38554.fb2
PROLOGUE
L'Alchimiste prit en main un livre qu'avait apporté quelqu'un de la caravane.
Le volume n'avait pas de couverture, mais il put cependant identifier l'auteur : Oscar Wilde. En feuilletant les pages, il tomba sur une histoire qui parlait de Narcisse.
L'Alchimiste connaissait la légende de Narcisse, ce beau jeune homme qui allait tous les jours contempler sa propre beauté
dans l'eau d'un lac. Il était si fasciné par son image qu'un jour il tomba dans le lac et s'y noya. A l'endroit où il était tombé, naquit une fleur qui fut appelée narcisse.
Mais ce n'était pas de cette manière qu'Oscar Wilde terminait l'histoire.
Il disait qu'à la mort de Narcisse les Oréades, divinités des bois, étaient venues au bord de ce lac d'eau douce et l'avaient trouvé transformé en urne de larmes amères.
«Pourquoi pleures-tu? demandèrent les Oréades.
— Je pleure pour Narcisse, répondit le lac.
— Voilà qui ne nous étonne guère, dirent-elles alors. Nous avions beau être toutes constamment à sa poursuite dans les bois, tu étais le seul à pouvoir contempler de près sa beauté.
— Narcisse était donc beau ? demanda le lac.
PREMIERE PARTIE
— Qui, mieux que toi, pouvait le savoir ?
répliquèrent les Oréades, surprises. C'était bien sur tes rives, tout de même, qu'il se penchait chaque jour ! »
Il se nommait Santiago. Le jour décli-Le lac resta un moment sans rien dire.
nait lorsqu'il arriva, avec son troupeau, Puis:
devant une vieille église abandonnée. Le
«Je pleure pour Narcisse, mais je ne toit s'était écroulé depuis bien longtemps, m'étais jamais aperçu que Narcisse était et un énorme sycomore avait grandi à
beau. Je pleure pour Narcisse parce que, l'emplacement où se trouvait autrefois la chaque fois qu'il se penchait sur mes rives, sacristie.
je pouvais voir, au fond de ses yeux, le Il décida de passer la nuit dans cet reflet de ma propre beauté. »
endroit. Il fit entrer toutes ses brebis par la porte en ruine et disposa quelques plan-
«Voilà une bien belle histoire», dit l'Al-ches de façon à les empêcher de s'échap-chimiste.
per au cours de la nuit. Il n'y avait pas de loups dans la région mais, une fois, une bête s'était enfuie, et il avait dû perdre toute la journée du lendemain à chercher la brebis égarée.
Il étendit sa cape sur le sol et s'allongea, en se servant comme oreiller du livre qu'il venait de terminer. Avant de s'endormir, il pensa qu'il devrait maintenant lire des ouvrages plus volumineux : il mettrait ainsi plus de temps à les finir, et ce seraient des oreillers plus confortables pour la nuit.
Il faisait encore sombre quand il s'éveilla.
Il regarda au-dessus de lui et vit scintiller 11
les étoiles au travers du toit à moitié effon-Depuis l'avant-veille, pourtant, il n'avait dré.
pratiquement pas eu d'autre sujet de
«J'aurais bien aimé dormir un peu plus conversation que cette jeune fille qui habi-longtemps », pensa-t-il. Il avait fait le même tait la ville où il allait arriver quatre jours rêve que la semaine précédente et, de nou-plus tard. C'était la fille d'un commerçant.
veau, s'était réveillé avant la fin.
Il n'était venu là qu'une fois, l'année pré-Il se leva et but une gorgée de vin. Puis il cédente. Le commerçant possédait un se saisit de sa houlette et se mit à réveiller magasin de tissus, et il aimait voir tondre les brebis qui dormaient encore. Il avait les brebis sous ses yeux, pour éviter toute remarqué que la plupart des bêtes sor-tromperie sur la marchandise. Un ami lui taient du sommeil sitôt que lui-même re-avait indiqué le magasin, et le berger y prenait conscience. Comme si quelque avait amené son troupeau.
mystérieuse énergie eût uni sa vie à celle des moutons qui, depuis deux ans, parcou-raient le pays avec lui, en quête de nourriture et d'eau. « Ils se sont si bien habitués à
moi qu'ils connaissent mes horaires», se dit-il à voix basse. Puis, après un instant de réflexion, il pensa que ce pouvait aussi bien être l'inverse: c'était lui qui s'était habitué aux horaires des animaux.
Il avait cependant des brebis qui tar-daient un peu plus à se relever. Il les réveilla une à une, avec son bâton, en appelant chacune d'elles par son nom. Il avait toujours été persuadé que les brebis étaient capables de comprendre ce qu'il disait.
Aussi leur lisait-il parfois certains passages des livres qui l'avaient marqué, ou bien il leur parlait de la solitude ou de la joie de vivre d'un berger dans la campagne, com-mentait les dernières nouveautés qu'il avait vues dans les villes par où il avait l'habitude de passer.
12
était passé. Il était heureux de n'être pas obligé de toujours converser avec ses brebis.
« Comment avez-vous appris à lire ? vint à
demander la jeune fille.
— Comme tout le monde, répondit-il. A l'école.
— Mais alors, si vous savez lire, pourquoi n'êtes-vous donc qu'un berger ? »
Le jeune homme se déroba, pour n'avoir
« J'ai besoin de vendre un peu de laine », pas à répondre à cette question. Il était dit-il au commerçant.
bien sûr que la jeune fille ne pourrait pas La boutique était pleine, et le commer-comprendre. Il continua à raconter ses çant demanda au berger d'attendre jus-histoires de voyage, et les petits yeux mau-qu'en début de soirée. Celui-ci alla donc resques s'ouvraient tout grands ou se s'asseoir sur le trottoir du magasin et tira refermaient sous l'effet de l'ébahissement un livre de sa besace.
et de la surprise. A mesure que le temps
«Je ne savais pas que les bergers pou-passait, le jeune homme se prit à souhaiter vaient lire des livres», dit une voix de que ce jour ne finît jamais, que le père de femme à côté de lui.
la jeune fille demeurât occupé longtemps C'était une jeune fille, qui avait le type encore et lui demandât d'attendre pendant même de la région d'Andalousie, avec ses trois jours. Il se rendit compte qu'il res-longs cheveux noirs, et des yeux qui rappe-sentait quelque chose qu'il n'avait encore laient vaguement les anciens conquérants jamais éprouvé jusqu'alors: l'envie de se maures.
fixer pour toujours dans une même ville.
«C'est que les brebis enseignent plus de Avec la jeune fille aux cheveux noirs, les choses que les livres», répondit le jeune jours ne seraient jamais semblables.
berger. Ils restèrent à bavarder, plus de Mais le commerçant arriva, finalement, deux heures durant. Elle dit qu'elle était la et lui demanda de tondre quatre brebis.
fille du commerçant, et parla de la vie au Puis il paya ce qu'il devait et l'invita à
village, où chaque jour était semblable au revenir l'année suivante.
précédent. Le berger raconta la campagne d'Andalousie, les dernières nouveautés qu'il avait vues dans les villes par où il 14
Il ne manquait plus maintenant que Alors que paraissaient les premières quatre jours pour arriver dans cette même lueurs de l'aube, le berger commença à
bourgade. Il était tout excité, et en même faire avancer ses moutons dans la direction temps plein d'incertitude: peut-être la du soleil levant. « Ils n'ont jamais besoin de jeune fille l'aurait-elle oublié. Il ne man-prendre une décision, pensa-t-il. C'est quait pas de bergers qui passaient par là
peut-être pour cette raison qu'ils restent pour vendre de la laine.
toujours auprès de moi.» Le seul besoin
«Peu importe, dit-il, parlant à ses brebis.
qu'éprouvaient les moutons, c'était celui Moi aussi, je connais d'autres filles dans d'eau et de nourriture. Et tant que leur ber-d'autres villes. »
ger connaîtrait les meilleurs pâturages Mais, dans le fond de son cœur, il savait d'Andalousie, ils seraient toujours ses que c'était loin d'être sans importance. Et amis. Même si tous les jours étaient sem-que les bergers, comme les marins, ou les blables les uns aux autres, faits de longues commis voyageurs, connaissent toujours heures qui se traînaient entre le lever et le une ville où existe quelqu'un capable de coucher du soleil; même s'ils n'avaient leur faire oublier le plaisir de courir le jamais lu le moindre livre au cours de leur monde en toute liberté.
brève existence et ignoraient la langue des hommes qui racontaient ce qui se passait dans les villages. Ils se contentaient de nourriture et d'eau, et c'était en effet bien suffisant. En échange, ils offraient généreusement leur laine, leur compagnie et, de temps en temps, leur viande.
« Si, d'un moment à l'autre, je me trans-17
formais en monstre et me mettais à les Celui-ci avait donc sa raison d'être, tuer un à un, ils ne commenceraient à
comme le jeune homme lui-même. Au bout comprendre qu'une fois le troupeau déjà
de deux années passées à parcourir les presque tout entier exterminé, pensa-t-il.
plaines de l'Andalousie, il connaissait par Parce qu'ils ont confiance en moi, et qu'ils cœur toutes les villes de la région, et ont cessé de se fier à leurs propres insc'était là ce qui donnait un sens à sa vie : tincts. Tout cela parce que c'est moi qui les voyager.
mène au pâturage. »
Il avait l'intention, cette fois-ci, d'expli-Le jeune homme commença à se sur-quer à la jeune fille pourquoi un simple prendre de ses propres pensées, à les trou-berger peut savoir lire: jusqu'à l'âge de ver bizarres. L'église, avec ce sycomore seize ans, il avait fréquenté le séminaire.
qui poussait à l'intérieur, était peut-être Ses parents auraient voulu faire de lui un hantée. Etait-ce pour cette raison qu'il prêtre, motif de fierté pour une humble avait encore refait ce même rêve, et qu'il famille paysanne qui travaillait tout juste éprouvait maintenant une sorte de colère à
pour la nourriture et l'eau, comme ses l'encontre des brebis, ses amies toujours moutons. Il avait étudié le latin, l'espa-fidèles ? Il but un peu du vin qui lui restait gnol, la théologie. Mais, depuis sa petite du souper de la veille et serra son manteau enfance, il rêvait de connaître le monde, et contre son corps. Il savait que, dans quelc'était là quelque chose de bien plus ques heures, avec le soleil à pic, il allait important que de connaître Dieu ou les faire si chaud qu'il ne pourrait plus mener péchés des hommes. Un beau soir, en son troupeau à travers la campagne. A allant voir sa famille, il s'était armé de cette heure-là, en été, toute l'Espagne dor-courage et avait dit à son père qu'il ne vou-mait. La chaleur durait jusqu'à la nuit, et lait pas être curé. Il voulait voyager.
pendant tout ce temps il lui faudrait trans-porter son manteau avec lui. Malgré tout,
«Des hommes venus du monde entier quand il avait envie de se plaindre de cette sont déjà passés par ce village, mon fils. Ils charge, il se souvenait que, grâce à cette viennent ici chercher des choses nouvelles, charge, précisément, il n'avait pas ressenti mais ils restent toujours les mêmes le froid du petit matin.
hommes. Ils vont jusqu'à la colline pour
«Nous devons toujours être prêts à
visiter le château, et trouvent que le passé
affronter les surprises du temps », songeait-valait mieux que le présent. Ils ont les che-il alors; et il acceptait avec gratitude le veux clairs, ou le teint foncé, mais sont poids de son manteau.
semblables aux hommes de notre village.
18
19
— Mais moi, je ne connais pas les châteaux des pays d'où viennent ces hommes, répliqua le jeune homme.
— Ces hommes, quand ils voient nos champs et nos femmes, disent qu'ils aime-raient vivre ici pour toujours, poursuivit le père.
— Je veux connaître les femmes et les terres d'où ils viennent, dit alors le fils.
Car eux ne restent jamais parmi nous.
— Mais ces hommes ont de l'argent plein L'horizon se teinta de rouge, puis le leurs poches, dit encore le père. Chez nous, soleil apparut. Le jeune homme se souvint seuls les bergers peuvent voir du pays.
de la conversation avec son père et se sen-
— Alors, je serai berger. »
tit heureux; il avait déjà connu bien des Le père n'ajouta rien de plus. Le lende-châteaux et bien des femmes (mais aucune main, il donna à son fils une bourse qui ne pouvait égaler celle qui l'attendait à
contenait trois vieilles pièces d'or espa-deux jours de là). Il possédait un manteau, gnoles.
un livre qu'il pourrait échanger contre un
«Je les ai trouvées un jour dans un autre, un troupeau de moutons. Le plus champ. Dans mon idée, elles devaient aller important, toutefois, c'était que, chaque à l'Eglise, à l'occasion de ton ordination.
jour, il réalisait le grand rêve de sa vie : Achète-toi un troupeau et va courir le voyager. Quand il se serait fatigué des monde, jusqu'au jour où tu apprendras campagnes d'Andalousie, il pourrait vendre que notre château est le plus digne d'inté-ses moutons et devenir marin. Quand il en rêt et nos femmes les plus belles. »
aurait assez de la mer, il aurait connu Et il lui donna sa bénédiction. Le gardes quantités de villes, des quantités de çon, dans les yeux de son père, lut aussi femmes, des quantités d'occasions d'être l'envie de courir le monde. Une envie qui heureux.
vivait toujours, en dépit des dizaines d'an-
«Comment peut-on aller chercher Dieu nées au cours desquelles il avait essayé de au séminaire?» se demanda-t-il, tout en la faire passer en demeurant dans le même regardant naître le soleil. Chaque fois que lieu pour y dormir chaque nuit, y boire et c'était possible, il tâchait de trouver un y manger.
nouvel itinéraire. Il n'était jamais venu jusqu'à cette église, alors qu'il était pour-21
tant passé par là tant de fois. Le monde était grand, inépuisable ; et s'il laissait ses moutons le guider, ne serait-ce qu'un peu de temps, il finirait par découvrir encore bien des choses pleines d'intérêt. « Le problème, c'est qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils parcourent de nouveaux chemins tous les jours. Ils ne s'aperçoivent pas que les pâturages ont changé, que les saisons sont différentes. Car ils n'ont d'autre préoccupation que la nourriture et l'eau. »
La vieille conduisit le jeune homme au
«Peut-être en est-il ainsi pour tout le fond de la maison, dans une pièce séparée monde, pensa le berger. Même pour moi, de la salle par un rideau en plastique mul-qui n'ai plus d'autres femmes en tête ticolore. Il y avait là une table, une image depuis que j'ai rencontré la fille de ce com-du Sacré-Cœur de Jésus, et deux chaises.
merçant. »
La vieille s'assit et le pria d'en faire Il regarda le ciel. D'après ses calculs, il autant. Puis elle prit entre les siennes les serait à Tarifa avant l'heure du déjeuner.
deux mains du garçon et se mit à prier Là, il pourrait échanger son livre contre tout bas.
un plus gros volume, remplir sa bouteille Cela ressemblait à une prière gitane. Il de vin, se faire raser et couper les che-avait déjà croisé bien des gitans sur son veux ; il devait être fin prêt pour retrouver chemin. Ces gens-là voyageaient, eux aussi, la jeune fille, et il ne voulait même pas mais ils ne s'occupaient pas de moutons.
envisager l'éventualité qu'un autre berger Le bruit courait qu'un gitan, c'était quel-fût arrivé avant lui, avec davantage de qu'un qui passait son temps à tromper le moutons, pour demander sa main.
monde. On disait aussi qu'ils avaient un
«C'est justement la possibilité de réali-pacte avec le démon, qu'ils enlevaient des ser un rêve qui rend la vie intéressante», enfants pour faire d'eux leurs esclaves songea-t-il en levant à nouveau son regard dans leurs mystérieux campements. Quand vers le ciel, tout en pressant le pas. Il il était tout petit, le jeune berger avait tou-venait de se rappeler qu'il y avait à Tarifa jours été terrifié à l'idée d'être enlevé par une vieille femme qui savait interpréter les les gitans, et cette peur d'autrefois lui rêves. Et, cette nuit-là, il avait eu le même revint tandis que la vieille lui tenait les rêve qu'il avait déjà fait une fois.
mains.
