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Première Partie: L’enfant Du Mystère

CHAPITRE PREMIER LA SURPRISE DU CARDINAL

À l’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire au début du printemps de l’année 1637, le cardinal de Richelieu avait atteint l’apogée de sa puissance.

Déjà gravement atteint par la maladie qui devait quelques années plus tard le conduire au tombeau, on eût dit qu’il n’avait plus qu’à se reposer sur ses lauriers encore rouges du sang des victimes qu’il avait cru devoir immoler pour le triomphe de ses idées et de sa cause.

Il n’en était rien. Jamais encore le grand cardinal n’avait déployé, mais en secret cette fois, une activité plus fébrile; car jamais encore, peut-être, aucun problème aussi troublant ne s’était posé à son esprit, sous la forme de cette question:

– Que va devenir la couronne de France?

La reine Anne d’Autriche, en effet, n’avait pas encore donné d’héritier à la couronne. Or les médecins avaient déclaré qu’elle n’était point stérile et qu’elle était, au contraire, capable d’avoir de beaux et nombreux enfants.

C’était donc le roi, qu’il fallait rendre responsable de cette non-paternité qui préoccupait si vivement l’homme rouge, tant il redoutait, faute d’héritier direct de la couronne, de voir son ennemi le plus acharné, Gaston d’Orléans, succéder à son frère.

Richelieu avait beau imaginer les projets les plus divers, il ne trouvait aucune solution à un état de choses qui ne pouvait que se résoudre par sa propre perte, et par la ruine de toute sa politique.

Ce jour-là, Richelieu, suivant son habitude, se promenait, après son frugal repas de midi, dans les splendides jardins de sa résidence de Rueil située à deux lieues environ de Paris.

Toujours escorté de ses gardes, car, depuis qu’il avait failli, un soir, sur la route de Saint-Germain, être enlevé de vive force par un groupe de cavaliers masqués, Richelieu, même dans son parc, ne sortait jamais sans escorte, tant il craignait un nouveau coup de force de la part d’adversaires qui n’avaient point désarmé. Ses gardes le suivaient à une distance respectueuse, mais suffisante pour qu’ils pussent l’entourer à la moindre alerte.

Après s’être assis quelques instants sur un banc, à l’ombre de grands tilleuls qui étendaient au-dessus de son front l’ombre de leurs larges feuilles, vêtu comme toujours de son camail rouge, sur lequel tranchait la blancheur d’un large col en dentelles fermé par deux glands d’or et le bleu moiré du large ruban de la croix du Saint-Esprit, coiffé de la barrette, d’où s’échappaient ses longs cheveux grisonnants, le cardinal se leva pour continuer sa promenade méditative.

Il s’arrêta tout à coup et dit au capitaine de ses gardes, un reître au visage balafré, abrité par un large chapeau de feutre orné d’une immense plume rouge:

– Quel est ce gentilhomme qui s’avance là-bas?

– Éminence, c’est M. de Durbec.

– C’est juste! fit le cardinal, je ne l’avais pas reconnu. Décidément, ma vue baisse…

Et il soupira:

– Qu’il est donc pénible de vieillir, quand on aurait encore tant besoin de sa jeunesse!

M. de Durbec, gentilhomme de mise fort élégante, au profil aristocratique, au regard tout brûlant d’une flamme qui n’exprimait pas la bonté, s’immobilisa à quelques pas du cardinal et, s’inclinant devant le maître, il attendit que celui-ci lui donnât l’ordre d’approcher.

Richelieu le toisa un instant, comme s’il éprouvait envers ce personnage une méfiance doublée d’un certain mépris. Enfin, il l’invita de la main à s’avancer vers lui.

M. de Durbec obéit; il allait adresser au cardinal un nouveau salut, quand celui-ci, d’un ton impérieux, lui dit:

– Sans doute, monsieur, pour vous être permis d’interrompre ma promenade, m’apportez-vous d’importantes nouvelles?

– Oui, Éminence! Des nouvelles que je ne puis communiquer à nul autre.

Le ministre secoua la tête et dit à son interlocuteur:

– Soit! monsieur! suivez-moi.

Il se dirigea vers un petit pavillon, au centre d’une pelouse fleurie. Il poussa une porte qui donnait accès à une pièce octogonale pauvrement décorée et uniquement meublée d’une table, d’un grand fauteuil et de quelques sièges.

Le cardinal fit passer devant lui M. de Durbec. Tandis que les gardes de son escorte entouraient le pavillon, Richelieu, refermant la porte, prit place dans le fauteuil et dit:

– Maintenant, monsieur, parlez!

– Éminence, conformément à la mission que vous m’aviez donnée de surveiller discrètement Sa Majesté la reine, j’ai établi autour du couvent du Val-de-Grâce, où Sa Majesté vient de se rendre pour y faire une retraite de plusieurs semaines, tout un réseau d’informateurs par lequel je viens d’apprendre que Sa Majesté ne se trouvait plus dans ce couvent.

Malgré toute sa maîtrise de lui-même, Richelieu ne put réprimer un tressaillement.

– Sa Majesté n’est plus au Val-de-Grâce?

– Non, Éminence, elle en est partie depuis plusieurs jours avec la complicité de la mère abbesse qui, dans toute cette affaire, a joué un rôle des plus suspects.

D’un geste nerveux, Richelieu coupa la parole à M. de Durbec.

– Avez-vous pu connaître l’endroit où s’était retirée la reine?

– Oui, Éminence! Dans une gentilhommière qui se trouve à un quart de lieue du château de Chevreuse.

– Avez-vous pu découvrir le motif de cette fugue?

– Oui, Éminence! Sa Majesté est sur le point de devenir mère.

La foudre fût tombée aux pieds du cardinal qu’elle n’eût sans doute pas produit sur lui un effet aussi impressionnant.

D’un bond, il se leva et, les mains crispées sur les bras de son fauteuil, il s’exclama:

– Que me dites-vous là?

– La vérité, Éminence.

Richelieu, qui devait avoir de bonnes raisons pour ne point mettre en doute la parole de son interlocuteur, reprit, comme s’il se parlait à lui-même:

– Il me paraît invraisemblable que depuis si longtemps la reine ait pu dissimuler sa grossesse aux yeux de tous… Je sais bien que, depuis quelque temps, elle se plaignait d’être malade et qu’elle évitait de paraître à toutes les réceptions de la Cour…

» Enfin, monsieur Durbec, continuez votre surveillance, tenez-moi au courant de tout ce qui se passera, tâchez de connaître les intentions de la reine au sujet de cet enfant mystérieux, et faites en sorte de savoir, dès qu’il sera venu au monde, à qui on l’aura confié et à quel endroit on l’aura conduit.

» Je n’ajouterai qu’un mot: vous êtes dépositaire, monsieur de Durbec, d’un des plus graves secrets qui aient jamais existé. Votre tête répond de votre silence.

– Votre Éminence peut compter entièrement sur moi. D’ailleurs, elle m’a mis assez souvent à l’épreuve pour qu’elle soit tranquille à ce sujet.

Richelieu regarda son émissaire s’éloigner et, lourdement, comme accablé, se laissa retomber sur son fauteuil.

De qui peut bien être cet enfant se demandait-il. Pour que la reine s’en aille accoucher aussi clandestinement, avec la complicité certaine de son amie la duchesse de Chevreuse, il faut qu’il lui soit impossible de faire accepter au roi la paternité de ce rejeton qui ne peut donc être que le fruit d’un adultère. Cherchons quel peut bien en être le père.

Le front du cardinal se plissa. Dans ses yeux flamba une lueur étrange; un sourire indéfinissable entrouvrit ses lèvres minces et décolorées, puis un nom lui échappa:

– Mazarin!

Quel était donc cet homme sur lequel venait de se fixer la conviction du grand ministre?

C’était un jeune Italien, très souple, très fin, fort élégant cavalier, à la voix chaude, insinuante, à l’esprit endiablé, à l’intelligence remarquable, que Richelieu avait remarqué quelque temps auparavant parmi les seigneurs étrangers qui réussissaient, grâce à leur adresse, à se faufiler en si grand nombre à la Cour de France.

Tout d’abord, il signore Mazarini n’avait guère plu au cardinal. Il trouvait qu’il se vantait un peu trop bruyamment de prouesses qu’il avait soi-disant accomplies en Italie, ainsi que des services plus ou moins illusoires que, dans ce pays, il avait rendus à la France. Richelieu avait d’abord eu l’impression que ce Mazarin n’était qu’un aventurier banal, capable de beaucoup plus de bruit que de besogne.

L’Italien ne s’était point tenu pour battu, car il était d’une opiniâtreté rare. Diplomate dans le fond de l’âme, il se dit qu’il ne pourrait rien s’il ne conquérait les bonnes grâces du cardinal. Il s’y employa de son mieux, évitant les moyens trop directs, prenant des chemins détournés, rendant çà et là de menus services, faisant parvenir à celui dont il faisait le siège des renseignements qui, sous leurs apparences insignifiantes, n’en étaient pas moins d’une qualité et d’une importance rares, si bien que Richelieu l’attacha à ses services, dans lesquels il ne tarda pas à se distinguer avec la discrétion, l’habileté, le doigté d’un véritable prestidigitateur de la politique.

Richelieu ne tarda point à s’apercevoir que Mazarin avait produit sur la reine Anne d’Autriche une impression considérable. N’ignorant point que la reine, si outrageusement délaissée par le roi Louis XIII, était au fond une grande amoureuse, l’homme rouge s’était vite persuadé qu’Anne d’Autriche était amoureuse du jeune Italien et, pour des motifs demeurés obscurs, au lieu de chercher à briser cette galante intrigue, l’avait favorisée, non point en l’encourageant d’une façon directe qui n’eût point manqué d’être choquante, mais en rendant chaque jour de plus en plus importante la situation qu’il avait faite à Mazarin auprès de lui.

Il n’avait pourtant pas prévu que cette liaison, qui lui permettait de se tenir au courant de tout ce qui se disait chez la reine, aboutirait au résultat que l’on venait de lui annoncer.

Maintenant que son premier mouvement de surprise était passé, il semblait non point s’en affliger, mais, au contraire, on eût dit qu’il s’en réjouissait intérieurement.

En effet, depuis longtemps, ses yeux n’avaient pas exprimé de satisfaction aussi vive; ses traits tirés se détendaient et, chose qui ne lui était pas arrivée depuis déjà plusieurs années, il se mit à frotter l’une contre l’autre les paumes de ses mains longues et soignées.

– Allons, murmura-t-il, je crois que ce faquin de Mazarini est décidément appelé à jouer un rôle dans l’histoire de la France!

CHAPITRE II LE CHEVALIER GASCON

Le même jour, vers sept heures du soir, la salle principale de l’hostellerie du Plat d’Étain, située au cœur du charmant village de Dampierre, était remplie d’une foule de voyageurs qui s’apprêtaient à faire honneur à la cuisine de maître Eustache Collin, dont la renommée s’était répandue à plusieurs lieues à la ronde.

Devant une cheminée dans laquelle flambait un grand feu de bois, maître Collin, énorme gaillard coiffé d’un bonnet blanc qui touchait presque au plafond, une louche à la main, imposant et quasi sacerdotal, surveillait les volailles dodues et déjà à moitié dorées qui rôtissaient au rythme régulier d’un colossal tournebroche.

Sa femme, dame Jeanne, encore plus corpulente que lui, s’agitait, suant, soufflant, et s’évertuant à placer de son mieux ses chalands qui, en attendant les meilleurs morceaux, se disputaient les meilleures places!

Tout son monde étant casé, elle se dirigeait vers son comptoir, afin d’y lamper le verre de vin clairet qu’elle avait si bien mérité, lorsqu’une voix juvénile s’éleva sur le seuil, claironnant avec un accent gascon plein de bonne humeur:

– Bonsoir, tout le monde!

Tous les yeux se dirigèrent vers le nouvel arrivant. C’était un beau garçon de vingt-cinq ans à peine, à la figure à la fois souriante et énergique, à la bouche bien dessinée sous une petite moustache, au menton volontaire que marquait à peine la virgule d’une barbichette. Ses yeux pétillants de malice, sans la moindre méchanceté, provoquaient immédiatement la sympathie, tant ils n’exprimaient qu’un désir de plaire à chacune et d’être bien avec tous.

Dame Jeanne répondit d’un ton cordial:

– Bonsoir, monsieur le cavalier.

Le nouvel arrivant, qui avait dû laisser sa monture à l’écurie, était botté, éperonné, son costume, formé d’un justaucorps, s’ouvrait sur une chemise en toile écrue. Son pantalon, serré à la taille par un ceinturon auquel était attachée une solide rapière, était d’un gris uniforme qu’il devait beaucoup plus à la poussière des chemins qu’à sa couleur naturelle.

La plantureuse hôtelière était beaucoup trop altérée pour pousser plus loin les politesses préliminaires, et elle continua à se diriger vers la bouteille, objet de ses légitimes désirs, ce qui ne parut nullement offusquer le beau jeune homme. Pénétrant dans la salle, il promena autour de lui un regard circulaire, cherchant un coin où il pourrait bien s’asseoir.

Comme il n’en trouvait point, il s’approcha d’un jeune gentilhomme de mise élégante, qui occupait seul une petite table placée près d’une fenêtre.

– Monsieur, fit le cavalier, se découvrant avec politesse, serais-je indiscret en vous demandant de bien vouloir me permettre de m’asseoir en face de vous?

D’un air hautain, le gentilhomme répliquait:

– Je ne vous connais point, monsieur!

– Souffrez que je me présente: chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.

Froidement, et répondant à peine au salut de son interlocuteur, l’homme interpellé ripostait avec un léger accent italien:

– Comte Julio Capeloni, de Florence.

– Un beau pays, déclarait Gaëtan, de plus en plus aimable. Je n’y suis jamais allé, mais j’ai ouï-dire par mon aïeul paternel, qui y avait quelque peu guerroyé, que Florence était une des plus belles villes du monde.

Ce compliment parut impressionner favorablement Capeloni, car il reprit:

– Moins belle que votre Paris, monsieur le chevalier, puisqu’il sait si bien attirer à lui les habitants des pays les plus reculés du monde.

– Monsieur le comte, reprenait Castel-Rajac, je crois qu’après cet échange de politesses, nous sommes destinés à nous entendre le mieux du monde. Voilà pourquoi je me permets de vous renouveler la demande que je viens d’avoir l’honneur de vous adresser… Voulez-vous m’accepter comme voisin de table? Vous m’obligeriez infiniment, car je viens de faire vingt lieues à francs étriers… Je meurs de faim, je crève de soif, et cela doit suffire pour que vous ayez pitié de moi.

Gagné par l’entrain du jeune Gascon qui semblait incarner si richement toutes les qualités de sa race, Capeloni, d’un geste gracieux, l’invita à s’asseoir en face de lui.

Et, frappant sur la table, il lança sur le ton d’un familier de la maison:

– Hé là! dame Jeanne, il vous arrive de province un jeune loup qui a les dents longues. Il s’agit de le rassasier au plus vite car, sans cela, il est capable de vous dévorer toute crue…

Dame Jeanne, qui avait eu le temps d’avaler non pas un, mais trois verres de vin, s’approcha aussitôt de son hôte, qui devait être un client important, car, tout de suite, elle dit avec un empressement qui n’était pas précisément dans ses habitudes:

– Que faut-il servir à ce monsieur?

Immédiatement, Castel-Rajac répliquait:

– Tout ce que vous avez de meilleur.

Et, frappant sur sa ceinture, il ajouta:

– J’ai de quoi vous régler la dépense. Je viens de faire un héritage… celui d’un oncle qui m’a laissé… cent pistoles.

Rassurée, dame Jeanne s’en fut aussitôt donner ses ordres à l’une des jeunes servantes chargées de répartir la boisson et les vivres entre tous ces ventres affamés qu’il s’agissait de satisfaire. Moins de trois minutes après, devant un verre rempli d’un petit vouvray clair comme un rayon de soleil, Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac attaquait vigoureusement une énorme tranche de pâté en croûte.

