sur tous les fronts. Que les partisans nous mènent une vie impossible, à harceler nos lignes arrière. Que nous sommes fatigués moralement par les crimes de guerre dont on nous accuse.

Que les munitions manquent. Que les pastilles vertes, même si elles sont parfaites pour prolonger la durée de vie d'un grenadier voltigeur soumis au stress des hélicoptères Black Hawk, ont des effets indésirables sur l'organisme. Ne les croyez pas. Ce n'est pas vrai du tout. En voici la preuve: la corbeille à linge de ma tante doit être remplacée. Vous pouvez vérifier que je ne raconte pas de salades.»

Fitoussi est déjà démobilisé. Bientôt il rentrera au pays. Avec Wagner et Musson, ils sont trois survivants d'une section de quarante. La viande délire:

«Les dernières vingt-quatre heures ont été décisives. Nous avons capturé le président des dollars. Il se terrait dans une cave comme un rat et il ne mangeait que des racines. Il paraît que quand un soldat du 11e l'a tiré de sa fosse, il a levé les bras et il a dit dans un français impeccable: "Je suis le président des dollars et je veux négocier." Quel aplomb! De quoi que tu veux négocier, trou d'œuf! J'espère qu'on va le passer en jugement pour tous les crimes qu'il a commis contre son peuple. Son avocat a des soucis à se faire.

La radio n'en parle pas encore car c'est classé secret défense. Au contraire, pour bluffer les dernières poches de résistance, on fait croire à des combats acharnés. On exagère les pertes subies. Je reconnais bien la tactique du colonel Dujardin. De là où je suis, je vois bien où il veut en venir.

Les réseaux terroristes sont démantelés. Les partisans de l'ancien régime rendent les armes. Avant-hier nous avons pris Washington. Aujourd'hui, au moment même où Fitoussi vous écrit, notre drapeau tricolore flotte sur la Maison-Blanche. Les habitants de New York lancent une pluie de confettis sur nos soldats qui défilent le long de la Cinquième Avenue. Des haut-parleurs diffusent des chants de Juliette Gréco. Une délégation culturelle bardée de cocardes est accueillie par le nouveau maire sur Broadway qui n'est plus Broadway. Vous ne le croirez jamais, Broadway s'appelle désormais «avenue Bruno-Coquatrix». J'aimerais tellement y flâner sur des membres tout neufs en sentant au-dessus des talons le jeu de jambes de mes fessiers!»

Voix off: «Je suis avec Jean-Ramsès Dubosc, ministre par intérim. Espérons, monsieur le ministre, que cette défaite ne va pas trop démoraliser notre pays.» Le ministre: «Mes pensées vont d'abord aux victimes. Il n'est pas tolérable, je dis bien, il n'est pas tolérabîe qu'une poignée de militaires et d'hommes politiques fasse porter au pays tout entier l'aveuglement de leurs décisions. Cela dit,, ne comptez pas sur moi pour diviser nos compatriotes., au contraire., je voudrais me placer ici en rassembleur…» Fitoussi éteint le poste:

«Le soir, l'armistice signé, il y aura un concert géant à Central Park. On y jouera des reprises de Jacques Higelin, Etienne Daho, les Rita Mitsouko, Alain Bashung. La foule cosmopolite dansera la farandole de la paix à la lumière des briquets. Libérés et libérateurs fêteront ensemble la fin d'un long tunnel. Les filles des dollars nous demanderont des cigarettes en échange de leurs faveurs et on leur expliquera que fumer encourage le cancer. Ce sera grandiose!

Fitoussi m'a assuré que j'ai été décoré à titre posthume de l'ordre de la valeur militaire, avec épées et couronne de lauriers. Ce qui signifie concrètement que vous avez droit à des bonus sociaux. Mes enfants, quand j'en aurai, seront pupilles de la nation: ils auront d'emblée une bourse pour préparer le concours à l'ENA. Si la garce avait su! Elle va s'en mordre les doigts. Pour lui enfoncer le dépit sous l'ongle du gros orteil et lui faire regretter certains ornements de ma personne, vous pouvez lui transmettre mon nouveau cri de guerre:

Saint Nicolas dans son cercueil

Bandait encore avec orgueil

u-u-u i-i-i i-i-i

Avec son âme en arc de cercle

Il soulevait même le couvercle

…u… i… u… i… grrrzzz

La légion s'en va, oui s'en va. »

Fitoussi tourne les boutons de la machine. L'écran reste vide. Il note dans le registre:

«Le caporal Guillemot ne répondant plus à diverses sollicitations électromagnétiques, il a été décidé de procéder à un dernier stimulus mécanique, appliqué à l'aide d'une aiguille sur le nerf rachidien. Cette opération n'ayant pas donné de réponse satisfaisante, le recours à la pastille orange ne pouvait plus être différé.»

