38561.fb2 L’Homme Au Masque De Fer - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

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Troisième Partie: Le Prisonnier De L’Île Sainte-Marguerite

CHAPITRE PREMIER LA VENGEANCE DE DURBEC

Tant que vécut Mazarin, Castel-Rajac continua de s’acquitter de ses fonctions de lieutenant aux mousquetaires avec autant de brio que de loyauté, et de même que le fils de Mazarin lui avait voué une affection sans bornes, le fils de Louis XIII s’attacha à lui par les liens d’une réelle amitié. On eût dit que les deux fils de la même femme n’avaient pour lui qu’un même cœur.

Aussi se prit-il à les aimer autant l’un que l’autre. D’ailleurs, en grandissant, la ressemblance s’accentuait encore, et quand Gaëtan quittait Henry pour aller retrouver Louis, il lui semblait que c’était le même qu’il avait devant lui. Sauf peut-être qu’Henry avait plus de douceur et Louis plus de volonté. Le premier semblait être fait pour devenir un parfait gentilhomme, et l’autre, pour devenir un grand roi.

La belle duchesse de Chevreuse, tout en poursuivant sa vie de cour et s’acquittant de toutes les obligations mondaines que lui assignait son rang élevé, n’oubliait pas son ami. Une rencontre fortuite, le hasard d’un instant, avait suffi pour lier ces deux cœurs d’une indestructible amitié.

Gaëtan, dès qu’il pouvait avoir une permission, s’échappait pour rejoindre son cher Henry qui devenait un fier jouvenceau, habile aux armes et à l’équitation. Mme de Chevreuse s’arrangeait pour l’y rejoindre elle-même, et c’étaient quelques instants enchantés que Castel-Rajac passait au milieu des deux grandes affections de sa vie.

Hélas! Il est écrit que jamais le bonheur complet ne peut être de ce monde!

La haine, la rancune, la basse envie n’avaient point désarmé. Le chevalier de Durbec veillait.

Tant que le cardinal Mazarin fut au pouvoir, il resta dans l’ombre. Il savait qu’il aurait affaire à trop forte partie, et que le chevalier de Castel-Rajac et son fils adoptif se trouveraient toujours hors de ses atteintes.

Mais, lorsque le jeune roi atteignit ses vingt ans, Mazarin mourut.

Cet événement affecta profondément le chevalier, et la duchesse elle-même, qui perdaient de la sorte un puissant allié. Certes, la reine Anne d’Autriche restait, et ferait l’impossible pour protéger la destinée de son fils aîné. Mais comme elle l’avait dit au Gascon lors de la mystérieuse et unique entrevue qu’ils eurent, quelques années auparavant, le cœur d’une mère n’est pas toujours assez fort pour préserver des embûches de la vie!

Au grand étonnement de la Cour et des princes, ce fut un roturier, le fils d’un marchand drapier, homme de confiance du cardinal, Jean-Baptiste Colbert, qui fut désigné par le moribond lui-même pour le remplacer…

Anne d’Autriche s’inclina. Elle connaissait la finesse de l’Italien, et savait que s’il lui recommandait ce garçon, c’est qu’il avait déjà su l’apprécier et distinguer en lui les qualités qui feraient de lui un premier ministre digne de continuer la grande tâche entreprise par Richelieu et son successeur.

Castel-Rajac et Marie de Rohan apprirent cette nomination avec une certaine appréhension, quoique sans crainte bien définie. Après tout, Colbert ignorait tout. Il suffisait de tenir le jeune Henry soigneusement en dehors de la Cour, et de l’entourage du jeune Roi.

Lorsque Durbec apprit la mort de Mazarin, et la nomination de Jean-Baptiste Colbert, une idée diabolique commença à germer dans sa cervelle.

Il y avait à peine quelques jours que Colbert était entré dans ses nouvelles fonctions, quand l’officier de service lui annonça un visiteur, qui attendait dans l’antichambre et insistait pour le voir, disant qu’il avait une communication de la plus haute importance à lui faire.

Le fils du marchand de drap de Reims était un petit maigrichon, qui n’avait ni beauté, ni distinction, ni fière allure. Mais son regard, son front, éclatants d’intelligence, laissaient deviner tout le génie que cette enveloppe d’apparence si ordinaire renfermait.

Il releva la tête à cette annonce, et, sans lâcher sa plume, ordonna:

– Faites entrer!

Deux minutes plus tard, le chevalier de Durbec, obséquieusement plié en deux, faisait son apparition.

Colbert le dévisagea. Du premier coup d’œil, il le classa: c’était un de ces hommes intelligents, mais prêts à tout, même aux plus viles besognes, pourvu qu’en échange, ils reçoivent profit ou récompense.

– Vous avez sollicité une entrevue. Monsieur, entama le ministre, en disant que vous aviez un secret important à me confier. Je vous écoute.

Le ton était poli, mais tenait à distance. Durbec accentua sa courbette.

– Monsieur, commença-t-il, je n’ai pas exagéré, car il s’agit d’un secret d’État, et qui peut un jour compromettre l’avenir de la dynastie…

Colbert ne put réprimer un tressaillement. Il crut d’abord à un complot espagnol ou autrichien, fomenté par quelques-uns des grands, et semblables à ceux que le cardinal de Richelieu avait déjà eu à réprimer.

– Parlez, Monsieur!

Durbec entra tout de go dans le vif du sujet.

– Saviez-vous, Monsieur, que Sa Majesté Anne d’Autriche a deux fils?

Colbert parut stupéfait.

– Deux fils?

– Deux fils, répéta Durbec, qui sentit tout de suite sa partie gagnée. Un, légitime, l’autre adultérin… Mais ce qui est grave, c’est que c’est l’illégitime qui est l’aîné… et que, circonstance aggravante, il ressemble à son frère notre jeune roi Louis, d’une façon impressionnante…

– Que dites-vous là?

– La stricte vérité!

– Pour avancer une chose si grave, il faut que vous ayez des preuves!

– La meilleure est encore l’existence de cet enfant, qu’il vous est loisible de contrôler!

– Et le père?

– Il est mort…

– Il y a longtemps?

– Le jour où vous avez pris la place du cardinal, Monsieur.

– Quoi! Voudriez-vous dire que Son Éminence…

Le visiteur fit un léger signe de tête.

Colbert sembla réfléchir profondément.

– Savez-vous que voilà de graves révélations? dit-il enfin. J’espère que personne n’est au courant de cette naissance clandestine?

– Quelques-uns, Monsieur.

– Vous les connaissez?

– Mme la duchesse de Chevreuse…

– L’amie intime de Sa Majesté… C’est logique. Après?

– Un chevalier gascon, actuellement lieutenant aux mousquetaires, M. de Castel-Rajac, qui n’a pas craint d’endosser la responsabilité de cette affaire en reconnaissant l’enfant.

– Morbleu! C’est galant! Il connaissait le nom des parents?

– Non; il ne les a appris, je crois, que dernièrement.

– Enfin, il sait lui aussi. Après?

– La sage-femme qui a présidé à la naissance de l’enfant. Mais au fait non: je me souviens maintenant qu’elle a toujours ignoré la qualité de l’illustre malade.

– Elle sera à surveiller. Ensuite?

– Il y a encore deux amis du chevalier de Castel-Rajac: MM. d’Assignac et de Laparède qui sont aussi intéressés dans cette aventure.

Colbert, au fur et à mesure, avait pris des notes et crayonné les noms.

– C’est tout, conclut Durbec, satisfait.

Le ministre parcourut rapidement sa liste.

– Somme toute, peu de personnes. Quatre en tout, une incertaine… Sont-elles capables de divulguer ce secret un jour?

– Certainement non, répondit vivement l’interpellé, qui devina l’idée de son vis-à-vis.

– Je vous remercie, monsieur… Je saurai vous prouver ma reconnaissance en temps et lieu pour l’important service que vous venez de rendre à la couronne. Je vais réfléchir à tout ceci…

Il se leva, indiquant par là que l’entretien était terminé. Durbec salua et partit, cette fois triomphant d’une joie démoniaque. Il était sûr que sa dénonciation n’allait pas rester sans effet!

CHAPITRE II LE TEMPS DES PÉRILS

À quelques jours de là, un cavalier, âgé de quarante à quarante-cinq ans environ, à la petite moustache grisonnante, droit en selle et cambré comme un jeune homme, galopait à toute allure sur la route qui conduisait de Paris à Saint-Germain.

Le chevalier de Castel-Rajac dut s’interrompre, car son cheval, fatigué par une course longue et rapide, venait de broncher. D’un énergique rappel de bride, le Gascon l’empêcha de tomber sur les genoux et le força à se redresser. Puis, silencieusement, il continua sa route.

Ce n’était plus avec l’entrain qu’il mettait autrefois que le gentilhomme allait rejoindre sa belle amie. Que s’était-il donc passé? Quelle catastrophe avait bouleversé leur existence jusque-là si paisible?

La veille même, ainsi qu’il le faisait presque journellement, Henry, devenu un charmant jeune homme de vingt-trois ans, à la fière allure et aux traits virils, avait manifesté le désir de monter à cheval.

Excellent écuyer, le fils de la reine Anne d’Autriche parcourait de longues distances, par champs et par bois, trouvant dans cet effort physique un dérivatif aux études plus ou moins austères qu’il poursuivait avec son précepteur.

Ce jour-là, précisément, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Il ferait bon dans la forêt. Le jeune homme sauta en selle et piqua des deux.