L’Italien, qui en était déjà à la moitié de son repas, regardait le Gascon dévorer avec une expression de sympathie évidente.

– Alors, mon cher chevalier, fit-il au bout d’un instant, vous êtes venu uniquement à Paris dans le but d’y faire ripaille?

– Oui et non! éluda le jeune homme.

– Cela m’étonnait aussi qu’un gentilhomme de votre allure s’amusât à faire plus de cent cinquante lieues à cheval pour venir y manger et y boire quelques dizaines de pistoles!

– Mordious, vous avez raison! approuvait l’excellent Gaëtan, qui vida d’un trait son verre de vin.

Le comte le remplit aussitôt et, élevant le sien, qu’il n’avait pas encore approché de ses lèvres, il dit:

– Chevalier, buvons à nos amours!

– Aux vôtres! rectifia Gaëtan.

– Aux vôtres aussi, insista son voisin de table.

Avec une naïveté non feinte, le jeune cavalier s’exclamait:

– Ah ça! comment avez-vous deviné que j’étais amoureux?

– D’abord parce qu’à votre âge, et avec votre tournure, on l’est toujours.

– À mon âge, oui, mais… quant à ma tournure… je crois que, mon cher comte, vous me flattez un peu trop… Je ne suis qu’un gentilhomme campagnard qui, jusqu’alors, ayant toujours vécu au fond de sa province, ignore les grandes manières de la Cour et surtout l’art de parler aux femmes.

– Je suis sûr, au contraire, protestait l’Italien, que vous ne comptez plus vos succès!

– Là-bas, dans mon pays, auprès d’Agen, je reconnais que j’ai remporté quelques avantages…

– Et vous voulez augmenter, ou plutôt couronner la série de vos exploits en ajoutant à vos conquêtes de terroir celle d’une jolie Parisienne!

Toujours avec la même franchise, Gaëtan répliquait:

– C’est déjà fait, mon cher comte!

– Cela ne m’étonne pas. En amour comme en amitié, je vous crois capable de toutes les prouesses.

Et, tout en posant son coude sur la table et en remplissant pour la troisième fois le verre du beau Gascon, il ajouta:

– Racontez-moi l’histoire de cette conquête.

– Oh! après tout, faisait Castel-Rajac, je puis bien le faire sans manquer aux lois de l’honneur, car, quand bien même le voudrais-je, il me serait impossible de vous révéler le nom de celle qui, pendant huit jours, m’a rendu le plus heureux des hommes.

L’Italien, qui semblait de plus en plus intéressé, conclut:

– L’aventure devient de plus en plus piquante, et j’ai hâte d’en connaître la suite.

Et, tout en mangeant, car Gaëtan-Nompar-Francequin méritait ce nom de loup affamé que lui avait donné son compagnon de souper, il reprit sur un ton de bonne humeur et de franchise:

– Quelques mots d’abord sur moi. Oh! ce ne sera pas long, car je suis de ceux qui, à vingt-cinq ans, n’ont pas de bien longues histoires à conter. Je suis le fils unique du baron de Castel-Rajac, ancien page, puis écuyer de Sa Majesté Henri IV, et qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Son Éminence le cardinal Richelieu, vit retiré dans son manoir, si tant est qu’on puisse appeler ainsi la pauvre maison à moitié en ruine qui, avec trois maigres fermes, quelques vignes, un étang et un bois de cinquante arpents constitue tout son patrimoine, destiné à devenir le mien, le plus tard possible, si Dieu daigne le vouloir!

» Ma mère passe son temps à s’occuper des soins de la maison, à prier dans l’église du village, à visiter les malheureux et à les soulager de ses soins les plus touchants, en même temps que de ses maigres aumônes. C’est donc vous dire que j’ai été élevé devant un horizon beaucoup trop étroit pour être tourmenté par des ambitions très vives.

» Dans mon enfance, cependant, émerveillé par les récits de mon aïeul, de mon père et de leurs compagnons d’armes, je rêvais d’être à mon tour soldat, officier, et de me battre pour accomplir, moi aussi, de vaillantes prouesses. J’avais, tout jeune, appris à monter à cheval avec un ancien écuyer du brave Crillon, et les armes avec un vieux maître qui vivait retiré dans notre pays et se targuait, à juste titre, d’avoir appris l’art de tuer son prochain aux plus illustres capitaines de ce temps. C’est ainsi que je devins un cavalier assez solide et un escrimeur, ma foi, tout aussi bon qu’un autre.

» Lorsque, ayant atteint ma dix-septième année, je fis part à mes parents de mon projet de m’enrôler dans les armées de Sa Majesté, mon père s’y opposa, sous prétexte que, n’ayant aucune protection à la Cour, quelle que fût ma valeur, je risquais fort de végéter dans les grades subalternes.

» Peut-être aurais-je passé outre à la volonté paternelle, mais je ne pus résister aux larmes de ma mère, qui m’adjura si tendrement de renoncer à mon projet, que je lui cédai et que je restai au pays, me contentant de guerroyer contre les chevreuils, les cerfs, les sangliers et les loups.

» Je vécus ainsi, non dans la joie, mais sans ennui, dépensant mes forces en courses, en galopades, en exercices de toutes sortes, jusqu’au jour où, sur la grande route d’Agen, j’eus l’occasion, une nuit, de dispenser un coup d’épée à trois ou quatre vauriens – je ne sais combien au juste – qui avaient eu l’audacieuse insolence de s’attaquer à un carrosse dans lequel se trouvait une jolie voyageuse évanouie.

– Voici le roman qui commence, souligna l’Italien.

Castel-Rajac, qui avait profité de cette interruption pour vider un nouveau verre de vin, reprenait:

– En effet! Et quel roman! Le cocher et les laquais de ma belle inconnue, qui avaient tous été plus ou moins blessés au cours d’une rencontre où ils ne paraissaient point avoir déployé des prodiges de valeur, se lamentaient, incapables de porter secours à leur maîtresse. Je me précipitai vers elle et je me demandais comment j’allais bien m’y prendre pour la ramener à la vie, lorsque ses yeux s’ouvrirent! Mordious! quels yeux!… à faire damner un évêque! Me prenant sans doute pour l’un de ses agresseurs, elle me supplia, d’une voix que j’entendrai toujours:

» – Faites de moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi la vie!

» – Madame, répondis-je à l’adorable créature, que sa frayeur rendait encore plus aguichante, croyez que je n’ai nullement l’intention d’abréger vos jours; je ne demande, au contraire, qu’à vous servir. Je suis le chevalier de Castel-Rajac; je dépose à vos pieds l’hommage de mon respect et de mon dévouement le plus absolu.

» La voyageuse, visiblement rassurée par ces paroles, répliqua:

» – Monsieur, je vous sais gré de votre attitude si courageuse. Je tiens donc à vous en exprimer tout de suite ma reconnaissance. Et puisque vous me l’offrez si galamment, puis-je vous demander de rallier mes gens et de me conduire jusqu’au village le plus rapproché, où je pourrai trouver un gîte?

» Je ne pouvais qu’acquiescer à une telle requête.

» Je ne vous cacherai pas, mon cher comte, que j’étais déjà follement amoureux de mon exquise inconnue. Je fis donc ce qu’elle me demandait. Je ravivai le courage de ses serviteurs, je convainquis le cocher de reprendre ses chevaux en mains et les deux laquais de regagner leur place à l’arrière du carrosse, et, sautant en selle, je conduisis sans encombre mon adorable voyageuse jusqu’au village de Saint-Marcelin, situé à une demi-lieue de là, où il y avait une hostellerie qui, sans être aussi accueillante que celle-ci, n’en offrait pas moins un gîte convenable.

» Je réveillai les tenanciers que je connaissais, et qui s’empressèrent de mettre leur meilleure chambre à la disposition de la jeune femme dont la richesse de l’équipage ne pouvait que favorablement disposer les patrons du Faisan d’Or.

» Je l’aidai à descendre de carrosse. Lorsqu’elle posa sa main sur mon poignet, je sentis comme un frisson me parcourir. Alors, elle me regarda. J’en fus comme étourdi, grisé, car il venait d’allumer en moi un incendie aussi subit que dévorant et, dans un geste spontané et respectueux, je lui saisis la taille et l’attirai vers moi.

» À peine avais-je esquissé ce mouvement que je le regrettai: car j’étais persuadé que j’allais être repoussé; mais il n’en fut rien… Elle me sourit, au contraire. Ah! mordious! ce sourire… Il acheva de m’affoler à un tel point que ma bouche s’approcha de la sienne et que nos lèvres s’unirent!

» Je dois dire, d’ailleurs, mon cher comte, quitte à passer pour un fat, que la charmante femme ne fit rien pour éviter ce baiser.

» Une minute après, je pénétrai avec elle dans l’hostellerie, et au moment où elle mettait le pied sur la première marche de l’escalier qui conduisait à sa chambre, elle se tourna vers moi et me dit à voix basse:

» – Allez m’attendre sous ma fenêtre, allez!

» Je crus que je rêvais. Il n’en était rien car, ayant obéi et m’étant rendu devant l’hostellerie, je n’attendis pas plus de cinq minutes pour voir, à la hauteur du premier étage, au-dessus d’une porte encadrée de pilastres, une baie vitrée s’ouvrir lentement et laisser apparaître, dans un rayon de lune, la tête blonde de mon inconnue.

» Elle se livra à une pantomime qui signifiait clairement: «Tâchez de venir me rejoindre sans que personne s’en aperçoive.» Ce soir-là, je me sentais de taille à escalader les murailles les plus hautes. Aussi, fût-ce pour moi un jeu d’enfant de grimper le long d’un des pilastres jusqu’à la baie derrière laquelle le bonheur semblait m’être promis.

» Mes prévisions se réalisèrent bien au-delà de mes espérances!

» Quelle était cette femme, me demandez-vous, n’est-ce pas? Je ne saurais vous le dire, car non seulement elle refusa de me révéler son nom, mais elle me fit jurer de ne pas interroger ses serviteurs à ce sujet et de respecter son incognito.

» Nous dûmes nous séparer quand le soleil se leva. Je repartis par le même chemin et je rentrai chez moi, ravi de cette aventure à laquelle, cependant, je n’attachais pas une excessive importance. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle avait pris une place tellement importante dans ma vie, qu’elle allait la bouleverser de fond en comble.

» En effet, mon entrevue avec la mystérieuse femme avait laissé en moi une empreinte telle que, désormais, je ne rêvais plus qu’à elle, si bien que je tombai dans un état d’ennui et bientôt de chagrin tel que ma mère, sans se douter de la raison pour laquelle je me morfondais et dépérissais ainsi, fut la première à me conseiller de partir en voyage, afin de me distraire et de retrouver cette gaieté qui, ainsi qu’elle me le disait, mettait du soleil partout où je passais.»

L’Italien, qui semblait de plus en plus intéressé par l’histoire que le jeune Gascon narrait avec son impétuosité habituelle, demanda:

– Sans doute avez-vous cherché à retrouver la trace de votre belle inconnue?

– Parbleu! Si je lui avais promis sur l’honneur de ne point interroger ses gens, je n’avais point juré de me montrer aussi discret envers les hôteliers. Dès le lendemain, je me rendais à Saint-Marcelin, et j’interrogeai la patronne du Faisan d’Or, qui me déclara qu’à certains propos qu’elle avait surpris entre le cocher et l’un des laquais, leur maîtresse devait être une très grande dame de la Cour, qui, exilée par le cardinal de Richelieu, voyageait en nos lointaines provinces afin de tuer le temps, ou… pour tout autre motif!

» Ces renseignements ne suffirent point à ma curiosité, et je me mis à battre les environs et à m’informer de toute part.

» J’appris alors, monsieur le comte, la chose la plus extraordinaire, la plus inouïe, la plus invraisemblable… Ça, par exemple, je ne vous le dirai jamais.

– Et si je vous le disais, moi? dit assez énigmatiquement l’Italien.

– Ah ça! vous êtes donc sorcier?

– Et qui sait?

– Voyons un peu!

Se rapprochant de son interlocuteur et baissant discrètement la voix, Capeloni murmura:

– Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse!

Gaëtan eut un sursaut, qui était un aveu. Et, littéralement ahuri, il reprit, avec un accent de savoureuse candeur:

– Ça, par exemple, je me demande comment vous avez pu…?

Puis, se reprochant déjà d’en avoir trop dit, il voulut protester:

– Vous vous trompez, mon cher comte, ce n’est point…

D’un geste amical, l’Italien l’interrompit, tout en disant:

– Que diriez-vous si je vous conduisais près d’elle?

Cette fois, entièrement désarmé, Castel-Rajac balbutia:

– Vous vous moquez de moi…

– Nullement, mon cher chevalier. Vous m’inspirez, au contraire, une très vive sympathie, et je vous rendrai d’autant plus volontiers le service de vous conduire près de la dame de vos pensées que je sais pertinemment que votre présence ne lui sera nullement désagréable.

– Comment, elle vous a dit!…

– Rien, mais je sais, par une mienne amie à laquelle elle ne cache rien, qu’elle a gardé de son aventure à l’hostellerie du Faisan d’Or un souvenir des plus agréables.

– Ah! mon cher comte, s’écria Gaëtan, débordant d’enthousiasme, béni soit le ciel qui m’a fait vous rencontrer dans cette maison! Sans vous, je crois que je n’eusse jamais osé aborder de front celle à qui, depuis près d’un an, je ne cesse de penser nuit et jour, à un tel point que, dès que j’ai su qu’elle était revenue dans ce pays, je n’ai eu de cesse de la revoir! Et vous dites que vous pourriez me conduire jusqu’à elle?

– Le plus facilement du monde.

– Ah! mon cher comte, je vous en garderai une reconnaissance qui ne finira qu’avec moi-même.

– C’est pour moi un vif plaisir que d’obliger le si galant chevalier que vous êtes.

– Seul, sans votre secours, déclarait le jeune Gascon avec une teinte de mélancolie charmante, je n’aurais jamais osé reparaître devant elle et encore moins lui adresser la parole.

» Je me serais contenté de rôder aux alentours de son château, de m’efforcer d’apercevoir de loin son inoubliable silhouette, d’entendre l’écho de sa voix et de revivre en illusion l’heure unique du paradis que j’ai vécue près d’elle et qui s’est envolée de ma vie, sans espoir de retour. Grâce à vous, je puis espérer encore. Peut-être mieux, je vais la revoir de loin, lui parler, et qui sait, goûter encore la saveur de son baiser.

– Et pourquoi pas? déclara gaiement l’Italien.

– Alors, quand aurai-je la joie que vous me promettez?

– Dès ce soir!

– Est-ce possible?

– J’en ai la conviction.

Bouillant d’impatience, le jeune Gascon s’écria:

– Alors, partons tout de suite.

– Si vous le voulez, accepta aussitôt le comte Capeloni, qui semblait disposé à favoriser de son mieux les ardeurs de son compagnon.

Déjà, celui-ci appelait la servante pour lui régler son repas, mais l’Italien l’arrêta, en disant:

– Souffrez que cela soit moi qui vous régale.

– Ah! je n’en ferai rien, c’est moi, plutôt, qui veux…

– Je vous en prie, insista l’Italien, ne me privez pas de vous offrir votre souper. Grâce à vous, je viens de rencontrer sur ma route un vrai gentilhomme de France qui, je l’espère, ne va pas tarder à devenir mon ami.

– Il l’est déjà, déclarait Castel-Rajac avec élan.

L’Italien régla les deux repas et sortit avec Gaëtan dans la cour de l’hostellerie. Là, il dit à ce dernier:

– Veuillez m’attendre ici pendant une heure environ. Si, comme j’en suis persuadé, la duchesse consent à vous recevoir, je vous enverrai un émissaire qui vous conduira jusqu’à elle.

– Et si elle refuse? interrogeait Gaëtan, déjà inquiet.

– Elle ne refusera pas, heureux coquin! répondit l’Italien, en partant d’un franc éclat de rire!