23
« Mais il y a ici une image du Sacré-
«J'ai fait deux fois de suite le même Cœur de Jésus », pensa-t-il, en essayant de rêve, dit-il. Je me trouvais avec mes brebis se rassurer. Il ne voulait pas que sa main sur un pâturage, et voilà qu'apparaissait se mît à trembler et que la vieille s'aperçût un enfant qui se mettait à jouer avec les de sa frayeur. En silence, il récita un Notre bêtes. Je n'aime pas beaucoup qu'on Père.
vienne s'amuser avec mes brebis, elles ont
« Intéressant... » dit la vieille, sans quit-un peu peur des gens qu'elles ne connais-ter des yeux la main du garçon. Et, à nou-sent pas. Mais les enfants, eux, arrivent veau, elle se tut.
toujours à s'amuser avec elles sans qu'elles Celui-ci se sentait de plus en plus ner-prennent peur. J'ignore pourquoi. Je ne veux. Ses mains se mirent à trembler mal-sais pas comment les animaux peuvent gré lui, et la vieille le remarqua. Il les savoir l'âge des êtres humains.
retira très vite.
— Retourne à ton rêve, dit la vieille. J'ai
«Je ne suis pas venu ici pour les lignes une marmite au feu. Et d'ailleurs, tu n'as de la main», dit-il, regrettant maintenant pas beaucoup d'argent, tu ne vas pas me d'être entré dans cette maison. Un instant, prendre tout mon temps.
il pensa qu'il ferait mieux de payer la
— L'enfant continuait à jouer avec les consultation et de s'en aller sans rien savoir. Il accordait sans doute bien trop brebis pendant un moment, poursuivit le d'importance à un rêve qui s'était répété.
berger, un peu embarrassé. Et, tout d'un
« Tu es venu m'interroger sur les songes, coup, il me prenait par la main et me condit alors la vieille. Et les songes sont le lan-duisait jusqu'aux Pyramides d'Egypte. »
gage de Dieu. Quand Dieu parle le langage Il marqua un temps d'arrêt, pour voir si du monde, je peux en faire l'interpréta-la vieille savait ce qu'étaient les Pyramides tion. Mais s'il parle le langage de ton âme, d'Egypte. Mais celle-ci resta muette.
alors il n'y a que toi qui puisses com-
«Alors, devant les Pyramides d'Egypte prendre. De toute façon, il va falloir me (il prononça ces mots très distinctement, payer la consultation. »
pour que la vieille pût bien comprendre),
«Encore une astuce», pensa le jeune le gosse me disait: "Si tu viens jusqu'ici, tu homme. Malgré tout, il décida de prendre trouveras un trésor caché." Et, au moment le risque. Un berger est toujours exposé au où il allait me montrer l'endroit exact, je danger des loups ou de la sécheresse, et me suis réveillé. Les deux fois. »
c'est bien ce qui rend plus excitant le La vieille demeura sans rien dire pen-métier de berger.
dant quelques instants. Ensuite, elle reprit 24
25
les mains du jeune homme, qu'elle étudia trouver cette bonne femme pour si peu.
attentivement.
Mais, en fin de compte, il se rappela qu'il
«Je ne vais rien te faire payer mainten'avait rien à payer.
nant, dit-elle enfin. Mais je veux la dixième
« Si c'était pour ça, je n'avais pas besoin partie du trésor, si jamais tu le trouves. »
de perdre mon temps, dit-il.
Le jeune homme se mit à rire. Un rire de
— Tu vois! Je t'avais bien dit que ton contentement.
rêve était difficile à interpréter. Les choses Ainsi, il allait conserver le peu d'argent simples sont les plus extraordinaires, et qu'il possédait, grâce à un songe où il était seuls les savants parviennent à les voir.
question de trésors cachés! Cette vieille Comme je n'en suis pas un, il faut bien que bonne femme devait vraiment être une je connaisse d'autres arts: lire dans les gitane. Les gitans sont bêtes.
mains, par exemple.
«Eh bien, comment interprétez-vous ce
— Et comment vais-je faire pour aller rêve ? demanda le jeune homme.
jusqu'en Egypte ?
— Avant, il faut jurer. Jure-moi que tu
— Je ne fais qu'interpréter les songes. Il me donneras la dixième partie de ton tré-n'est pas dans mon pouvoir de les trans-sor en échange de ce que je te dirai. »
former en réalité. C'est pour cette raison Il jura. La vieille lui demanda de répéter que je dois vivre de ce que me donnent le serment avec les yeux fixés sur l'image mes filles.
du Sacré-Cœur de Jésus.
— Et si je n'arrive pas jusqu'en Egypte ?
«C'est un songe de Langage du Monde,
— Eh bien ! je ne serai pas payée. Ce ne dit-elle alors. Je peux l'interpréter, mais sera pas la première fois. »
c'est une interprétation très difficile. Il me Et la vieille n'ajouta rien. Elle demanda semble donc que je mérite bien ma part au jeune homme de s'en aller, car il lui sur ce que tu trouveras.
avait déjà fait perdre beaucoup de temps.
«Et l'interprétation est celle-ci: tu dois aller jusqu'aux Pyramides d'Egypte. Je n'en avais jamais entendu parler, mais si c'est un enfant qui te les a montrées, c'est qu'elles existent en effet. Là-bas, tu trouveras un trésor qui fera de toi un homme riche. »
Le jeune homme fut d'abord surpris, puis irrité. Il n'avait pas besoin de venir 26
raient nous voir, les voilà mécontentes. Car tout le monde croit savoir exactement comment nous devrions vivre.
Mais personne ne sait jamais comment il doit lui-même vivre sa propre vie. Un peu comme la bonne femme des rêves, qui ne savait pas les transformer en réalité.
Il décida d'attendre que le soleil baisse un peu, avant de repartir dans la campagne avec ses brebis. Dans trois jours, il Le berger s'en alla, déçu, et bien décidé à
allait revoir la fille du commerçant.
ne plus jamais croire aux songes. Il se rap-Il commença à lire le livre que lui avait pela qu'il avait diverses choses à faire: il procuré le curé de Tarifa. C'était un alla donc chercher de quoi manger, échan-volume épais et, dès la première page, il y gea son livre contre un autre, plus gros, et était question d'un enterrement. En outre, s'en fut s'asseoir sur un banc de la place les noms des personnages étaient extrême-pour goûter à loisir le vin nouveau qu'il ment compliqués. Si jamais il lui arrivait avait acheté. C'était une journée chaude, et un jour d'écrire un livre, pensa-t-il, il le vin, par un de ces mystères insondables introduirait les personnages un à un, pour comme il y en a, parvenait à le rafraîchir éviter aux lecteurs d'avoir à apprendre un peu. Ses moutons se trouvaient à l'en-leurs noms par cœur tous à la fois.
trée de la ville, dans l'étable d'un nouvel Alors qu'il arrivait à se concentrer ami qu'il s'était fait. Il connaissait beau-un peu sur sa lecture (et c'était bien agréa-coup de monde dans ces parages — et ble, car il y avait un enterrement dans la c'était bien pourquoi il aimait tant voyager.
neige, ce qui lui donnait une sensation de On arrive toujours à se faire de nouveaux fraîcheur, sous ce soleil brûlant), un vieil amis, sans avoir besoin de rester avec eux homme vint s'asseoir à côté de lui et enga-jour après jour. Lorsqu'on voit toujours les gea la conversation.
mêmes personnes, comme c'était le cas au
«Que font ces gens? demanda le vieilséminaire, on en vient à considérer qu'elles lard, en désignant les passants sur la font partie de notre vie. Et alors, puis-place.
qu'elles font partie de notre vie, elles finis-
— Ils travaillent», répondit le berger, sent par vouloir transformer notre vie. Et si sèchement; et il fit semblant d'être ab-nous ne sommes pas tels qu'elles souhaite-sorbé par ce qu'il lisait. En réalité, il son-28
29
geait qu'il allait tondre ses brebis devant la
«Hum! fit le vieillard, en examinant le fille du commerçant, et qu'elle serait à
volume sur toutes ses faces, comme si même de constater qu'il pouvait faire des c'eût été un objet bizarre. C'est un livre choses bien intéressantes. Il avait déjà
important, mais fort ennuyeux. »
imaginé cette scène des dizaines de fois.
Le berger fut bien surpris. Ainsi, le bon-Et, toujours, il voyait la jeune fille s'émer-homme savait lire, lui aussi, et avait déjà lu veiller quand il commençait à lui expli-ce livre-là. Et si c'était un ouvrage en-quer que les moutons doivent être tondus nuyeux, comme il l'affirmait, il était encore de l'arrière vers l'avant. Il tâchait aussi de temps de le changer pour un autre.
se rappeler quelques bonnes histoires à
«C'est un livre qui parle de la même lui raconter tout en tondant les bêtes.
chose que presque tous les livres, poursui-C'étaient, pour la plupart, des histoires vit le vieillard. De l'incapacité des gens à
qu'il avait lues dans des livres, mais il les choisir leur propre destin. Et, pour finir, il raconterait comme s'il les avait vécues lui-laisse croire à la plus grande imposture du même. Elle ne saurait jamais la différence, monde.
puisqu'elle ne savait pas lire dans les
— Et quelle est donc la plus grande livres.
imposture du monde? demanda le jeune Le vieillard insista, cependant. Il ra-homme, surpris.
conta qu'il était fatigué, qu'il avait soif,
— La voici: à un moment donné de et demanda à boire une gorgée de vin. Le notre existence, nous perdons la maîtrise, garçon offrit sa bouteille ; peut-être l'autre de notre vie, qui se trouve dès lors gouver-allait-il le laisser tranquille.
née par le destin. C'est là qu'est la plus Mais le vieil homme voulait absolument grande imposture du monde.
bavarder. Il demanda au berger ce qu'était
— Pour moi, cela ne s'est pas passé de le livre qu'il était en train de lire. Celui-ci cette façon, dit le jeune homme. On voulait pensa se montrer grossier et changer de faire de moi un prêtre, et j'ai décidé d'être banc, mais son père lui avait appris à res-berger.
pecter les personnes âgées. Alors il tendit
— C'est mieux ainsi, dit le vieillard.
le bouquin au vieux bonhomme, pour deux Parce que tu aimes voyager. »
raisons : la première était qu'il se trouvait
«Il a deviné mes pensées», se dit San-bien incapable d'en prononcer le titre; et tiago.
la seconde, c'était que, si le vieux ne savait Pendant ce temps, le vieux feuilletait le pas lire, c'était lui qui allait changer de gros livre, sans la moindre intention de le banc, pour ne pas se sentir humilié.
rendre. Le berger remarqua qu'il était 30
31
habillé d'étrange façon : il avait l'air d'un
«Et qu'est-ce que vous faites, à Salem?
Arabe, ce qui n'était pas si extraordinaire
— Ce que je fais à Salem ? » Pour la pre-dans la région. L'Afrique se trouvait à
mière fois, le vieillard éclata d'un grand quelques heures seulement de Tarifa ; il n'y rire. «Mais je suis le Roi de Salem, quelle avait qu'à traverser le petit détroit en question ! »
bateau. Très souvent, des Arabes venus Les gens disent de bien drôles de choses.
faire des emplettes apparaissaient en ville, Quelquefois, il vaut mieux vivre avec les et on les voyait prier de bien curieuse brebis, qui sont muettes, et se contentent façon plusieurs fois par jour.
de chercher de la nourriture et de l'eau.
«D'où est-ce que vous êtes? demanda-Ou alors, avec les livres, qui racontent des t-il.
histoires incroyables quand on a envie
— De bien des endroits.
d'en entendre. Mais quand on parle avec
— Personne ne peut être de plusieurs les gens, ceux-ci vous disent certaines endroits, dit le garçon. Moi, je suis berger, choses qui font qu'on reste sans savoir et je peux me trouver en différents en-comment poursuivre la conversation.
droits, mais je suis originaire d'un seul:
«Je m'appelle Melchisédec, dit le vieil une ville proche d'un très vieux château.
homme. Combien as-tu de moutons ?
C'est là que je suis né.
— Ce qu'il faut», répondit le berger. Le
— Alors, disons que je suis né à Salem. »
vieux voulait en savoir un peu trop sur sa Le berger ne savait pas où se trouvait vie.
Salem, mais ne voulut pas poser de ques-
«Alors, nous avons un problème. Je ne tion, pour ne pas se sentir humilié du peux pas t'aider tant que tu penses avoir fait de sa propre ignorance. Il continua à
ce qu'il te faut de moutons. »
regarder la place pendant un moment. Les Le garçon commença à éprouver un cer-gens allaient et venaient, et paraissaient tain agacement. Il ne demandait aucune fort affairés.
aide. C'était le vieux qui lui avait demandé
«Comment est-ce, à Salem? demanda-du vin, qui avait voulu bavarder, qui s'était t-il enfin, cherchant un indice quelcon-intéressé à son livre.
que.
« Rendez-moi ce livre, dit-il. Il faut que
— Comme toujours, depuis toujours.»
j'aille chercher mes moutons et que je Ce n'était pas vraiment un indice. Du continue ma route.
moins savait-il que Salem n'était pas en
— Donne-m'en un sur dix, dit le vieil-Andalousie. Sinon, il aurait connu cette lard. Et je t'apprendrai comment faire ville.
pour parvenir jusqu'au trésor caché. »
32
33
«Pourquoi un roi bavarde-t-il avec un Le jeune homme se ressouvint alors de berger? demanda le jeune homme, gêné, son rêve, et soudain tout devint clair. La et plongé dans le plus grand étonnement.
vieille ne lui avait rien fait payer, mais ce
— Il y a plusieurs raisons à cela. Mais vieux (qui était peut-être son mari) allait disons que la plus importante est que tu as réussir à lui soutirer bien davantage, en été capable d'accomplir ta Légende Per-
échange d'un renseignement qui ne cor-sonnelle. »
respondait à aucune réalité. Ce devait être Le jeune homme ne savait pas ce que un gitan lui aussi.
voulait dire «Légende Personnelle».
Cependant, avant même qu'il n'eût dit le
«C'est ce que tu as toujours souhaité
moindre mot, le vieil homme se baissa, faire. Chacun de nous, en sa prime jeu-ramassa une brindille et se mit à écrire sur nesse, sait quelle est sa Légende Person-le sable de la place. Au moment où il se nelle.
baissa, quelque chose brilla sur sa poitrine,
«A cette époque de la vie, tout est clair, avec une telle intensité que le garçon en fut presque aveuglé. Mais, d'un geste éton-tout est possible, et l'on n'a pas peur de namment rapide pour un homme de son rêver et de souhaiter tout ce qu'on aime-
âge, il s'empressa de refermer son manteau rait faire de sa vie. Cependant, à mesure sur son torse. Les yeux du garçon cessèrent que le temps s'écoule, une force mys-d'être éblouis et il put voir distinctement ce térieuse commence à essayer de prouver que le vieil homme était en train d'écrire.
qu'il est impossible de réaliser sa Légende Sur le sable de la place principale de la Personnelle. »
petite ville, il lut le nom de son père et Ce que disait le vieil homme n'avait pas celui de sa mère. Il lut l'histoire de sa vie grand sens pour le jeune berger. Mais il jusqu'à cet instant, les jeux de son enfance, voulait savoir ce qu'étaient ces «forces les nuits froides du séminaire. Il lut des mystérieuses»: la fille du commerçant choses qu'il n'avait jamais racontées à per-allait en rester bouche bée.
sonne, comme cette fois où il avait dérobé
«Ce sont des forces qui semblent mau-l'arme de son père pour aller chasser des vaises, mais qui en réalité t'apprennent chevreuils, ou sa première expérience comment réaliser ta Légende Personnelle.
sexuelle solitaire.
Ce sont elles qui préparent ton esprit et ta volonté, car il y a une grande vérité en ce
«Je suis le Roi de Salem», avait dit le monde: qui que tu sois et quoi que tu vieillard.
fasses, lorsque tu veux vraiment quelque 34
35
chose, c'est que ce désir est né dans l'Ame
— Il y a bien pensé, dit le vieillard. Mais de l'Univers. C'est ta mission sur la Terre.
les marchands de pop-corn sont de plus
— Même si l'on a seulement envie de grands personnages que les bergers. Les voyager? Ou bien d'épouser la fille d'un marchands de pop-corn ont un toit à eux, négociant en tissus ?
tandis que les bergers dorment à la belle
— Ou de chercher un trésor. L'Ame du étoile. Les gens préfèrent marier leurs filles Monde se nourrit du bonheur des gens. Ou à des marchands de pop-corn plutôt qu'à
de leur malheur, de l'envie, de la jalousie.
des bergers. »
Accomplir sa Légende Personnelle est la Le jeune homme sentit un pincement au seule et unique obligation des hommes.
cœur, en pensant à la fille du commerçant.
Tout n'est qu'une seule chose.