Les carottes

M. Dujardin regardait sans trop y croire la femme qui se faufilait dans le potager. Elle s'approchait à petits pas, sautait les flaques, contournant les buissons, sa frêle silhouette glissait sur la gadoue sans jamais dévier. La grande pancarte «Propriété privée» ne la retarda pas une seconde.

M. Dujardin fit semblant de se pencher sur ses carottes. Surtout avoir l'air occupé. Ce n'était peut-être qu'une voisine. D'ailleurs elle était mal habillée, très pauvre dans sa petite blouse en vichy d'un autre âge. Une péquenaude. Ce ne pouvait être qu'une voisine. Qui d'autre?

Elle se planta au-dessus de lui. Il ne disait rien. Elle hésitait. «Elle va peut-être repartir», se dit-il. Et aussi: «Je ne pensais pas qu'on me trouverait aussi vite.» Il le sentait avec sa nuque pleine de cheveux blancs.

– Colonel Dujardin? demanda la femme. Il se décourba.

– Vous faites erreur, ma bonne dame.

– Mon colonel, insista la femme en le regardant avec des yeux pleins de squames.

Il maudit sa charpente d'officier supérieur, ce port de la colonne vertébrale qui le faisait ressembler à un monument malgré sa petite taille. Comment avait-il pu croire qu'il passerait inaperçu au village? Lui, si piètre comédien. Il avait trop fait pour la patrie pour s'en défaire facilement. Sa poitrine militaire avait dû attirer les regards. Pourtant il avait fait attention à choisir un coin perdu, éloigné des grands axes bureaucratiques, mal desservi par les services publics, relativement peu concerné par la guerre, où les gens étaient globalement indifférents à tout sauf à la météo…

Fallait croire que la bêtise des autres était un piètre bouclier. «Ils sont plus zélés à traquer le pauvre type sans défense qu'à garder leur pays contre l'engeance», pensait-il. De sa pelle-bêche, il remuait la terre de France avec amertume.

La femme l'attrapait par l'avant-bras. Ses doigts étaient froids et visqueux, on aurait dit une bouteille atteinte de gangrène, et il ne put retenir un mouvement de répulsion.

– Lâchez-moi, madame, non mais.

– N'ayez pas peur, mon colonel, je ne dirai rien.

Il enjamba les petits pois, se mit à exterminer une herbe qui n'avait rien de méchant. Un ver de terre se tortilla contre son doigt. Alors la femme chuchota:

– Vous pouvez me croire, mon colonel. Mon fils était au 8e RTM. Meilleur élément. Il est mort au combat.

Le petit colonel planta la pelle-bêche qui se cogna à un caillou. Il examina la femme attentivement.

– Guillemot, dit-il finalement. Caporal Guillemot, de la 3e section.

– On l'appelait Wolf, souffla la femme.

– Venez, dit le colonel. Vous prendrez bien une framboise.

Ils contournèrent le potager. Le colonel essuya les vieilles bottes et poussa la porte branlante du chez-soi.

Il installa la femme dans un fauteuil troué. Sur la table rustique de son intérieur de pauvre il posa deux verres rongés par les traces de doigts.

– Faites comme chez vous, dit-il en fouillant dans les bouteilles.

Un papier tue-mouches déroulait sa spirale jaune et noire.

La framboise péta énergiquement. Le colonel s'en versa un pouce. La femme fit «non, pas trop» du menton. Le colonel se comprima et absorba la substance.

– À la France éternelle!

Il resta stoïque à savourer le tord-boyaux.

– Tudieu ce qu'on leur a mis à Miami, dit-il enfin, le regard perdu dans de vagues strates de buée temporelle. Ils fuyaient comme des criminels. On progressait de cinquante kilomètres par jour. Et quand on a eu l'idée de couper leurs lignes de commandement. Ha! Connais tes faiblesses, disait Sun Tzu, elles sont aussi capitales que tes forces.

Il attrapa un pot de cornichons.

– Mon colonel, dit la femme, vous aviez l'air de bien connaître mon fiston, et justement je me suis dit…

– Le secret du commandement, ma petite dame, c'est de s'intéresser aux hommes. Tous les chefs d'entreprise vous le diront. Vous pouvez être totalement incompétent mais si vous connaissez le prénom du larbin qui balaye votre bureau, vous serez aimé au-delà de vos espérances. On vous suivra sans rechigner, on mourra pour vous. N'oubliez pas de dire bonjour le matin, surtout. C'est le détail qui tue.

La femme écoutait poliment.

– Mon petit Wolf est mort dans des conditions bien difficiles, dit-elle.