CHAPITRE III LA DUCHESSE ET LE CHEVALIER

Comme toujours, le cardinal de Richelieu avait été exactement renseigné. C’était bien dans une simple gentilhommière située aux alentours du château de Chevreuse, qu’Anne d’Autriche, sur le point d’être mère, était venue se cacher. Sa meilleure amie, la duchesse de Chevreuse, l’une des femmes les plus jolies et, à coup sûr, la plus intelligente et la plus spirituelle de son temps, lui avait ménagé cette retraite où toutes les précautions avaient été prises pour que l’événement se passât dans le plus grand mystère.

Il avait d’abord été convenu qu’en dehors d’elle et une sage-femme, qu’elle avait fait venir de Touraine et qui, par conséquent, ne connaissait point la future accouchée, nul n’approcherait la reine.

Anne d’Autriche, confinée dans une chambre située au premier étage, tout au fond d’un couloi roù nul n’avait le droit de s’aventurer, attendait, non sans angoisse, l’heure de la délivrance.

Ce soir-là, après avoir apporté elle-même à la reine son repas du soir et l’avoir réconfortée par quelques-unes de ces paroles affectueuses et enjouées dont elle avait le secret, la duchesse était descendue dans un modeste salon du rez-de-chaussée, d’où elle pouvait surveiller, à travers les fenêtres donnant sur un jardin, les allées et venues des rares domestiques de la maison.

Bientôt, il lui sembla entendre un bruit de pas sur le gravier. Elle ne se trompait pas. Moins de deux minutes après un laquais introduisit dans le salon le comte Capeloni qui, tout en saluant, dit à la duchesse:

– Je vous apporte, je crois, une nouvelle qui va doublement vous faire plaisir.

– Laquelle donc, monsieur de Mazarin?

L’amant d’Anne d’Autriche répliqua aussitôt:

– J’ai trouvé l’homme qu’il nous faut et, cet homme, vous le connaissez!

– Son nom?

– Le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac!…

– Quelle est cette plaisanterie? s’écria la belle Marie.

– Je ne plaisante pas, affirma l’Italien… J’ai soupé tout à l’heure avec ce gentilhomme et, ayant appris qu’il était venu ici pour vous retrouver…

– Il connaissait donc mon nom? interrompit Mme de Chevreuse.

– Il n’a même pas été très long à le découvrir, car il ne manque ni de charme… ni de finesse.

Feignant un vif mécontentement, la duchesse s’écria:

– Alors, il a eu l’insolence de vous raconter…

– Il a été au contraire d’une discrétion admirable, affirma Mazarin. C’est moi qui lui ai tiré les vers du nez.

– Cela ne m’étonne pas de vous, déclara Marie, car vous seriez capable de faire parler une statue. Mais continuez.

– J’ai promis au chevalier de Castel-Rajac que vous le recevriez dans une heure.

– Monsieur de Mazarin, vous mettez le comble à vos impertinences.

– Madame la duchesse, ne soyez point courroucée, je vous en prie. Vous qui êtes la bonté, la générosité mêmes, vous ne pouvez décourager un amoureux qui vous est resté fidèle depuis de si longs mois et n’a pas hésité à quitter sa famille et à faire un voyage aussi hasardeux pour s’en venir tout simplement apercevoir de loin votre adorable silhouette. Et puis, laissez-moi vous le dire, bien que vous exerciez encore sur vos amis de si terribles ravages, je ne crois pas que vous ayez encore inspiré un amour aussi franc, aussi puissant que celui dont brûle pour vous ce jeune et intrépide Gascon. Je suis certain que vous lui demanderiez de sacrifier sa vie pour vous qu’il n’hésiterait pas une seconde à le faire.

– Je n’ai nullement cette intention, déclara Marie de Rohan.

– Vous ne seriez peut-être pas fâchée de rencontrer, pour vous accompagner au cours du voyage très périlleux que vous allez entreprendre, un cavalier dont vous avez déjà pu apprécier la bravoure, la loyauté et… le dévouement!

– Je vous comprends, déclara la duchesse, devenue pensive. Ce n’est peut-être point une mauvaise idée!

Et, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine ironie, elle ajouta:

– Puisque vous, monsieur de Mazarin, vous ne pouvez pas m’accompagner!…

– Dieu sait si j’en suis désolé, s’écria l’Italien avec toutes les apparences de la sincérité. Mais vous n’ignorez pas que Sa Majesté la reine l’a interdit et qu’Elle tient absolument, en cas d’alerte toujours possible, que je sois auprès d’elle.

La belle Marie se taisait. Sans doute réfléchissait-elle à la proposition que venait de lui faire son interlocuteur car la charmante amie d’Anne d’Autriche avait conservé un excellent souvenir du bref et tendre moment qu’elle avait passé en compagnie de l’ardent Méridional.

Il ne lui en avait pas fallu davantage pour se rendre compte que si Castel-Rajac était un gentilhomme vaillant et sûr entre tous, il était aussi un de ces amants qu’il n’est point donné à une amoureuse de rencontrer souvent sur sa route.

Mazarin l’observait du coin de l’œil. On eût dit qu’il devinait toutes ses pensées; car, à mesure que Mme de Chevreuse se plongeait dans ses réflexions, un sourire de satisfaction entrouvrait ses lèvres.

Redressant son joli front qu’encadraient ses cheveux blonds d’une auréole de boucles naturelles, Marie lança, sur un ton de parfaite bonne humeur:

– Décidément, monsieur de Mazarin, vous avez encore et toujours raison. Faites savoir au chevalier de Castel-Rajac que je l’attends.

L’Italien riposta aussitôt:

– Madame, il sera ici dans une demi-heure.

Et, s’inclinant avec grâce devant la charmante femme, il se retira aussitôt.

Demeurée seule, Mme de Chevreuse quitta le salon, remonta l’escalier et s’en fut doucement frapper à la porte de la chambre où se cachait Anne d’Autriche. L’huis s’entrebâilla doucement, laissant apercevoir seulement la tête de la sage-femme, qui ne quittait plus le chevet de la reine, dans l’attente d’un événement qui ne pouvait plus tarder. C’était une paysanne au visage énergique et intelligent, qui semblait avoir une claire conscience de sa valeur.

– Comment va mon amie? interrogea à voix basse Marie de Rohan.

– Elle repose, répondit la sage-femme, en adoucissant son timbre qui n’était point sans rappeler celui d’un chantre de paroisse.

Et elle ajouta, avec l’air assuré de quelqu’un qui ne se trompe jamais:

– Ce sera pour cette nuit!

Sans rien ajouter, elle referma la porte au nez de la duchesse et cela semblait nettement signifier qu’elle entendait qu’on la laissât en paix.

Mme de Chevreuse n’hésita pas. Ce n’était ni le moment ni l’occasion de mécontenter cette femme persuadée qu’elle avait été appelée auprès d’une dame du monde désireuse de cacher à son mari une maternité dont il était impossible de rendre celui-ci responsable.

La situation demandait, en effet, une extrême prudence. Soulever le moindre incident, n’était-ce pas risquer de provoquer le plus effroyable scandale qu’ait jamais eu à enregistrer la Cour de France?

La duchesse était trop fine mouche pour ne pas éviter, par tous les moyens, un esclandre qui eût à jamais déshonoré sa reine, sa meilleure amie, et lui eût peut-être coûté, à elle, la prison perpétuelle. Elle se contenta de songer:

«Si cette femme pouvait dire vrai! Car plus vite l’enfant viendra au monde, plus tôt notre sécurité à tous sera assurée.»

Et, tout en descendant l’escalier, elle se prit à murmurer:

– Ce diable de Mazarin aurait mieux fait de rester en Italie!

Elle regagna le salon qui était maigrement éclairé par des bougies plantées dans des appliques en bronze doré fixées de chaque côté d’une vaste glace surmontant une haute cheminée. Poussée par un mouvement de coquetterie bien féminine, elle s’approcha du miroir et s’y regarda avec plus de sévérité que de complaisance. Cet examen fit envoler aussitôt les doutes qu’elle pouvait avoir sur son pouvoir de séduction.

Jamais, en effet, elle n’avait été plus séduisante.

– Allons, se dit-elle, mon jeune chevalier ne me trouvera pas changée à mon désavantage et, ainsi que le prétend Mazarin, je crois que je vais pouvoir en faire, non pas mon chevalier, mais mon esclave, car, moi, ayant tout à lui accorder, il n’aura rien à me refuser.

Une demi-heure après, ainsi que l’avait annoncé l’Italien, on frappait de nouveau à la porte du salon et Mazarin se présentait avec Castel-Rajac, qui, pendant le temps qu’il était resté à l’hostellerie de Dampierre, en avait profité pour faire un brin de toilette, s’épousseter, et réparer le désordre de ses vêtements et de son abondante chevelure noire.

Maintenant, toute hardiesse l’avait abandonné. Il n’était plus qu’un amoureux effaré de la bonne fortune inattendue qui lui tombait du ciel et, oubliant même de saluer la dame de ses pensées, il demeura immobile, pour une fois muet de saisissement.

Ses yeux clairs et ardents exprimaient de si tendres sentiments que, plus émue qu’elle ne voulût le paraître et désireuse de le mettre tout de suite à son aise, Mme de Chevreuse s’avança vers lui, et dit simplement:

– Est-il vrai, chevalier, que vous eussiez fait le voyage d’Agen jusqu’ici uniquement pour me revoir?

– Oui, madame, répondit timidement le jeune Gascon, en cherchant des yeux le pseudo-comte Capeloni, qui, telle une ombre discrète, s’était déjà évanoui.

Affectant un ton de reproche, la duchesse poursuivit:

– Savez-vous, monsieur le chevalier, que vous avez agi envers moi avec une étourderie qui frise l’impertinence.

– Oh, madame!

– Et que je serais en droit de vous en vouloir vivement. Mais rassurez-vous, je vous pardonne. Car je ne vous cacherai point que, non seulement je ne vous avais pas complètement oublié, mais que j’ai éprouvé, en vous retrouvant, un plaisir non moins égal au regret que j’avais ressenti d’être obligée de vous quitter si promptement.

– Ah! madame, s’écria Gaëtan, auquel ces quelques mots avaient suffi pour rendre tout son aplomb, vous ne pouvez vous imaginer à quel point je suis heureux de vous entendre me parler ainsi. Il me semble que je vis un rêve.

» Ah! vous voir, vous entendre! Certes, depuis l’an passé votre voix aux inflexions harmonieuses n’avait cessé de chanter à mes oreilles; mais ce n’était qu’un souvenir, qu’une illusion, tandis que vous êtes là, près de moi; il me suffirait d’étendre la main pour toucher la vôtre. Ah! madame, je vous en prie, laissez-moi vous admirer, vous adorer en silence, car, vraiment, je suis incapable de trouver les mots qu’il faudrait pour vous exprimer mon amour… Je crois même qu’il n’en est pas sur terre…

Et, tout en disant, Castel-Rajac se pencha vers la duchesse qui, reconquise de nouveau par cette ardeur juvénile et si sincère, le contemplait, elle aussi, prête à s’abandonner de nouveau.

Tout à coup, le visage du jeune Gascon s’assombrit. Un pli d’amertume tordit sa bouche et un léger soupir gonfla sa poitrine.

– Qu’avez-vous? interrogea Marie de Rohan.

– Je songe, hélas! que mon rêve est éphémère et qu’il va bientôt se briser en éclats.

Tout en lui souriant, la duchesse lui dit doucement:

– Et si je vous donnais le moyen de le prolonger?

– Pendant longtemps?

– Plus longtemps, peut-être, que vous ne l’imaginez!

– Oh! madame, vous seriez la plus généreuse…

– Écoutez-moi, mon ami… Bien que vous vous soyez montré à mon égard d’une indiscrétion que je reconnais, d’ailleurs, fort excusable…

– Madame, vous permettez? interrompit le Gascon.

– Dites!

– Je vous avais juré de ne point interroger vos serviteurs, mais je ne vous avais nullement promis de ne point questionner les autres personnes qui étaient à même de me donner sur vous les renseignements que la passion que vous m’aviez inspirée me forçait à leur demander.

Tout en accentuant son sourire, Mme de Chevreuse poursuivit:

– Le gentilhomme qui vient de vous amener ici avait raison.

– Le comte Capeloni…

– Oui. Il me disait que vous étiez plein de finesse.

– Ce n’est pas ma faute. Dans tout l’Agenais, nous sommes ainsi.

– Ne vous en défendez pas, c’est une qualité de plus à votre actif et je suis la dernière à m’en plaindre. D’autant plus que vous survenez ici à un moment où j’ai besoin d’avoir à mes côtés un ami, un défenseur qui allie à un courage absolu une adresse sans égale.

– Madame, vous me faites peur, observa le Gascon.

– Pourquoi donc?

– Un dévouement sans limites, j’en suis capable, surtout quand c’est vous qui me le demandez… Un courage absolu, mon Dieu, je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais, mordious! je crois que je le possède. D’ailleurs, parmi les Gascons, c’est une qualité qui n’a rien d’exceptionnel. Nous sommes tous braves en naissant et on ne peut faire moins en grandissant de le devenir davantage?

» Quant à l’adresse sans égale, ça, madame, je ne veux pas trop m’avancer. Il me suffit de vous dire que je ferai de mon mieux pour vous servir.

– J’en suis sûre, répondit la duchesse et voilà pourquoi je n’hésite plus un seul instant à vous révéler ce que j’attends de vous.

Le jeune Gascon était tellement empoigné par son interlocutrice et tellement désireux de ne point perdre la moindre parole qu’elle allait prononcer, qu’il s’avança encore vers Marie, jusqu’à la toucher.

– Mon cher chevalier, attaqua-t-elle, vous avez peut-être été surpris de constater que je vous recevais dans cette vieille maison…

– Pas du tout, protesta Gaëtan. L’amour n’adore-t-il pas le mystère?

– Et même, souligna la duchesse, il l’ordonne, parfois… Mais ce n’est point là le vrai motif qui fait que nous nous sommes rencontrés ici. Une de mes amies a eu l’imprudence de se laisser conter fleurette par un galant pendant l’absence d’un mari parti pour un long voyage. Il en est résulté pour la pauvre femme des suites telles qu’il est absolument indispensable de les dissimuler à tous. Aussi est-elle venue se cacher dans cette maison qui m’appartient et où tout a été préparé de façon que personne n’y soupçonne sa présence.

Tout en baissant la voix, comme pour donner plus de poids à sa révélation, Mme de Chevreuse ajouta:

– L’enfant va naître cette nuit.

La figure de Castel-Rajac s’éclaira d’un franc sourire et, sur un ton plaisant, il s’écria:

– Ah ça! madame, auriez-vous l’intention de m’en faire endosser la paternité?

– Pas du tout, répliqua Mme de Chevreuse, en partageant la gaieté de son amoureux. Il s’agit seulement que vous m’aidiez à le faire disparaître…

– Mordious!

– Quand je dis «disparaître», j’emploie un terme impropre, car mon amie tient essentiellement à ce que cet enfant, qu’elle ne peut garder près d’elle, soit bien élevé, bien traité et n’ait surtout que de bons exemples sous les yeux.

– Très bien, approuvait le Gascon.

Marie de Rohan reprenait:

– Aussi, lorsque votre ami l’Italien…

– Le comte?

– Oui, le comte, est venu m’annoncer qu’il avait soupé avec vous dans une hostellerie de Dampierre, tout de suite j’ai pensé que vous m’étiez envoyé par la Providence.

– Madame, déclarait Gaëtan, je ne demande pas mieux de faire pour ce petit tout ce qu’il dépendra de moi, puisque c’est vous qui me le demandez… Mais je ne puis, pourtant, être sa nourrice!

Tout en lui donnant une tape amicale sur la main, la duchesse, de plus en plus amusée, reprenait:

– Je ne vous le demande pas non plus! Je désirerais plutôt que vous soyez son grand frère, et que, l’élevant à votre image, vous en fassiez, non pas un freluquet de Cour, mais un fier et beau gentilhomme, et que vous soyez toujours prêt à le défendre au cas où il serait menacé.