Dans la ville où elle vivait, il y avait sûre-
«Et quand tu veux quelque chose, tout ment un marchand de pop-corn.
l'Univers conspire à te permettre de réali-
« Pour finir, ce que les gens pensent des ser ton désir. »
marchands de pop-corn et des bergers devient plus important pour eux que la Ils gardèrent le silence pendant un Légende Personnelle. »
moment, à observer la place et les pas-Le vieillard feuilleta le livre, et s'amusa à
sants. Le vieux fut le premier à reprendre en lire une page. Le berger attendit un la parole :
peu, et l'interrompit de la même façon
« Pourquoi gardes-tu des moutons ?
qu'il avait été interrompu par lui.
— Parce que j'aime voyager. »
« Pourquoi me dites-vous ces choses ?
Il montra un marchand de pop-corn,
— Parce que tu essaies de vivre ta avec sa carriole rouge, dans un coin de la Légende Personnelle. Et que tu es sur le place.
point d'y renoncer.
«Cet homme aussi a toujours voulu
— Et vous apparaissez toujours dans voyager, quand il était enfant. Mais il a ces moments-là ?
préféré acheter une petite carriole pour
— Pas toujours sous cette forme, mais vendre du pop-corn, amasser de l'argent je n'y ai jamais manqué. Parfois, j'appa-durant des années. Quand il sera vieux, il rais sous la forme d'une bonne idée, d'une ira passer un mois en Afrique. Il n'a jamais façon de se sortir d'affaire. D'autres fois, à
compris qu'on a toujours la possibilité de un instant crucial, je fais en sorte que les faire ce que l'on rêve.
choses deviennent plus faciles. Et ainsi de
— Il aurait dû choisir d'être berger, suite ; mais la plupart des gens ne remar-pensa le jeune homme, à haute voix.
quent rien. »
36
37
Il raconta que la semaine précédente, il savoir davantage sur ton trésor, tu devras avait été obligé d'apparaître à un pros-mé céder un dixième de ton troupeau.
pecteur sous la forme d'une pierre.
— Un dixième du trésor ne ferait pas L'homme avait tout abandonné pour partir l'affaire ? »
à la recherche d'émeraudes. Cinq années Le vieil homme se montra déçu.
durant, il avait travaillé le long d'une
«Si tu t'en vas en promettant ce que tu rivière, et avait cassé neuf cent quatre-ne possèdes pas encore, tu perdras l'envie vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-de l'obtenir. »
dix-neuf pierres pour tenter de trouver une Le berger lui dit alors qu'il avait promis émeraude. A ce moment-là, il pensa renon-un dixième du trésor à la gitane.
cer, et il ne manquait alors qu'une pierre,
«Les gitans sont malins, soupira le une seule pierre, pour qu'il découvrît son vieux. De toute façon, il est bon pour toi émeraude. Comme c'était un homme qui d'apprendre que, dans la vie, tout a un avait misé sur sa Légende Personnelle, le prix. C'est là ce que les Guerriers de la vieillard décida d'intervenir. Il se méta-Lumière tentent d'enseigner. »
morphosa en une pierre qui roula aux Il rendit son livre au jeune homme.
pieds du prospecteur. Sous le coup de la
« Demain, à cette même heure, tu m'amè-colère, celui-ci, se sentant frustré par les neras un dixième de ton troupeau. Je t'indi-cinq années perdues, lança cette pierre au querai comment réussir à trouver le trésor loin. Mais il la jeta avec une telle violence caché. Allez, bonsoir. »
qu'elle alla frapper une autre pierre, qui se Et il disparut par l'un des angles de la brisa, révélant la plus belle émeraude du place.
monde.
« Les gens apprennent très tôt leur raison de vivre, dit le vieillard avec, dans les yeux, une certaine amertume. C'est peut-être pour cette raison même qu'ils renoncent aussi très tôt. Mais, ainsi va le monde. »
Le jeune homme se souvint alors que la conversation avait eu pour point de départ le trésor caché.
«Les trésors sont déterrés par le torrent qui coule, et enterrés par cette même montée des eaux, dit le vieillard. Si tu veux en 38
brebis, il pourrait passer de l'autre côté du détroit. Cette idée l'effrayait.
«Encore un rêveur, dit le guichetier à
son collègue, tandis que le jeune homme s'éloignait. Il n'a pas de quoi payer son voyage.»
Alors qu'il était devant le guichet, il avait pensé à ses brebis, et il eut peur d'aller les retrouver. Au cours de ces deux années, il avait tout appris de l'élevage des moutons.
Le jeune homme essaya de reprendre sa Il savait tondre, prendre soin des brebis lecture, mais n'arriva plus à se concentrer.
pleines, protéger son troupeau contre les Il était excité, tendu, car il savait que le loups. Il connaissait tous les champs et vieillard disait vrai. Il alla trouver le mar-pâturages d'Andalousie. Connaissait le chand ambulant et lui acheta un sac de juste prix d'achat et de vente de chacune pop-corn, tout en se demandant s'il devait de ses bêtes.
ou non lui raconter ce qu'avait dit le vieil Il décida de retourner jusqu'à l'étable de homme. « Il vaut parfois mieux laisser les son ami par le chemin le plus long. La ville choses comme elles sont», pensa-t-il; et il avait aussi un château, et il voulut gravir ne dit rien. S'il avait parlé, le marchand la rampe empierrée et aller s'asseoir sur la aurait passé trois jours à réfléchir pour muraille. De là-haut, il pouvait apercevoir savoir s'il allait tout laisser là, mais il était l'Afrique. Quelqu'un lui avait expliqué, une déjà bien habitué à sa petite carriole.
fois, que c'était par là qu'étaient arrivés les Il pouvait lui épargner cette incertitude Maures, qui avaient si longtemps occupé
douloureuse. Il commença à errer par la presque toute l'Espagne. Il détestait les ville, et descendit jusqu'au port. Il y avait Maures. C'étaient eux qui avaient amené
là un petit bâtiment avec une sorte de les gitans.
fenêtre à laquelle les gens venaient acheter D'en haut, il pouvait également voir la des billets. L'Egypte, cela se trouvait en majeure partie de la ville, y compris la Afrique.
place où il avait bavardé avec le vieux bon-
«Vous désirez? demanda l'employé du homme.
guichet.
«Maudite soit l'heure où j'ai rencontré
— Demain, peut-être», répondit-il en ce vieux», pensa-t-il. Il était simplement s'éloignant. En vendant une seule de ses allé trouver une femme capable d'interpré-40
41
ter les songes. Ni cette femme ni ce aux autres, c'est que les gens ont cessé de vieillard n'accordaient la moindre impors'apercevoir des bonnes choses qui se prétance au fait qu'il était un berger. C'étaient sentent dans leur vie tant que le soleil tra-des solitaires qui ne croyaient plus en rien verse le ciel.
dans la vie et ne comprenaient pas que les
«J'ai quitté mon père, ma mère, le châ-bergers finissent par s'attacher à leurs teau de la ville où je suis né. Ils s'y sont bêtes. Il connaissait à fond chacune d'elles : faits, et je m'y suis fait. Les brebis aussi se il savait s'il y en avait une qui boitait, feront bien à mon absence », se dit-il.
laquelle devait mettre bas deux mois plus De là-haut, il observa la place. Le mar-tard, quelles étaient les plus paresseuses. Il chand ambulant continuait à vendre son savait aussi les tondre, et les abattre. Si pop-corn. Un jeune couple vint s'asseoir jamais il décidait de partir, elles allaient sur le banc où il était resté à bavarder avec souffrir.
le vieil homme, et ils échangèrent un long Le vent se mit à souffler. Ce vent, il baiser.
le connaissait : on l'appelait le levant, car
«Le marchand de pop-corn», murmura-c'était avec ce vent-là qu'étaient venues les t-il pour lui-même, sans terminer sa phrase.
hordes des infidèles. Avant de connaître Car le levant s'était mis à souffler plus fort, Tarifa, il n'avait jamais imaginé que l'Afri-et il le sentit sur son visage. Il amenait les que fût si proche. Ce qui constituait un Maures, sans doute, mais il apportait aussi grave danger : les Maures pouvaient à nou-l'odeur du désert et des femmes voilées.
veau envahir le pays.
Il apportait la sueur et les songes des Le levant se mit à souffler plus fort. « Me hommes qui étaient un jour partis en quête voici entre mes brebis et le trésor», pen-de l'Inconnu, en quête d'or, d'aventures...
sait-il. Il devait se décider, choisir entre et de pyramides. Le jeune homme se prit à
quelque chose à quoi il s'était habitué et envier la liberté du vent, et comprit qu'il quelque chose qu'il aimerait bien avoir. Et pourrait être comme lui. Rien ne l'en il y avait aussi la fille du commerçant, empêchait, sinon lui-même.
mais elle n'avait pas la même importance Les brebis, la fille du commerçant, les que les brebis, car elle ne dépendait pas de champs d'Andalousie, ce n'étaient que les lui. La certitude lui vint que, si elle ne le étapes de sa Légende Personnelle.
revoyait pas, le surlendemain, la jeune fille n'y prendrait même pas garde : pour elle, tous les jours étaient semblables, et quand tous les jours sont ainsi semblables les uns 42
la même chose, mais elle ne s'était pas fait payer.
« Pour arriver jusqu'au trésor, il faudra que tu sois attentif aux signes. Dieu a écrit dans le monde le chemin que chacun de nous doit suivre. Il n'y a qu'à lire ce qu'il a écrit pour toi. »
Avant que le jeune homme ait pu dire quelque chose, une phalène prit son vol, entre le vieillard et lui. Il se souvint de son Le lendemain, le jeune berger retrouva le grand-père ; celui-ci lui avait dit, quand il vieil homme à midi. Il amenait avec lui six était enfant, que les phalènes étaient signe moutons. «Je suis surpris, dit-il. Mon ami de chance. De même que les grillons, les m'a acheté immédiatement le troupeau. Il sauterelles vertes, les petits lézards gris et avait toute sa vie rêvé d'être berger, m'a-les trèfles à quatre feuilles.
t-il dit; et donc, c'était bon signe.
«C'est cela, dit le vieillard, qui pouvait
— Il en va toujours ainsi, dit le vieillard.
lire dans ses pensées. Tout à fait comme Nous appelons cela le Principe Favorable.
ton grand-père t'a appris. Ce sont là les Si tu joues aux cartes pour la première signes. »
fois, tu vas gagner, à coup sûr. La Chance Puis il ouvrit le manteau qui l'envelop-du Débutant.
pait. Le jeune garçon fut impressionné par
— Et pourquoi cela ?
ce qu'il vit alors, et se souvint de l'éclat qui
— Parce que la vie veut que tu vives ta l'avait ébloui la veille. Le vieil homme por-Légende Personnelle. »
tait un pectoral en or massif, tout incrusté
Puis il se mit à examiner les six mou-de pierreries.
tons, et s'aperçut que l'un d'eux boitait. Le C'était vraiment un roi. Il devait se garçon lui expliqua que c'était sans im-déguiser de cette manière pour échapper portance, car c'était la bête la plus intel-aux brigands.
ligente, et qu'elle donnait beaucoup de
«Tiens, dit-il en retirant une pierre laine.
blanche et une pierre noire qui étaient
« Où se trouve le trésor ? demanda-t-il.
fixées au centre du pectoral. Elles se nom-
— Le trésor est en Egypte, près des ment Ourim et Toumim. La noire veut dire Pyramides. »
"oui", la blanche signifie "non". Quand tu Il eut un sursaut. La vieille lui avait dit ne parviendras pas à repérer les signes, 44
45
elles te serviront. Mais pose toujours une jeune homme dut patienter deux heures question objective.
durant avant que ne vînt enfin son tour.
«D'une façon générale, cherche à pren-
« Le Sage écouta attentivement le jeune dre tes décisions par toi-même. Le trésor homme lui expliquer le motif de sa visite, se trouve près des Pyramides, et cela, tu le mais lui dit qu'il n'avait alors pas le temps savais déjà ; mais tu as dû payer le prix de de lui révéler le Secret du Bonheur. Et il six moutons parce que c'est moi qui t'ai lui suggéra de faire un tour de promenade aidé à prendre une décision. »
dans le palais et de revenir le voir à deux Le jeune homme enfouit les deux pierres heures de là.
dans sa besace. Dorénavant, il prendrait
«"Cependant, je veux vous demander ses décisions lui-même.
une faveur", ajouta le Sage, en remettant
«N'oublie pas que tout n'est qu'une au jeune homme une petite cuiller, dans seule chose. N'oublie pas le langage des laquelle il versa deux gouttes d'huile: signes. Et surtout, n'oublie pas d'aller jus-
"Tout au long de votre promenade, tenez qu'au bout de ta Légende Personnelle.
cette cuiller à la main, en faisant en sorte
«Auparavant, toutefois, j'aimerais te de ne pas renverser l'huile."
conter une petite histoire.
«Le jeune homme commença à monter
«Certain négociant envoya son fils et descendre les escaliers du palais, en apprendre le Secret du Bonheur auprès gardant toujours les yeux fixés sur la du plus sage de tous les hommes. Le jeune cuiller. Au bout de deux heures, il revint garçon marcha quarante jours dans le en présence du Sage.
désert avant d'arriver finalement devant
« "Alors, demanda celui-ci, avez-vous vu un beau château, au sommet d'une mon-les tapisseries de Perse qui se trouvent tagne. C'était là que vivait le Sage dont il dans ma salle à manger? Avez-vous vu le était en quête.
parc que le Maître des Jardiniers a mis dix
«Au lieu de rencontrer un saint homme, ans à créer ? Avez-vous remarqué les beaux pourtant, notre héros entra dans une salle parchemins de ma bibliothèque?"
où se déployait une activité intense:
«Le jeune homme, confus, dut avouer des marchands entraient et sortaient, des qu'il n'avait rien vu du tout. Son seul souci gens bavardaient dans un coin, un petit avait été de ne point renverser les gouttes orchestre jouait de suaves mélodies, et il y d'huile que le Sage lui avait confiées.
avait une table chargée des mets les plus
« "Eh bien, retourne faire connaissance délicieux de cette région du monde. Le des merveilles de mon univers, lui dit Sage parlait avec les uns et les autres, et le le Sage. On ne peut se fier à un homme 46
47
si l'on ne connaît pas la maison qu'il habite."
«Plus rassuré maintenant, le jeune homme prit la cuiller et retourna se promener dans le palais, en prêtant attention, cette fois, à toutes les œuvres d'art qui étaient accrochées aux murs et aux pla-fonds. Il vit les jardins, les montagnes alentour, la délicatesse des fleurs, le raffi-nement avec lequel chacune des œuvres d'art était disposée à la place qui conve-Surplombant la petite ville de Tarifa, nait. De retour auprès du Sage, il relata de existe une vieille forteresse jadis construite façon détaillée tout ce qu'il avait vu.
par les Maures; et qui s'assied sur ses
« "Mais où sont les deux gouttes d'huile murailles peut voir de là une place, un que je t'avais confiées ?" demanda le Sage.
marchand de pop-corn et un morceau de
«Le jeune homme, regardant alors la l'Afrique.
cuiller, constata qu'il les avait renversées.
Melchisédec, le Roi de Salem, s'assit ce
« "Eh bien, dit alors le Sage des Sages, soir-là sur les remparts du fort, et sentit c'est là le seul conseil que j'aie à te don-sur son visage le vent que l'on nomme ner : le secret du bonheur est de regarder levant. Les brebis, près de lui, ne cessaient toutes les merveilles du monde, mais sans de s'agiter, inquiètes, troublées par le chan-jamais oublier les deux gouttes d'huile gement de maître et tous ces bouleverse-dans la cuiller."»
ments. Tout ce qu'elles désiraient, c'était seulement de quoi manger et boire.
Le berger demeura sans rien dire. Il Melchisédec observa le petit bateau qui avait compris l'histoire du vieux roi. Un s'éloignait du port. Jamais il ne reverrait le berger peut aimer les voyages, mais jamais jeune berger, de même qu'il n'avait jamais il n'oublie ses brebis.
revu Abraham, après lui avoir fait payer sa Le vieillard regarda le jeune homme et, dîme. Et cependant, c'était son œuvre.
de ses deux mains ouvertes, fit sur sa tête Les dieux ne doivent pas avoir de sou-quelques gestes étranges.
haits, car les dieux n'ont pas de Légende Puis il rassembla ses moutons et s'en fut.
Personnelle. Toutefois, le Roi de Salem, dans son for intérieur, fit des vœux pour le succès du jeune homme.