En quelques instants, il fut hors de vue du château de Chevreuse. Le village se trouvait à quelque distance. Il lui tourna carrément le dos, et se dirigea vers la forêt.

Ce fut enfin le couvert, les branches feuillues des grands arbres qui étaient pour lui des amis.

Il mit son cheval au trot, afin de pouvoir mieux jouir de la délicieuse fraîcheur du lieu. Un ramage d’oiseaux se faisait entendre, étourdissant; une mousse épaisse, où les sabots de sa monture enfonçaient profondément, garnissait le sol d’un somptueux tapis naturel.

Tout à coup, sa bête fit un écart. Le jeune prince aperçut alors un homme couché au pied d’un chêne.

Henry avait bon cœur. Il crut le malheureux blessé, et s’approcha.

– Qu’avez-vous, brave homme? questionna-t-il. Êtes-vous souffrant? Puis-je quelque chose pour vous?

– J’ai été attaqué par des bandits, geignit l’inconnu. Ils m’ont frappé…

Ému à l’idée que l’inconnu pouvait souffrir, et désirant lui porter remède, Henry mit pied à terre et s’approcha de l’homme afin de l’examiner.

Mais dès qu’il fut près de lui, le «blessé», se jetant aux jambes du cavalier, les emprisonna, l’empêchant de faire un pas. Au même instant, plusieurs individus sortaient de derrière les troncs d’arbres qui les dissimulaient et se précipitaient sur leur victime avant que celle-ci ait le temps de tirer son épée. Henry se trouva assailli, désarmé par cette bande de furieux.

Alors, deux hommes s’approchèrent. L’un d’eux était un gros homme, à l’aspect rude, mais franc. C’était M. de Saint-Mars, gouverneur de la forteresse de l’île Sainte-Marguerite, qui avait été mandé d’urgence à Paris. Il avait l’air peu satisfait et se tourna vers son compagnon pour lui exprimer son mécontentement.

– Voilà de la vilaine besogne, monsieur, et qui ne me plaît guère! dit-il avec sa franchise d’ancien soldat. Cette attaque ressemble furieusement à un guet-apens. Je n’aime pas cela!

– C’est évidemment regrettable, mais nous n’avions pas le choix des moyens! répliqua le chevalier de Durbec.

Il tenait à la main un engin bizarre. C’était un masque, mais un masque de fer, percé de deux trous pour les yeux, un autre pour le nez, un autre pour la bouche.

Cachant mal sa joie, il s’approcha rapidement du jeune homme toujours immobilisé, et lui appliqua cet engin sur le visage.

Henry eut beau clamer son indignation et sa fureur, le masque était mis et bouclé.

– Vous me rendrez raison de cette violence! s’écria le fils adoptif du chevalier gascon. Pour quel motif me traitez-vous ainsi?

– Monsieur, répondit Durbec avec une politesse exquise qui dissimulait mal son triomphe, nous avons des ordres et les exécutons!

– C’est indigne! Je n’ai commis aucun crime!

– Nous ne pouvons vous donner aucune explication!

Cependant, le masque fermé, les soldats, tout en maintenant toujours énergiquement leur prisonnier, lui permirent de se relever. Ils le dirigèrent vers un carrosse qui attendait dans une allée parallèle, et l’y firent monter.

Aussitôt, on verrouilla soigneusement la portière, non sans que M. de Saint-Mars et Durbec lui-même soient montés tenir compagnie au prisonnier.

La voiture se mit en branle, entourée par l’escorte des cavaliers qui avaient accompli cet enlèvement et qui ne se doutaient nullement qu’ils emmenaient vers une captivité perpétuelle le frère illégitime de Sa Majesté Louis XIV.

L’équipage sortit de la forêt, et prit la route du sud. Ce fut un vrai voyage, car le carrosse dut traverser toute la France pour rejoindre l’île Sainte-Marguerite, qui paraissait offrir, tant par son isolement maritime que par les solides fortifications de son château, toutes les garanties de sécurité qu’exigeait la garde d’un prisonnier d’État.

Colbert avait donné l’ordre de tuer le jeune Henry s’il parvenait, chose d’ailleurs invraisemblable, à se débarrasser de son masque, et avait ordonné, néanmoins, de traiter l’homme au masque de fer avec les plus grands égards.

Aussi, pendant tout le voyage, fut-il, de la part de ses deux compagnons, l’objet des attentions les plus grandes.

Ce fut pourtant en vain que le jeune homme, à plusieurs reprises, tenta de savoir pourquoi il était victime de ce traitement aussi barbare qu’imprévu.

– Nous ne pouvons rien vous dire! telle fut la réponse qu’il obtint.

– Cependant, on n’arrête pas les gens sans leur en fournir le motif! gronda le jeune homme! Et pourquoi ce masque! Ôtez-le! Il me gêne!

– Monsieur, répondit Durbec de sa voix doucereuse, ce que vous me demandez-là est tout à fait impossible! Je dois même ajouter que si vous manifestez, au cours de ce voyage, la moindre envie de nous quitter, ou si vous cherchez à intéresser des étrangers à votre sort par une façon quelconque, nous n’hésiterons pas à vous tuer. Nous en avons reçu l’ordre formel!

Cependant, tandis que le carrosse fermé galopait ainsi sur la route de Marseille, emportant le fils de la reine vers une destination qu’il ne soupçonnait pas encore, d’autres événements se passaient au château de Chevreuse.

Le cheval d’Henry, habitué aux caprices de son maître, s’était mis tranquillement à brouter les jeunes pousses; toutefois, lorsque Henry eut été transporté dans le carrosse et que celui-ci eut disparu au grand galop de ses quatre chevaux, la bête avait paru inquiète. Après avoir poussé deux ou trois hennissements d’appel, voyant que personne ne revenait, elle s’était décidée à reprendre tout doucement le chemin de l’écurie.

Lorsqu’on s’aperçut, à Chevreuse, que le cheval revenait seul, il y eut un moment d’affolement. Pour que sa monture revienne sans Henry, il fallait que celui-ci ait été victime d’un accident!

Le précepteur du jeune prince, l’abbé Vertot, dès que le jardinier vint le prévenir de ce qui se passait, ordonna des recherches, fort inquiet, et persuadé que son élève était victime d’une chute. À son idée, il devait être resté par là, évanoui sans doute, et privé de secours.

Il tint à se joindre lui-même aux chercheurs, malgré son âge. Il savait quelle responsabilité il avait, vis-à-vis de la duchesse et du chevalier de Castel-Rajac.

Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent les champs et la forêt, qu’ils interrogèrent ceux qu’ils rencontrèrent. Nul ne put leur donner un renseignement.

Cependant, au moment où ils commençaient à désespérer de le trouver, ils avisèrent deux petites bergères qui se souvenaient parfaitement avoir vu Henry pénétrer dans le bois et qui purent même leur indiquer par quel chemin.

Les gens du château et l’abbé se dirigèrent aussitôt vers cet endroit. Il avait plu la nuit, et les traces de fer du cheval étaient aisément reconnaissables.

Ils arrivèrent de la sorte jusqu’au lieu de l’attentat. Le jardinier se pencha, examina les herbes, foulées, piétinées, et il s’exclama:

– Monsieur l’abbé, regardez donc! Voici les roues d’un carrosse! On dirait qu’il y a eu lutte!

Les indices étaient évidents. L’abbé essuya son front baigné de sueur.

– Que Dieu le protège! murmura-t-il. Le malheureux enfant a été enlevé!

Ils revinrent au château en toute hâte. Au passage, les bergères, interrogées de nouveau, affirmèrent avoir remarqué un carrosse clos qui était sorti au grand galop de la forêt, entouré d’une escorte de soldats armés.

L’enlèvement se confirmait.

La petite troupe, consternée, rentra en grande hâte au château.

Dès qu’ils furent arrivés, l’abbé s’assit à son écritoire, traça un billet pour Castel-Rajac, le scella, et appela un domestique qu’il savait dévoué au chevalier:

– Colin, dit-il, cours à Paris sans perdre un instant. Tu remettras ce billet de toute urgence à M. le lieutenant de Castel-Rajac! En ces circonstances, lui seul peut faire quelque chose!

Le valet, un jeune gars déluré, ne se fit pas répéter la commission.

Il fit si bien diligence qu’il arriva à Paris dans le minimum de temps. Il courut au Louvre, et demanda à parler d’urgence à M. le chevalier de Castel-Rajac.

Celui-ci accourut, pressentant un malheur.

Dès qu’il eut parcouru la missive, sa figure se crispa. Il proféra un sonore: «Mordiou!» et courut chez M. de Guissancourt.

– Capitaine, dit-il d’une voix altérée, je vous prie de me donner congé tout de suite. Un événement grave vient de se passer chez moi, on me mande d’urgence.

– Allez, lieutenant, répondit l’officier, qui savait que Gaëtan ne solliciterait pas une permission durant son service sans un motif important.

Castel-Rajac ne se fit pas répéter l’invitation. Il courut chercher sa monture, et revint à francs étriers avec le jeune valet.

Dès qu’il fut arrivé, l’abbé Vertot lui confirma ce qu’il lui disait dans sa lettre, et les explications que Colin lui avait déjà fournies.

– Les misérables! gronda-t-il en tortillant nerveusement sa moustache. Oh! mais cela ne se passera pas ainsi! je le sauverai ou je le vengerai!

Une seule chose importait avant tout: mettre la duchesse au courant.

Et c’était cette nouvelle que Gaëtan allait porter à Saint-Germain à Mme de Chevreuse.