– Madame, dit Castel-Rajac, gravement, cette fois, la mission que vous me faites l’honneur de me confier est trop noble pour que je ne l’accepte pas sur-le-champ. Je me charge de l’enfant! Je m’engage à tout mettre en œuvre pour qu’il soit un jour ce que vous désirez. Mais, par exemple, je me demande où et comment je vais l’emporter?

– Écoutez-moi, demanda Mme de Chevreuse, devenue, elle aussi, très sérieuse. Dès que l’enfant sera venu au monde, nous partirons immédiatement pour votre pays.

– Nous partirons! s’exclama le chevalier, en tressaillant d’allégresse.

– Oui, précisa la belle Marie. L’enfant, la femme qui doit lui donner le sein pendant le voyage, vous et moi.

– Dieu soit loué! s’exclama le Gascon avec enthousiasme.

– Vous le remercierez encore bien davantage, insinua Mme de Chevreuse, lorsque je vous aurai dit que mon séjour dans votre pays est appelé à se prolonger assez longtemps pour que nous ayons l’occasion de nous rencontrer très souvent.

– Tous les jours, je l’espère…, déclara galamment Castel-Rajac.

Mme de Chevreuse, se redressant, dit d’un ton presque solennel qui contrastait avec ses précédentes allures si gentiment familières:

– Maintenant, chevalier, je me vois dans l’obligation d’exiger de vous un serment, celui de ne chercher jamais à savoir quel est l’enfant que je vous confie et pour lequel on vous fera parvenir chaque année une somme destinée à son entretien.

– Madame, répliqua Castel-Rajac, l’enfant, je l’accepte, mais, la somme, je la refuse. Moi, je ne fais pas les choses à moitié. Nous ne sommes pas riches, là-bas, mais on y vit bien et à peu de frais. Et puis, croyez-moi, si vous voulez qu’un jour cet enfant me ressemble, il ne faut pas qu’il soit élevé dans un luxe qui engendre fatalement la mollesse; il faut, au contraire, qu’il soit trempé, comme nous le sommes tous, dans ce bain de soleil qui nous rend beaucoup plus riches en sang, en bravoure, en audace et en gaieté, que tous les louis d’or que pourrait contenir une galère royale.

– Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, s’écria Marie de Rohan.

– Je vous ai dit ce que je pensais.

– Décidément, nous sommes faits pour nous entendre.

Et, tout en enveloppant le jeune Gascon d’un regard plein d’amoureuse admiration, elle lui dit:

– Lorsque j’aurai appris à mon amie à qui je confie son enfant, ce sera pour elle un grand réconfort de le savoir entre vos mains.

– Ah! madame, vous pourrez lui dire d’être bien tranquille et que je serai trop heureux, lorsqu’elle viendra l’embrasser, de lui prouver que je sais tenir une parole.

– Hélas! mon ami, reprit Mme de Chevreuse, mon amie n’aura même pas cette consolation.

– Pourquoi?

– Parce que… Mais, je vous en prie, ne m’interrogez pas, car je ne puis pas vous en dire davantage…

– Oui, c’est vrai…

Le regard comme illuminé par une flamme, Castel-Rajac, le front haut, s’écria:

– Chez nous, madame, quand on fait un serment, c’est toujours l’épée nue à la main.

Et, tirant sa rapière de son fourreau, il l’étendit en disant:

– Je jure de respecter le secret de cette mère, comme je jure d’être un frère pour son enfant.

Et, d’un geste large, il replaça sa lame dans le fourreau.

Alors, n’écoutant plus que son cœur qui, maintenant, ne battait plus que pour son beau chevalier, la duchesse de Chevreuse se jeta dans ses bras et tous deux échangèrent un long et ardent baiser.

CHAPITRE IV À L’HOSTELLERIE DU «FAISAN D’OR»

Huit jours après ces événements, un carrosse couvert de poussière tiré par des chevaux ruisselant de sueur, s’arrêtait devant l’hostellerie du Faisan d’Or, gloire du village de Saint-Marcelin.

À l’une des portières se tenait le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac. Sautant prestement de son cheval, il écarta l’un des rideaux du carrosse et aida la duchesse de Chevreuse à mettre pied à terre.

– Attendez là, dit-elle à une femme qui, restée assise dans le véhicule, portait sur ses genoux, enveloppé dans ses langes, un enfant de quelques jours.

Après avoir confié son cheval à un garçon d’écurie, le chevalier de Castel-Rajac et la duchesse entrèrent dans la cour de l’hostellerie, et Gaëtan qui n’avait jamais été d’aussi belle humeur fit une révérence comique à une servante qui balayait le sol, lui disant:

– Pourrais-je parler à la maîtresse de céans?

La fille, éclatant de rire, déclara:

– Monsieur le chevalier est toujours farceur…

Et, clignant de l’œil vers la duchesse, elle ajouta:

– Surtout quand il est avec de belles dames.

Déjà Mme Lopion, la propriétaire du Faisan d’Or, qui avait reconnu la voix sonore du chevalier, s’avançait vers le seuil et lui disait:

– Vous voilà déjà revenu? Votre voyage n’a pas été bien long.

Et reconnaissant la voyageuse inconnue qui avait séjourné une nuit dans son hôtel, elle fit, d’un air malicieux:

– Ah! je comprends!

Gaëtan ne lui laissa pas le temps de développer sa pensée et, tout de suite, il la coupa:

– Je voudrais votre plus belle chambre pour Madame, et une autre…

– Pour vous?

– Non, madame, pour une nourrice et son nourrisson!

– Tiens…, tiens, souligna la patronne avec un petit sourire polisson.

Au regard sévère que lui lança Castel-Rajac, elle jugea plus prudent de se mordre légèrement la langue, ainsi qu’elle le faisait chaque fois que celle-ci la démangeait par trop.

Ayant ainsi mis un frein à sa faconde, Mme Lopion reprit:

– J’ai ce que vous demandez, monsieur le chevalier.

Castel-Rajac retourna près du carrosse, en fit descendre la nourrice, qui portait avec précaution l’enfant mystérieux, et l’amena jusqu’à la porte de l’hostellerie.

Mme Lopion conduisit elle-même la duchesse jusqu’à la chambre qu’elle lui destinait et qui communiquait directement avec celle qui avait été dévolue à la nourrice.

L’enfant fit entendre un léger cri. La duchesse se mit à le bercer avec autant de douceur que s’il eût été son enfant. Mme Lopion s’était approchée et regardait le nourrisson qui, déjà calmé, s’était rendormi.

– C’est un garçon? demanda-t-elle.

– Oui, répondit Marie de Rohan.

En glissant un coup d’œil malicieux dans la direction de Gaëtan, Mme Lopion ne put s’empêcher d’ajouter:

– Il ressemble déjà à son papa…

Le jeune Gascon allait protester…, mais, d’un signe rapide, Mme de Chevreuse le retint. Il lui convenait fort que Castel-Rajac endossât la paternité du rejeton d’Anne d’Autriche et de Mazarin, quitte à passer elle-même pour la maman…

Mais, pour se débarrasser de la présence de l’hôtelière, qu’elle commençait à trouver quelque peu encombrante, la duchesse reprit:

– Je meurs de faim. Aussi, je vous prie de bien vouloir donner les ordres nécessaires pour que l’on me prépare un repas que vous aurez l’obligeance de me faire servir dans cette chambre.

Mme Lopion, qui, décidément, ignorait l’art de la plus élémentaire discrétion, demanda:

– Faudra-t-il mettre aussi un couvert pour M. le chevalier?

– Certainement! répliqua Marie de Rohan, qui commençait à manifester une certaine nervosité.

– Allez, madame Lopion, allez…, ordonna Castel-Rajac.

Tandis que la tenancière s’éclipsait, la duchesse rendit l’enfant à sa nourrice qui l’emporta dans sa chambre.

Mme de Chevreuse dit alors à Gaëtan:

– Maintenant, ami, je puis bien vous le dire: depuis huit jours et huit nuits que nous avons quitté Chevreuse, voilà la première fois que je respire librement.

– Est-ce possible? s’étonna le jeune Gascon. Sur l’honneur, je ne me suis pas aperçu un seul instant que vous fussiez inquiète…

– C’est parce qu’en même temps, murmura la duchesse, j’étais une femme divinement heureuse.

– Pour cette parole, laissez-moi vous prendre un baiser…

– Dix, si vous le voulez!

Longuement, ils s’étreignirent. Puis, se ressaisissant la première, Marie reprit:

– Écoutez, mon ami, nous avons à parler sérieusement, très sérieusement même.

Et, encore toute vibrante des caresses partagées, elle poursuivit:

– Que vous disais-je donc?

– Que, pendant huit grands jours et huit longues nuits, vous aviez été très inquiète…

– C’est vrai! Je craignais d’apercevoir derrière nous des cavaliers lancés à notre poursuite…

– Par qui donc?

– Mais… par… le mari…

– Puisqu’il est en voyage!

– Je tremblais à la pensée qu’il ne fût revenu.

– N’étais-je point là pour les recevoir, lui… et ses gens?

– C’est précisément ce qui me rassurait… Mais vous continuerez à veiller sur ce pauvre petit…

– Puisque je vous l’ai promis!

Et, avec un large sourire, Gaëtan s’écria:

– Il est donc si terrible, ce mari trompé?

– Oui, plutôt! déclara Mme de Chevreuse.

Et détournant brusquement la conversation, elle ajouta:

– Il me vient une idée. Tout à l’heure, je me suis aperçue, et vous avez dû le constater aussi, que cette hôtelière était convaincue que cet enfant était le nôtre!…

– Elle a fait mieux que de nous le laisser entendre.

– Je crois qu’à cause de vous, et surtout de vos parents, il serait peut-être bon de couper court à cette légende, et voilà ce que j’ai imaginé… Ce n’est pas extraordinaire, c’est somme toute assez vraisemblable. La morale et la religion vont y trouver leur compte à la fois.

» Que diriez-vous, mon cher Gaëtan, si nous racontions que nous avons trouvé cet enfant, de quelques jours à peine, abandonné sur la route?

– Pour ma part, je n’y vois aucun inconvénient. Comme vous le dites si bien, cela est fort plausible.

– Nous l’aurions adopté en commun et, qui mieux est, nous prierions M. le curé du pays de bien vouloir, demain, par exemple, baptiser ce chérubin.

– De mieux en mieux, approuva Gaëtan. De cette façon, rien ne me sera plus facile que d’emmener ensuite le nourrisson et la nourrice jusque chez mes parents qui, certains de ne point abriter un bâtard de leur fils, ne lui en feront qu’un accueil plus favorable.

– Voulez-vous, aussitôt que nous aurons réparé nos forces, vous occuper de la cérémonie?

– Avec le plus grand plaisir. Je suis au mieux avec le curé de cette paroisse. C’est un très digne homme et je suis sûr qu’il se montrera plus tard, envers notre pupille, aussi bon qu’il l’a été envers moi.

Mme Lopion, poussée par la curiosité, apportait elle-même un couvert complet qu’elle dressait sur une table tout en s’efforçant de lier de nouveau conversation avec la duchesse.

– Comme il est beau, ce petit! Ah! on voit bien qu’il a du sang d’aristocrate dans les veines.

– À quoi voyez-vous cela? lança Castel-Rajac.

– À tout et à rien…

– Alors, si on vous disait que c’est le fils d’un charretier et d’une fille de cuisine?…

– Je répondrais que c’est impossible.

– Vous n’en savez rien, madame Lopion, pas plus que Madame et moi…

– Comment… comment?…

– Cet enfant, nous l’avons trouvé dans un fossé, près duquel nous étions assis pour permettre à nos chevaux de souffler.

– Que me racontez-vous là?

En fronçant les sourcils, le jeune Gascon martelait:

– Ah ça! madame Lopion, est-ce que vous ne savez pas que le chevalier de Castel-Rajac a pour principe de dire toujours la vérité?

Réellement effrayée, l’aubergiste protesta.

– Ne vous fâchez pas, monsieur le chevalier. Je vous crois. Cet enfant a été trouvé dans un fossé. Cependant, vous ne m’empêcherez pas de vous dire qu’il est beau comme un ange et qu’il a plutôt l’air d’avoir dans les veines du sang de grand seigneur que de manant.

– Vous avez tout à fait raison, intervint la duchesse, que cette querelle paraissait amuser.

Une servante apportait une gibelote de lapin et, un instant après, les deux amants faisaient honneur au talent de M. Lopion qui, rivé à ses fourneaux, avait pour principe de se cantonner dans ses fonctions gastronomiques et de ne jamais se préoccuper de ce qui se passait hors de sa cuisine.

Pendant ce temps, un cavalier s’arrêtait devant l’hostellerie du Faisan d’Or et, après avoir laissé son cheval aux soins du garçon d’écurie, pénétrait dans la grande salle.

Allant droit à Mme Lopion, le cavalier lui lançait sur le ton d’un homme irrité:

– Le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac est bien ici?

– Pourquoi me demandez-vous cela?

– Parce que je veux le voir, répliqua le gentilhomme d’un ton d’autorité qui contrastait singulièrement avec son visage avenant.

– Je ne sais pas si M. le chevalier est visible. M. le chevalier vient d’arriver d’un très long voyage. Il est en train de se restaurer… Je n’aurai garde de le déranger.

De plus en plus impérieux, le cavalier rugit:

– Vous allez immédiatement le prévenir que le comte Capeloni l’attend ici et qu’il a besoin de lui parler, toute affaire cessante.

Au regard que lui lança son interlocuteur, Mme Lopion comprit que toute résistance de sa part risquait de lui causer de réels ennuis, et elle remonta vers ses hôtes, tout en grommelant, non sans inquiétude, ce qui tendait à prouver que les affirmations du jeune Gascon ne l’avaient nullement convaincue:

«Pourvu que ce ne soit pas le mari!»

– Excusez-moi de vous déranger, fit-elle en pénétrant dans la chambre, mais il y a en bas un gentilhomme qui désire parler à Monsieur le chevalier.

– Un gentilhomme, répétait Gaëtan. Vous a-t-il dit son nom?

– Oui, mais je ne m’en souviens plus.

La duchesse intervint:

– Ne serait-ce point Capeloni?

– C’est ça.

– Mordious!… s’écriait Castel-Rajac, tandis que la duchesse pâlissait légèrement.

» Dites au comte de Capeloni que je le rejoins.

– Ou plutôt non, ordonna la duchesse, priez-le de monter sur-le-champ.

Mme Lopion ne se le fit pas dire deux fois et s’en fut s’acquitter de sa mission avec tout le zèle dont elle était capable.

Demeuré seul avec la duchesse, Castel-Rajac remarqua la préoccupation répandue sur ses traits:

– Vous craignez qu’il se soit passé là-bas quelques fâcheux événements?

– Je le crains.

– Le mari?

– Nous allons tout savoir. Il est certain, pour que le comte soit venu nous rejoindre aussi rapidement…

Elle s’arrêta. On frappait à la porte. Mme Lopion faisait entrer dans la pièce M. de Mazarin, qui, s’inclinant devant la duchesse et tendant la main à Castel-Rajac, s’écria:

– Dieu soit loué, j’arrive à temps!

Le premier mot de Mme de Chevreuse fut:

– Et notre amie?

Mazarin répliqua:

– Quand je l’ai quittée, il y a quatre jours environ, elle se portait aussi bien que possible, mais, depuis ce moment, j’ignore ce qui a pu se passer et je ne vous cacherai pas que je suis en proie aux plus vives angoisses.

Gênée par la présence de Castel-Rajac que, décemment, elle ne pouvait congédier, la duchesse interrogea:

– Le mari aurait-il vent de quelque chose?