49
« Dommage ! Il aura bientôt oublié mon nom, songea-t-il. J'aurais dû le lui répéter plusieurs fois. Quand il aurait parlé de moi, il aurait pu dire que je suis Melchisédec, le Roi de Salem. »
Puis il leva les yeux au ciel, un peu confus de ce qu'il venait de penser: «Je sais: ce n'est là que vanité des vanités, comme Toi-même l'as dit, Seigneur. Mais un vieux roi peut parfois avoir besoin de se sentir fier de lui. »
«Quel étrange pays que l'Afrique!»
pensa le jeune homme.
Il était assis dans une sorte de café, identique à d'autres cafés qu'il avait pu voir en parcourant les ruelles étroites de la ville.
Des hommes fumaient une pipe géante, qu'ils se passaient de bouche en bouche.
En l'espace de quelques heures, il avait vu des hommes qui se promenaient en se tenant par la main, des femmes au visage voilé, des prêtres qui montaient au sommet de hautes tours et se mettaient à chanter, tandis que tout le monde à l'entour s'agenouillait et se frappait la tête contre le sol.
« Pratiques d'infidèles », se dit-il. Lorsqu'il était enfant, il avait l'habitude de voir à l'église, dans son village, une statue de saint Jacques le Majeur sur son cheval blanc, l'épée dégainée, foulant aux pieds des personnages qui ressemblaient à ces gens. Il se sentait mal à l'aise et terriblement seul. Les infidèles avaient un regard sinistre.
51
De plus, dans la hâte du grand départ, il mètres de là. Les moutons lui avaient avait oublié un détail, un seul petit détail, enseigné ces choses.
qui pouvait bien le tenir éloigné de son tré-
« Si Dieu guide si bien les brebis, Il gui-sor pendant un long temps : dans ce pays, dera aussi bien un homme», se dit-il; et tout le monde parlait arabe.
il se sentit rassuré. Le thé lui parut déjà
Le patron du café s'approcha, et lui dési-moins amer.
gna du doigt une boisson qu'il avait vu ser-
«Qui es-tu?» entendit-il demander, en vir à une autre table. C'était du thé, un thé
langue espagnole.
amer. Il aurait préféré boire du vin.
Il ressentit un immense réconfort. Il Mais ce n'était sûrement pas le moment songeait à des signes, et quelqu'un avait de se soucier de ce genre de choses. Il paru.
devait plutôt ne penser qu'à son trésor, et
«Comment se fait-il que tu parles espa-
à la façon de s'en emparer. La vente de ses gnol ? » demanda-t-il.
moutons lui avait mis en poche une Le nouveau venu était un garçon vêtu à
somme relativement importante, et il savait l'occidentale, mais la couleur de sa peau que l'argent est une chose magique: avec donnait à penser qu'il était bien de la ville.
de l'argent, personne n'est jamais tout à fait Il avait à peu près sa taille et son âge.
seul. Dans peu de temps, l'affaire de quel-
«Ici, presque tout le monde parle espa-ques jours peut-être, il se trouverait au gnol. Nous ne sommes qu'à deux petites pied des Pyramides. Un vieil homme, avec heures de l'Espagne.
tout cet or qui brillait sur sa poitrine,
— Assieds-toi et commande quelque n'avait aucun besoin de raconter des men-chose à mon compte. Et demande du vin songes pour se procurer six moutons.
pour moi. J'ai horreur de ce thé.
Le vieux roi lui avait parlé de signes.
— Il n'y a pas de vin dans le pays, rétor-Pendant la traversée du détroit, il avait qua l'autre. La religion l'interdit. »
pensé aux signes. Oui, il savait bien de Le jeune homme dit alors qu'il devait se quoi il parlait : durant tout ce temps passé
rendre aux Pyramides. Il était sur le point dans les campagnes de l'Andalousie, il de parler du trésor, mais préféra finales'était accoutumé à lire sur la terre et dans ment n'en rien dire. L'Arabe aurait bien les cieux les indications relatives au che-
été capable d'en exiger une partie pour le min qu'il devait suivre. Il avait appris que conduire jusque-là. Il se souvint de ce que tel oiseau révélait la présence d'un serpent le vieillard lui avait dit au sujet des propo-
à proximité, que tel arbuste permettait de sitions.
savoir qu'il y avait de l'eau à quelques kilo-
«Je voudrais que tu m'emmènes là-bas, si 52
53
c'est possible. Je peux te payer comme qui poussa le patron de côté et l'emmena, guide.
lui, à l'extérieur.
— Tu as une idée de la façon d'aller jus-
« Il en voulait à ton argent, dit-il. Tanger, que là-bas ? »
ce n'est pas comme le reste de l'Afrique.
Il remarqua alors que le patron du café
Ici, nous sommes dans un port, et les ports se trouvait à proximité, en train d'écou-sont tous des repaires de voleurs. »
ter attentivement la conversation. Sa pré-Il pouvait donc se fier à son nouvel ami, sence le gênait quelque peu. Mais il avait qui était venu à son aide alors qu'il se trou-rencontré un guide, et il n'allait pas perdre vait dans une situation critique. Il tira l'ar-cette occasion.
gent de sa poche et le compta.
«Il faut traverser tout le désert du
«Nous pouvons arriver demain au pied Sahara, dit le nouveau venu. Et, pour cela, des Pyramides, dit l'autre, en prenant l'ar-il faut de l'argent. Je veux d'abord savoir si gent. Mais il faut que j'achète deux cha-tu en as suffisamment. »
meaux. »
Le jeune homme trouva la question bien Et ils s'en furent, ensemble, par les rues curieuse. Mais il avait confiance dans le étroites de Tanger. Dans tous les coins et vieil homme, et celui-ci lui avait dit que recoins, il y avait des étalages de marchan-lorsqu'on veut vraiment quelque chose, dises à vendre. Ils arrivèrent finalement au tout l'Univers conspire en votre faveur.
milieu d'une grande place, où se tenait le Il retira son argent de sa poche et le mon-marché. Des milliers de personnes étaient tra à son nouveau compagnon. Le patron là, qui discutaient, vendaient, achetaient, du café s'approcha encore et regarda égales produits maraîchers voisinaient avec des poignards, des tapis, des pipes de lement. Les deux hommes échangèrent toutes sortes. Le jeune homme ne quittait alors quelques mots en arabe. Le patron pas des yeux son nouvel ami. Il n'oubliait semblait être en colère.
pas que celui-ci avait maintenant tout son
«Allons-nous-en, dit le jeune garçon. Il argent entre les mains. Il songea bien à le ne veut pas que nous restions ici. »
lui redemander, mais se dit que ce serait Le jeune homme se sentit plus tran-manquer de délicatesse. Il ne connaissait quille. Il se leva pour payer ce qu'il devait, pas les usages de ces terres étrangères mais le patron le prit par le bras et se mit dont il foulait maintenant le sol.
à débiter un long discours, sans pause. Le
«Il suffit de le surveiller», pensa-t-il. Il jeune homme était fort, mais il se trouvait était plus fort que l'autre.
en pays étranger. Ce fut son nouvel ami Tout à coup, au milieu de cet énorme 54
55
fouillis, voilà que ses yeux tombèrent sur fourmis au travail, ils démontèrent leurs la plus belle épée qu'il eût jamais vue. Le baraques et s'en allèrent.
fourreau était en argent, la poignée noire, Le soleil, de même, disparut. Le jeune incrustée de pierres précieuses. Il se fit la homme le regarda pendant un long mo-promesse qu'à son retour d'Egypte il achèment, jusqu'à ce qu'il fût caché derrière terait cette épée.
les maisons blanches qui entouraient la
«Demande donc au marchand combien place. Il songea que, lorsque ce même elle coûte », dit-il à son compagnon. Mais il soleil s'était levé ce matin-là, il se trouvait, s'aperçut qu'il avait eu deux secondes de lui, sur un autre continent, il était berger, distraction, tandis qu'il contemplait l'arme.
possédait soixante moutons, et avait ren-Son cœur se serra, comme si sa poitrine dez-vous avec une jeune fille. Le matin, il avait subitement rétréci. Il eut peur de savait tout ce qui devait arriver tandis qu'il regarder de côté, sachant bien ce qui l'at-marcherait à travers la campagne.
tendait. Il resta les yeux fixés un moment Et pourtant, maintenant que le soleil se sur la belle épée, puis, s'armant finalement couchait, il se trouvait dans un pays diffé-de courage, il se retourna.
rent, étranger sur une terre étrangère, où
Tout autour de lui, le marché, les gens il ne pouvait pas même comprendre la qui allaient et venaient, criaient, ache-langue que les gens parlaient. Il n'était taient les tapis, les noisettes, les salades à
plus berger, et n'avait plus rien à lui, pas côté des plateaux de cuivre, les hommes même l'argent nécessaire pour revenir sur qui se tenaient par la main dans la rue, les ses pas et tout recommencer.
femmes voilées, les parfums de mets exo-
«Tout cela entre le lever et le coucher tiques... Mais nulle part, absolument nulle du même soleil», se dit-il. Et il s'apitoya part, la silhouette de son compagnon.
sur lui-même, en pensant que, parfois, les choses changent, dans la vie, en l'espace Il voulut encore essayer de croire qu'ils d'un simple cri, avant même qu'on ait le s'étaient perdus de vue par hasard. Il temps de s'habituer à ces choses.
décida de rester sur place, en espérant que Il avait honte de pleurer. Jamais il l'autre allait revenir. Un moment après, un n'avait pleuré devant ses propres brebis.
type monta dans l'une de ces fameuses Mais la place du marché était vide, et il tours et commença à chanter: tous ceux était loin de sa patrie.
qui étaient là s'agenouillèrent, frappèrent Il pleura. Il pleura parce que Dieu était le sol de leur front et se mirent à chanter à
injuste, et qu'il récompensait de cette leur tour. Ensuite, comme une colonie de façon les gens qui croyaient à leurs 56
57
propres rêves. «Quand j'étais avec mes homme. «Je suis comme tous les autres: je moutons, j'étais heureux, et je faisais par-vois le monde comme je souhaiterais que tager mon bonheur tout à l'entour. Les les choses se produisent, et non comme gens me voyaient arriver et m'accueil-elles se produisent réellement. »
laient bien. Maintenant, je suis triste et Il resta à considérer les pierres. Il ca-malheureux. Que vais-je faire? Je vais être ressa doucement chacune d'elles, éprouva plus amer et n'aurai plus confiance en per-leur température, leur surface lisse. Elles sonne parce qu'une personne m'a trahi. Je étaient son trésor. Le seul fait de les tou-vais haïr tous ceux qui ont trouvé des tré-cher lui procura une sorte d'apaisement.
sors cachés, parce que je n'ai pas trouvé le Elles lui rappelaient le souvenir du vieil mien. Et je vais continuellement chercher homme.
à conserver le peu que j'ai, parce que je
« Quand tu veux vraiment une chose, lui suis trop petit pour embrasser le monde. »
avait dit celui-ci, tout l'Univers conspire Il ouvrit sa besace pour voir ce qu'il à faire en sorte que tu parviennes à l'obte-avait dedans ; peut-être restait-il encore un nir. »
morceau du sandwich qu'il avait mangé à
Il aurait voulu comprendre comment bord du bateau. Mais il ne trouva que le cela pouvait être vrai. Il se trouvait là, sur gros livre, le manteau, et les deux pierres une place de marché déserte, sans un sou que le vieil homme lui avait données.
en poche, sans brebis à garder pour là
A la vue de ces pierres, il éprouva un nuit. Mais les pierres constituaient la sentiment de grand réconfort. Il avait preuve qu'il avait bien rencontré un roi —
échangé six brebis contre deux pierres précieuses provenant d'un pectoral en or.
un roi qui connaissait son histoire person-Il pouvait les vendre, et acquérir ainsi son nelle, qui était au courant de ce qu'il avait billet de retour. «Je serai désormais plus fait avec l'arme de son père, et de sa pre-malin », pensa-t-il, tout en retirant les deux mière expérience sexuelle.
pierres de sa besace pour les cacher au
«Les pierres servent à la divination.
fond de sa poche. C'était ici un port, et la Elles se nomment Ourim et Toumim. »
seule chose vraie que ce type lui eût dite Il les remit à leur place dans le sac et était bien celle-ci: un port est toujours décida de faire l'expérience. Le vieux avait plein de voleurs.
dit qu'il fallait poser des questions claires, Maintenant, il comprenait enfin les parce que les pierres ne pouvaient servir efforts désespérés du patron, dans le café : que si l'on savait ce qu'on voulait.
il essayait de lui dire de ne pas se fier à cet Le jeune homme, alors, demanda si la 58
59
bénédiction du vieillard était toujours sur monde étranger: c'était un monde nou-lui.
veau.
Il retira l'une des pierres. C'était «oui».
Après tout, ma foi, c'était justement cela
« Est-ce que je vais trouver mon trésor ? »
qu'il voulait: connaître des mondes nou-interrogea-t-il.
veaux. Même s'il ne devait jamais arriver Il plongea la main dans la besace et jusqu'aux Pyramides, il était déjà allé beau-allait saisir l'une des pierres, quand elles coup plus loin que n'importe quel berger glissèrent toutes deux par un trou qu'il de sa connaissance.
y avait dans le tissu. Il ne s'était jamais
«Ah! s'ils savaient qu'à moins de deux aperçu que sa besace était déchirée. Il se heures de bateau il existe tant de choses baissa pour ramasser Ourim et Toumim et différentes...»
les remettre à l'intérieur du sac. Mais, en Le monde nouveau apparaissait devant les voyant par terre, une autre phrase lui ses yeux sous la forme d'un marché désert, revint en mémoire :
mais il avait déjà vu cette place pleine de vie, et il ne l'oublierait plus jamais. Il se
«Apprends à respecter et à suivre les souvint de l'épée ; il avait payé le prix fort signes », avait également dit le vieux roi.
pour la contempler un instant, mais aussi Un signe. Le jeune homme se mit à rire n'avait-il jamais rien vu de semblable jus-tout seul. Puis il ramassa les deux pierres que-là. Il eut soudain le sentiment qu'il et les remit dans sa besace. Il n'avait pas pouvait regarder le monde soit comme la l'intention de la recoudre; les pierres malheureuse victime d'un voleur, soit pourraient s'échapper par ce trou quand comme un aventurier en quête d'un trésor.
elles voudraient. Il avait compris qu'il y a
«Je suis un aventurier en quête d'un tré-certaines choses qu'on ne doit pas deman-sor», pensa-t-il, avant de sombrer, épuisé, der — pour ne pas échapper à son propre dans le sommeil.
destin.
«J'ai promis de prendre mes propres décisions », dit-il en lui-même.
Mais les pierres avaient dit que le vieillard était toujours à ses côtés, et cette réponse lui redonna confiance. Il considéra de nouveau le marché désert, et ne ressentit plus le désespoir qu'il avait éprouvé auparavant. Ce n'était plus un 60
bonne journée de travail. C'était un sourire qui, d'une certaine façon, rappelait le vieillard, ce vieux roi mystérieux dont il avait fait la connaissance. «Ce marchand ne fabrique pas des friandises parce qu'il voudrait voyager, ou épouser la fille d'un commerçant. Non, il confectionne des sucreries parce qu'il aime ce métier», pensa le jeune homme. Et il observa qu'il était capable de faire comme le vieillard : Il se réveilla en sentant quelqu'un le savoir si quelqu'un est proche ou éloigné
secouer par l'épaule. Il avait dormi en de sa Légende Personnelle rien qu'en plein milieu de la place du marché, qui regardant cette personne. «C'est facile, et allait maintenant reprendre son anima-je ne m'en étais encore jamais aperçu. »
tion.
Quand ils eurent fini d'installer la bara-Il regarda autour de lui, cherchant ses que, le bonhomme lui offrit la première moutons, et se rendit compte qu'il était pâtisserie qu'il venait de préparer. Il la maintenant dans un autre monde. Au lieu mangea avec grand plaisir, remercia, et se d'en éprouver de la tristesse, il se sentit mit en route. Alors qu'il était déjà à quel-heureux. Il n'avait plus à partir en quête que distance, il se fit la réflexion que la d'eau et de nourriture, et il pouvait se lan-baraque avait été montée par deux per-cer à la recherche d'un trésor. Il n'avait sonnes, dont l'une parlait arabe et l'autre pas un sou en poche, mais il avait foi en la parlait espagnol.
vie. Il avait choisi, la veille au soir, d'être Et cependant, ces deux personnes un aventurier semblable aux personnages s'étaient parfaitement entendues.
des livres qu'il avait l'habitude de lire.