CHAPITRE III OÙ CASTEL-RAJAC PART EN CAMPAGNE

La duchesse de Chevreuse ne logeait pas au château de Saint-Germain, résidence principale de la cour. Elle avait préféré, afin de garder plus aisément cette liberté à laquelle elle tenait tant, demeurer dans un hôtel particulier de la ville où elle pouvait recevoir qui bon lui semblait.

Ce jour-là, après avoir rendu sa visite quotidienne à son amie la reine Anne d’Autriche, Marie de Rohan, qui avait conservé presque intégralement son éclatante beauté et entièrement son charme, son esprit et sa grâce, était rentrée chez elle et s’était retirée dans un petit boudoir où elle avait l’habitude d’écrire à ses amis.

Installée devant un petit bureau, elle avait adressé une première missive à l’une de ses cousines de province, lorsqu’on lui annonça que M. le lieutenant de Castel-Rajac sollicitait l’honneur d’être reçu par elle.

Surprise par cette visite à laquelle elle ne s’attendait guère et pressentant une catastrophe, elle donna l’ordre de faire entrer aussitôt le chevalier.

Dès que celui-ci parut sur le seuil, tout de suite, la duchesse, devinant la vérité, s’écria:

– Henry! n’est-ce pas?

– Disparu, fit simplement Gaëtan, dont la voix s’étrangla.

Tandis que Mme de Chevreuse s’effondrait sur un siège, le mousquetaire articula:

– Il a certainement été enlevé hier au cours d’une promenade, qu’il faisait en forêt.

S’efforçant de se ressaisir, Mme de Chevreuse reprit:

– Ce que je redoutais est arrivé. La ressemblance était trop frappante et c’est ce qui a perdu ce malheureux.

» Quand je pense, qu’hier encore, j’adjurais la reine d’éloigner Henry! Il était fatal que sa ressemblance avec le roi attirât sur lui l’attention des gens.

» Tant que le cardinal de Mazarin a vécu, j’étais tranquille, je savais qu’il ne permettrait pas que l’on touchât à son fils et que sa toute-puissante sauvegarde mettait à l’abri ce malheureux jeune homme de tout attentat et même de toute persécution.

» Mais, Mazarin mort, il fallait bien s’attendre à ce que l’on cherchât à anéantir cette réplique vivante du roi! Pourvu qu’ils ne l’aient pas assassiné.»

À ces mots, Gaëtan eut un frémissement de tout son être.

– S’il en était ainsi, s’écria-t-il, il serait bientôt vengé!

– Calmez-vous, mon ami, reprit la duchesse. Plus que jamais nous allons avoir besoin de toute notre présence d’esprit, de tout notre sang-froid, pour déjouer l’intrigue qui a coûté la liberté à notre cher Henry; car, plus j’y songe, moins je crois que ses ennemis ont osé le tuer. Selon moi, ils se sont emparés de lui, l’ont emmené et l’ont enfermé dans une citadelle.

– Pourquoi? Pourquoi? interrogea Castel-Rajac, dont l’immense douleur se lisait sur le visage.

– Raison d’État, répliquait la duchesse.

– Raison d’État?

– Oui. Certains ont pu redouter qu’une ressemblance aussi extraordinaire ne provoque un jour quelque coup d’éclat, en dressant tout à coup, en face du roi, un frère rival, dont les factieux, qui n’ont point désarmé, eussent fait leur chef.

– Voilà, s’écria le Gascon, une chose que je n’aurais jamais imaginée.

– C’est parce que, mon ami, déclara Mme de Chevreuse, vous vous êtes toujours tenu à l’écart de la politique et que vous êtes si droit, si franc et si loyal, que vous ne pouvez penser au mal.

– Milledious! ragea le Gascon. Pouvoir passer mon épée au travers du corps de celui qui a conçu un tel forfait et des gredins qui l’ont exécuté!

– Prenez garde, ami, avertit la duchesse. Oui, prenez garde, car vous seriez obligé, peut-être, de frapper trop haut.

– Que voulez-vous dire? s’exclama le père adoptif d’Henry.

– Pour l’instant, ne m’interrogez pas.

– Le roi, laissa échapper Gaëtan.

– Silence!

– Mais non, dit le Gascon, le roi… admettons qu’il eût appris la vérité, est incapable d’un acte de félonie.

– J’en suis convaincue, moi aussi, appuya Mme de Chevreuse.

– Alors, qui?

– Vous connaissez Colbert?

– Alors, vous croyez…

– Ce ne peut être que lui…

– Ce grimaud aux yeux torves et aux sourcils broussailleux…

– Qui a l’étoffe d’un grand ministre et qui ne tardera pas à le devenir.

» Vous allez voir, mon ami, que ce n’est point sur des impressions plus ou moins vagues que j’accuse Colbert d’avoir fait enlever le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, le demi-frère de son roi, mais sur un fait précis, qui ne peut que renforcer ma conviction et décider la vôtre.»

Et la duchesse fit avec force:

– Ces jours derniers, j’ai vu sortir du cabinet de M. Colbert, un homme que vous connaissez bien et qui, comme vous et moi, est au courant du secret de la naissance d’Henry.

– M. de Durbec?

– Oui!…

– Alors, il n’y a pas d’hésitation possible! Marie, vous avez deviné la vérité. Je sais ce qu’il me reste à faire.

– Quoi donc?

– Je vais aller de ce pas trouver M. de Durbec et le sommer de me dire ce qu’il a fait d’Henry.

– Il ne vous dira rien.

– Alors je le tuerai.

– Mauvais moyen, mon cher Gaëtan, car vous aurez détruit ainsi votre seule source d’information.

– Mais, bouillonna littéralement le Gascon, puisque vous prétendez qu’il ne dira rien!

– Oui, si vous employez la menace, pas, si vous employez la ruse. Au cours de votre existence, vous m’avez déjà souvent prouvé que vous saviez vous servir aussi adroitement de cette arme que vous utilisez vaillamment votre épée.

– Marie, comme toujours, vous avez raison. J’étais fou de douleur et de rage, mais n’est-ce pas effroyable de penser qu’on m’a volé mon fils? Après vous, Marie, c’est l’être que j’aime le mieux au monde.

– Vous pouvez dire: avant moi, mon cher Gaëtan, je ne serai pas jalouse.

– Ah! Marie, Marie, s’écriait Castel-Rajac en attirant sa maîtresse dans ses bras.

Puis, d’une voix redevenue toute vibrante d’énergie la plus magnifique, le chevalier s’écria:

– Ne pensons plus à nous. Ne songeons plus qu’à lui. Il me vient une idée.

– Dites! s’écriait Marie de Rohan, qui avait toute confiance dans la fertilité d’invention du Gascon.

– Si je me déguisais de telle façon qu’il serait impossible à l’œil le plus exercé de me reconnaître et si je m’attachais à suivre M. de Durbec, ne pensez-vous pas que j’arriverais à surprendre certains renseignements qui nous mettraient sur la voie de la vérité?

– J’en suis persuadée! déclara la duchesse.

– Dès à présent, je vais me mettre en chasse, dit le chevalier. Je suis en congé pour huit jours. Il faudrait vraiment, si je n’arrivais pas dans ce délai à un bon résultat, que Dieu fût contre nous, et cela n’est pas possible.

La duchesse s’écria:

– Vous ne pouvez vous imaginer, mon ami, combien je suis heureuse de vous entendre parler ainsi.

Gravement, Castel-Rajac reprit:

– J’ai juré de défendre et, au besoin, de sauver Henry, je tiendrai mon serment jusqu’au bout.

– Allez, mon ami, encouragea la duchesse, car je devine que vous avez grande hâte d’entrer en campagne.

– Certes!

– Un mot, cependant.

– Je vous en prie.

– Faites que la reine n’apprenne pas la disparition d’Henry, car elle ne serait pas assez forte pour cacher sa douleur, et les manifestations auxquelles elle se livrerait ne pourraient que compromettre définitivement celui que nous voulons arracher à ses geôliers.

– Comptez sur moi, affirma Gaëtan. J’espère bien, d’ici peu, vous apporter la bonne nouvelle.

Et, après avoir serré tendrement son amie dans ses bras, il partit, tout son être tendu vers la délivrance de celui auquel il avait donné toute son âme.

Le généreux Gascon allait, cette fois, se heurter contre le néant.

M. de Durbec était introuvable.

Discrètement, Castel-Rajac s’informa de lui. On lui répondit qu’il avait été chargé d’une mission auprès du roi de Perse…

Et ce ne fut qu’au bout d’une longue année qu’il reparut à la Cour.

Deux soirs après, dans le grand parc qui s’étendait alors autour du château de Saint-Germain, le chevalier de Durbec, qui venait d’avoir un long entretien avec Colbert, se promenait pensivement dans une allée lorsque, tout à coup, il fut abordé par un individu, vêtu en laquais.

Sans prononcer une parole, l’individu présenta à M. de Durbec un bijou vulgaire, sorte de broche en argent, en forme d’éventail, attachée au bout d’une chaînette de métal.

M. de Durbec, tout en demeurant impassible, dit à mi-voix, afin de ne pas être entendu des quelques seigneurs qui se promenaient aux alentours:

– Suivez-moi à une distance de vingt pas, jusqu’à ce que je m’arrête. Alors, seulement, vous me rejoindrez.

Immédiatement, il se dirigea vers la terrasse qui s’élevait en bordure de la forêt. Il marcha jusqu’à ce qu’il n’aperçût plus autour de lui aucune ombre indiscrète, puis, il s’immobilisa à la lisière d’une allée.