– Beaucoup de valeureux garçons sont morts pour une certaine idée de la France, madame Guillemot. C'était, comme on dit, une glorieuse défaite. Comme Waterloo, comme Dien Bien Phu. Le pays va s'en servir pour se ressourcer.

Le colonel mordit un cornichon à la cheville.

– Ah, si seulement on avait eu les moyens, poursuivit-il en penchant son torse cylindrique par-dessus la table et en baissant la voix. Avec les pertes qu'on a eues, c'est pas concevable, je vais vous dire, il aurait suffi de rien du tout, qu'on mette les pertes en rang et qu'on avance dans la bonne direction en rasant tout sur notre passage, juste ça, c'est pas énorme, on l'avait, cette guerre, je vous le dis, avec honneurs et galons. Au lieu de ça, les types de là-haut (le colonel pointa son doigt vers le papier tue-mouche), les politiciens complaisants ont voulu fignoler, et vas-y que je négocie avec les dollars. La peur de l'opinion, voilà ce qui nous a fait perdre. Sans oublier les bonbons.

Il frotta le pouce et l'index.

La femme fit «oui» du menton. Elle pensait à tous les profiteurs de la guerre qui se sont enrichis sur le sang de son fils.

– Combines et compagnie! s'emporta le colonel. On s'est fait acheter en bloc. Ils ont mis le prix qu'il fallait. Leurs banques ont des racines partout. Le dollar est dans l'air qu'on respire. Soulève la pierre, il est sous la pierre. Fends l'arbre, il est dans l'arbre.

La femme se signa.

– Ils nous ont bien eus! tapa le colonel. Pendant qu'on se battait, le commandement négociait avec les Rockefeller. On a été manipulés. La mobilisation générale n'a pas eu lieu. On nous l'avait promis, pourtant. Faites le premier effort, qu'ils nous avaient dit, montrez au peuple que les soldats français sont capables de prendre pied chez les dollars, infligez-leur des baffes et l'on pourra décréter la mobilisation de tout le pays. Tu parles, dès nos premiers échecs, les pas de deux ont commencé en sourdine. Ce char Leclerc de malheur, à un million d'euros pièce, qui ne résiste pas à de la petite mitraille, ah! dès ce foutu char, madame Guillemot, les politiciens ont commencé à flirter avec l'ennemi. La paix s'est faite sur notre dos. On a laissé nos troupes s'enliser. Les dividendes n'ont pas été perdus pour tout le monde, moi je vous le dis. Certains ont fait de bien jolies carrières.

La femme le savait bien. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu Stéphanie. Avant, elles se croisaient au Huit-à-huit, surtout le vendredi, jour d'arrivage des œufs et de la margarine. Fallait croire que la femme d'un ministre fréquentait d'autres distributeurs. Les cartes de rationnement n'étaient pas pour ces garces.

– Ah, je ne dis pas qu'on a tout perdu. Les dollars prendront des pincettes, désormais. Ils savent que l'on peut être dangereux. Ils feront semblant de s'extasier sur quelques figures emblématiques de la culture française, François Truffaut, Mireille Mathieu, Charles Aznavour, pour ne citer que les valeurs sûres. La flatterie, ma brave dame. Il n'y a rien qui marche autant sur un Français. Qu'on nous fasse croire que nos petites compresses culturelles sont admirées dans le monde et nous voilà enfarinés! Mais ça ne changera rien sur le fond. La culture dollar contrôlera tout clandestinement. Votre fils est mort pour rien. Ah, vous faites bien de chialer, ça soulage. Moi, je suis à sec depuis longtemps, réduit à me planquer comme un criminel de guerre, car ils nous ont fait porter le chapeau de leurs bassesses. La loi Dubosc, une loi scélérate, votée en catimini par des technocrates…

Le colonel était debout, dans toute sa splendeur d'homme de guerre en colère.

– Alors, justement, mon colonel, ce qu'on dit, les tortures, les mots horribles, c'est pas vrai?

Il hésita entre la pitié qui lui commandait de mentir et son pragmatisme de soldat droit dans ses bottes.

Comme le crépuscule se faisait sombre, il tourna l'interrupteur en porcelaine. L'ampoule de quarante watts grésilla en projetant des bouts de lumière sur le visage jaunâtre de la femme. Au bout de quelques instants de déséquilibre, le filament capitula face aux ténèbres.

– Bon sang! jura le colonel. Je vous demande pardon. C'était la dernière ampoule qui me restait.

Il fouillait un tiroir à la recherche de bougies.

– Jamais, madame, jamais un soldat de la République. Nous ne sommes pas de la race de ceux qui commettent des bêtises de guerre.