«Il existe un langage qui est au-delà des Il se mit à se promener sans hâte sur la mots, se dit-il. J'avais déjà eu cette expé-place. Les marchands commencèrent à
rience avec les brebis, voici maintenant monter leurs baraques ; il aida un homme que je fais la même avec les hommes. »
qui vendait des sucreries à installer la Il était donc en train d'apprendre sienne. Il y avait sur le visage de cet diverses choses nouvelles. Des choses dont homme-là un sourire qui n'était pas il avait déjà eu l'expérience, et qui pourtant comme les autres: il était plein d'allé-
étaient nouvelles parce qu'elles s'étaient gresse, ouvert à la vie, prêt à attaquer une trouvées sur son chemin sans qu'il s'en fût 62
63
rendu compte. Et cela parce qu'il avait l'habitude de ces choses. «Si je peux apprendre à déchiffrer ce langage qui se passe des mots, je parviendrai à déchiffrer le monde. »
«Tout est une seule et unique chose», avait dit le vieil homme.
Il décida de flâner tout tranquillement dans les petites rues de Tanger : c'était seulement de cette façon qu'il réussirait à percevoir les signes. Cela exigeait sans doute Le Marchand de Cristaux vit le jour se une bonne dose de patience, mais la lever et ressentit la même impression d'an-patience est la première vertu qu'apprend goisse qu'il éprouvait chaque matin. Il un berger.
était depuis près de trente ans dans ce même endroit, une boutique située au Une fois encore, il comprit qu'il mettait sommet d'une rue en pente, où il était bien en pratique dans ce monde étranger les rare que passât un client. Maintenant, il mêmes leçons que lui avaient enseignées était trop tard pour changer quoi que ses brebis.
ce fût: tout ce qu'il avait appris au cours
«Tout est une seule et unique chose», de sa vie, c'était acheter et vendre des avait dit le vieil homme.
cristaux. Il y avait eu un temps où sa boutique était connue de beaucoup de gens: marchands arabes, géologues français et anglais, soldats allemands, qui avaient toujours de l'argent plein les poches. En ce temps-là, c'était une grande aventure que de vendre des cristaux, et il imaginait comment il allait devenir un homme riche, et toutes ces belles femmes qu'il aurait un jour, quand il serait vieux.
Et puis le temps passa, peu à peu, et la cité de même. Ceuta prospéra plus que Tanger, et le commerce prit une autre voie. Les voisins partirent s'installer ail-65
leurs, et il ne resta bientôt plus que quelques rares boutiques dans la montée. Personne n'allait gravir une rue en pente pour quelques malheureuses boutiques.
Mais le Marchand de Cristaux n'avait pas le choix. Il avait vécu trente ans de sa vie à acheter et vendre des objets de cristal, et il était maintenant trop tard pour s'engager dans une nouvelle direction.
Toute la matinée, il resta à observer les allées et venues, peu nombreuses, dans la Il y avait à la porte un écriteau indiquant petite rue. C'était ce qu'il faisait depuis des qu'on parlait là plusieurs langues. Le jeune années, et il connaissait les habitudes de homme vit apparaître quelqu'un derrière chacun des passants.
le comptoir.
Alors qu'il manquait à peine quelques
«Si vous voulez, dit-il, je peux nettoyer minutes avant l'heure du déjeuner, un ces vases. Dans l'état où ils sont, personne jeune étranger s'arrêta devant la vitrine. Il ne voudra jamais les acheter. »
était habillé comme tout le monde, mais Le commerçant le regarda sans rien dire.
l'œil expérimenté du Marchand de Cris-
«En échange, vous me payez quelque taux lui permit de deviner qu'il n'avait pas chose à manger, d'accord ? »
d'argent. Malgré tout, il décida de rentrer L'homme restait muet. Il comprit que dans sa boutique et d'attendre quelques c'était à lui de prendre une décision. Dans minutes que le jeune homme s'en allât.
sa besace, il y avait le manteau, et il n'en aurait plus besoin dans le désert. Il le sortit, et se mit à nettoyer les vases. Durant une demi-heure, il put nettoyer tous les cristaux qui se trouvaient en vitrine. Pendant ce laps de temps, deux clients entrèrent, qui en achetèrent plusieurs.
Lorsqu'il eut fini de tout nettoyer, il demanda au propriétaire de lui donner quelque chose à manger.
«Allons déjeuner», dit le Marchand de Cristaux.
67
Il accrocha une pancarte à la porte, et
« Même si tu nettoyais mes cristaux pen-ils allèrent jusqu'à un tout petit bar en dant toute une année, même si tu gagnais haut de la montée. Une fois qu'ils furent une bonne commission sur la vente de assis à l'unique table existante, le Mar-chacun d'entre eux, il te faudrait encore chand de Cristaux dit en souriant : emprunter de l'argent pour aller jusqu'en
« Ce n'était pas la peine de nettoyer quoi Egypte. Il y a des milliers de kilomètres de que ce soit. La loi coranique oblige à don-désert entre Tanger et les Pyramides. »
ner à manger à quiconque a faim.
Il y eut alors un intervalle de silence tel
— Mais alors, pourquoi m'avez-vous que la ville parut soudain s'être endormie.
laissé faire ce travail? demanda le jeune Il n'y avait plus de bazars, c'en était fini garçon.
des discussions entre marchands, des hom-
— Parce que les cristaux étaient sales.
mes qui montaient dans les minarets et qui Et toi comme moi avions besoin de net-chantaient, des belles épées à la poignée toyer nos têtes de mauvaises pensées. »
tout incrustée. Fini de l'espérance et de Quand ils eurent fini de manger, le Mar-l'aventure, des vieux rois et des Légendes chand se tourna vers le jeune homme : Personnelles. Plus de trésor, plus de pyra-
«Je voudrais que tu travailles dans mon mides. C'était comme si le monde tout magasin. Aujourd'hui, il est entré deux entier était devenu muet parce que l'âme clients pendant que tu nettoyais les cris-du jeune garçon faisait silence. Il n'y avait taux : c'est un bon signe. »
ni douleur, ni souffrance, ni déception:
«Les gens parlent beaucoup de signes, simplement un regard vide qui traversait pensa le berger. Mais ils ne savent pas au la petite porte du bar, et une immense juste de quoi ils parlent. Comme moi, qui envie de mourir, de tout voir finir pour ne m'étais jamais aperçu que, depuis tant toujours à cette minute même.
d'années, je parlais avec mes brebis un Le Marchand le regarda, ébahi. C'était langage sans paroles. »
comme si toute l'allégresse qu'il avait
«Veux-tu travailler pour moi?» Le Mar-pu voir ce matin-là s'était subitement en-chand de Cristaux insistait.
volée.
«Je peux travailler pour le reste de la
« Je peux te donner de l'argent pour que journée, répondit le garçon. Je nettoierai tu retournes dans ton pays, mon fils », dit le jusqu'au petit matin tous les cristaux de Marchand de Cristaux.
la boutique. En échange, il me faut de Le jeune homme resta silencieux. Puis il l'argent pour être demain en Egypte. »
se leva, rajusta ses vêtements, et ramassa Du coup, le vieux se mit à rire.
sa besace.
68
69
«Je vais travailler chez vous», dit-il.
Et, après un autre silence prolongé, il ajouta, pour finir :
«Il me faut de l'argent pour acheter quelques moutons. »
SECONDE PARTIE
Il n'y avait pas loin d'un mois que le jeune homme travaillait chez le Marchand de Cristaux, et ce n'était pas un emploi de nature à le satisfaire vraiment. Le Marchand ne cessait de bougonner toute la journée derrière son comptoir, en lui recommandant constamment de faire attention aux objets, pour ne rien casser.
Il restait là, cependant, parce que, si le Marchand était sans doute un vieux gro-gnon, du moins n'était-il pas injuste ; l'employé recevait une assez jolie commission sur chaque pièce vendue, et il avait déjà pu économiser quelque argent. Ce matin-là, il avait fait ses calculs : en continuant à travailler tous les jours dans les mêmes conditions, il lui faudrait une année entière pour pouvoir acheter quelques moutons.
« J'aimerais bien faire un éventaire pour les cristaux, dit-il à son patron. On pourrait mettre une étagère à l'extérieur, qui attirerait les passants depuis le pied de la montée, là en bas.
— Je n'ai jamais fait une chose pareille, répondit le Marchand. Une étagère, les 71
gens l'accrochent au passage, et les cris-Espagnol. Même si celui-ci gagnait plus taux se brisent.
qu'il n'eût été normal ; comme il avait tou-
— Quand je parcourais la campagne jours cru que les ventes n'augmenteraient avec mes brebis, elles pouvaient toujours pas davantage, il lui avait offert une com-
être victimes de la morsure d'un serpent.
mission assez élevée; et son intuition lui Mais ce risque fait partie de la vie des disait que, d'ici peu, le garçon retournerait moutons et des bergers. »
à ses brebis.
Le Marchand alla servir un client qui
«Pourquoi voulais-tu aller voir les Py-voulait acheter trois vases de cristal. Il ramides ? » demanda-t-il, pour détourner la vendait maintenant mieux que jamais, conversation du sujet de l'éventaire.
comme si le monde était revenu en arrière,
«Parce qu'on m'en a souvent parlé», au temps où la rue était l'une des princi-répondit le jeune homme, évitant de parler pales attractions de Tanger.
de son rêve. Le trésor était maintenant un
« Il y a de plus en plus de passage, dit-il souvenir toujours pénible, et il s'efforçait à son employé quand le client fut parti. Ce de n'y plus penser.
qu'on gagne me permet de vivre mieux,
«Je ne connais personne ici qui veuille et te permettra de retrouver tes moutons traverser le désert simplement pour aller dans peu de temps. A quoi bon en demander davantage à la vie ?
voir les Pyramides, dit le Marchand. Ce
— Parce que nous devons suivre les n'est qu'un tas de cailloux. Tu peux aussi signes», répondit le jeune homme, sans bien te construire une pyramide dans ton réfléchir. Il regretta d'avoir parlé ainsi, jardin.
car le Marchand n'avait jamais eu l'occa-
— Vous n'avez jamais fait de rêves de sion de rencontrer un roi.
voyage », dit le jeune homme, tout en allant
« C'est ce qu'on appelle le Principe Favo-servir un autre client qui venait d'entrer rable, avait dit le vieillard. La Chance dans la boutique.
du Débutant. Parce que la vie veut que tu vives ta Légende Personnelle. »
Le surlendemain, le bonhomme reparla Toutefois, le Marchand comprenait bien de l'éventaire à son jeune employé : de quoi lui parlait son employé. La seule
«Je n'aime pas beaucoup les change-présence de ce dernier dans la boutique ments, dit-il. Ni toi ni moi ne sommes constituait un signe et, au fil des jours, comme Hassan, qui est, lui, un riche com-avec l'argent qu'il encaissait, il ne songeait merçant. S'il se trompe en faisant un pas à regretter d'avoir embauché le jeune achat, cela ne le dérange pas trop. Mais 72
73
nous deux, nous devons supporter le poids dans notre vie, aller à la ville sainte de La de nos erreurs. »
Mecque.
«Voilà qui est vrai», pensa le jeune
«La Mecque est encore bien plus loin homme.
que les Pyramides. Quand j'étais jeune, j'ai
« Pourquoi as-tu envie de cet éventaire ?
préféré investir le peu d'argent que j'avais demanda le Marchand.
dans l'ouverture de ce commerce. J'espé-
— Je veux retourner plus vite à mes bre-rais être un jour assez riche pour aller à La bis. Quand la chance est de notre côté, il Mecque. J'ai commencé en effet à gagner faut en profiter, et tout faire pour l'aider de l'argent, mais je ne pouvais confier à
de la même façon qu'elle nous aide. C'est personne le soin des cristaux, car les cris-ce qu'on appelle le Principe Favorable. Ou taux sont des objets délicats. Pendant ce encore la Chance du Débutant. »
temps, je voyais passer dans ma boutique Le vieux resta un moment sans rien dire.
des quantités de gens qui étaient en route Puis:
pour La Mecque. Il y avait des pèlerins for-
« Le Prophète nous a donné le Coran, et tunés, qui étaient accompagnés de tout un nous a imposé seulement cinq obligations cortège de domestiques et de chameaux, à observer au cours de notre existence.
mais la plupart étaient bien plus pauvres La plus importante est celle-ci : il n'existe que moi.
qu'un Dieu et un seul. Les autres obliga-
«Tous partaient et revenaient heureux, tions sont : la prière cinq fois par jour, le et plaçaient à la porte de leur demeure les jeûne du Ramadan, et le devoir de charité
symboles du pèlerinage effectué. L'un de envers les pauvres. »
ces pèlerins, un cordonnier qui gagnait sa Il se tut. Ses yeux s'emplirent de larmes vie à réparer les chaussures des uns et des tandis qu'il parlait du Prophète. C'était un autres, m'a dit qu'il avait marché près homme plein de ferveur et, même s'il se d'un an dans le désert, mais qu'il se sentait montrait souvent impatient, il s'efforçait beaucoup plus fatigué quand il avait dû
de vivre en accord avec la loi musulmane.
parcourir quelques pâtés de maisons à
«Et quelle est la cinquième obligation?
Tanger pour aller acheter du cuir.
demanda le jeune homme.
— Et pourquoi n'allez-vous pas main-
— Voici deux jours, tu m'as dit que je tenant à La Mecque? demanda le jeune n'avais jamais fait de rêves de voyage, homme.
répondit le Marchand. La cinquième obli-
— Parce que c'est La Mecque qui me gation de tout bon musulman est de faire maintient en vie. C'est ce qui me donne la un voyage. Nous devons, au moins une fois force de supporter tous ces jours qui se 74
75
ressemblent, ces vases plantés là sur les étagères, le déjeuner et le dîner dans ce restaurant minable. J'ai peur de réaliser mon rêve et n'avoir ensuite plus aucune raison de continuer à vivre.
«Toi, tu rêves de moutons et de pyramides. Tu n'es pas comme moi, parce que tu veux réaliser tes rêves. Moi, tout ce que je veux, c'est rêver de La Mecque. J'ai déjà
imaginé des milliers de fois la traversée du désert, mon arrivée sur la place où se Deux mois encore passèrent. L'éventaire trouve la Pierre Sacrée, les sept tours que attira de nombreux clients à la boutique de je dois accomplir autour d'elle avant de cristaux. Le jeune homme calcula qu'en pouvoir la toucher. J'ai déjà imaginé qui travaillant six mois de plus il pourrait sera à mes côtés, qui devant moi, les pro-retourner en Espagne et acheter soixante pos et les prières que nous échangerons et moutons, et même soixante de plus. En dirons ensemble. Mais j'ai peur que ce ne moins d'un an, il aurait ainsi doublé son soit une immense déception, de sorte que troupeau, et pourrait négocier avec les je préfère encore me contenter de rêver. »
Arabes, car il avait réussi à apprendre cette langue étrange. Depuis ce fameux Ce jour-là, le Marchand donna au jeune matin sur la place du marché, il ne s'était garçon l'autorisation de construire l'éven-plus servi d'Ourim et de Toumim, parce taire.
que l'Egypte était devenue pour lui un rêve Tout le monde ne peut pas voir ses rêves aussi lointain que l'était La Mecque pour de la même façon.
le Marchand de Cristaux. Toutefois, il était maintenant satisfait de son emploi et ne cessait de penser au jour où il débarque-rait en vainqueur à Tarifa.
«Souviens-toi de toujours savoir ce que tu veux», avait dit le vieux roi. Le jeune homme savait ce qu'il voulait, et travaillait dans ce but. Peut-être son trésor était-il d'être venu sur cette terre étrangère, d'être tombé sur un voleur, et de multiplier par 77
deux le nombre de ses moutons sans avoir braises dans le narguilé et aspira une dépensé un centime.
longue bouffée.
Il était fier de lui. Il avait appris des
« Voilà trente ans que je tiens cette bou-choses importantes; comme le commerce tique. Je connais le cristal de bonne et de des cristaux, le langage sans paroles, et les mauvaise qualité, je connais à fond toutes signes. Un après-midi, il vit un homme en les particularités de ce commerce. Je suis haut de la montée, qui se plaignait qu'on habitué à mon magasin, à sa dimension, ne pût trouver un endroit convenable pour à sa clientèle. Si tu te mets à vendre du boire quelque chose après avoir gravi cette thé dans des verres en cristal, l'affaire va rampe. Le jeune homme connaissait main-prendre davantage d'importance. Et moi, tenant le langage des signes, et alla trouver je devrai changer ma façon de vivre.
son patron pour lui parler :
— Est-ce que ce ne serait pas une bonne
« Nous devrions offrir du thé aux gens chose ?
qui montent la rampe, lui dit-il.
— Je suis accoutumé à mon existence.