– Non! déclara nettement Mazarin, en mettant aussitôt son langage et son attitude à l’unisson de ceux de Mme de Chevreuse. J’ai même acquis la certitude qu’il n’avait pas l’ombre d’un soupçon. Vous connaissez son indifférence conjugale. J’ai la conviction qu’en ce moment il ne pense nullement à son épouse et qu’il croit fermement celle-ci en train de prier le Seigneur. Mais il n’en est point de même de son… intendant…

À ces mots, la belle Marie de Rohan eut un mouvement de recul. L’intendant, n’était-ce pas Richelieu? Mieux que personne, elle savait combien Anne d’Autriche avait à redouter de l’homme d’État qui l’exécrait, non seulement parce qu’elle avait toujours contrecarré sa politique, mais parce qu’elle avait un jour repoussé les offres amoureuses du cardinal qui s’était mis en tête de suppléer à l’insuffisance du roi et de donner un héritier à la couronne de France.

Aussi ne put-elle s’empêcher de souligner:

– Si l’intendant a découvert notre secret, tout est perdu.

Castel-Rajac commençait à bouillir d’impatience:

– Ah ça! cet intendant est donc si puissant, pour qu’il vous inspire de pareilles craintes.

Et, tout en tourmentant la poignée de son épée, il ajouta:

– Que je sache seulement où il se loge et comment il se nomme, je me charge de lui passer mon épée au travers du corps, aussi facilement que maître Lopion met un dindon à son tournebroche.

Mazarin répliqua vivement:

– Mon cher chevalier, modérez vos ardeurs et renoncez à pourfendre ce faquin. Une telle équipée ne pourrait que provoquer un scandale qui compromettrait à tout jamais l’honneur d’une femme, que Mme la duchesse de Chevreuse et moi nous avons le devoir de défendre avec encore plus d’acharnement que vous.

– Je me tais, dit aussitôt le jeune Gascon, mais sachez que vous pouvez entièrement compter sur moi, en toute heure, en toute circonstance. J’ai juré de veiller sur l’enfant. N’est-ce pas le défendre que défendre aussi sa mère?

– Quel brave cœur! murmura Mme de Chevreuse, en enveloppant le jeune homme d’un regard plein de tendresse.

Puis, se tournant vers Mazarin:

– Mon cher comte, continuez, je vous en prie.

Mazarin déclara:

– Cet intendant, qui, depuis un certain temps, faisait espionner votre amie, a réussi à découvrir sa retraite et à acquérir la preuve de sa maternité clandestine. Mais, comme, de mon côté, je prévoyais que cet intendant cherchait à s’informer et qu’il était parfaitement capable de découvrir la vérité, je l’ai fait surveiller, moi aussi, et j’ai pu apprendre qu’il avait donné ordre de vous faire rechercher par des agents secrets et de vous faire arracher à n’importe quel prix, l’enfant que vous protégez.

– Cet intendant, intervint Gaëtan, m’a tout l’air de dépasser les limites. Mordious, est-il donc si puissant pour arriver à ses fins?

– Hélas! oui, déclara Mme de Chevreuse. Son maître est l’un des plus intimes amis du cardinal et celui-ci n’a rien à lui refuser. Je ne serais donc nullement surprise que Richelieu eût mis à sa disposition toutes les forces de sa police.

– Certainement, appuya Mazarin. Voilà pourquoi je me suis empressé de courir à francs étriers jusqu’à vous, afin de vous prévenir que vous eussiez à vous tenir sur vos gardes.

– Qu’ils y viennent! clama le jeune Gascon.

– Soyez tranquille, appuya Mazarin, ils y viendront.

– Eh bien, foi de gentilhomme, je vous garantis qu’ils ne nous prendront pas le petit.

– Ils auront la force et le nombre, objecta l’Italien.

– Mais nous serons la ruse, répliqua le Gascon.

– À la bonne heure, approuva Mazarin. Il me plaît de vous entendre parler ainsi.

– Auriez-vous déjà trouvé un expédient? interrogea Marie de Rohan.

– Oh! bien mieux qu’un expédient… déclara Gaëtan. Et je crois que si les argousins de l’intendant viennent ici tenter l’aventure, ils s’en retourneront fortement déçus; car je leur ménage une de ces petites farces, comme on sait en préparer dans ce pays.

– Quoi donc? interrogea la duchesse.

Castel-Rajac s’en fut à pas de loup vers la porte. Brusquement, il l’ouvrit et il aperçut la silhouette de Mme Lopion qui fuyait dans l’ombre du couloir.

– L’aubergiste nous écoutait, fit-il. Je n’étais point sans m’en douter et j’ai bien fait de m’en assurer avant de continuer.

» Mais, ainsi que le dit le proverbe, un homme averti en vaut deux… et, comme j’ai tout lieu de penser qu’ici les murs ont des oreilles, permettez-moi maintenant de vous parler tout bas. Je crois que c’est encore le moyen pour qu’aucune indiscrétion ne soit commise.»

Mme de Chevreuse et Mazarin se rapprochèrent du chevalier qui leur murmura son projet. Celui-ci parut les satisfaire, car, à mesure que Gaëtan s’exprimait, leur visage prenait à tous deux une expression joyeuse.

Quand il eut terminé, la duchesse fit:

– Je trouve votre idée excellente. Qu’en pensez-vous, mon cher comte?

– Je l’approuve entièrement et je suis convaincu qu’il était impossible de jouer un meilleur tour à ces gens et de se tirer avec une désinvolture plus élégante d’une histoire qui risquait d’avoir les plus redoutables conséquences.

Enchanté de l’accueil chaleureux que son projet venait de rencontrer, Castel-Rajac s’écria:

– En vertu de ce principe qu’il faut battre le fer quand il est chaud je veux vous demander la permission d’aller me livrer aux préparatifs que réclame l’exécution du plan que je viens de vous dévoiler.

– Allez, mon ami, s’écria la belle Marie. Laissez-moi vous dire auparavant que jamais je n’oublierai…

– Ne me remerciez pas, je vous en prie, interrompit le jeune Gascon qui semblait radieux de jouer un rôle aussi important dans cette équipée dont il ignorait totalement le véritable secret.

Et il ajouta, en adressant un petit salut à sa maîtresse:

– Croyez, chère madame, que, quoi qu’il arrive, c’est toujours moi qui serai votre humble et reconnaissant serviteur!

Et, après avoir touché la main que Mazarin lui tendait, il s’en fut, tout transporté de l’allégresse chevaleresque qui était en lui.

– Il est admirable, n’est-ce pas? s’écria Mme de Chevreuse.

– Admirabilissime, surenchérit l’Italien. J’ai rarement rencontré sur ma route un gentilhomme doué de qualités aussi brillantes et aussi solides à la fois. Il a l’étoffé d’un chef.

Un peu rêveuse, la duchesse dit en souriant:

– Il sera peut-être un jour maréchal de France.

– Qui sait? fit en écho le futur ministre de Louis XIV.

CHAPITRE V UNE GASCONNADE

Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac avait quitté l’hôtel du Faisan d’Or et s’était dirigé vers le presbytère.

C’était une petite maison qui se dressait à l’entrée du pays, au milieu d’un grand jardin, aux allées bordées de buis, où s’épanouissaient, çà et là, dans un désordre pittoresque, de belles fleurs qui embaumaient les airs de leur parfum et parmi lesquelles bourdonnaient joyeusement les abeilles.

Après avoir poussé la petite barrière, Gaëtan longea l’allée principale, contourna la maison et s’en fut sur une petite terrasse ombragée de tilleuls d’où l’on découvrait un panorama magnifique sur la vallée de la Garonne.

Un vieux prêtre à cheveux blancs, un peu cassé par l’âge, le nez chevauché par une énorme paire de besicles, était en train d’émietter du pain, qu’il jetait aux moineaux. L’arrivée du chevalier fit envoler les gentils oiseaux et provoqua un mouvement d’humeur du vénérable prêtre qui se traduisit par ces mots:

– Ah ça! qu’est-ce qui vient me déranger et faire peur ainsi à mes petits amis?

– Excusez-moi, monsieur le curé, lança Castel-Rajac. Mais rassurez-vous, vos petits amis ne tarderont pas à revenir.

– Je ne me trompe pas, c’est bien toi, mon cher Gaëtan, s’exclama le prêtre.

Et, d’un ton un peu chagrin, il ajouta:

– Décidément, ma vue baisse de plus en plus, mon pauvre enfant; je ne t’aurais pas reconnu; j’ai bien peur que, d’ici peu, je ne devienne complètement aveugle.

Et, avec un accent de résignation il ajouta:

– Si le bon Dieu le veut, qu’il en soit ainsi. Mais ne nous attardons pas à ces pénibles pensées.

Après avoir serré affectueusement la main de son ancien élève, l’abbé Murat reprit:

– Je te croyais parti pour un long voyage.

– Mais oui, monsieur le curé. Malheureusement, il m’est arrivé en route un accident plutôt fâcheux.

– Aurais-tu été détroussé par des voleurs?

– Non point, monsieur le curé.

– Alors?

– J’ai commis un gros péché.

– Lequel? grand Dieu! s’effarait l’abbé Murat.

– Je suis papa!

– Seigneur, s’exclamait le vieux prêtre, en joignant les mains. Que me dis-tu là? Père, tu es père… en dehors des saintes lois de l’Église!

– Oui, monsieur le curé.

– Ah ça! tu as donc oublié un commandement de Dieu, qui dit: «Œuvre de chair accompliras, en mariage seulement?»

– Hélas, oui, monsieur le curé, je l’ai complètement oublié.

– Malheureux!

– Mais je me repens amèrement.

Et, tout en affectant un chagrin qui, à tout autre que le bon vieux curé de Saint-Marcelin, aurait pu apparaître singulièrement exagéré, Gaëtan, qui avait soigneusement préparé son récit, poursuivit:

– Monsieur le curé, je ne suis pas venu seulement vous demander une absolution, mais je suis venu aussi vous prier de bien vouloir baptiser ce petit innocent dans le plus bref délai.

– Comment? il est ici?

– Oui, monsieur le curé, à l’hostellerie du Faisan d’Or.

– Et la mère?

– Ah! la mère, la pauvre, elle est morte en donnant le jour à cet enfant.

– Dieu ait pitié de son âme!

– Oh! oui, monsieur le curé, car, en dehors de sa faute, c’était un ange et c’est moi le seul coupable.

En voyant ainsi son ancien disciple s’humilier, l’abbé Murat sentit toute son indignation se transformer en une pitié sans bornes.

– Où demeurait cette jeune personne? demanda-t-il.

– Entre Agen et Marmande, et c’était pour la retrouver que j’avais raconté que je partais en voyage.

– Encore un mensonge de plus.

– Ah! monsieur le curé, j’ai sur le dos un bien lourd fardeau de péchés.

– Elle avait de la famille?

– Orpheline, monsieur le curé, déclara Gaëtan, qui jugeait utile de simplifier les choses, elle demeurait chez une de ses parentes qui, d’ailleurs, la rendait très malheureuse.

Le vieux prêtre réfléchit pendant un instant, puis il reprit:

– Est-ce que tes parents sont au courant de ce grand malheur?

– Je ne leur en ai point parlé encore.

– Il faudra leur dire toute la vérité.

– C’était bien mon intention.

– Cela va bien amener du trouble dans leur existence.

– Certes, reconnaissait le chevalier, mon père va pousser des hauts cris, me maudire, je le crains… Maman va se lamenter et invoquer le bon Dieu, j’en suis sûr. Mais, quand ils verront le petit, tout rose, tout frais, tout mignon, ne demandant qu’à vivre, ah! je les connais tous les deux, mon cher père et ma chère mère, ils seront immédiatement désarmés, ils se mettront à aimer ce petit bâtard de Castel-Rajac, tout autant que s’il eût été mon fils légitime. Monsieur le curé, je suis un grand coupable, je l’avoue, mais aidez-moi à faire de ce petit d’abord un bon chrétien, puis un bon chevalier.

De grosses larmes apparaissaient au bord des yeux de l’excellent prêtre qui reprit d’une voix tremblante d’émotion:

– Jésus a dit: laissez venir à moi les petits enfants. Je ne puis que me conformer à la parole du Divin Maître. Quand veux-tu, mon cher fils, que je baptise ton garçon?

– Dès que vous le voudrez. Le temps d’aller chercher les deux témoins qui doivent signer sur le registre de la paroisse. Il est deux heures de l’après-midi, voulez-vous que, vers quatre heures, nous nous présentions à l’église?

– À quatre heures moins le quart, je ferai donner le premier son de cloche. Auparavant, tu vas venir avec moi, à l’église, car il faut que je reçoive ta confession.

– Ah! monsieur le curé, répliquait le jeune Gascon, vous venez de l’entendre et je ne pourrais, hélas! que vous répéter les mêmes paroles. Ne suffirait-il pas que je m’agenouillasse devant vous, pour que vous traciez au-dessus de mon front le signe qui purifie?

Le curé de Saint-Marcelin regarda son élève et pénitent avec un air de bonhomie affectueuse qui montrait que celui-ci l’avait déjà entièrement désarmé, puis il fit:

– Allons, qu’il en soit ainsi.

Tandis que le jeune Gascon se courbait devant lui, le digne ecclésiastique, à cent lieues de soupçonner que Gaëtan, pour sauver l’honneur d’une femme et assurer l’avenir d’un enfant aussi dangereusement exposé, s’était cru le droit de le berner, murmura les paroles sacramentelles, qui allaient laver l’intrépide chevalier d’un péché qu’il n’avait pas commis.

Se relevant, Castel-Rajac s’écria:

– Monsieur le curé, je ne puis que vous remercier du fond du cœur de votre bonté et de votre évangélique indulgence. Donc, à quatre heures précises, nous serons tous à l’église.

Il s’en fut, enchanté du succès qu’il venait de remporter, et il regagna prestement l’hostellerie du Faisan d’Or.

En franchissant le seuil, une exclamation de joie lui échappa: il venait d’apercevoir, attablé devant un pichet de vin frais et choquant cordialement le gobelet d’étain plein jusqu’au bord, deux gentilshommes aux allures de campagnards, l’un, un énorme gaillard taillé en hercule, aux moustaches et à la barbiche conquérantes, l’autre, mince, bien découplé, nerveux, et formant avec son compagnon le plus frappant des contrastes.

– Assignac, Laparède! s’exclama Castel-Rajac de sa voix sonore.

Les deux buveurs se retournèrent et, apercevant Gaëtan qui s’avançait la main tendue, ils eurent simultanément un cri de joie.

L’énorme Assignac secoua le bras de Gaëtan avec une force capable de déraciner un jeune peuplier. Quant à M. de Laparède, il la serra avec toute la distinction d’un homme de cour.

Hector d’Assignac attaquait avec un gros rire qui faisait tressauter sa bedaine:

– Heureux coquin, joyeux drille, coureur de guilledou!

Il accompagnait chacune de ces épithètes d’un vigoureux coup du plat de la main sur ses cuisses monumentales.

– Qu’est-ce qu’il a, mon cher Henri? demanda Castel-Rajac à M. de Laparède.

– Nous savons tout… déclara l’élégant Henri.

– Quoi, qu’est-ce que vous savez?

– Que tu as ramené de voyage une fort jolie femme avec un délicieux poupon, et voilà pourquoi nous t’adressons nos félicitations les plus vives.

– Qui vous a raconté ça? interrogea Castel-Rajac en feignant le mécontentement.

– Ah! voilà!

– Cette bavarde de Mme Lopion!

Et, simulant la colère, le chevalier s’écria:

– Elle va me le payer cher, cette satanée commère.

Mais, se ravisant tout à coup, il fit:

– Après tout, non, car mon intention était bien, mes chers amis, de vous mettre au courant de l’aventure qui m’arrive. J’ai en effet ramené de voyage une fort jolie femme et un délicieux poupon, mais si je suis le père de cet enfant, la dame n’en est que la marraine… car, la vraie maman…

Gaëtan s’arrêta, comme pour donner plus d’importance à ces paroles, puis sur un ton grave et mystérieux:

– Au nom de l’honneur, je vous demande de ne point m’interroger à ce sujet.

– Nous serons discrets, affirma le colossal Hector.

– Nous nous tairons, enchaîna le très aimable Henri.

Castel-Rajac reprit:

– J’ai un autre service à vous demander.

– Lequel? firent ensemble les deux amis.

– Tout à l’heure, je vais faire baptiser mon fils. Je ne puis pas vous demander à l’un ou à l’autre d’être son parrain, mais je vous prie de bien vouloir signer sur le livre de baptême.