Laissez ça aux dollars et consorts. L'éthique du soldat Français l'en empêche fondamentalement. À la base, on a été conçus différemment. Jamais par exemple on ne profiterait d'une femme en détresse. Le Serbe, oui. Le Russe, oui. Le Français, non. Là où un dollar sort sa grosse, hum, enfin vous comprenez, un soldat français est immaculé comme un ange. On est du genre à tendre l'autre joue.

La femme le regardait avec reconnaissance.

– Merci, mon colonel, vous m'enlevez un poids de la conscience, parce que vous savez, les voisins, ils aimeraient bien récupérer notre jardin qui donne sur l'avenue du Général-de-Gaulle, alors ils font circuler des ragots peu ragoûtants. Déjà on a salopé notre mur avec de la peinture. Des mots durs, «criminels», «militaristes», «nazillons», vous vous rendez compte, moi, dont l'arrière-arrière-arrière-grand-père a fait Résistance.

– A qui le dites-vous, ma 'tite dame, acquiesça le colonel, ses mains toujours perdues dans le bordel. Moi, toute ma famille a pris le maquis et je ne compte pas le nombre de mes aïeux fusillés par les Allemands. Par douzaines. Quand j'ai un doute sur mon utilité dans ce monde, je pense à leurs exploits proverbiaux, je me sens observé par leurs yeux sans complaisance. Nous au-rons le sublime orgueil, de les venger r'ou de les suiv'reu, comme on dit dans la chanson.

Ils se taisaient pour mieux savourer les liens invisibles et glorieux qui les unissaient à leurs ancêtres.

Enfin, le colonel mit la main sur une lampe à pétrole. Une lumière d'un autre âge éclaira son modeste logis.

– Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, dit la femme.

– Ce mt un plaisir, madame. J'ai dû vous sembler un peu bourru tout à l'heure. Je m'en excuse. On n'est jamais trop prudent, vous savez. D'ici qu'on nous goudronne publiquement, ce ne sont pas nos chers parents qui seront contents.

– On est tous dans le même bateau, dit la femme.

Le colonel la raccompagna vers la porte branlante.

– Il faut pousser, enfin pas trop fort, hop, elle s'ouvre toute seule.

– Merci, mon colonel, dit la femme sur le pas de la porte. Vous avez donné un calmant au cœur blessé d'une pauvre mère.

– J'aurais tant voulu en faire plus, dit le colonel. Hélas, les dollars nous ont possédés. Pour cette fois. Car sonnera l'heure de la revanche, j'en suis persuadé. Les trompettes joueront l'hymne à la joie. Les salopards ne perdent rien pour attendre.

La femme serra son avant-bras. Elle ne paraissait plus repoussante du tout. Le colonel l'embrassa sur le front.

– Allez, ma brave dame. Soyez courageuse. Nos enfants ne le verront peut-être pas, ni les enfants de nos enfants, mais à la troisième génération, on redressera l'échiné, je vous le promets. On ne fait pas tourner la France en bourrique éternellement. Les dollars vont avoir une surprise. On va tirer les leçons de nos défaites. On n'a pas été assez rapides? On a été trop mous moralement? trop gentils à leur chanter du Maurice Chevalier et du Bobby Lapointe?… Ça va changer. Vous ne me croyez pas?… Laissez-moi vous dire un petit truc. Approchez… Nuke-nuke, le petit blaireau. Si vous voyez ce que je veux dire. La France est une puissance nucléaire. Il n'y a pas que le Pakistan ou la Corée du Nord. Mais chut.

Le colonel plaça l'index sur les lèvres de la femme. Une lumière joyeuse dansait dans ses yeux qui avaient fait l'Ecole de Guerre.

– Prenez donc quelques carottes, dit-il.

La femme s'éloigna à travers le potager. Les pousses de fenouil caressaient ses mollets. Elle était presque heureuse, comme si elle l'avait sur elle, sous sa petite blouse vichy, cette bombe tant désirée, une bombe bien pratique qui liquiderait la populace tout en conservant intactes les infrastructures, sa petite maison et le portrait de son fils orné d'un bandeau noir.

Le soir, elle fit une soupe aux légumes.

Après une brillante carrière au ministère des Affaires étrangères, Jean-Ramsès Dubosc prit une retraite anticipée et se consacra à l'écriture pour la jeunesse. Son célèbre recueil Mille et une histoires d'oncle Guillaume est considéré comme un classique par des millions de mamans dans le monde.

Sa femme Stéphanie mourut en couches dans sa trente-troisième année.

Sur la place centrale du village, le monument aux morts fut complété par Wolf Guillemot, classé sous la rubrique «Guerre d'Algérie» car on n'avait pas le cœur à ouvrir un nouveau chapitre. Les jours de grand soleil, un lézard venait se chauffer dans les creux de son nom.