— Il y a déjà beaucoup d'endroits, par Avant ta venue, je pensais que j'avais ici, où l'on peut prendre le thé, répondit le perdu tout ce temps dans le même endroit, Marchand.
cependant que tous mes amis, au contraire,
— Nous pourrions le servir dans des changeaient, que leurs affaires périclitaient verres en cristal. De cette façon, les gens ou prospéraient. Cela me plongeait dans apprécieront le thé, et voudront acheter une très grande tristesse. Maintenant, je les cristaux. Car ce qui séduit le plus les sais que ce n'était pas vraiment ainsi : en hommes, c'est la beauté. »
fait, la boutique a exactement la taille que Le Marchand considéra son employé
j'ai toujours souhaitée. Je ne veux pas pendant un certain temps, sans rien ré-changer, parce que je ne sais comment pondre. Mais, ce soir-là, après avoir fait changer. Je suis désormais tout à fait habi-ses prières et fermé le magasin, il s'assit tué à moi-même. »
sur le trottoir et l'invita à fumer avec lui le Le jeune homme ne savait que dire. Le narguilé, cette curieuse pipe que fument vieux reprit alors :
les Arabes.
« Tu as été pour moi une bénédiction. Et
«Après quoi cours-tu? demanda le vieux voici qu'aujourd'hui je comprends une Marchand de Cristaux.
chose: c'est que toute bénédiction qui
— Je vous l'ai dit: j'ai besoin de rache-n'est pas acceptée se transforme en malé-ter mes brebis. Et pour cela il faut de l'ar-diction. Je n'attends plus rien de la vie. Et gent. » Le vieil homme mit de nouvelles toi, tu m'obliges à entrevoir des richesses 78
79
et des horizons dont je n'avais jamais eu guilé, il dit au jeune homme qu'il pouvait commencer à proposer du thé aux clients idée. Alors, maintenant que je les connais, dans les verres en cristal.
et que je connais mes immenses possibili-Certaines fois, il est impossible de conte-tés, je vais me sentir beaucoup plus mal nir le fleuve de la vie.
que je n'étais auparavant. Parce que je sais que je peux tout avoir, mais je ne le veux pas. »
«Heureusement que je n'avais rien dit au marchand de pop-corn», se dit le jeune homme.
Ils continuèrent à fumer le narguilé pendant quelque temps, cependant que le soleil se couchait. C'était en arabe qu'ils conversaient, et le jeune homme était content de lui, parce qu'il parlait arabe. Il y avait eu une époque où il croyait que ses brebis pouvaient tout lui apprendre sur le monde. Mais les brebis étaient incapables d'enseigner l'arabe.
«Il doit y avoir encore d'autres choses, dans le monde, que les brebis ne savent pas enseigner, pensa-t-il, tout en observant le Marchand sans rien dire. Parce qu'elles ne cherchent rien d'autre que l'eau et la nourriture. Je crois que ce ne sont pas elles qui enseignent: c'est moi qui apprends. »
«Mektoub, dit finalement le Marchand.
— Qu'est-ce que c'est que ça?
— Il faudrait que tu sois né arabe pour comprendre. Mais la traduction doit être quelque chose comme "c'est écrit".»
Et, tout en éteignant les braises du nar-80
ancien. D'autres boutiques ouvrirent, où
l'on servait aussi le thé dans des verres en cristal, mais elles n'étaient pas situées en haut d'une rue en pente, ce qui fait qu'elles restaient toujours vides.
Très vite, le Marchand fut amené à
embaucher deux autres employés. Il dut bientôt importer, en même temps que les cristaux, d'énormes quantités de thé, consommées jour après jour par les Les gens gravissaient la rue en pente et hommes et les femmes qui avaient soif de se sentaient fatigués en arrivant là-haut.
choses nouvelles.
Alors, tout au bout de cette rampe, se trou-Ainsi passèrent six mois.
vait une boutique de beaux cristaux, et du thé à la menthe bien rafraîchissant. Ils entraient boire le thé, servi dans de magnifiques verres en cristal.
«Jamais ma femme n'a eu cette idée», disait un homme; et il achetait quelques cristaux, car il avait des invités ce soir-là et ceux-ci seraient impressionnés par la richesse de ces coupes. Un autre client affirma pour sa part que le thé était toujours bien meilleur quand on le servait dans des récipients en cristal, car ainsi l'arôme se conservait mieux. Un troisième dit encore qu'il était de tradition en Orient d'utiliser le cristal avec le thé, en raison de ses pouvoirs magiques.
En peu de temps, la nouvelle se répandit, et beaucoup de gens se mirent à monter jusqu'au sommet de la rampe pour connaître la boutique qui avait inauguré
cette nouveauté dans un commerce si 82
de retour, et une licence d'importation et d'exportation entre son pays et le pays où il se trouvait actuellement.
Il attendit patiemment que le vieillard s'éveillât à son tour et vînt ouvrir le magasin. Ils allèrent alors prendre le thé
ensemble.
«C'est aujourd'hui que je m'en vais, dit le jeune homme. J'ai l'argent qu'il faut pour acheter mes moutons. Et vous en Le jeune homme s'éveilla avant le lever avez assez pour aller à La Mecque. »
du soleil. Onze mois et neuf jours s'étaient Le vieillard ne dit rien.
écoulés depuis qu'il avait pour la première
«Je vous demande votre bénédiction, fois foulé le sol du continent africain.
insista-t-il. Vous m'avez aidé. »
Il revêtit le costume arabe, en lin blanc, Le vieillard continua à préparer le qu'il avait acheté spécialement pour ce thé en silence. Enfin, au bout d'un certain jour-là. Il se coiffa du turban, tenu par un temps, il se tourna vers le jeune homme.
anneau en cuir de chameau. Enfin, il
«Je suis fier de toi, dit-il. Tu as donné
chaussa ses sandales neuves, et descendit une âme à ma boutique de cristaux. Mais sans faire aucun bruit.
je n'irai pas à La Mecque, tu le sais bien.
La ville dormait encore. Il se fit un sand-Comme tu sais aussi que tu ne rachèteras wich au sésame et but du thé chaud dans pas de moutons.
un verre en cristal. Ensuite, il s'assit sur le
— Qui vous a dit cela? demanda le seuil de la boutique et se mit à fumer le jeune homme, abasourdi.
narguilé, tout seul.
— Mektoub», dit simplement le vieux Il fuma en silence, sans penser à rien, Marchand de Cristaux.
Et il le bénit.
sans rien entendre que la rumeur continue dû vent qui soufflait en apportant l'odeur du désert. Puis, quand il eut fini, il plongea la main dans l'une de ses poches et resta quelques instants à contempler ce qu'il en avait retiré.
Il y avait là une belle somme d'argent. De quoi acheter cent vingt moutons, son billet 84
et eut à nouveau l'étrange sensation que le roi se trouvait à proximité. Il avait travaillé dur tout au long de cette année, et les signes indiquaient que le moment de partir était venu.
«Je vais me retrouver exactement tel que j'étais avant, pensa-t-il. Et les brebis ne m'ont pas enseigné à parler arabe. »
Et pourtant, les brebis avaient enseigné
une chose autrement importante: qu'il y Le jeune homme alla dans sa chambre et avait dans le monde un langage qui était rassembla tout ce qui lui appartenait. Cela compris de tous et que lui-même avait faisait trois sacoches bien remplies. Juste employé pendant tout ce temps pour faire au moment de partir, il remarqua que, progresser la boutique. C'était le langage dans un coin de la pièce, il y avait encore de l'enthousiasme, des choses que l'on fait sa vieille besace de berger. Elle était en avec amour, avec passion, en vue d'un piteux état, et il avait bien failli oublier jus-résultat que l'on souhaite obtenir ou en qu'à son existence. Dedans, il y avait tou-quoi l'on croit. Tanger n'était maintenant jours son bouquin, ainsi que le manteau.
plus pour lui une ville étrangère, et il eut le Lorsqu'il retira celui-ci, pensant en faire sentiment que, de même qu'il avait fait la cadeau au premier garçon qu'il rencontre-conquête de ce lieu, de même il pourrait rait dans la rue, les deux pierres roulèrent conquérir le monde.
par terre. Ourim et Toumim.
«Lorsque tu veux vraiment une chose, Il se souvint alors du vieux roi et fut tout tout l'Univers conspire à te permettre de surpris de s'apercevoir qu'il n'avait plus réaliser ton désir », avait dit le vieux roi.
pensé à cette rencontre depuis bien long-Mais le vieux roi n'avait pas parlé de temps. Pendant toute une année, il avait voleurs, de déserts immenses, de gens qui travaillé sans répit, en se préoccupant seu-connaissent leurs rêves mais ne veulent lement de gagner assez d'argent pour ne pas les réaliser. Le vieux roi n'avait pas dit pas devoir retourner en Espagne la tête que les Pyramides étaient tout juste un tas basse.
de cailloux, et que n'importe qui pouvait
«Ne renonce jamais à tes rêves, avait dit faire un tas de cailloux dans son jardin. Et le vieux roi. Sois attentif aux signes. »
il avait aussi oublié de dire que, lorsqu'on a Il ramassa par terre Ourim et Toumim, assez d'argent pour acheter un plus gros 86
87
troupeau que celui qu'on avait avant, on se que je connais déjà, mener à nouveau mes doit d'acheter ce troupeau.
moutons. » Et il n'était plus aussi satisfait Il ramassa la besace et la prit avec ses de sa décision. Il avait travaillé toute autres sacs. Il descendit l'escalier; le vieux une année pour réaliser un rêve, et ce bonhomme était en train de servir un rêve, de minute en minute, perdait peu à
couple d'étrangers, cependant que d'au-peu de son importance. Peut-être parce tres clients, dans la boutique, prenaient le que ce n'était pas son rêve, en fin de thé dans des verres en cristal. Pour cette compte.
heure matinale, c'était un bon début de
«Qui sait, après tout, s'il ne vaut pas journée. De l'endroit où il se trouvait, il mieux être comme le Marchand de Cris-remarqua pour la première fois que la che-taux? Ne jamais aller à La Mecque, et velure du Marchand de Cristaux rappelait vivre de l'envie de s'y rendre.» Mais il tout à fait celle du vieux roi. Il se souvint tenait dans ses mains Ourim et Toumim et du sourire qu'avait le marchand de sucre-ces deux pierres lui communiquaient la ries, le premier jour qu'il s'était réveillé à
force et la volonté du vieux roi. Par l'effet Tanger, alors qu'il n'avait ni où aller ni de d'une coïncidence — ou d'un signe, pensa-quoi manger: ce sourire, lui aussi, évo-t-il — il arriva au café dans lequel il était quait le souvenir du vieux roi.
entré le premier jour. Son voleur n'y était
« Comme s'il était passé par ici et qu'il y pas, et le patron lui apporta un verre de ait laissé une empreinte», pensa-t-il. A thé.
croire que chacune de ces personnes avait
«Je pourrai toujours redevenir berger, eu l'occasion de connaître le roi à un se dit-il. J'ai appris à soigner les moutons, moment ou un autre de son existence. Il et jamais je ne pourrai oublier comment avait bien dit, en vérité, qu'il apparaissait ils sont. Mais peut-être n'aurai-je plus toujours à celui qui vit sa Légende Person-d'autre occasion d'aller jusqu'aux Pyra-nelle.
mides d'Egypte. Le vieil homme avait un Il partit sans faire ses adieux au Mar-pectoral en or, et connaissait mon histoire.
chand de Cristaux. Il ne voulait pas pleu-C'était un vrai roi, un roi savant. »
rer: on aurait pu le voir. Mais il allait Il se trouvait à deux heures à peine, regretter toute cette période, et toutes les en bateau, des plaines d'Andalousie, mais bonnes choses qu'il avait apprises. Il avait entre lui et les Pyramides il y avait un davantage confiance en lui, et se sentait désert. Il comprit que la situation pouvait l'envie de conquérir le monde.
être envisagée aussi de la manière sui-
«Mais je m'en vais vers les campagnes vante : en vérité, il se trouvait maintenant 88
89
à deux heures de moins de son trésor.
vivent leur Légende Personnelle», avait dit Même si, pour faire ce trajet de deux le vieux roi.
heures, il avait dû mettre tout près d'une Il n'avait rien à perdre à aller jusqu'à
année entière.
l'entrepôt, pour savoir si les Pyramides se
«Je sais bien pourquoi je veux retourner trouvaient réellement si loin.
à mes brebis. Je connais déjà les brebis; elles ne demandent pas beaucoup de travail, et on peut les aimer. Je ne sais pas si le désert peut être aimé, mais c'est le désert qui recèle mon trésor. Si je n'arrive pas à le trouver, je pourrai toujours rentrer chez moi. Pourtant, la vie m'a donné
tout d'un coup l'argent suffisant, et j'ai tout le temps qu'il me faut. Alors, pourquoi non ? »
Il ressentit en cet instant une immense allégresse. Il pourrait toujours redevenir un berger. Il pourrait toujours redevenir un vendeur de cristaux. Peut-être que le monde recelait beaucoup d'autres trésors cachés, mais lui avait fait un rêve qui s'était répété, et il avait rencontré un roi. Cela n'arrivait pas à tout le monde.
Il était tout content quand il ressortit du café. Il venait de se rappeler que l'un des fournisseurs du Marchand lui apportait ses cristaux grâce aux caravanes qui tra-versaient le désert. Il garda Ourim et Toumim entre ses mains ; à cause de ces deux pierres, voilà qu'il revenait sur la route de son trésor.
«Je suis toujours à côté de ceux qui 90
Seulement, les alchimistes étaient d'étranges personnages, qui ne pensaient qu'à eux-mêmes et refusaient presque toujours leur aide. Qui sait s'ils n'avaient pas découvert le secret du Grand Œuvre — autrement dit, la Pierre Philosophale — et si ce n'était pas pour cette raison qu'ils s'enfermaient dans le silence ?
Il avait déjà dépensé une partie de la for-tune que son père lui avait laissée, en cher-L'Anglais était assis, à l'intérieur d'un chant, vainement, la Pierre Philosophale.
bâtiment qui sentait les bêtes, la sueur, Il avait fréquenté les meilleures biblio-la poussière. On ne pouvait guère appe-thèques du monde, acheté les ouvrages les ler cela un entrepôt; c'était tout juste un plus importants et les plus rares concer-enclos à bétail.
nant l'alchimie. Dans l'un, il avait décou-
«Toute mon existence pour en arriver à
vert que, bien des années plus tôt, un passer par un endroit comme celui-ci, célèbre alchimiste arabe avait visité l'Eu-se dit-il, tout en feuilletant distraitement rope. On disait qu'il avait plus de deux une revue de chimie. Dix années d'études cents ans, qu'il avait découvert la Pierre m'amènent dans un enclos à bétail ! »
Philosophale et l'Elixir de Longue Vie.
Mais il fallait poursuivre. Il fallait croire Cette histoire avait fort impressionné l'An-aux signes. Toute sa vie, toutes ses études glais. Mais tout cela serait resté pure s'étaient centrées sur la recherche du lan-légende, parmi tant d'autres, si l'un de ses gage unique que parle l'Univers. Au début, amis, au retour d'une expédition archéolo-il s'était intéressé à l'espéranto, puis aux gique dans le désert, ne lui avait parlé d'un religions, et pour finir à l'alchimie. Il savait Arabe doué de pouvoirs exceptionnels.
parler l'espéranto, entendait parfaitement
« Il vit dans l'oasis de Fayoum, lui avait-il les diverses religions, mais ce n'était pas dit. Et les gens racontent qu'il est âgé de encore un alchimiste. Il avait réussi, sans deux cents ans et qu'il est capable de doute, à déchiffrer des choses importantes.
transformer en or n'importe quel métal.»
Mais ses recherches en étaient arrivées au L'Anglais, transporté, connut alors une point où il ne parvenait pas à aller plus excitation sans borne. Il annula aussitôt loin. Il avait tenté, sans succès, d'entrer en tous ses engagements antérieurs, rassem-relation avec un alchimiste, quel qu'il fût.
bla ses livres les plus importants, et main-92
93
tenant il était là, dans cet entrepôt qui ressemblait à un enclos à bétail, cependant qu'à l'extérieur une immense caravane se préparait à partir pour traverser le Sahara.
Et cette caravane devait passer par Fayoum.
« Il faut absolument que je rencontre ce maudit Alchimiste », pensa l'Anglais.
Et l'odeur des bêtes devint un peu plus supportable.