Observant ses instructions, l’inconnu le rejoignit aussitôt. Durbec, qui semblait désireux de s’assurer d’une sécurité absolue, dit à l’homme:

– Allons encore un peu plus loin, cela sera plus prudent.

Ils s’enfoncèrent sous bois. Ils arrivèrent jusqu’à une clairière.

– Ici, nous serons tranquilles, fit M. de Durbec.

S’adressant au laquais, qui observait toujours envers lui une attitude déférente, il fit:

– Maintenant vous pouvez parler.

L’homme déclara:

– Je suis envoyé près de vous par M. de Saint-Mars, le gouverneur de l’île Sainte-Marguerite, qui m’a chargé de vous rendre compte du fait très grave qui vient de se passer là-bas.

» Échappant à la surveillance rigoureuse dont il est sans cesse l’objet, le prisonnier que vous savez a réussi à tracer quelques lignes de son écriture avec un couteau sur une assiette d’argent, et a jeté l’assiette par la fenêtre vers un bateau qui était presque au pied de la tour.

» Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, a ramassé l’assiette et l’a rapportée au gouverneur. Celui-ci, étonné, a demandé au pêcheur:

» – Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette? Et quelqu’un l’a-t-il vue entre vos mains?

» – Je ne sais pas lire, répondit le pêcheur, je viens de la trouver, personne ne l’a vue.

» M. de Saint-Mars a retenu cet homme jusqu’à ce qu’il fût bien informé qu’il ne l’avait jamais lue et que l’assiette n’avait été vue de personne.

» – Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne pas savoir lire.

» En effet, voici les mots qui avaient été tracés sur l’assiette par le prisonnier:

» Que celui qui trouvera cet objet prévienne mon père que je suis prisonnier dans le château de l’île Sainte-Marguerite, et que je le supplie de venir me délivrer. – HENRY DE CASTEL-RAJAC.

» Conformément aux prescriptions qu’il avait reçues de la bouche même de M. de Colbert, M. le gouverneur m’a immédiatement ordonné de me rendre à Paris et de brûler les étapes, afin de vous rendre compte de cet incident et de vous demander de bien vouloir lui faire savoir quelles mesures il devra prendre, désormais, à l’égard du prisonnier.»

M. de Durbec, que ces révélations semblaient vivement contrarier, réfléchit un instant, puis il dit:

– On lui a bien adapté ce masque de fer que j’avais imaginé?

– Oui, monsieur.

– L’expérience a prouvé qu’il ne pouvait se l’enlever lui-même?

– Absolument.

– Les ressorts d’acier qui lui laissent la liberté de manger avec le masque sur le visage fonctionnent normalement?

– Oui, monsieur, mais, au cas où ils se détraqueraient, M. le gouverneur s’est procuré un masque absolument semblable à celui-ci et, de ce côté, aucune surprise n’est à craindre.

– Le prisonnier est toujours gardé au secret le plus absolu?

– Oui, monsieur.

– Qui le sert?

– Un homme tout à fait sûr. Un ancien pêcheur de la côte en qui nous pouvons avoir d’autant plus confiance qu’il sait très bien que s’il nous trahissait, il le paierait immédiatement de sa vie.

– Comment s’appelle cet individu?

– Jean Martigues.

– Vous n’avez pas autre chose à me dire?

– Non, monsieur, j’attends vos instructions.

– Je n’en ai pas à vous donner. L’affaire est assez importante pour que je les apporte moi-même à M. le gouverneur de Sainte-Marguerite. Je partirai dès demain.

– Les routes ne sont pas très sûres, et deux hommes déterminés valent mieux qu’un, si brave soit-il. Voulez-vous me permettre de vous accompagner?

– J’accepte votre offre, déclara Durbec. Et, maintenant, séparons-nous, car il est inutile qu’on nous voie ensemble. Depuis mon retour, je me suis aperçu que j’étais filé par un espion, sans doute aux gages du chevalier de Castel-Rajac; voilà pourquoi, ce soir, j’ai pris toutes les précautions en vue d’assurer à notre entretien le secret le plus absolu.

– Où vous trouverai-je, demain, monsieur?

– En bas de la côte de Saint-Germain, devant l’auberge du Franc-Étrier.

– À quelle heure?

– Au premier coup de l’Angélus du matin.

Ils s’éloignèrent sans rien ajouter. Lorsqu’ils furent à une certaine distance, dégringolant du chêne sous lequel avaient été tenus les propos que nous venons de rapporter, un homme sauta à terre.

C’était Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.

Le chevalier, qui avait conservé toute l’agilité de sa jeunesse, avait, ce soir-là, réussi à pister son ennemi sans attirer sur lui son attention. Il l’avait vu s’engager sous bois avec l’émissaire de M. de Saint-Mars. Alors, il s’était faufilé jusqu’à l’un des arbres de la clairière, au centre duquel il avait réussi à parvenir et à s’installer, surprenant ainsi le secret que, depuis de longs mois, il brûlait de connaître.

Maintenant, il n’en demandait pas davantage. Pour lui, le principal était fait. Et, tout en regagnant le château de Saint-Germain, il se disait:

– Ah! les misérables, ils ont osé mettre sur son beau visage un masque de fer. Eh bien! non seulement je lui arracherai ce masque, à ce cher et noble enfant, mais je l’arracherai, lui aussi, à ses bourreaux!

CHAPITRE IV LE FRÈRE DU ROI

L’homme au masque de fer s’était réfugié dans un silence non point de résignation, mais de dignité. Et il s’était efforcé d’éclaircir lui-même une énigme que M. de Durbec et M. de Saint-Mars ne voulaient pas lui expliquer.

Alors, il revécut par la pensée toutes les phases de son existence. Par un effort prodigieux de mémoire, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche en arriva à reconstituer, jusque dans leurs plus petits détails, toutes ses années depuis qu’il avait l’âge de raison. Une fois en possession de tous les faits qui formaient sa vie, l’un domina tout: sa ressemblance avec le roi, qui ne lui avait pas échappé, et au sujet de laquelle, à plusieurs reprises, il avait interrogé son père, ou du moins celui qu’il croyait l’être.

Mais le chevalier lui avait toujours répondu: «C’est un effet du hasard.» Et Henry s’était toujours contenté de cette explication sommaire, qu’il estimait cependant décisive, tant il croyait l’homme qui l’avait élevé, incapable non pas du moindre mensonge, mais de la plus légère inexactitude.

Maintenant, un doute germait en lui avec une persistance sans cesse croissante, et il entrevoyait la vérité comme à travers une brume.

Se rappelant aussi des visites que lui avait faites, au cours des premières années où il se trouvait au manoir de Chevreuse, une dame qui lui parlait avec tant de douceur et le serrait tendrement dans ses bras, et qu’un jour il avait reconnu au milieu d’un brillant cortège pour la reine Anne d’Autriche, il en arrivait non plus à se demander: «Si elle était ma mère!» Mais à se dire: «Je suis son fils!»

Alors, le cœur de plus en plus serré, il songeait qu’en ce cas le chevalier de Castel-Rajac ne pouvait être son véritable père, car, en grandissant, bien que le chevalier ne lui eût fait aucune confidence et qu’il ne se fût jamais permis de lui adresser la moindre question indiscrète, Henry n’avait pas été sans se rendre compte des liens si puissants et si tendres qui unissaient la duchesse de Chevreuse à Castel-Rajac. Et, logiquement, sainement, il en concluait que le chevalier ne pouvait être que son père adoptif. Alors, quel était le véritable? Ce ne pouvait être Louis XIII, puisque, en effet, Henry était né un an avant Louis XIV et, si sa légitimité n’avait pas été impossible à établir, il eût été proclamé héritier de la couronne.

Si donc on l’avait fait disparaître, si la reine, par l’intermédiaire de son amie Mme de Chevreuse l’avait confié au chevalier de Castel-Rajac et avait demandé à celui-ci de lui donner son nom et de lui servir de père, c’était parce qu’il fallait cacher à tout prix sa venue au monde, c’était parce qu’il était le fils de l’adultère!

S’expliquaient ainsi les paroles que Richelieu avait adressées à Castel-Rajac en prenant congé de lui dans la grande salle du château de Pau, paroles que lui, Henry, n’avait jamais oubliées, tant elles avaient laissé dans son esprit une impression ineffaçable.

À moins que son père ne le délivrât, et il en était sûr, il était condamné à vivre et à mourir dans son cachot.

Cette ressemblance l’avait à tout jamais perdu. Pourtant, Dieu sait qu’il n’avait jamais eu l’intention d’en tirer le moindre profit, et qu’il se trouvait heureux de la vie que son père lui avait faite. Il ne demandait qu’à suivre ses traces, à être un soldat comme lui, à verser son sang pour celui dont il était la réplique vivante, pour son frère que, même maintenant, au fond de sa misère, il ne demandait qu’à aimer, car il se disait:

– Il n’est pas possible que ce soit lui qui ait voulu cela. Sait-il même si j’existe?

Et, avec une clairvoyance qui montrait combien il était resté maître de sa conscience et de ses esprits, il ajoutait:

– Ce sont ceux qui l’entourent qui ont dû se rendre coupables de ce forfait. Et pourquoi, grand Dieu?… Pourquoi me craignent-ils? Parce qu’ils ne me connaissent pas. Mais si je les voyais, je leur dirais qu’ils n’ont rien à redouter de moi, que je suis prêt à m’éloigner, que je n’ai aucune ambition et que, ne voulant pas être le témoignage vivant de la faute d’une mère, je suis prêt à m’en aller loin, très loin, et ne jamais reparaître.