– Très volontiers, acceptèrent les deux gentilshommes.

– Alors, rendez-vous à l’église à quatre heures précises.

– Nous y serons.

Ils échangèrent de nouvelles poignées de main et, tandis qu’Hector réclamait un nouveau pichet, Gaëtan rejoignit Mme de Chevreuse et Mazarin, qui avaient eu tout le loisir de s’entretenir d’une façon plus directe des événements qui venaient de se dérouler et de ceux dont ils attendaient la venue, non sans inquiétude.

La figure réjouie de Castel-Rajac les réconforta un peu.

– Tout va bien, annonça-t-il, tout s’est même passé admirablement. Mon bon vieux curé a été magnifique. Le baptême est fixé pour quatre heures. D’ici là, je vais avoir le temps de m’occuper du petit.

Et, se tournant vers Mazarin, il ajouta:

– Il est toujours bien entendu, mon cher comte, que vous lui servez de parrain?

– Mais certainement.

Avec un éclair de joie dans le regard, le Gascon demanda:

– Cela ne vous contrarie pas trop que je me fasse passer pour le papa du petit?

– Non, répliqua l’amant d’Anne d’Autriche, car je suis sûr que vous en ferez un vrai gentilhomme dont son véritable père ne pourra que s’enorgueillir un jour.

– Je m’en porte garant, affirma la duchesse.

– Je vous quitte pour aller prendre toutes mes dispositions, déclara Castel-Rajac.

Sans doute ménageait-il à ses adversaires futurs un nouveau tour de sa façon, car ses yeux pétillaient de malice.

*

* *

Ainsi que l’avait annoncé le bon curé de Saint-Marcelin, à quatre heures moins le quart, la cloche de l’église commença à tinter.

Dans le pays, le bruit s’était répandu que le chevalier Castel-Rajac allait faire baptiser son fils.

Cette nouvelle avait provoqué dans tout le village un mouvement de curiosité qui avait précipité vers l’église toutes les commères du pays.

Lorsque le cortège pénétra sous la voûte, tous les bancs étaient occupés. Précédée du bedeau, Mme de Chevreuse, qui portait elle-même sur un coussin enveloppé dans des flots de dentelles le précieux nourrisson, s’avançait, ayant à ses côtés le comte Capeloni ou plutôt M. de Mazarin.

Derrière eux, suivait le chevalier, plus vibrant que jamais et semblant défier à la fois du regard et du sourire tous ceux qui se seraient permis de blâmer sa conduite.

Il était escorté d’Hector d’Assignac, imposant et solennel, et d’Henri de Laparède, souple et désinvolte.

Après s’être agenouillés devant le maître-autel et avoir été bénis par le curé qui, assisté de deux enfants de chœur, s’était avancé vers eux, ils gagnèrent la chapelle latérale où se trouvaient les fonts baptismaux.

La cérémonie s’accomplit suivant le rite habituel, puis toujours précédé par le curé, le cortège se rendit à la sacristie; le parrain, la marraine et les deux témoins apposèrent au-dessous de la déclaration de naissance et de baptême, qui était alors le seul acte officiel reconnu par la loi, leur signature et leur paraphe. Mazarin signa naturellement: comte de Capeloni et la duchesse: Antoinette de Lussac; puis, le cortège regagna l’église qu’il traversa sur toute sa longueur.

En arrivant sous le porche, la duchesse de Chevreuse, qui portait toujours l’enfant sur son coussin, pâlit légèrement. Elle venait d’apercevoir, debout sur les marches de l’église, revêtus de leurs manteaux marqués d’une croix blanche, plusieurs gardes du cardinal qui la considéraient d’un air goguenard. Mazarin, qui s’en était aperçu, lui aussi, ne broncha pas et murmura à l’oreille de la duchesse:

– Ils sont arrivés, mais trop tard; maintenant, nous n’avons plus rien à craindre.

– Qu’en savez-vous? soupira Marie de Rohan.

– J’ai confiance en votre chevalier!

Quant à Castel-Rajac, il s’était contenté de toiser les gardes de Richelieu. Quand il passa près d’eux, il se retourna pour dire à haute voix à ses amis d’Assignac et de Laparède:

– Ah ça! que viennent donc faire ces gens dans notre pays?

Un des gardes, fort gaillard, à la figure farouche et à l’aspect peu engageant, allait répliquer au Gascon, mais un de ses compagnons lui posa la main sur l’épaule.

Gaëtan se retournant pour dévisager encore une fois ceux qu’il considérait comme ses ennemis, le garde dit à son camarade:

– Ce n’est pas le moment de provoquer un esclandre. Nous avons l’ordre d’agir promptement et sans tapage. Son Éminence ne nous pardonnerait pas de lui avoir désobéi. Laissons-les rentrer tranquillement à l’auberge.

Au même moment, deux hommes sortaient d’un des bas-côtés de l’église, dans l’ombre duquel ils s’étaient dissimulés. L’un, vêtu de velours noir, sur lequel tranchait la blancheur d’un col en toile blanche, n’était autre que M. de Durbec. L’autre portait l’uniforme du capitaine des gardes du cardinal. Il s’appelait le baron de Savières.

Le chevalier de Durbec fit:

– Tout est bien convenu. Vous avez bien saisi les instructions du cardinal?

Le capitaine résuma:

– Il s’agit, d’abord, de nous emparer de l’enfant, puis d’emmener la duchesse au château de Montgiron où il faudra qu’elle s’explique sur son rôle dans cette affaire.

– Très bien, approuva Durbec. Je vous recommande, encore une fois, la prudence. Les gardes du corps dont elle est entourée ne sont pas nombreux, mais ils sont de taille à nous mener la vie dure. N’oubliez pas non plus que le cardinal tient essentiellement, et pour des raisons connues de lui seul, que M. de Mazarin ne soit ni molesté ni même inquiété. Quant aux autres, pas de quartier, telle est la consigne. Cela, mon cher capitaine, vous simplifiera singulièrement la tâche.

» Maintenant, vous allez immédiatement, avec vos hommes, simuler un départ. Vous aurez soin de dire à haute voix, à l’hostellerie du Faisan d’Or, que vous partez pour Toulouse préparer les appartements du cardinal qui doit se rendre prochainement dans cette ville. De cette façon, les méfiances de M. de Mazarin et de la duchesse de Chevreuse seront endormies et leur vigilance, ainsi que celle de leurs amis, ne pourront que s’en atténuer.»

Le capitaine fit un signe d’acquiescement, puis il ajouta:

– Nous pourrons donc, dès la nuit venue, nous livrer à une perquisition en règle à l’hostellerie.

Tandis que M. de Durbec quittait l’église par une petite porte qui donnait sur la campagne, le capitaine des gardes en sortait ostensiblement et, après avoir rallié ses hommes, il les entraîna jusqu’au Faisan d’Or où il leur dit à haute voix:

– Restaurez-vous copieusement, car nous allons faire cette nuit une rude étape.

Les gardes s’installèrent devant des tables inoccupées et se commandèrent un copieux repas.

Lorsqu’ils achevèrent leurs agapes, la nuit était venue. Un appel de trompettes retentit: c’était le signal du départ.

Tous se levèrent de table et regagnèrent la cour où leur chef, déjà en selle, les attendait. Enfourchant à leur tour leurs montures, ils gagnèrent aussitôt la grand-route de Toulouse, suivis du regard par Mazarin et Castel-Rajac qui dissimulés dans l’ombre, avaient assisté à leur départ.

Tous deux, en effet, avaient entendu dire par Mme Lopion que les gardes du cardinal partaient pour Toulouse, mais ils n’en avaient pas cru un mot, persuadés que ce n’était qu’une feinte et qu’ils n’allaient point tarder à revenir.

M. de Durbec en était donc pour sa ruse, d’ailleurs cousue de fil blanc. Plus que jamais, les deux alliés allaient se tenir sur leurs gardes.

Quelques instants après, ils étaient rejoints par Hector d’Assignac et Henri de Laparède, auxquels déjà Gaëtan avait raconté qu’on voulait lui voler son fils.

Cela avait suffi pour enflammer l’ardeur de ses deux amis, enchantés de se trouver mêlés à une aventure à la fois mystérieuse, galante et chevaleresque.

M. de Mazarin, tout en saisissant Gaëtan par le bras, lui dit:

– Je crois que cette nuit nous allons avoir à en découdre…

Le colossal Hector s’écria:

– À la bonne heure, moi, j’aime ça.

L’ardent et subtil Laparède ajouta:

– Nous allons montrer à ces gens de Paris de quel bois se chauffent les cadets de Gascogne.

– En attendant, proposa Castel-Rajac, si nous faisions une ronde autour de la maison… car il n’y a rien d’extraordinaire que ces drôles eussent laissé derrière eux quelques mouchards.

– Vous pouvez en être sûr, déclara M. de Mazarin.

Au premier abord, ils ne remarquèrent rien de suspect. La rue était déserte. Dans la cour, en dehors d’un valet d’écurie, qui aidait à descendre de sa monture un voyageur, aucune figure inquiétante ne se manifestait.

Il faut croire que les agents secrets de M. de Durbec possédaient l’art de se rendre invisibles, à moins que, fatigués de leur filature, ils eussent été souper.

Malgré cela, Castel-Rajac, qui n’était qu’à moitié rassuré, proposa à son ami de monter la garde à tour de rôle, afin de prévenir toute attaque imprévue.

Et, tirant son épée, tout en appuyant la pointe de son arme contre le sol:

– Maintenant, fit-il, ils peuvent venir, ils seront bien reçus.

Quant à Mazarin, Hector d’Assignac et Henri de Laparède, ils se firent ouvrir une chambre dont une des fenêtres, placée à l’angle de l’hostellerie, leur permettait de surveiller efficacement la rue.

Une heure passa, sans le moindre incident, lorsque le chevalier Gaëtan, qui avait l’oreille aux aguets, crut entendre derrière lui un bruit de pas très léger s’avançant dans sa direction.

Brusquement, il se retourna, l’épée en avant mais il n’eut pas le temps de faire un geste.

Subitement coiffé d’un sac en drap noir, empoigné par les bras, tiraillé par les jambes et jeté à terre en un clin d’œil, il se sentit ligoté, bâillonné et dans l’impossibilité d’opposer à ses assaillants la moindre résistance.

À l’intérieur de l’hostellerie, une autre scène se déroulait, non moins rapidement que celle que nous venons de décrire.

Le capitaine baron de Savières, après avoir fait irruption dans la salle à la tête de douze de ses gardes, escaladait rapidement l’escalier qui conduisait à la chambre occupée par Mme de Chevreuse et heurtait à la porte en disant:

– Ouvrez, au nom du roi!

À peine avait-il prononcé ces mots que Assignac et Laparède apparaissaient sur le palier. Ils allaient dégainer; ils n’en eurent pas le temps. Les gardes du cardinal se précipitaient sur eux et les refoulaient dans leur chambre, les désarmaient et leur faisaient subir le même sort qu’à leur ami.

Quant à M. de Mazarin, il avait disparu.

Nous revenons à la duchesse de Chevreuse, qui s’était empressée d’obéir à l’injonction de M. de Savières et lui avait ouvert toute grande sa porte.

– Que voulez-vous de moi? lui dit-elle, en dévisageant, d’un œil sévère, l’intrus qui se présentait à elle d’une façon aussi cavalière.

– Je suis le baron de Savières, capitaine des gardes de Son Éminence le cardinal de Richelieu.

– Je vous reconnais fort bien, monsieur, déclara la duchesse, et je ne suppose pas que vos fonctions vous donnent le droit de vous conduire d’une façon aussi peu chevaleresque.

– Madame la duchesse, riposta le capitaine avec beaucoup de calme, je suis chargé d’une mission que j’ai le devoir d’accomplir jusqu’au bout.

– Et qui consiste, sans doute, à vous emparer de ma personne?

– Non, madame la duchesse, mais à vous prier de bien vouloir vous rendre jusqu’au château de Montgiron.

– Où je serai prisonnière?

– Madame, je l’ignore. Je suis également chargé de vous demander de me remettre immédiatement un enfant que vous avez amené ici.

– Ah! vraiment, ironisa la duchesse. Arrêter une femme et s’emparer d’un enfant est un double exploit qui ne m’étonne point de la part de celui qui vous envoie jusqu’ici, mais qui, véritablement, est indigne du gentilhomme et du soldat que vous êtes.

Savières eut un imperceptible frémissement. Le coup avait porté, mais il lui était impossible de reculer. Il se tut en se mordant les lèvres.

Profitant de cet avantage, Mme de Chevreuse, surprise de la carence de ses amis et craignant qu’ils ne fussent tombés dans quelque guet-apens, reprenait, pour gagner du temps:

– Je suis surprise, monsieur le capitaine, que votre maître n’ait pas plutôt choisi, pour remplir son exploit, un des nombreux espions qu’il entretient à sa solde.

Devinant la ruse de son interlocutrice, Savîères reprit:

– Je ne suis pas ici, madame la duchesse, pour discuter avec vous des raisons qui font agir M. le cardinal, pas plus que sur les moyens qu’il a cru devoir employer à votre égard; je ne puis que vous répéter ce que je viens de vous dire, et je vous demande instamment de ne pas me contraindre à employer la force.

– Vous oseriez lever la main sur moi?

– La plus noble dame de France, répliqua le capitaine, cesse de l’être lorsqu’elle conspire contre son roi!…

– Alors, s’écria Marie de Rohan en éclatant d’un rire forcé, je suis une conspiratrice. Décidément, monsieur le capitaine, vous êtes bien mal informé. J’ignore ce qu’on a pu vous conter à mon sujet, ou plutôt, je m’en doute. La vérité est tout autre. Vous avez simplement, uniquement, devant vous, une femme qui a juré de sauver à tout prix l’honneur d’une de ses amies. Maintenant, je n’ajouterai plus un mot.

Et, désignant d’un geste large la porte de la chambre voisine, elle fit:

– L’enfant est là. Auriez-vous le courage d’aller le prendre?

Savières eut un instant d’hésitation, car Mme de Chevreuse lui avait parlé avec un tel accent d’indignation et de noblesse que, pour la première fois depuis qu’il était au service du cardinal, il se demandait si véritablement son maître ne lui avait pas ordonné de commettre une mauvaise action.

Cette pensée ne dura en lui que l’espace d’un éclair. Non point par crainte des représailles, car Savières était brave, et il était de ceux qui savent prendre leurs responsabilités, mais uniquement parce qu’il avait fait au cardinal le serment de lui obéir en tout et pour tout, même au péril de sa vie. Il se dirigea vers la porte de la chambre et l’ouvrit toute grande.

La pièce était à demi éclairée par la lueur d’une veilleuse placée près d’une petite table, à côté d’un grand lit qui n’était occupé par personne, et dont la couverture n’avait pas été défaite.

Au pied du lit, un berceau au rideau fermé attira l’attention du capitaine qui, en trois enjambées, le rejoignit. Soulevant les rideaux, il aperçut un enfant tourné sur le côté et qui semblait profondément endormi. Il s’en empara, le plaça sous son manteau et rejoignit la duchesse de Chevreuse, qui venait de réprimer un indéfinissable sourire.

– Maintenant, madame la duchesse, êtes-vous décidée à vous rendre au château de Montgiron? Je tiens à vous dire que toute résistance est inutile, car mes gardes ont déjà mis à la raison trois des gentilshommes qui s’étaient constitués vos défenseurs. Quant au quatrième, c’est-à-dire M. de Mazarin, il a réussi à nous échapper; mais je doute qu’à lui seul il soit de taille à nous mettre en déroute.

La duchesse pensa:

«Mon pauvre Gaëtan! Pourvu qu’ils ne l’aient pas égorgé ainsi que ses amis. Enfin, Mazarin est libre! Tout espoir n’est donc pas perdu de remporter une revanche sur nos ennemis.»