«C'est tout de même drôle, pensa le Un jeune Arabe, chargé lui aussi de jeune homme, alors qu'il essayait une fois paquets, entra dans le bâtiment où se trou-de plus de lire la scène de l'enterrement vait l'Anglais, et le salua.
par laquelle débutait le récit. Voilà bientôt
«Où est-ce que vous allez? demanda le deux ans que j'ai commencé à lire ce livre, jeune Arabe.
et je n'arrive pas à aller plus loin que ces
— Dans le désert», répondit l'Anglais; quelques pages.» Même sans la présence et il reprit sa lecture. Il n'avait pas envie, d'un roi pour l'interrompre, il ne parve-en ce moment, de faire la conversation. Il nait pas à se concentrer. Il était encore avait besoin de se remémorer tout ce qu'il hésitant sur la décision à prendre. Mais il avait appris au cours de ces dix années, comprenait maintenant une chose impor-car l'Alchimiste allait certainement le sou-tante: que les décisions représentaient mettre à une sorte d'épreuve.
seulement le commencement de quelque Le jeune Arabe prit également un livre chose. Quand quelqu'un prenait une déci-et se mit à lire de son côté. Le livre était sion, il se plongeait en fait dans un courant écrit en espagnol. «Une chance», pensa impétueux qui l'emportait vers une desti-l'Anglais. Il parlait l'espagnol mieux que nation qu'il n'avait jamais entrevue, même l'arabe, et si ce garçon allait jusqu'à Fa-en rêve, au moment où il avait pris cette youm, il aurait quelqu'un avec qui causer décision.
lorsqu'il ne serait pas occupé à des choses
«Quand j'ai choisi de partir à la red'importance.
cherche de mon trésor, je n'avais jamais imaginé de travailler dans une boutique de cristaux, pensa-t-il, pour confirmer son raisonnement. De la même façon, cette 95
caravane peut bien correspondre à une puisse parler à un berger, dit le jeune décision prise par moi, mais son trajet res-homme, désireux cette fois de mettre fin à
tera toujours un mystère. »
la conversation.
En face de lui, il y avait un Européen qui
— Bien au contraire. Les bergers ont était également en train de lire un livre.
été les premiers à rendre hommage à un Antipathique: il l'avait regardé de façon roi que le reste du monde refusait de méprisante quand il était entré. Ils auraient reconnaître. Aussi n'y a-t-il rien d'extraor-pu devenir bons amis, mais l'Européen dinaire à ce que les rois parlent aux ber-avait tout de suite coupé court.
gers. »
Le jeune homme ferma son livre. Il ne Et il ajouta, de peur que le jeune homme voulait rien faire qui pût laisser croire à
ne comprît pas bien :
une quelconque ressemblance avec cet
«C'est dans la Bible. Le même livre qui Européen. Il tira de sa poche Ourim et Toum'a appris à faire cet Ourim et ce Toumim et commença à jouer avec les deux mim. Ces pierres étaient le seul instrument pierres.
de divination autorisé par Dieu. Les prê-L'étranger poussa un cri :
tres les portaient à un pectoral en or. »
« Un Ourim et un Toumim ! »
Le jeune homme se sentit alors heureux En toute hâte, le jeune homme remit les de se trouver en cet endroit.
pierres dans sa poche.
«Peut-être est-ce là un signe, dit l'An-
« Ils ne sont pas à vendre, dit-il.
glais, comme s'il pensait à haute voix.
— Ils ne valent pas grand-chose, dit
— Qui vous a parlé de signes ? »
l'Anglais. Ce sont des cristaux de roche, L'intérêt du jeune homme croissait de rien de plus. Il y a des millions de cristaux minute en minute.
de roche sur la terre, mais, pour celui qui
« Dans la vie, tout est signe, dit l'Anglais, s'y connaît, ceux-ci sont Ourim et Tou-qui cette fois referma la revue qu'il était en mim. Je ne savais pas qu'ils se trouvaient train de lire. L'Univers est fait en une dans cette région du monde.
langue que tout le monde peut entendre,
— C'est un roi qui m'en a fait cadeau», mais que l'on a oubliée. Je cherche ce Lan-dit le jeune homme.
gage Universel, entre autres choses. C'est L'étranger resta coi. Puis il plongea la pour cette raison que je suis ici. Parce que main dans sa poche et en sortit, en trem-je dois rencontrer un homme qui connaît blant, deux pierres identiques.
ce Langage Universel. Un Alchimiste. »
« Vous avez parlé d'un roi, dit-il.
La conversation fut interrompue par le
— Mais vous ne croyez pas qu'un roi responsable de l'entrepôt.
96
97
«Vous avez de la chance, vous deux, dit ce gros Arabe. Une caravane se met en route cet après-midi pour Fayoum.
— Mais moi, c'est en Egypte que je vais, dit le jeune garçon.
— Fayoum est en Egypte, dit le gros bonhomme. Tu m'as l'air d'un drôle d'Arabe, toi ! »
Le garçon dit qu'il était espagnol. L'Anglais en fut heureux: même habillé en Arabe, du moins était-ce un Européen.
«Je suis le Chef de la Caravane, dit un
« Il donne aux signes le nom de "chance", homme qui avait une longue barbe et des dit l'Anglais, une fois que l'autre fut sorti.
yeux noirs. J'ai le droit de vie et de mort Si je le pouvais, j'écrirais une énorme ency-sur tous ceux que je conduis. Car le désert clopédie sur les mots "chance" et "coïnci-est une femme capricieuse, qui parfois dence". C'est avec ces mots-là que s'écrit le rend les hommes fous. »
Langage Universel. »
Il y avait là près de deux cents per-Puis ils continuèrent à causer, et il dit au sonnes, et deux fois autant d'animaux. Des jeune homme que ce n'était pas une coïn-dromadaires, des chevaux, des mulets, des cidence s'il l'avait trouvé avec Ourim et oiseaux. Il y avait des femmes, des enfants, Toumim dans la main. Il lui demanda si et plus d'un homme portait une épée à la lui aussi allait à la recherche de l'Alchi-ceinture, ou alors un long fusil à l'épaule.
miste.
L'Anglais avait plusieurs cantines, pleines
«Je vais à la recherche d'un trésor», de livres. Un énorme brouhaha régnait sur répondit le jeune garçon, et il le regretta la place, et le Chef dut répéter son dis-aussitôt.
cours à diverses reprises pour être com-Mais l'Anglais ne sembla pas attacher pris de tous.
d'importance à ce qu'il venait de dire.
«Il y a aussi toutes sortes de gens et dif-
«D'une certaine façon, moi aussi, fit-il.
férents dieux dans le cœur de ces gens.
— Et je ne sais même pas ce que c'est Mais mon seul Dieu est Allah, et je jure par que l'Alchimie», ajouta le jeune homme, Allah que je ferai tout ce que je pourrai, et au moment où le patron de l'entrepôt les de mon mieux, pour vaincre une fois de appelait dehors.
plus le désert. Seulement, je veux aussi que chacun de vous jure par le Dieu en qui 99
il croit, du fond de son cœur, qu'il pour en venir à faire la connaissance d'un m'obéira en toute circonstance. Dans le marchand de cristaux, et...
désert, la désobéissance signifie la mort. »
«Plus on s'approche de son rêve, plus la Un chuchotement assourdi parcourut la Légende Personnelle devient la véritable foule. Chacun jurait à voix basse en pre-raison de vivre », pensa-t-il.
nant son Dieu à témoin. Le jeune homme jura par Jésus-Christ. L'Anglais garda le La caravane se mit en marche en direc-silence. Le murmure se prolongea un peu tion du levant. On avançait durant la plus que le temps d'un simple serment.
matinée, on faisait halte quand le soleil Les gens demandaient aussi la protection devenait plus brûlant, et l'on reprenait la du Ciel.
progression quand il commençait à bais-Une sonnerie de trompette se fit enser. Le jeune homme ne parlait pas beau-tendre, longuement, et chacun se mit en coup avec l'Anglais, qui passait la plus selle. Le jeune homme et l'Anglais avaient grande partie du temps plongé dans ses livres.
acheté des chameaux et eurent un peu de mal à se hisser sur leurs montures. Le gar-Il se mit alors à observer en silence la marche des animaux et des hommes à tra-
çon éprouva quelque pitié pour celle de vers le désert. Tout était maintenant diffé-l'Anglais, chargée des pesantes sacoches rent par rapport au jour du départ. Ce de livres.
jour-là, c'étaient la cohue, les cris, les pleurs
« Il n'existe pas de coïncidences, dit l'An-des petits enfants, les hennissements des glais, essayant de poursuivre la conversa-bêtes et, au milieu de toute cette confution commencée dans l'entrepôt. C'est un sion, les ordres impatients des guides et ami qui m'a fait venir jusqu'ici, parce qu'il des commerçants.
connaissait un Arabe qui... »
Mais, dans le désert, il n'y avait rien Mais la caravane se mit en route, et il d'autre que le vent éternel, le silence, les devint impossible d'entendre ce qu'il sabots des bêtes. Même les guides entre racontait. Toutefois, le jeune homme savait eux ne causaient guère.
exactement de quoi il s'agissait: cette
«J'ai déjà traversé bien des fois ces éten-chaîne mystérieuse qui unit une chose à
dues de sable, dit un soir un chamelier.
une autre, qui l'avait conduit à être berger, Mais le désert est si vaste, les horizons si à faire plusieurs fois le même rêve, à se lointains, qu'on se sent tout petit, et qu'on trouver dans une ville proche de l'Afrique, garde le silence. »
à rencontrer un roi sur la place, à être volé
Le jeune homme comprit ce que le cha-100
101
melier voulait dire, bien qu'il n'eût jusque-Langage Universel, qui connaît le passé et là jamais cheminé dans un désert. Mais le présent de tous les hommes ? « Des pres-chaque fois qu'il regardait la mer ou le feu, sentiments», disait souvent sa mère. Il il pouvait passer des heures sans dire un commença à comprendre que les pressen-mot, plongé au cœur de l'immensité et de timents étaient de rapides plongées de la puissance des éléments.
l'âme dans ce courant universel de vie, au
«J'ai appris avec des brebis et j'ai appris sein duquel l'histoire de tous les hommes avec des cristaux, pensa-t-il. Je peux se trouve liée de façon à ne faire qu'un : de aussi bien apprendre avec le désert. Il me sorte que nous pouvons tout savoir, parce semble encore plus vieux et plus sage. »
que tout est écrit.
Le vent ne cessait jamais. Il se souvint
«Mektoub», dit-il, en pensant au Mar-du jour où il avait senti ce même vent, à
chand de Cristaux.
Tarifa, alors qu'il était assis sur les for-tifications. Peut-être le vent caressait-il Le désert était fait tantôt de sable, tantôt maintenant la laine de ses brebis, qui par-de pierre. Si la caravane arrivait devant couraient les campagnes d'Andalousie en un bloc de pierre, elle le contournait: si quête de nourriture et d'eau.
c'était un amoncellement rocheux, elle
« Elles ne sont plus mes brebis, se dit-il, décrivait un large détour. Quand le sable sans éprouver de véritable nostalgie. Elles était trop fin pour les sabots des cha-ont dû s'habituer à un nouveau berger, meaux, on cherchait un passage où le et m'ont sûrement oublié. C'est très bien sable était plus résistant. Parfois, le sol ainsi. Qui a l'habitude de voyager, comme était couvert de sel, à l'emplacement d'un les brebis, sait qu'il arrive toujours un ancien lac. Les animaux peinaient, et moment où il faut partir. »
les chameliers alors descendaient et les Il se rappela ensuite la fille du commer-aidaient. Puis ils prenaient eux-mêmes les çant, et il eut la certitude qu'elle s'était charges sur leur dos, franchissaient ainsi le déjà mariée. Peut-être bien avec un mar-passage difficile, et chargeaient à nouveau chand de pop-corn, ou avec un berger les bêtes. Lorsqu'un guide tombait malade qui savait lire, lui aussi, et pouvait ou mourait, les chameliers tiraient au sort lui raconter des histoires extraordinaires.
pour choisir un remplaçant.
Après tout, il ne devait pas être le seul.
Mais il n'y avait à tout cela qu'une seule Mais ce pressentiment qu'il avait fit naître raison: peu importait que la caravane fît en lui un certain trouble. Etait-il donc en tant de détours, puisqu'elle avait toujours train d'apprendre, à son tour, ce fameux en vue le même objectif. Une fois surmon-102
103
tés tous les obstacles, elle retrouvait année où la récolte fut meilleure que d'ha-devant elle l'astre qui continuait à indi-bitude, nous partîmes tous pour La Mec-quer dans quelle direction se trouvait l'Oa-que, et je remplis ainsi la seule obligation sis. Et quand les gens voyaient devant eux que je n'avais pas encore accomplie cet astre qui brillait dans le ciel du petit jusque-là. Je pouvais désormais mourir en matin, ils savaient qu'il leur montrait un paix, et cela me faisait plaisir.
endroit où il y avait des femmes, de l'eau,
« Un jour, la terre commença à trembler, des palmiers et des dattes. Seul l'Anglais et le Nil en crue sortit de son lit. Ce qui, ne percevait rien de tout cela : il restait la dans mon idée, n'arrivait qu'aux autres plupart du temps plongé dans la lecture de m'arriva donc à moi aussi. Mes voisins ses livres.
eurent peur de perdre leurs oliviers du Le jeune homme avait lui aussi un livre, fait de l'inondation ; ma femme craignit de qu'il avait essayé de lire dans les premiers voir nos enfants emportés par les eaux. Et jours du voyage. Mais il trouvait beaucoup moi, je fus effrayé à l'idée de voir détruit plus intéressant d'observer la caravane et tout ce que j'avais réussi à conquérir.
d'écouter le vent. Dès qu'il eut appris à
«Mais c'était sans remède. Il n'y avait mieux connaître son chameau et qu'il com-plus rien à tirer de la terre et j'ai été obligé
mença à s'attacher à lui, il jeta le livre.
de trouver un autre moyen d'existence.
C'était un poids superflu. Pourtant, il Aujourd'hui, me voici chamelier. Mais s'était imaginé, par superstition, qu'il ren-j'ai pu alors entendre la parole d'Allah: contrerait quelqu'un d'important chaque personne ne doit avoir peur de l'inconnu, fois qu'il ouvrait ce livre.
parce que tout homme est capable de Il finit par se lier d'amitié avec le cha-conquérir ce qu'il veut et qui lui est néces-melier qui se trouvait constamment à côté
saire.
de lui. A l'étape du soir, durant la veillée
«Tout ce que nous craignons, c'est autour des feux, il lui racontait ses aven-de perdre ce que nous possédons, qu'il tures du temps où il était berger.
s'agisse de notre vie ou de nos cultures.
Au cours d'une de ces conversations, le Mais cette crainte cesse lorsque nous com-chamelier se mit, à son tour, à lui parler prenons que notre histoire et l'histoire du de sa vie.
monde ont été écrites par la même Main. »
«J'habitais une localité proche d'el-Kai-roum, dit-il. J'avais mon potager, mes enfants, une existence qui ne devait pas changer jusqu'au jour de ma mort. Une 104
Le jeune Espagnol observa que régnait une sorte de crainte diffuse, alors même que personne ne disait mot. Une fois de plus, il percevait le langage sans paroles, le Langage Universel.
Au bout d'un certain temps, l'Anglais demanda s'il y avait du danger.
«Celui qui s'engage dans le désert ne peut revenir sur ses pas, répondit le chamelier. Et quand on ne peut revenir en Quelquefois, les caravanes se rencon-arrière, on ne doit se préoccuper que de traient à l'étape du soir. L'une d'elles avait la meilleure manière d'aller de l'avant.
toujours ce dont une autre avait besoin, Le reste ne regarde qu'Allah, y compris le comme si, réellement, tout était écrit par danger. »
une Main unique. Les chameliers échan-Et il conclut en prononçant le mot mys-geaient des informations sur les tempêtes térieux: «Mektoub!»
de sable, et se réunissaient autour des
«Vous devriez accorder davantage d'at-foyers pour conter les histoires du désert.
tention aux caravanes, dit le jeune homme D'autres fois, arrivaient aussi des hom-
à l'Anglais, après le départ du chamelier.
mes mystérieux au visage voilé: c'étaient Elles font beaucoup de détours, mais se des Bédouins qui surveillaient la route suivie par les caravanes. Ils donnaient dirigent toujours vers le même point.
des renseignements sur des pillards, des
— Et vous, vous devriez lire davantage tribus insoumises. Ils arrivaient en silence, sur le monde, rétorqua l'Anglais. Les livres repartaient en silence, enveloppés dans sont tout à fait comme les caravanes. »
leurs djellabas de couleur sombre et leurs chèches qui ne laissaient voir que leurs La longue colonne d'hommes et d'ani-yeux. Au cours d'une de ces veillées, le maux commença dès lors à avancer plus chamelier rejoignit le jeune homme et rapidement. Le silence ne régnait plus seul'Anglais devant le feu auprès duquel ils lement dans la journée. Le soir aussi, à
étaient assis.
l'heure où les gens avaient l'habitude de se
«Il y a des rumeurs de guerre entre les rassembler pour bavarder autour des feux, clans », dit le chamelier.
il s'installa peu à peu. Un beau jour, le Les trois hommes restèrent silencieux.