C’était dans ces dispositions d’âme qu’Henry, un jour, plongé dans un mutisme dont rien ne semblait devoir le faire départir, après être arrivé à Cannes, avait franchi dans une barque, en compagnie de M. de Saint-Mars, de M. de Durbec et de son escorte, la faible distance qui sépare de la côte le délicieux petit archipel méditerranéen dont fait partie l’île Sainte-Marguerite.

Tout de suite, on l’avait conduit dans la prison qui lui était destinée.

Ce n’était pas à proprement parler un véritable cachot, mais plutôt une vaste salle qui avait servi, autrefois, de cabinet au gouverneur. Les murailles, dont on apercevait les grosses pierres, que ne recouvrait aucun enduit, étaient d’une épaisseur telle qu’elles semblaient à l’abri même de l’artillerie. Deux fenêtres assez larges et assez hautes, mais garnies de barreaux de fer d’une solidité à toute épreuve, donnaient sur la mer. Les meubles en bois, d’une simplicité presque rudimentaire: table, chaises, escabeaux, un lit garni d’une simple couverture de laine brune formaient tout l’ameublement.

M. de Saint-Mars présenta ensuite au prisonnier Jean Martigues, le pêcheur qui devait lui servir de valet.

Toujours sans prononcer un mot, Henry accueillit ces explications. On eût dit qu’il avait fait le vœu de ne plus prononcer une parole. Trois jours s’écoulèrent, pour lui monotones, interminables. Ne mangeant que le strict nécessaire, car on eût dit qu’une force intérieure le poussait à vivre, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche usait son temps soit à lire les quelques livres que M. de Saint-Mars lui apportait lui-même, et lui reprenait, non sans avoir soigneusement vérifié s’il n’y manquait pas un feuillet, soit en passant de longues heures devant la fenêtre de son cachot à contempler la mer, tantôt plus bleue que le ciel, calme comme les eaux d’un lac italien, tantôt agitée, démontée et venant battre de ses vagues furieuses les rochers rougeâtres sur lesquels reposaient les murs de la citadelle.

Lorsque, longtemps, très longtemps après, – il y avait bien un an qu’il était ainsi captif, – par un beau jour de printemps où la mer et le ciel n’avaient jamais été d’un plus bel azur, où les rayons du soleil miroitaient sur les flots et où une brise légère gonflait les voiles qui sillonnaient l’horizon, un soupir d’espérance dilata sa poitrine.

Il venait d’apercevoir, en effet, passant tout près de lui, sur une barque de pêcheurs, trois hommes dans lesquels, bien qu’ils fussent habillés en matelots, il reconnut les silhouettes bien caractéristiques du chevalier de Castel-Rajac, de M. d’Assignac et de M. de Laparède.

Ignorant qu’on avait rapporté au gouverneur le plat qu’il avait lancé un jour à ce pêcheur à travers les barreaux de sa prison, il se figura que son appel avait dû parvenir jusqu’au chevalier et que, dès que celui-ci l’avait entendu, il était accouru le délivrer. Il ne douta pas un seul instant que celui-ci ne parvînt promptement à l’enlever à ses geôliers. Aussi se décida-t-il à attendre les événements qui se préparaient avec une confiance totale envers son sauveur.

Comme la barque passait une seconde fois encore plus près de l’île, la porte de son cachot s’ouvrit et livra passage à M. de Saint-Mars, que suivait Jean Martigues, apportant le repas du prisonnier. Henry quitta aussitôt la fenêtre et s’en fut s’asseoir devant sa table.

M. de Saint-Mars, qui avait renoncé à adresser la parole à Henry – car celui-ci avait continué à persister dans son mutisme, – se contenta de déposer devant lui un nouveau livre et de reprendre celui qu’il avait apporté quelques jours auparavant. Après s’être légèrement incliné, il s’en fut, laissant seul le captif et son serviteur.

Celui-ci, qui n’avait jamais parlé à Henry, pas plus que celui-ci, d’ailleurs, ne lui avait jamais fait entendre le son de sa voix, déposa sur la table un plateau qu’il tenait à la main. Il allait se retourner, comme il le faisait habituellement, dans l’un des angles de la pièce, lorsque, à sa grande surprise, d’un geste impérieux, le prisonnier le retint sur place.

– Mon ami, dit-il, veuillez prévenir M. le gouverneur que les ressorts de mon masque sont dérangés, et qu’il m’est absolument impossible de faire honneur au repas qu’il m’envoie.

Jean Martigues demeura un instant sidéré d’entendre cet homme muet jusqu’alors lui parler pour la première fois.

Se méprenant sur la cause de son attitude, Henry reprit:

– Vous ne m’avez donc pas compris, mon ami, ou bien avez-vous reçu des ordres tels que vous jugiez impossible de me rendre ce service?

Martigues, qui était un sot, mais pas un mauvais homme, répondit:

– Monsieur, excusez-moi, je croyais que vous étiez privé de l’usage de la parole… Mais je vais prévenir tout de suite M. le gouverneur.

Et il ajouta, plein d’une pitié sincère:

– Ah! si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que je vous l’aurais enlevé, ce masque! Ce doit être si dur de vivre là-dessous, surtout pour un homme jeune comme vous. Moi, je n’aurais jamais eu votre courage.

» Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais n’avoir jamais fait entendre aucune plainte et avoir gardé en vous toutes les douleurs que vous devez souffrir, ça prouve que vous avez beaucoup de courage!»

À ces mots, Henry se sentit envahi d’une émotion indicible. C’était la première fois, depuis son enlèvement, qu’il entendait vibrer à ses oreilles une parole de compassion, et cela juste au moment où il venait d’acquérir la certitude que Gaëtan travaillait à sa délivrance avec ses amis.

Décidément, la Providence ne l’avait pas abandonné.

Jean Martigues reprenait:

– Excusez-moi, monsieur, je vais prévenir tout de suite M. le gouverneur.

Il s’en fut aussitôt.

Dès qu’Henry eut perçu le bruit des verrous et des chaînes qui indiquait que Martigues venait de l’enfermer, il se précipita vers la fenêtre, afin de revoir la barque qui portait ses futurs libérateurs.

Il l’aperçut, cette fois, à quelque distance de l’île. Elle rejoignait la côte dans la direction de Cannes.

Henry se dit:

«Ils sont venus simplement me dire qu’ils étaient là. Je les attends.»

Il retourna vers la table et, lorsque le gouverneur reparut, à son vif étonnement, il trouva son prisonnier en train de prendre son repas.

D’un ton pincé, il dit à son prisonnier:

– Or çà, monsieur, vous me faites mander pour que je vous change votre masque, mais je m’aperçois que celui-ci fonctionne à merveille.

M. de Saint-Mars, qui portait à la main un masque absolument pareil à celui qui dissimulait la figure du prisonnier, fit, d’un ton toujours acerbe, bien qu’empreint d’une certaine déférence:

– Je regrette, monsieur, que, pour une première fois que vous ayez daigné reprendre la parole, ce soit pour me causer un inutile dérangement.

Tout en reposant sur la table le verre qu’il s’apprêtait à porter à sa bouche, Henry répliqua d’un ton ferme:

– Monsieur le gouverneur, excusez-moi, mais ce mécanisme, qui s’était détraqué, vient de se rétablir de lui-même.

M. de Saint-Mars, qui ne pouvait moins faire que d’accepter cette explication fort plausible, reprit, cette fois, avec amabilité:

– Je ne puis que me féliciter de cet accident qui me permet de rompre un silence qui, jusqu’alors, m’a été profondément pénible.

– Monsieur le gouverneur, reprit Henry, j’ai pour principe de ne parler que lorsque j’ai quelque chose à dire… et, comme je n’avais rien à vous dire, je me taisais.

– Pourtant, objecta M. de Saint-Mars, je vous avais mis bien à votre aise, puisque je vous ai prévenu que, si vous aviez quelques réclamations à m’adresser, je les écouterais toujours avec bienveillance, et que je ferais en sorte de leur donner satisfaction dans le domaine du possible.

D’un ton ironique, le fils adoptif de Gaëtan reprenait:

– Monsieur le gouverneur, je n’aurais qu’une réclamation à vous faire, mais vous ne pourriez y donner suite.

– Dites toujours, fit M. de Saint-Mars.

– Ce serait de me rendre la liberté.

– Vous avez raison, monsieur, il ne faut point y compter.

– Alors, conclut Henry, il y a bien des chances, monsieur le gouverneur, pour que vous n’entendiez plus d’ici longtemps le son de ma voix.

Jugeant inutile d’insister, M. de Saint-Mars s’inclina. Le jeune homme, à travers les trous de son masque, lui jeta malgré lui un regard de défi. M. de Saint-Mars se retira, laissant le captif achever son déjeuner et savourer le beau rêve d’espoir qui mettait déjà du soleil dans son âme endeuillée.

*

* *

Le même soir, vers dix heures, dans une maison isolée située aux alentours de Cannes, à l’entrée de la route en lacets qui conduisait, à cette époque, jusqu’à la hauteur de Théoule, et un peu en arrière du village de La Napoule, un grave conciliabule était tenu entre Mme de Chevreuse et le chevalier Gaëtan.