Et jugeant pour l’instant toute résistance inutile, elle reprit:

– Soit, monsieur le capitaine, je vous accompagne. Je ne vous demande qu’une grâce: rendez-moi cet enfant, car, nous autres femmes, savons beaucoup mieux les porter dans nos bras, et ce pauvre petit a grand besoin de ménagement.

Savières se laissa fléchir par cette requête et remit le nourrisson à la duchesse qui, l’enveloppant dans un des pans du manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules, l’emporta tendrement contre sa poitrine, en disant:

– Heureusement qu’il ne s’est pas réveillé!

– Le fait est, déclara Savières, enchanté du succès de sa mission, que je n’ai pas encore vu un petit enfant dormir aussi profondément.

Quelques minutes après, Mme de Chevreuse, qui n’avait pas lâché son précieux fardeau, montait dans un carrosse, dans lequel deux gardes prirent place en face d’elle et, entourée d’une solide escorte que commandait le capitaine, le véhicule, traîné par quatre chevaux vigoureux, disparut bientôt dans la nuit.

M. de Mazarin, descendant alors de la cheminée dans laquelle il s’était réfugié, commença par aller délivrer Hector d’Assignac et Henri de Laparède et, après les avoir mis au courant des faits qui venaient de se dérouler, il descendit avec eux à la recherche du chevalier de Castel-Rajac.

Ils se heurtèrent aux époux Lopion qui, encore épouvantés, se livraient aux lamentations et aux imprécations les plus vives contre ceux qui les avaient troublés dans leur sommeil et risquaient de faire passer leur hostellerie pour une gargote mal famée et peu hospitalière.

Mazarin imposa silence à leurs criailleries. Tout de suite, il leur demanda:

– Avez-vous vu le chevalier de Castel-Rajac?

– Non, monsieur, s’écriait l’aubergiste, et je ne tiens même pas à le revoir, car c’est bien de sa faute si, aujourd’hui, nous avons à subir tous ces désagréments.

– Assez de jérémiades, et donnez-nous tout de suite des lanternes, afin que nous puissions nous mettre à la recherche de notre ami.

Tout en grognant, Mme Lopion allait s’exécuter lorsque, les vêtements en désordre, les cheveux en broussailles, la chemise déchirée, Gaëtan de Castel-Rajac, qui avait réussi à se débarrasser des liens qui l’entouraient et à sortir du sac qui l’aveuglait, apparut, clamant d’une voix rauque:

– Les misérables viennent d’emmener la duchesse au château de Montgiron. Je les ai entendus partir. Leur capitaine leur donnait des ordres. Il faut absolument aller là-bas, leur arracher cette malheureuse; sans cela elle est perdue.

Et, se tournant vers Mazarin, il ajouta:

– Pour que le cardinal s’acharne avec autant de cruauté sur cette femme et cet enfant, il faut…

Il n’acheva pas. M. de Mazarin, lui prenant la main, lui dit:

– Vous avez raison, mon cher chevalier, il faut à tout prix sauver la duchesse.

– Nous la sauverons!… fit le Gascon avec une énergie que l’on devinait sans limites.

CHAPITRE VI ÉCHEC AU CARDINAL

Le château de Montgiron était situé à deux lieues du village de Saint-Marcelin.

Il faisait partie du domaine royal et, comme il se trouvait fort loin de la capitale, jamais encore aucun souverain ne l’avait honoré de sa visite. Il ne possédait, pour tout hôte, qu’un vieil officier qui en avait la garde et se donnait encore l’illusion d’être un chef, parce qu’il commandait à quelques gardes forestiers et à trois jardiniers chargés d’entretenir la forêt et les jardins qui s’étendaient autour du vieux manoir.

Ce vieillard qui répondait au nom de Jean-Noël-Hippolyte-Barbier de Pontlevoy, était un cardinaliste d’autant plus enragé qu’il devait cette agréable retraite à Richelieu, beaucoup plus désireux de se débarrasser d’un quémandeur qu’il rencontrait sans cesse dans ses antichambres, que de récompenser les services d’un brave mais obscur soldat qui n’avait jamais réussi qu’à récolter quelques blessures au service du roi.

M. de Durbec, muni d’un blanc-seing du cardinal, était donc devenu le maître de céans et avait déclaré à M. de Pontlevoy qu’il n’avait qu’à se conformer à ses instructions, c’est-à-dire à se tenir tranquille.

Le digne homme qui, au fond, ne demandait pas mieux, accéda aussitôt à la volonté que lui exprimait si énergiquement le mandataire du cardinal et, après avoir partagé le souper de ce dernier, il prit le sage parti de se retirer dans ses appartements, de se coucher dans son lit moelleux et de s’endormir avec la même sérénité que d’ordinaire, c’est-à-dire en homme qui a la conscience nette et la digestion facile.

Vers dix heures du soir, le capitaine des gardes pénétrait dans le salon où M. de Durbec attendait sa venue en dégustant un verre de vin d’Espagne. Il était accompagné de la duchesse de Chevreuse, qui portait dans ses bras l’enfant mystérieux.

M. de Durbec se leva et salua Mme de Chevreuse, qui ne daigna pas lui répondre.

M. de Savières attaqua:

– Mme la duchesse de Chevreuse a consenti à me suivre librement et à vous remettre, monsieur, l’enfant que j’étais chargé de lui réclamer.

Durbec ajouta, insistant particulièrement sur ces mots:

– De la part de Son Éminence le cardinal de Richelieu.

Sans ouvrir la bouche, la duchesse déposa sur la table l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui semblait toujours reposer aussi profondément. Puis, impassible, elle attendit.

M. de Durbec écarta les voiles qui enveloppaient le nourrisson. Aussitôt, un cri de rage lui échappa:

– Madame, vous nous avez joués.

– Qu’est-ce à dire? s’exclamait Marie de Rohan, d’un air hautain.

L’émissaire du cardinal, comprimant avec peine la rage qui s’était emparée de lui, scanda:

– Ce n’est pas un enfant, mais un mannequin.

– Vous me surprenez fort, dit ironiquement Mme de Chevreuse.

– Regardez, madame, et constatez vous-même.

– En effet, reconnut la duchesse, c’est bien un véritable mannequin que j’ai sous les yeux, et fort adroitement arrangé, n’est-ce pas, monsieur le capitaine des gardes, puisque vous-même, qui l’avez pris dans son berceau, vous ne vous êtes aperçu de rien? Alors, comment voulez-vous, monsieur le représentant du cardinal, que moi, qui me trouvais dans une pièce voisine, j’aie pu me rendre compte de cette substitution?

Les sourcils froncés, le regard mauvais, M. de Durbec attaqua d’un ton acerbe:

– Madame, je vous engage vivement…

Mais pressentant que l’explication allait être extrêmement importante et risquait fort de dévoiler, devant une tierce personne, des secrets que celle-ci n’avait pas à connaître, il ajouta:

– Monsieur le capitaine, je vous prie de vous retirer.

Le baron de Savières s’empressa de quitter la pièce, fort vexé du tour que l’on venait de lui jouer, et très inquiet des conséquences que pouvait avoir pour lui son manque de perspicacité.

Durbec lança à Mme de Chevreuse un regard de défi qui exprimait clairement:

– Et maintenant, à nous deux!

Mais la courageuse Marie de Rohan n’en parut nullement intimidée, et elle demeura debout à la même place, attendant vaillamment le choc de l’adversaire.

Celui-ci s’empara de la poupée et la jeta sur un meuble.

Puis, revenant vers la duchesse, il lui dit:

– Madame, désirez-vous que je vous communique le blanc-seing de Son Éminence?

– C’est inutile. Les procédés dont vous avez usé envers moi suffisent à me révéler à la fois la nature des pouvoirs dont vous êtes investi et des intentions de celui qui vous les a conférés.

– Vous êtes donc irréductible, madame la duchesse?

– Oui, monsieur, quand il s’agit de mon droit.

– Vous admettrez donc que je le sois aussi, lorsque j’ai à défendre celui du cardinal.

– Je ne vois pas, monsieur, en quoi le droit de votre maître est en jeu dans cette affaire.

– N’a-t-il pas le devoir de veiller, avant tout, sur l’honneur de Sa Majesté et sur la sécurité de l’État? Mais nous ne sommes point ici, madame, pour parler politique, et je vous conseille de répondre catégoriquement à la question que je vais vous poser: Qu’est devenu l’enfant que vous avez fait baptiser cet après-midi dans l’église Saint-Marcelin?

Avec un sang-froid qui semblait inaltérable, Mme de Chevreuse riposta:

– Demandez-le à son père!

– À M. de Mazarin! coupa sèchement l’émissaire du cardinal.

– Vous faites erreur, monsieur, répliqua Marie de Rohan. M. de Mazarin n’est nullement le père de ce nouveau-né cause de ce litige. Il en est simplement le parrain, de même que j’en suis… la marraine.

– Alors, son père, quel est-il?

– Le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.

– Quelle est cette plaisanterie?

– Monsieur, vous êtes gentilhomme!

– Certes, et je m’en honore.

– Eh bien! montrez-le, monsieur, d’abord en cessant de me parler sur un ton qui n’est point celui d’un homme de bonne compagnie, puis en vous abstenant désormais de mettre ma parole en doute.

«Décidément, se disait l’espion de Richelieu, cette femme est encore plus forte que je ne le pensais. Je crois que, pour avoir raison d’elle, je vais être obligé de me servir des grands moyens que j’ai ordre de n’employer qu’à la dernière extrémité.»

D’un ton volontairement radouci, il reprit:

– Croyez, madame, qu’il m’est fort désagréable, je dirai même fort pénible, d’être obligé de vous parler ainsi et de me montrer, envers vous, d’une rigueur qu’excuse cependant la situation, grave entre toutes, dans laquelle vous êtes placée. Sans doute allez-vous m’accuser encore de me montrer impoli et brutal envers vous. Mais nous en sommes arrivés à un point où il est de toute nécessité d’abattre nos cartes.

– Soit, monsieur, acquiesça la duchesse. Je pense que vous avez beaucoup d’atouts, mais je ne vous cacherai pas que j’en ai certains, moi aussi, qui sont fort capables de rivaliser avec les vôtres.

L’émissaire de Richelieu répliqua:

– Dans la nuit du 5 au 6 mai, Sa Majesté la reine Anne d’Autriche a accouché clandestinement d’un enfant du sexe masculin, dans une maison qui vous appartient et qui est située aux environs du château de Chevreuse. La reine vous a chargée de faire disparaître cet enfant. Dans ce but, vous avez eu recours à l’un de vos amis, le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac et, tous deux, en compagnie d’une nourrice que vous aviez fait venir en secret de province, vous avez gagné ce pays, espérant ainsi mettre à l’abri de toutes poursuites l’enfant illégitime de la reine. Voilà pourquoi, madame, au nom de la Raison d’État, une dernière fois, je vous somme de nous restituer cet enfant! Si vous acceptez, non seulement vous rentrerez en grâce immédiate auprès du cardinal, qui est décidé à vous combler de ses bienfaits et de ses faveurs, mais, en son nom, je prends l’engagement solennel que cet enfant sera élevé par les soins du cardinal avec tous les égards dus à son rang, sans que nul, cependant, ne puisse soupçonner quelles sont ses origines. Madame, j’attends votre réponse!

– Elle est fort simple, déclara la duchesse, sans se départir un seul instant de l’attitude qu’elle avait adoptée. Allez consulter le registre de la paroisse de Saint-Marcelin, et vous y verrez que cet enfant, que vous attribuez à la reine et à M. de Mazarin, est, en réalité, celui de Gaëtan de Castel-Rajac et d’une jeune fille des environs de Marmande, morte, ces jours derniers, en donnant le jour à son fils.

Redevenu nerveux, M. de Durbec s’écria:

– On peut écrire ce que l’on veut sur un registre de baptême.

– Je vous ferai observer, monsieur, que ces déclarations sont signées par Mme la duchesse de Chevreuse, M. de Mazarin, M. le chevalier de Castel-Rajac, M. le baron d’Assignac, M. le comte de Laparède. Donc, si nous avons fait une fausse déclaration, il faudra que vous nous poursuiviez en justice.

Durbec s’écria:

– Ne nous égarons pas en vains subterfuges. Voulez-vous, oui ou non, madame, me dire ce que vous avez fait de cet enfant?

– Demandez-le à son père. Lui seul pourra vous renseigner à ce sujet.

– C’est votre dernier mot?

– C’est mon dernier mot.

– En ce cas, madame, vous ne vous en prendrez qu’à vous seule des conséquences regrettables que vont avoir pour vous vos façons d’agir.

– Vous devriez savoir, monsieur, que je ne suis pas femme à me laisser intimider.

Cette fois, Durbec ne répondit rien. Il s’en fut simplement tirer sur le cordon d’une sonnette. L’un des panneaux de la porte s’ouvrit, et l’espion de Richelieu dit au garde qui se présenta:

– Prévenez votre capitaine que je désire lui parler.

Le garde salua et disparut. Durbec jeta un regard vers la duchesse qui n’avait pas bougé. Toujours debout, près de la table, en une attitude de sobre dignité, elle attendait la suite des événements avec la sérénité d’une femme qui vient de faire tout son devoir et qui est décidée à le remplir jusqu’au bout.

Un instant après, M. de Savières réapparut dans la pièce. Durbec lui dit, désignant Mme de Chevreuse:

– Veuillez, capitaine, considérer, à partir de ce moment, Mme la duchesse de Chevreuse comme votre prisonnière. Conduisez-la dans la chambre où elle doit demeurer enfermée, jusqu’à nouvel ordre, au secret le plus absolu.

Féru de discipline, le capitaine ne pouvait qu’obéir.

– Suivez-moi, madame, dit-il à Marie de Rohan qui, après avoir foudroyé Durbec d’un regard de mépris, s’en fut, guidée par M. de Savières, à travers les corridors sombres et déserts du vieux château de Montgiron.

Demeuré seul, l’émissaire de Richelieu grinça entre ses dents:

– Avant demain, j’aurai bien trouvé le moyen de faire parler cette maudite duchesse.

*

* *

Le premier mouvement de Gaëtan fut de se précipiter vers Montgiron, sans trop savoir comment il pourrait délivrer Mme de Chevreuse.

Cette impétuosité n’était guère dans les manières de Mazarin qui préférait la réflexion à l’action.

– Je crois, dit-il, qu’il serait beaucoup plus sage d’employer la ruse. En effet, si nous nous avisons d’occire une grande partie ou la totalité des gardes du cardinal, celui-ci ne nous le pardonnera pas et, à moins que nous prenions la décision de quitter par les moyens les plus rapides le doux pays de France, nous ne tarderons pas, malgré tous nos efforts, à tomber entre ses mains. Je crois le connaître assez bien pour pouvoir vous déclarer que, si nous lui infligions un pareil affront, il serait fort capable de nous envoyer un régiment à nos trousses, tandis que, si nous arrivions à pénétrer subrepticement dans le château, à découvrir l’endroit où est enfermée Mme de Chevreuse et à la faire s’évader sans attirer sur nous l’attention de ses geôliers, j’estime que nous aurons accompli une besogne beaucoup plus salutaire et beaucoup moins compromettante qu’en livrant une bataille rangée aux gardes du cardinal.

– Mais, objecta Castel-Rajac, comment ferons-nous pour pénétrer dans le château?

– Est-il donc d’un accès si difficile?

Gaëtan réfléchit un instant, puis il reprit:

– Je me souviens que, du côté de la forêt, il existe une petite porte plutôt vermoulue, par laquelle on doit pouvoir pénétrer aisément dans les communs.

– Bien. C’est plus qu’il nous en faut, déclara Mazarin, qui devait s’être déjà tracé dans l’esprit un plan beaucoup plus arrêté qu’il ne voulait bien le dire.

Et il reprit, d’un air entendu:

– En ce cas, messieurs, il ne nous reste plus qu’à monter à cheval et, afin d’éviter d’attirer l’attention des espions qui pourraient très bien rôder aux alentours, choisir des chemins de traverse que vous devez connaître mieux que personne.