Chef de la Caravane décida qu'on n'allu-106
107
merait plus de feux pour ne pas attirer l'at-nous savons rarement qu'elle travaille tou-tention dans la nuit.
jours en notre faveur. Mais vous devez Les voyageurs, alors, se mirent à dormir comprendre que, dans la boutique aux cristous ensemble au centre d'un cercle formé
taux, les vases eux-mêmes collaboraient à
par les animaux, pour essayer de se proté-votre réussite. »
ger contre le froid de la nuit. Le Chef ins-Le jeune homme garda le silence pen-talla également des sentinelles armées tout dant un certain temps, contemplant la autour du campement.
lune et le sable blanc.
Une de ces nuits-là, l'Anglais n'arrivait
«J'ai pu observer la caravane qui che-pas à s'endormir. Il alla trouver le jeune mine à travers le désert, dit-il enfin. Elle et Espagnol, et ils se promenèrent ensemble le désert parlent le même langage, et c'est dans les dunes proches. C'était la pleine la raison pour laquelle il permet qu'elle le lune. Le jeune homme raconta toute son traverse. Il ne cesse d'éprouver chacun de histoire à l'Anglais.
ses pas, pour vérifier si elle est en parfaite Celui-ci se montra particulièrement inté-syntonie avec lui; et, si c'est bien le cas, ressé par l'épisode de la boutique qui elle arrivera jusqu'à l'Oasis. Mais si l'un s'était mise à prospérer davantage de jour de nous, en dépit de tout le courage qu'il en jour depuis que le jeune garçon avait pourrait avoir, ne comprenait pas ce lan-commencé à y travailler.
gage, alors il mourrait dès le premier
«C'est là le principe qui meut toute jour. »
chose, dit-il. Ce qu'on appelle en alchimie Ils continuèrent, ensemble, à regarder le l'Ame du Monde. Quand on désire quelque clair de lune.
chose de tout son cœur, on est plus proche
«C'est la magie des signes, poursuivit le de' l'Ame du Monde. C'est toujours une jeune homme. J'ai vu comment nos guides force positive. »
lisent les signes du désert et comment Il dit aussi que ce n'était pas seulement l'âme de la caravane dialogue avec l'âme un privilège des hommes : tout ce qui exis-du désert. »
tait sur la face de la terre avait également Au bout d'un moment, ce fut au tour de une âme, que ce fût un minéral, un végé-l'Anglais de prendre la parole : tal, un animal, ou simplement une pensée.
«Il faut en effet que j'accorde un peu
« Tout ce qui est sous et sur la face de la plus d'attention à la caravane, dit-il finale-terre ne cesse de se transformer, car la ment.
terre est un être vivant; et elle a une âme.
— Et moi, il faut que je lise vos livres », Nous sommes une part de cette Ame, et répliqua le jeune homme.
108
avaient consacré leur vie tout entière à
purifier des métaux dans les laboratoires : ils croyaient que si l'on cuisait un métal pendant des années et des années, celui-ci finirait par se libérer de toutes ses propriétés spécifiques, et qu'alors il ne resterait plus à sa place que l'Ame du Monde. Cette Chose Unique devait permettre aux alchimistes de comprendre tout ce qui existait sur terre, car elle était le langage grâce C'étaient des livres bien étranges. Ils auquel les choses communiquaient entre parlaient de mercure, de sel, de dragons et elles. C'était cette découverte qu'ils appe-de rois, mais il n'y comprenait rien du laient le Grand Œuvre, constitué d'une tout. Pourtant, il y avait une idée qui sem-partie liquide et d'une partie solide.
blait revenir constamment dans presque
«Ne suffit-il pas d'observer les hommes tous les livres: que toutes les choses et les signes pour découvrir ce langage?
étaient des manifestations d'une seule et demanda le jeune homme.
unique chose.
— Vous avez la manie de vouloir tout Dans l'un des ouvrages, il découvrit que simplifier, répliqua l'Anglais avec agace-le texte le plus important de l'Alchimie ment. L'Alchimie est un travail sérieux. Il était constitué de quelques lignes seule-est indispensable de suivre chaque phase ment, et qu'il avait été écrit sur une simple du processus, comme les maîtres l'ont émeraude.
enseigné. »
«C'est la Table d'Emeraude, lui dit l'An-Le jeune homme découvrit que la partie glais, tout fier de pouvoir apprendre quel-liquide du Grand Œuvre était appelée que chose à son compagnon.
Elixir de Longue Vie, et cet élixir non seu-
— Mais alors, pourquoi tant de livres?
lement guérissait toutes les maladies, mais
— Pour permettre de comprendre ces empêchait aussi l'alchimiste de vieillir.
quelques lignes», répondit l'Anglais, sans Quant à la partie solide, on la nommait être pour autant tout à fait convaincu lui-Pierre Philosophale.
même de cette réponse.
« Il n'est pas aisé de découvrir la Pierre Le livre qui intéressa plus que tout le Philosophale, dit l'Anglais. Les alchimistes jeune homme racontait l'histoire des alchi-restaient plusieurs années dans leurs labo-mistes célèbres. C'étaient des hommes qui ratoires, à observer ce feu qui purifiait les 110
111
métaux. Et tant ils regardaient le feu que, Œuvre, il se trouvait complètement dés-dans leur for intérieur, ils en venaient peu orienté. Il n'y avait là que dessins, instruc-
à peu à abandonner toutes les vanités du tions codées, textes obscurs.
monde. Alors, un beau jour, ils s'aper-cevaient que la purification des métaux,
«Pourquoi emploient-ils un langage si en fin de compte, les avait purifiés eux-difficile à comprendre?» demanda-t-il un mêmes. »
soir à l'Anglais.
Le jeune homme se souvint alors du Il remarqua d'ailleurs, à cette occasion, Marchand de Cristaux. Celui-ci avait dit que celui-ci avait l'air d'assez mauvaise que c'avait été une bonne chose que de humeur, comme si ses livres lui man-nettoyer ses vases de cristal, car ainsi tous quaient.
deux se trouvaient également libérés des
«C'est pour n'être compris que de ceux-mauvaises pensées. Il se persuadait de là seulement qui sont assez responsables plus en plus que l'Alchimie devait pouvoir pour pouvoir comprendre, répondit son s'apprendre dans la vie quotidienne.
interlocuteur. Imaginez un peu que tout le
«De plus, reprit l'Anglais, la Pierre Phi-monde se mette à transformer le plomb en losophale possède une propriété tout à fait or. Au bout de très peu de temps, l'or ne extraordinaire. Il suffit d'un tout petit frag-vaudrait plus rien. Seuls les esprits opiment pour transformer de grandes quanti-niâtres, les chercheurs acharnés, peuvent tés de vil métal en or. »
arriver à réaliser le Grand Œuvre. Voilà
A partir de là, l'intérêt du jeune homme pourquoi je me trouve au milieu de ce pour l'Alchimie devint encore plus grand. Il désert. C'est précisément pour rencon-pensait qu'avec un peu de patience, il pour-trer un véritable alchimiste, qui m'aide à
rait tout transformer en or. Il lut la biogra-déchiffrer les codes.
phie de divers personnages qui y étaient
— A quelle époque ont été écrits ces parvenus: Helvétius, Elie, Fulcanelli, livres ? demanda le jeune garçon.
Geber. C'étaient des histoires fascinantes :
— Il y a plusieurs siècles.
tous vivaient jusqu'au bout leur Légende
— En ce temps-là, l'imprimerie n'exis-Personnelle. Ils voyageaient, rencontraient tait pas encore. Il n'était guère possible des savants, faisaient des miracles sous les que tout le monde parvînt à la connais-yeux des incrédules, détenaient la Pierre sance de l'Alchimie. Alors, pourquoi ce Philosophale et l'Elixir de Longue Vie.
langage si étrange, et toutes ces figures ? »
Mais quand il voulait apprendre à son Malgré cette insistance, l'Anglais ne tour de quelle façon parachever le Grand répondit pas à la question. Il dit que 112
113
depuis plusieurs jours il observait attentivement la caravane et qu'il n'avait rien découvert de nouveau. Il n'avait remarqué
qu'une chose : c'était qu'on parlait de plus en plus de la guerre.
Un beau jour, le jeune homme rendit ses livres à l'Anglais.
«Eh bien, avez-vous beaucoup appris?
demanda celui-ci, avec une curiosité im-patiente. Il avait besoin de quelqu'un avec qui bavarder pour oublier la crainte de la guerre.
— J'ai appris que le monde possède une Ame, et celui qui pourra comprendre cette âme comprendra le langage des choses.
J'ai appris que de nombreux alchimistes ont vécu leur Légende Personnelle et qu'ils ont fini par découvrir l'Ame du Monde, la Pierre Philosophale, l'Elixir de Longue Vie.
«Mais j'ai appris, surtout, que ces choses sont si simples qu'elles peuvent être gravées sur une émeraude. »
L'Anglais fut déçu. Les années d'étude, les symboles magiques, les mots difficiles à
comprendre, les appareils de laboratoire, rien de tout cela n'avait impressionné le jeune garçon. «Il doit avoir une âme trop fruste pour saisir ces choses-là», en vint-il à se dire.
115
Il prit ses livres et les remit dans les sacoches accrochées à la selle du chameau.
« Retournez à votre caravane, dit-il. Elle non plus ne m'a pas appris grand-chose. »
Le jeune homme se remit à contempler l'immensité silencieuse du désert et le sable que les animaux soulevaient en mar-chant. «A chacun sa manière d'apprendre, se répétait-il in petto. Sa manière à lui n'est pas la mienne, et ma manière n'est Désormais, la caravane cheminait de pas la sienne. Mais nous sommes l'un et jour comme de nuit. A tout instant appal'autre à la recherche de notre Légende raissaient les messagers au visage voilé, et Personnelle, et c'est pourquoi je le res-le chamelier, qui était devenu l'ami du pecte. »
jeune homme, expliqua que la guerre des clans avait commencé. On aurait de la chance si on réussissait à arriver à l'Oasis.
Les animaux étaient épuisés, et les hommes de plus en plus silencieux. Le silence était plus impressionnant la nuit, lorsqu'un chameau qui blatérait (et qui n'était auparavant qu'un chameau qui blatérait) faisait maintenant peur à tout le monde : ce pouvait être le signe d'une attaque.
Pourtant, le chamelier ne semblait pas s'émouvoir outre mesure de la menace de guerre.
«Je suis vivant», dit-il au jeune homme, tout en mangeant une poignée de dattes, dans la nuit sans lune et sans feux de camp. « Et pendant que je mange, je ne fais rien d'autre que manger. Quand je marcherai, je marcherai, c'est tout. Et s'il faut un jour me battre, n'importe quel jour en 117
vaut un autre pour mourir. Parce que je ne vis ni dans mon passé ni dans mon avenir. Je n'ai que le présent, et c'est lui seul qui m'intéresse. Si tu peux demeurer toujours dans le présent, alors tu seras un homme heureux. Tu comprendras que dans le désert il y a de la vie, que le ciel a des étoiles, et que les guerriers se battent parce que c'est là quelque chose d'inhé-rent à la vie humaine. La vie alors sera une fête, un grand festival, parce qu'elle est Il ouvrit les yeux alors que le soleil com-toujours le moment que nous sommes en mençait à surgir à l'horizon. Devant lui, là
train de vivre, et cela seulement. »
où avaient brillé les petites étoiles pendant la nuit, s'allongeait une interminable file Deux nuits plus tard, alors qu'il était sur de palmiers dattiers qui occupait toute le point de s'endormir, le jeune homme l'étendue du désert.
regarda vers l'astre qui indiquait la direc-
«Nous y sommes arrivés!» s'exclama tion dans laquelle ils marchaient. Il lui l'Anglais, qui venait lui aussi de se réveil-sembla que l'horizon était un peu plus bas, ler.
car il y avait au-dessus du désert des cen-Le jeune homme, cependant, resta muet.
taines d'étoiles.
Il avait appris le silence du désert, et se
« C'est l'Oasis, lui dit le chamelier.
contentait de regarder les palmiers en face
— Alors, pourquoi n'y allons-nous pas de lui. Il avait encore un long chemin à
tout de suite ?
parcourir pour arriver jusqu'aux Pyra-
— Parce que nous avons besoin de dor-mides; et ce matin-là, un jour, ne serait mir. »
plus pour lui qu'un souvenir. Mais maintenant c'était le moment présent, la fête dont avait parlé le chamelier, et il essayait de vivre ce moment avec les leçons de son passé et les rêves de son futur. Un jour, cette vision de milliers de palmiers ne serait plus qu'un souvenir. Mais, en cet instant, elle signifiait pour lui l'ombre, l'eau, et un refuge devant la guerre. De la 119
même façon qu'un chameau qui blatérait pouvait se transformer en signal de danger, de même une file de palmiers pouvait représenter un miracle.
«Le monde parle plus d'un langage», pensa-t-il.
«Quand la marche du temps s'accélère, les caravanes aussi se hâtent», pensa l'Alchimiste, en voyant arriver dans l'Oasis des centaines de personnes et d'animaux.
Les habitants se précipitaient en criant à
la rencontre des nouveaux venus, la poussière soulevée masquait le soleil du désert, et les enfants sautaient d'excitation à la vue des étrangers. L'Alchimiste observa que les chefs de tribus se rassemblaient pour rejoindre le Chef de la Caravane et qu'ils tenaient ensemble un long conciliabule.
Mais rien de tout cela n'intéressait l'Alchimiste. Il avait déjà pu voir des quantités de gens arriver et repartir, cependant que l'Oasis et le désert demeuraient immuables. Il avait vu des rois et des men-diants fouler ces étendues de sable qui changeaient de forme sous l'action du vent, mais qui étaient toujours celles-là
mêmes qu'il avait connues quand il était enfant. Malgré tout, il ne parvenait pas à
maîtriser au fond de son cœur un peu de 121
cette allégresse que ressentait tout voyageur quand, après la terre jaune et le ciel d'azur, le vert des palmiers dattiers apparaissait devant ses yeux.
« Peut-être Dieu a-t-il créé le désert pour que l'homme puisse se réjouir à la vue des palmiers », pensa-t-il.
Il résolut alors de se concentrer sur des questions d'ordre plus pratique. Il savait qu'avec cette caravane arrivait l'homme à
qui il devait enseigner une partie de ses Les nouveaux arrivants furent amenés secrets. Les signes l'en avaient informé. Il immédiatement en présence des chefs trine connaissait pas encore cet homme, baux de Fayoum. Le jeune homme avait mais ses yeux expérimentés le reconnaî-du mal à en croire ses yeux : au lieu d'un traient à l'instant où il le verrait. Il espé-puits entouré de quelques palmiers (selon rait que ce serait quelqu'un d'aussi doué
la description qu'il avait lue une fois dans que son disciple précédent.
un livre d'histoire), il s'apercevait que
«Je ne sais pourquoi ces choses doivent l'Oasis était beaucoup plus grande que absolument se transmettre de bouche à
bien des villages d'Espagne. Elle com-oreille », songeait-il. Ce n'était pas exacte-prenait trois cents puits, cinquante mille ment parce qu'il s'agissait de véritables dattiers, et un grand nombre de tentes secrets : Dieu révélait libéralement Ses de couleur disséminées au milieu des pal-secrets à toutes les créatures.
miers.
Il ne voyait à cela qu'une explication:
« On croirait les Mille et Une Nuits », dit ces choses devaient se transmettre de cette l'Anglais, impatient de rencontrer au plus manière parce qu'elles étaient sans doute tôt l'Alchimiste.
faites de Vie Pure, et ce type de vie est bien Ils furent aussitôt entourés d'enfants, difficile à capter sous forme de peintures qui regardaient avec curiosité les mon-ou par les paroles.
tures, les chameaux, les gens qui arri-Car les gens cèdent à la fascination des vaient. Les hommes voulaient savoir s'ils tableaux et des mots et, pour finir, ils avaient aperçu les signes d'une bataille, et oublient le Langage du Monde.