Tous deux se trouvaient dans une pièce de faible dimension, assez sommairement meublée, dont la porte était fermée par un verrou à l’intérieur, et dont les deux fenêtres étaient recouvertes d’épaisses tentures.

M. de Castel-Rajac, qui avait vraiment très belle allure sous son costume d’officier de mousquetaires, se tenait debout, la main sur la garde de son épée, le regard énergique et le sourire aux lèvres.

Mme de Chevreuse, que l’assurance de son chevalier semblait rassurer, lui disait:

– Alors, vous êtes décidé à renouveler vos exploits du château de Montgiron?

– Parfaitement! répliqua le Gascon d’un air décidé.

– N’est-ce point vous mettre en rébellion directe contre le roi, auquel vous avez fait serment de fidélité?

– C’est possible, mais, ma belle amie, j’avais fait, auparavant, un autre serment, celui de défendre, quoi qu’il arrive, envers et contre tout, mon fils d’adoption. C’est le seul qui compte, car, lorsque j’ai fait le second, je ne pouvais pas prévoir qu’il serait en contradiction avec le premier.

» Ma bonne foi est donc évidente. D’ailleurs, je ne serais nullement surpris que le roi, lorsqu’il saura la vérité, non seulement me pardonne d’avoir mis fin à une infamie commise en son nom et dont il ne pouvait avoir eu connaissance, mais que, lorsque je lui aurai dit et prouvé que son frère n’a aucunement l’intention de lui disputer une couronne à laquelle il n’a aucun droit, mais qu’il veut vivre dans son ombre comme le meilleur et le plus fidèle de ses sujets, Sa Majesté, qui nous a déjà tant donné de preuves de son intelligence et de sa noblesse d’âme, ne tende la main au fils de sa mère.»

Remarquant que Marie de Rohan ne semblait pas partager son optimisme, Castel-Rajac poursuivait:

– On dirait que vous êtes encore inquiète!

– Mais non!

– Mais si! Vous effraierais-je avec ce projet qui, pourtant, me semble le seul réalisable, si nous voulons vraiment sauver Henry?

– Non, répondit la duchesse avec fermeté, non, mon ami, vous ne me faites pas peur. Je vous admire, au contraire, de toutes mes forces, car votre loyauté est telle que vous la prêtez à tous avec une générosité imprudente. Voilà pourquoi, si je n’ai point peur de vous, j’ai peur pour vous, et cela me déchirerait le cœur s’il vous arrivait malheur au cours de cette si redoutable aventure.

» N’est-ce point moi qui en serais la cause, puisque c’est moi qui, jadis, vous ai amené cet enfant que, si généreusement et si noblement, vous avez pris sous votre sauvegarde?»

Et, avec une profonde mélancolie, Mme de Chevreuse ajouta:

– Combien, aujourd’hui, je regrette d’avoir cédé aux instances de la reine.

– Ne dites pas cela, interrompit vivement Castel-Rajac. En agissant de la sorte, non seulement vous m’avez prouvé dans quelle estime vous me teniez, mais vous m’avez encore donné l’occasion d’accomplir un acte qui sera l’honneur et l’orgueil de ma vie: façonner un cœur, former une âme, créer de toutes pièces un vrai gentilhomme et lui forger de mes mains cette armure morale qui le met à l’abri de toutes les bassesses et de toutes les turpitudes de ce monde!»

Comme des larmes apparaissaient dans les beaux yeux de la duchesse, Castel-Rajac s’avança vers elle et, l’attirant dans ses bras, il lui dit:

– Ne pleurez pas. Marie. Je le sens, je vaincrai et, bientôt, demain, cette nuit, peut-être, je vous ramènerai celui qu’on m’avait volé, je vous restituerai le dépôt que vous aviez remis entre mes mains et, après avoir mis en sûreté celui que je persiste et persisterai toujours à considérer comme mon fils, vous pourrez retourner près de votre amie et lui dire que, vous aussi, vous avez tenu votre serment.

– Ah! mon ami, s’écria la duchesse en enlaçant Gaëtan, je vous devrai plus que la vie!

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’une petite porte en tapisserie, qui se trouvait tout au fond de la pièce, s’ouvrit, livrant passage à une jeune femme fort élégante et d’une rare beauté.

C’était la comtesse de Lussey, une nièce de la duchesse de Chevreuse, à qui appartenait la maison où Marie de Rohan et Castel-Rajac avaient reçu la plus cordiale hospitalité.

Mme de Lussey avait pour la duchesse, sa marraine, une affection profonde, car elle lui devait la dot qui lui avait permis d’épouser un jeune seigneur méridional et charmant. Aussi avait-elle été enchantée en l’absence de son mari, appelé à Marseille pour affaires de famille, de lui ouvrir toute grande sa demeure.

Quoiqu’elle eût en sa nièce une confiance absolue, Mme de Chevreuse s’était bien gardé de communiquer à celle-ci le motif de son voyage en ces régions lointaines. Elle lui avait simplement laissé entendre qu’elle accomplissait une mission secrète en compagnie du lieutenant aux mousquetaires Gaëtan de Castel-Rajac. Mme de Lussey n’en avait pas demandé davantage.

Après avoir fait signe de la main à la duchesse et au chevalier de ne pas broncher et de garder le silence, elle s’avança jusqu’auprès d’eux et leur dit tout bas:

– Il y a une heure environ, un cavalier est arrivé ici. Il était porteur d’un ordre signé du roi, enjoignant quiconque de le recevoir et de l’héberger avec les honneurs d’un représentant de Sa Majesté. Il se nomme, ainsi que je l’ai lu sur son sauf-conduit, le baron Tiburce d’Espagnac. Il est d’ailleurs fort laid, suffisamment ridicule, et ne ressemble pas plus à un gentilhomme que le bedeau de ma paroisse ne ressemble au pape.

» Je dois vous dire qu’il m’a inspiré tout de suite la plus légitime méfiance. Maintenant, j’en suis certaine, ainsi que vous allez le voir, ce M. d’Espagnac est tout simplement un policier qui, à l’aide d’un faux blanc-seing, s’est introduit dans ma maison pour vous surveiller et tâcher de surprendre vos secrets.

» En effet, après m’avoir raconté qu’il était brisé de fatigue et qu’il désirait se reposer, il a prié qu’on le conduisît dans la chambre que je lui destinais.

» Tout d’abord, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi ma maison de préférence à une autre. Il m’a déclaré que c’était uniquement parce qu’elle était la seule dans tout le pays où il avait remarqué de la lumière.

» Cette réponse, des plus saugrenues, et qui tendrait à prouver que ce jeune policier n’est pas d’une très grande finesse, a éveillé mes soupçons et je me suis promis, aussitôt, d’observer soigneusement le personnage.

» M’étant cachée derrière un paravent dans le couloir sur lequel donne sa chambre, je l’ai vu bientôt entrouvrir sa porte, se glisser dehors, son épée nue sous le bras, et gagner la salle à manger, qui communique avec le salon par cette porte. Je lui ai donné le temps de bien s’y installer. Alors, grimpant sur un escabeau et regardant à travers un petit carreau placé au-dessus de la porte de la salle à manger qui donne dans le vestibule, je l’ai vu, toujours son épée sous le bras et l’oreille collée contre cette porte, en train d’accomplir son ignoble métier de mouchard.

» Voilà pourquoi je me suis empressée de vous prévenir.»

Mme de Lussey avait parlé assez bas pour ne pas être entendue par l’indiscret espion, et assez distinctement, cependant, pour que ni sa marraine ni le chevalier ne perdissent une seule de ses paroles.

Lorsqu’elle eut terminé, Mme de Chevreuse la remercia d’un regard qui en disait plus long que tout un discours, puis, tout doucement, colla son oreille, non point contre la porte à deux battants, derrière laquelle elle supposait devoir se trouver encore le prétendu baron d’Espagnac, mais contre une autre petite porte basse qui, pratiquée dans la boiserie, se confondait avec elle, et dont l’espion ne pouvait soupçonner l’existence.

Elle écouta un instant. Un grincement très significatif du parquet l’éclaira sur la situation et, se tournant vers Castel-Rajac, d’un simple geste, elle lui indiqua la serrure de la porte à deux battants, tout en se livrant à une mimique des plus expressives, qui signifiait très clairement:

«Notre mouchard est là, et nous écoute!»

Un malicieux sourire entrouvrit les lèvres du Gascon. Tirant son épée du fourreau, il en introduisit la pointe dans le trou de la serrure et, brusquement, il avança le bras.

De l’autre côté du battant, un cri perçant se fit entendre. Vite, Castel-Rajac ramena son épée vers lui. Quelques gouttes de sang en tachaient la pointe. Alors, il bondit sur la porte, repoussa le verrou, ouvrit l’un des panneaux et, l’épée au poing, se précipita dans la pièce en disant au policier qui, tout en se tenant en garde, rompait prudemment vers la sortie:

– Or ça, monsieur le faquin, que faites-vous ici?

Effaré, le faux d’Espagnac continuait à rompre, mais le Gascon engageait son fer avec le sien et lui disait:

– Ne croyez pas, monsieur le drôle, que je vais avoir l’honneur de vous blesser une seconde fois. Je ne me bats qu’avec de vrais gentilshommes.

D’un coup sec, il désarma le mouchard, qui semblait n’avoir que des notions d’escrime fort approximatives. Et, l’empoignant aussitôt par le col de sa chemise il fit, en le secouant comme un prunier:

– Pauvre imbécile! Je ne félicite pas ceux qui t’ont envoyé à mes trousses. Quand on veut remplir l’emploi de coquin, on commence par être moins bête.