» Une fois arrivés là-bas, par la porte, nous nous efforcerons de pénétrer dans la place que vient de nous indiquer M. de Castel-Rajac, et nous rechercherons alors le moyen d’exploiter ce premier avantage.»

Cinq minutes après, les quatre cavaliers chevauchaient sur un sentier étroit, entre deux haies drues et hautes. Gaëtan servait de guide.

Après avoir abouti à une sorte de piste à peine tracée qui longeait de vastes prairies bordées de peupliers ils atteignirent une forêt dans laquelle ils s’engagèrent et, protégés ainsi par les hautes futaies, ils arrivèrent à l’autre lisière d’où, à la clarté de la lune, ils aperçurent, se détachant sur un petit mamelon qui surmontait la Garonne, la silhouette du manoir de Montgiron.

Pour l’atteindre, il restait à peine un quart de lieue. Mazarin fit, toujours sur un ton de camaraderie:

– Je crois que nous ferions bien de laisser ici nos chevaux.

Les trois Gascons sautèrent en bas de leur monture. Utilisant fort habilement tous les replis de terrains, les fossés garnis de hautes fougères et les arbres qui se dressaient çà et là, ils atteignirent ainsi les fossés du château. Celui-ci ne présentait pour ainsi dire plus de défense. Quelques années auparavant, Richelieu, qui craignait toujours un retour offensif de la féodalité, l’avait fait entièrement démanteler. Les douves larges et profondes qui l’entouraient avaient été comblées.

D’un rapide coup d’œil, Mazarin se rendit compte de la situation et il murmura entre ses dents:

– Décidément, M. de Richelieu n’a pas prévu le bon tour qu’il va se jouer à lui-même.

Se tournant vers Gaëtan, il ajouta:

– Voulez-vous, mon cher chevalier, me conduire jusqu’à la porte que vous nous avez signalée tout à l’heure?

– Très volontiers, mon cher comte.

Entouré des trois autres conjurés, Castel-Rajac contourna le château et, au pied d’une tour il désigna une petite excavation fermée par un simple pan de bois qui paraissait si peu résistant, qu’un simple coup d’épaule était capable d’en venir à bout.

– Allons, fit sobrement Mazarin.

Gaëtan, le premier, s’élança vers la porte, qui ne portait aucune serrure apparente. Il allait la heurter d’un coup de pied, lorsque Mazarin le retint en disant:

– Oh! pas de bruit, surtout, mon cher. Voulez-vous me permettre?

Docilement, Gaëtan s’effaça pour le laisser passer. Mazarin appuya de la paume de sa main droite sur la porte, qui résista. Elle était fermée à l’intérieur.

– Maintenant, dit-il à Castel-Rajac, poussez, mais très doucement.

Gaëtan s’exécuta. Un craquement se produisit.

Vivement, Mazarin avança la main et retint une planche au moment où, détachée de son cadre, elle allait choir sur le seuil. Il plongea son bras à l’intérieur, tâtonna un instant et, trouvant un loquet, il le fit glisser avec précaution.

La porte s’ouvrit en grinçant légèrement sur ses gonds rouillés. Mazarin s’avança. Il se trouvait dans un étroit réduit qui, par un soupirail, prenait jour sur la cour des communs, un petit escalier de pierre en forme de vis, donnant accès à l’étage supérieur. Après avoir recommandé à ses amis de faire le moins de bruit possible, Mazarin commença à gravir les marches et se trouva bientôt en face d’une porte qui, fort heureusement, était ouverte, ce qui prouvait que l’excellent Barbier de Pontlevoy, quelque peu amolli par les délices d’une oisive retraite, avait cessé de surveiller, même sommairement, les entrées et sorties du château dont il avait la garde.

Les quatre conjurés se trouvaient dans une cour étroite et obscure. Elle semblait complètement inhabitée et était entourée de bâtiments bas qui devaient autrefois former les écuries du château.

Au travers d’une grille délabrée, rouillée et demeurée ouverte, on apercevait une seconde cour, qui paraissait plus importante que celle-ci.

Mazarin, indiquant l’un des bâtiments aux trois Gascons, leur dit:

– Cachez-vous là, pendant que je vais en reconnaissance.

Tandis que, toujours dociles, Castel-Rajac, Assignac et Laparède se dissimulaient dans l’ombre, Mazarin, avec la souplesse d’un chat, se glissait jusque dans l’autre cour, d’où il pouvait examiner très attentivement les aîtres du château.

Le principal corps de logis formait l’un des côtés de la cour. À droite, la cuisine, le cellier. À gauche, un corps de garde, dans lequel quelques chandelles de résine achevaient de se consumer, et où régnait un profond silence.

Mazarin s’y faufila, et aperçut, étendus sur la planche d’un lit de camp et ronflant côte à côte à poings fermés, quatre des gardes du cardinal, dont les manteaux, les chapeaux et les épées étaient jetés pêle-mêle à leurs pieds.

Mazarin esquissa cet énigmatique sourire qui marquait chacune de ses joies intérieures puis, s’emparant des quatre chapeaux, des quatre manteaux et des quatre épées, il s’en fut à pas de loup les déposer dans la cuisine, légèrement éclairée, elle aussi, par quelques chandelles qui achevaient de se consumer dans leurs chandeliers.

Cela fait, il rejoignit les trois Gascons qui l’attendaient avec une fébrile impatience.

– Décidément, leur annonça-t-il, le destin nous est favorable. Je viens de surprendre dans un profond sommeil quatre gardes de Son Éminence, qui avaient cru bon de se dévêtir à moitié et de se désarmer tout à fait.

» Je me suis emparé de leurs défroques et de leurs épées. J’ai transporté le tout dans une cuisine, où nous serons à merveille pour endosser les uniformes de ces messieurs.»

Il les entraîna tous les trois jusqu’à la cuisine et, là, ils commencèrent à se déshabiller.

Déjà, Castel-Rajac et Laparède avaient mis bas leur justaucorps et, pleins d’ardeur et d’entrain, ils s’apprêtaient tous quatre à jouer consciencieusement leur rôle dans la tragi-comédie dont Mazarin était le metteur en scène, lorsque tout à coup, il leur sembla entendre un bruit de pas précipités sur les pavés de la cour.

Instinctivement, ils saisirent leurs épées. À peine venaient-ils de s’en emparer que huit gardes du cardinal se précipitaient dans la cuisine, l’épée à la main.

Cédant un moment au nombre, ils durent battre en retraite et se réfugier dans le cellier, où ils allaient trouver un champ plus facile pour se défendre.

– Quatre contre huit, s’écria Gaëtan d’une voix éclatante, c’est une bonne mesure.

Et il fonça sur ses adversaires, en mettant pour commencer deux à bas, tandis que, de leur côté, Mazarin, Assignac et Laparède en tuaient et en blessaient trois autres.

Les trois gardes qui étaient restés indemnes prirent le parti de rallier la cour et de donner l’alarme à ceux du corps de garde, qui se réveillèrent aussitôt et s’en vinrent à leur rescousse. Mais ils ne pouvaient pas être d’une grande utilité dans la bataille: ils étaient sans armes et encore tout alourdis de sommeil.

Castel-Rajac qui, d’emblée, avait repris le commandement de la bataille, profitant de la panique qui régnait parmi ses adversaires se précipita sur eux avec ses amis.

Au même moment, une fenêtre du château, qui se trouvait au premier étage, s’ouvrait, et une voix retentissait:

– Tenez bon! Sus à ces bandits, à ces misérables, sus aux ennemis du cardinal!

C’était le capitaine de Savières qui encourageait ses hommes.

Mettant, lui aussi, l’épée en main, il se précipita à travers le vestibule, les couloirs, dégringola l’escalier et se précipita dans la cour.

Quand il arriva, les trois Gascons et l’Italien avaient achevé de mettre ses gardes à la raison. Tous jonchaient le sol, morts ou blessés. C’était un véritable carnage.

N’écoutant que son courage, M. de Savières voulut s’élancer sur les vainqueurs. Mais, du revers de son épée rouge de sang, Castel-Rajac, qui était décidément l’un des escrimeurs des plus redoutables qu’il fût possible d’imaginer, envoyait promener en l’air l’arme du capitaine, sur lequel se jetaient Assignac et Laparède, qui l’immobilisaient instantanément.

Castel-Rajac s’avançait vers Savières et, approchant son visage du sien, lui demandait, les yeux dans les yeux:

– Qu’avez-vous fait de Mme de Chevreuse?

– Je n’ai pas à vous répondre, répliqua l’officier désarmé.

– Vous êtes notre prisonnier.

À peine le Gascon avait-il prononcé ces mots qu’un cri déchirant partait du château.

Castel-Rajac eut un grand sursaut: il lui sembla que c’était la duchesse qui appelait au secours.

Bondissant à l’intérieur, escaladant l’escalier quatre à quatre, il parvint jusqu’au troisième étage et se heurta à un homme vêtu de noir, l’épée à la main, qui semblait décidé à lui barrer le passage.

Le Gascon fonça sur lui.

Durbec – car c’était lui – essaya vainement de se mettre en garde et de parer cette foudroyante attaque. Lourdement, il retomba sur le sol, le corps traversé de part en part par la lame du chevalier.

Sautant par-dessus lui, Castel-Rajac franchit en quelques bonds les marches de l’escalier qui donnait accès au grenier et d’où continuaient à s’échapper les appels désespérés de Mme de Chevreuse.

Il se trouva devant une porte entrebâillée sur le seuil de laquelle, le dos tourné, se tenait un homme.

D’un coup de poing formidable, il l’écarta et, comme une trombe, il pénétra dans la pièce. Deux autres hommes s’apprêtaient à étrangler, à l’aide d’un lacet, la duchesse de Chevreuse, qui se débattait avec l’énergie du désespoir.

Lardés de grands coups d’épée, les deux bandits durent lâcher prise et, poursuivis par le Gascon, qui, d’un violent coup de botte, avait à demi écrasé la figure du troisième homme qui cherchait à se relever, ils s’élancèrent vers une lucarne qui donnait sur les toits. Mais, dans leur affolement, ils avaient mal pris leur élan et, glissant sur les tuiles, ils s’en furent s’aplatir sur les dalles de la cour à côté des autres victimes de la fureur gasconne.

Comme Mme de Chevreuse, brisée d’émotion, chancelait, Castel-Rajac dut la retenir dans ses bras; mais, se ressaisissant, la vaillante femme s’écria:

– Non, je suis trop heureuse, maintenant, pour m’évanouir.

Gaëtan l’entraînait vers la sortie.

– La victoire est complète, disait-il, allons rejoindre nos amis!

Tout en tenant son épée d’une main et soutenant la marche de la duchesse de l’autre, il regagna la cour, sans remarquer que le corps du chevalier de Durbec n’était plus à l’endroit où il était tombé.

Rejoignant Mazarin, Assignac et Laparède, il leur annonça d’une voix triomphante:

– La chasse a été bonne. Il y a douze pièces au tableau!

M. d’Assignac lui désignait le baron de Savières, qui gisait, ligoté, sur le sol.

– Celui-là, fit-il, est encore en assez bon état.

Mazarin, qui s’était précipité vers Mme de Chevreuse, lui dit:

– Maintenant, il s’agit de vous mettre rapidement en sécurité, car, après ce qui vient de se passer ici, je ne réponds plus de la tête de personne.

– Le mieux, déclara Castel-Rajac, est de gagner le plus rapidement possible la frontière espagnole. Je crois que je ferais bien d’emmener aussi mon petit garçon. N’est-ce point votre avis, madame la duchesse?

– Certes!

– Et vous, comte Capeloni?

– Tout à fait.

Les quatre conspirateurs, qui entouraient la duchesse, quittèrent le château et rejoignirent leurs chevaux qui étaient restés dans la forêt. Bientôt, ils galopaient dans la direction de Saint-Marcelin, et le chevalier, qui tenait, doucement serrée contre sa poitrine, la belle Marie de Rohan qui se cramponnait à son cou, lui murmurait à l’oreille, entre deux phrases brûlantes d’amour:

– Je crois que votre amie sera contente de nous.

*

* *

Quelle ne fut pas la stupéfaction de l’excellent Barbier de Pontlevoy, lorsque, se réveillant le lendemain matin au chant du coq, suivant son habitude, après avoir revêtu ses chausses et son justaucorps, il commença son inspection quotidienne.

À la vue de tous ces cadavres alignés dans la cour et de tous ces blessés qui gisaient dans les communs, à l’endroit où ils avaient été frappés, il ne sut que s’écrier, en levant les bras au ciel:

– Mille millions de gargousses, est-ce que je rêve ou bien suis-je devenu fou?

Et il appela, avec toute la force de ses poumons, les deux invalides qui constituaient avec lui la garnison de Montgiron:

– Passe-Poil et Sans-Plumet!

Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes de vociférations stériles que Passe-Poil, tout en traînant sa jambe de bois, accourut à son appel.

– Monseigneur, s’écria-t-il, je respire, j’avais peur que vous eussiez été égorgé pendant votre sommeil.

– Ah ça! que s’est-il donc passé?

– Je n’en sais rien, monseigneur, Sans-Plumet et moi, nous avions profité de votre permission que nous avait value la présence au château des gardes de Son Éminence pour nous rendre jusqu’à la ville.

» Tout à l’heure, quand nous sommes rentrés, nous nous sommes trouvés en face d’un véritable carnage. Nous avons commencé par relever les blessés, les panser de notre mieux, puis nous avons découvert M. le capitaine de Savières ligoté et bâillonné au fond du fournil, où nous l’avons délivré.

– Et où est le capitaine?

– Auprès de M. de Durbec, qui est grièvement blessé.

– Quelle aventure! s’écria le brave homme, qui demanda aussitôt:

» Où avez-vous transporté M. de Durbec?

– Dans la chambre d’honneur.

– J’y vais.

Tout essoufflé, bouleversé, suant déjà à grosses gouttes, le vieux soldat s’en fut retrouver Durbec, qui était étendu sur un lit et semblait souffrir cruellement de sa blessure. Le capitaine de Savières se trouvait à côté de lui, ainsi qu’un chirurgien que Sans-Plumet avait été quérir en toute hâte.

Le praticien venait de sonder la plaie et il déclara d’un air quelque peu hésitant:

– J’espère qu’aucune complication ne se produira, mais il faut bien compter trois semaines avant que vous puissiez vous remettre en route.

L’espion du cardinal eut une crispation du visage qui révélait l’impression fâcheuse que lui produisait ce pronostic. Mais Pontlevoy s’avançait en s’écriant:

– Vous me voyez furieux, affolé! Je ne comprends rien, mais rien…

– Eh bien! continuez, coupa Durbec, d’un ton sarcastique.

– Cependant, monsieur, permettez-moi, hasarda le colonel.

Durbec reprit:

– N’ayez aucune crainte quant aux responsabilités que vous avez encourues. Mon intention n’est nullement de rejeter sur vous l’odieux guet-apens qui a été tendu cette nuit à M. le capitaine de Savières et à ses gardes, ni de la tentative d’assassinat dont j’ai été l’objet.

» Soyez donc rassuré, monsieur le gouverneur, et n’ayez point souci de moi. Si Dieu le veut, je saurai bien me tirer d’affaire… et, s’il ne le veut pas, eh bien! il sera fait selon sa volonté.

» Retournez à vos occupations habituelles et puissiez-vous dormir aussi bien la nuit prochaine que vous avez dormi la nuit dernière.»

Le vieil homme allait insister, mais, avec déférence, M. de Savières lui dit:

– Je crois, monsieur, que M. de Durbec a besoin de m’entretenir en particulier. Monsieur le chirurgien, à bientôt, n’est-ce pas?

Le praticien répliqua:

– Demain matin, je viendrai renouveler le pansement.

Précédé de Sans-Plumet et flanqué de Pontlevoy, il descendit dans la cour, où il enfourcha sa maigre haridelle et il s’éloigna, tandis que le gouverneur, rouge, congestionné au point qu’on aurait pu redouter pour lui une apoplexie foudroyante, s’écriait, en tournant autour d’un puits qu’il semblait prendre à témoin de son désarroi:

– Je n’y comprends rien… rien… rien…