Et, s’adressant à Mme de Lussey qui, avec Mme de Chevreuse, pénétrait dans la salle à manger il lui dit:

– Vous aviez raison, madame, cet homme est un mouchard; mais il ne me suffit pas de lui avoir fait une estafilade qui va lui permettre, maintenant, de porter une boucle d’oreille. Je veux encore le mettre hors d’état de nuire, sans toutefois lui ôter la vie. Pouvez-vous m’indiquer, madame, un endroit où je pourrais l’enfermer, sans qu’il puisse s’évader?

– Très facilement, chevalier, dans la cave!

D’Espagnac, qui s’appelait, en réalité, Pierre Motin, et était bien un agent de la police secrète que Colbert venait de réorganiser et de placer sous la direction de M. de Durbec, eut un mouvement d’effroi.

Castel-Rajac, qui le tenait toujours à la gorge, lui dit:

– Monsieur, estimez-vous donc heureux que je ne vous étrangle pas comme un poulet.

Et, se tournant vers la maîtresse de maison, il lui dit:

– Veuillez, madame, me fournir les moyens d’immobiliser ce drôle jusqu’à ce que nous n’ayons plus à redouter ses indiscrétions.

Mme de Lussey sortit aussitôt pour revenir quelques instants après avec une corde assez mince, mais très résistante, et un gros torchon de cuisine en toile grise.

Après avoir ligoté et bâillonné Pierre Motin, qui, en proie à une frayeur considérable, n’avait pas manifesté la moindre velléité de résistance, Castel-Rajac, conduit et éclairé par Mme de Lussey, emporta dans ses bras, aussi facilement qu’il l’eût fait d’un enfant, l’émissaire de M. de Durbec, saucissonné à un tel point qu’il ne pouvait ni proférer un cri ni esquisser le moindre geste. Après l’avoir enfermé dans une cave qui ne possédait pour toute ouverture qu’un soupirail garni de solides barreaux et qu’une porte en chêne fort épaisse et pourvue d’une serrure qui eût été digne de fermer un cachot de la Bastille ou… de l’île Sainte-Marguerite, Gaëtan remonta dans la salle à manger, où Mme de Chevreuse était restée seule.

Au même moment, un coup de sifflet aigu s’élevait au dehors. Aussitôt, Castel-Rajac dressa l’oreille et, comme un second coup succédait au premier, il fit entre ses dents:

– Le signal, tout va bien, je n’ai plus qu’à les rejoindre!

Se tournant vers Mme de Chevreuse et Mme de Lussey, il leur dit:

– Attendez-moi jusqu’au point du jour. Si, à ce moment, je ne suis pas revenu, c’est que…

Il s’arrêta, dominant l’émotion qui s’était subitement emparée de lui; puis, reprenant instantanément toute sa belle énergie et sa merveilleuse bonne humeur, il s’écria en adressant à Mme de Chevreuse un sourire dans lequel il fit passer toute son âme:

– Mais je reviendrai!

CHAPITRE V LA RUSE ETLA FORCE

En quelques enjambées rapides, Castel-Rajac avait rejoint le comte de Laparède qui l’attendait sur la route.

Laconiquement, il lui dit:

– Notre homme est là, sous la garde de notre ami d’Assignac. Nous ne lui avons rien dit encore, mais il a l’air d’un brave garçon, et je crois que nous allons pouvoir nous entendre avec lui.

Prenant son compagnon par le bras, il s’en fut avec lui dans la direction de La Napoule. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à l’entrée du village et pénétrèrent par une petite porte donnant sur une cour obscure et déserte dans une salle basse, enfumée, où une vingtaine d’hommes, qui portaient tous l’uniforme des mousquetaires, étaient rassemblés.

À la vue de Castel-Rajac, tous se levèrent, saluant le lieutenant, qui leur répondit avec bienveillance, tout en glissant à l’oreille de Laparède:

– On dirait qu’ils sont vrais.

– Le fait est, murmura Laparède, que ces braves gens portent aussi bien l’uniforme que s’ils étaient des authentiques mousquetaires.

Castel-Rajac, guidé par Laparède, traversa la salle et s’arrêta devant une petite porte que poussa son ami. Il se trouva alors dans une sorte de réduit, occupé par d’Assignac et un second personnage qui n’était autre que Jean Martigues. Celui-ci semblait très troublé et même très effrayé.

Lorsqu’il aperçut M. de Castel-Rajac, il devint plus pâle encore et dirigea vers ce dernier un regard qui semblait implorer pitié.

– Rassurez-vous, mon ami, s’empressa de déclarer le Gascon, personne ici ne vous veut du mal, au contraire. Si mon ami d’Assignac ne vous a rien dit encore, c’est parce qu’il a préféré me laisser le soin de vous parler.

Et, tout en s’asseyant familièrement sur un escabeau en face de l’ancien pêcheur, il lui dit:

– Ce n’est pas une raison, parce que, pour vous amener ici, mes amis ont usé envers vous d’un procédé un peu brutal, pour que vous vous figuriez que nous souhaitons votre mort. Nous sommes ici pour assurer votre fortune.

– Vous plaisantez, monsieur, articula péniblement Martigues.

Le lieutenant aux mousquetaires fronça les sourcils:

– Sachez, fit-il d’un ton sévère, que je ne plaisante qu’avec les gens de ma qualité et que je le fais toujours avec esprit.

– Excusez-moi, monsieur, supplia le valet de l’homme au masque de fer. Je suis tellement ahuri par ce qui m’arrive… Pensez donc que, tout à l’heure, profitant d’une permission de la nuit que m’avait donnée M. le gouverneur de l’île Sainte-Marguerite, j’étais venu à terre pour…

– Embrasser votre bonne amie…

– Oui, oui… bégaya le pêcheur, pour… pour… c’est cela, monsieur, pour embrasser ma bonne amie, lorsque, tout à coup, dix hommes, que je n’avais point vus, parce qu’ils se cachaient derrière les rochers, se sont précipités sur moi, au moment où je sautais de ma barque, et m’ont amené ici en me menaçant si je poussais seulement un cri, de me faire jaillir les tripes hors du corps. J’en ai encore la chair de poule.

– Vous n’êtes donc pas brave?

Naïvement, Martigues répliqua:

– Oh! si, monsieur je suis toujours très brave, quand je sens que je suis le plus fort! Mais que pouvais-je faire contre dix hommes aussi déterminés et armés de pistolets, d’épées, tandis que, moi, je n’avais que mes poings pour me défendre?

» Ah! miséricorde, j’ai bien cru que ma dernière heure était venue.

– Vous avez eu tort, coupa Castel-Rajac, qui mesurait son interlocuteur d’un regard qui signifiait clairement: «Toi, tu ne vas pas peser lourdement entre mes mains.»

Et, tout haut, il reprit:

– Maintenant, mon gaillard, à nous deux. J’ai l’habitude d’aller droit au but et de ne pas m’attarder inutilement en détours où l’on risque presque toujours de s’égarer. Voulez-vous gagner cinquante mille livres?

– Cinquante mille livres! répétait Martigues, en roulant des yeux effarés.

Le fond de sa nature honnête et naïve reprenant immédiatement le dessus, il s’écria:

– Quel crime allez-vous me demander de commettre contre une pareille somme?

Avec un calme beaucoup plus impressionnant que la menace et la colère, Castel-Rajac se leva et, approchant son visage de celui du pêcheur, il lui dit:

– Regarde-moi bien en face et dis-moi, après ça, si j’ai l’air d’un bandit.

– Non, répliqua Martigues, vous avez l’air d’un honnête gentilhomme.

– Tu as raison de me juger ainsi, car je suis tel.

M. d’Assignac qui, avec M. de Laparède, avait assisté à cette scène, se leva à son tour et déclara de sa basse voix chantante:

– Et moi, qui le connais depuis toujours, je puis affirmer qu’il est l’officier le plus loyal de France.

Le pêcheur, qui n’avait pas besoin de ce témoignage pour accorder toute sa confiance au lieutenant de mousquetaires, reprenait:

– Alors, monsieur, si c’est une bonne action que vous me proposez, gardez votre argent pour vous, car, quand on fait le bien, on n’a pas besoin de récompense.

– Voilà une réponse qui me plaît, s’écria Gaëtan. Néanmoins, je maintiens mes offres, car, si tu veux bien nous aider à sauver un innocent, à délivrer un malheureux, j’entends que tu n’aies pas à supporter les conséquences d’une bonne action, qui, je ne te le cache pas, pourrait te coûter fort cher. Je veux te donner le moyen d’échapper à ceux qui seraient tentés de te chercher noise et de trouver un abri tranquille et sûr où tu pourras filer le parfait amour avec ta bonne amie.

– Ah! monsieur, je crois deviner, fit le pêcheur. Vous me demandez, n’est-ce pas, que je vous aide à faire évader l’homme au masque de fer?

– Tiens, tiens, s’écria gaiement le Gascon, tu es plus malin que je ne le pensais. Eh bien! oui, c’est cela! Sommes-nous d’accord?

– Monsieur, reprit Martigues avec un accent plein de franchise, je ne demanderais pas mieux que de vous aider en cette entreprise, car ce prisonnier, que je suis chargé de servir, m’inspire une profonde pitié, et, chaque fois que je le vois avec ce masque sur la figure, l’envie me prend de le lui arracher; mais il paraît que c’est impossible et que seul M. de Saint-Mars, le gouverneur, connaît le mécanisme secret qu’il faudrait faire fonctionner pour cela. Et puis, je ne suis qu’un pauvre hère!

» Ah! tenez, il faut que je vous le dise, puisque vous vous intéressez tant à ce malheureux. Depuis un an qu’il est prisonnier à l’île Sainte-Marguerite, il n’avait pas encore desserré les lèvres; et puis, aujourd’hui seulement, il s’est décidé à me dire quelques mots! Rien qu’au son de sa voix, j’ai compris qu’il était jeune et qu’il devait être aussi bon que brave. Ah! oui, il m’a parlé; il m’a même appelé son ami!… Inutile de vous en dire davantage, tout ce que je pourrais faire pour lui, pour vous, je le ferais! Mais, malheureusement, je le répète, mon aide ne peut pas vous être très efficace et je crains bien que vous ayez eu tort de compter sur moi.

Castel-Rajac, d’un ton bref, s’écria:

– Qu’en savez-vous?

Martigues eut un signe évasif, mais déjà le Gascon interrogeait:

– De combien d’hommes se compose la garnison?

– De vingt hommes!

– Ce sont de bons soldats?

– Pas très. On s’ennuie beaucoup à Sainte-Marguerite, et ils n’attendent qu’une occasion de filer, surtout la nuit, et de gagner la terre afin d’y faire ripaille.

– Bien. Le gouverneur est-il sévère?

– Très.

– Il ne badine pas avec la discipline?

– Chaque fois qu’il prend un de ses hommes en faute, il le met au cachot pour vingt-quatre heures.

– De mieux en mieux, ponctua Gaëtan.

L’œil étincelant de malice, il continua:

– Je suppose que je pénètre avec quelques-uns de mes amis dans le château de Sainte-Marguerite.

– Ça, monsieur, c’est impossible.

– Impossible, riposta Castel-Rajac, c’est un mot qui n’est pas français, encore moins gascon.

» Je suppose donc que, par force ou par ruse, nous pénétrions dans la citadelle en nombre suffisant pour venir à bout de ceux qui l’occupent et que, fidèle à son devoir ainsi qu’il doit l’être, le gouverneur se refuse à me livrer son prisonnier, seriez-vous prêt à m’ouvrir les portes de son cachot?»

Spontanément, le pêcheur répliqua:

– Oui, monsieur, si toutefois j’en avais la clef. Cette clef, je dois la remettre chaque soir à M. le gouverneur et j’ignore où celui-ci la cache.

– Il faut que tu la prennes, dans le plus bref délai. Tu vas donc retourner au château de Sainte-Marguerite et tu chercheras, par tous les moyens dont tu disposes, à découvrir l’endroit où M. de Saint-Mars serre cette clef. Ou plutôt, non, il me vient une idée lumineuse; tout à l’heure, en rentrant, tu iras frapper à la chambre du gouverneur et tu lui diras qu’en rentrant au château tu es allé, comme toujours, écouter à la porte du prisonnier, que tu as entendu celui-ci se plaindre et que tu demandes au gouverneur de te donner le moyen de le secourir. Il te remettra la clef, tu la glisseras dans ta poche et tu la garderas jusqu’à ce que j’arrive, ce qui ne saurait tarder.

– Monsieur, je ne demande pas mieux de faire tout ce que vous me dites, mais je vous le répète, la citadelle est imprenable.

– Pas pour des Gascons!

Martigues, entièrement gagné à la cause de l’homme au masque de fer, s’écria:

– Ah! si je pouvais seulement vous baisser le pont-levis et vous faire ouvrir la porte.

– Je te sais gré de tes excellentes intentions, déclara Castel-Rajac, mais, sur ce terrain, je n’ai pas besoin de ton concours. Contente-toi de me donner cette clef quand je te la réclamerai. Tu auras tes cinquante mille livres et tu pourras t’en aller filer en sécurité le parfait amour avec ta bonne amie.

» En attendant, voici une bourse qui contient vingt pistoles. Arrange-toi pour faire boire les soldats de la citadelle… Raconte-leur que tu as fait un héritage et que tu désires le fêter avec eux. Bref, arrange-toi pour que, vers dix heures, ils soient gris à rouler par terre…

» Allons, va mon gars. Maintenant, un bon conseil: tu ne me parais pas d’une bravoure excessive.

– Ah! ça, monsieur, quand on n’a que sa peau comme fortune, on y tient.

– Évidemment, mais, une fois là-bas, ne t’avise pas de revenir sur la promesse que tu m’as faite et, quoi qu’il arrive, ne te laisse pas intimider et surtout ne me trahis pas.

Martigues releva la tête:

– Monsieur, fit-il, tout à l’heure, vous m’avez dit: «Regarde-moi en face et, après cela, dis-moi si j’ai l’air d’un bandit?» Eh bien! à mon tour, fixez-moi bien dans les yeux et dites-moi si j’ai l’air d’un traître?

– Va, mon ami, fit Castel-Rajac, en lui donnant une tape sur l’épaule. Tu auras tes cinquante mille livres, quand je devrais aller couper les cornes et la queue du diable!

D’Assignac fit sortir le pêcheur par une porte dérobée, ce qui lui évita de traverser la salle où tous les hommes que Castel-Rajac avait recrutés dans les environs et costumés en mousquetaires continuaient à fumer et à boire du vin blanc. Resté seul avec son ami, Gaëtan lui dit:

– Nous avons eu la chance de tomber sur ce brave garçon. Il n’est certes pas doué d’une intelligence supérieure, mais, en tout cas, je suis certain qu’il nous est tout acquis et qu’il fera l’impossible pour me rendre le service que je lui ai demandé.

» Maintenant, mon bon Assignac et mon cher Laparède, prenons toutes les dispositions nécessaires.

– Nous t’écoutons.

– Parle!

Castel-Rajac développa:

– J’ai renoncé à ma première idée, qui consistait à prendre d’assaut la citadelle et à nous emparer de vive force du prisonnier. Cela, pour deux raisons. La première, c’est que, si décidés soyons-nous de vaincre, nous pouvons très bien subir une défaite, et la seconde est que nous nous mettrions en rébellion ouverte et à main armée contre l’autorité royale. Or je ne tiens ni à me placer dans un aussi mauvais cas, ni à y mettre mes amis, même pour la cause la plus noble et la plus juste.

» Tous ces gens que tu as recrutés, mon cher Laparède, et que tu as revêtus des uniformes de mousquetaires que nous avions apportés avec nous, vont donc nous attendre ici et nous servir tout simplement d’escorte jusqu’à la frontière italienne, où il a été convenu que nous conduirions notre cher Henry dès sa libération.

» Vous allez vous embarquer avec moi tous les deux et nous allons nous rendre à l’île Sainte-Marguerite.

» Hier, j’ai pu me rendre compte de la façon dont nous avions le plus de chances à pénétrer dans la place et cela nécessitera de la part de nous trois un peu de gymnastique; mais nous avons bon pied, bon œil, bon muscle, bon nerf et surtout bon cœur. Je suis donc tranquille de ce côté, et si, comme je l’espère, notre homme de tout à l’heure exécute fidèlement mes instructions au cours de cette nuit, nous enlèverons Henry au nez de M. le gouverneur.

– Très bien, approuva Assignac, qui eût suivi son intrépide ami les yeux fermés jusqu’au bout du monde.

– Quand partons-nous? demanda Laparède, qui professait une égale confiance envers Gaëtan.

– Dans une heure, répliqua Castel-Rajac. Il faut donner à notre complice le temps de griser les soldats de la garnison et de se faire remettre la clef du cachot par M. de Saint-Mars.

» Maintenant, suivez-moi, j’ai fait préparer par la brave femme qui tient cette auberge un petit souper qui achèvera de nous donner les forces dont nous aurons besoin.

– Il pense à tout, s’écria Assignac que la perspective d’une bonne chère, même relative, achevait d’épanouir.

Tous trois escaladèrent un escalier en forme d’échelle qui donnait au premier étage et disparurent par une porte qui se referma lourdement sur eux.

*

* *

Une heure après, une barque, pilotée par Castel-Rajac s’arrêtait dans une petite crique de l’île Sainte-Marguerite, presque au pied du château.

Après avoir abattu la voile et jeté l’ancre, il s’élança sur un rocher, suivi par ses deux compagnons habituels, qui avaient peut-être moins le pied marin que lui, mais n’en faisaient pas moins bonne figure sous les défroques de matelot qu’ils avaient endossées, ainsi que leur chef de file.

Favorisés par une nuit obscure, ils parvinrent à se faufiler jusqu’au pied du mur d’enceinte de la citadelle.

Castel-Rajac avait dû dresser un plan très net, très défini, car ce fut sans la moindre hésitation qu’il se dirigea vers un des saillants du fort que surplombait une plate-forme supportant un vieux canon de marine.

Cette plate-forme, protégée par des créneaux à mâchicoulis, se trouvait située à environ cinq mètres du roc.

Une fois en bas, Gaëtan s’empara d’une besace que d’Assignac portait sur le dos; il l’ouvrit et en retira une corde à nœuds dont il enroula une des extrémités autour de son poignet; puis il dit, toujours à d’Assignac:

– Mets-toi là, contre la muraille, et toi, Laparède, grimpe-lui sur les épaules.

Tous deux s’exécutèrent aussitôt. Avec la souplesse et l’agilité d’un acrobate professionnel, Gaëtan parvint à s’installer à son tour sur les épaules de Laparède. Sa tête dépassait le parapet, sur lequel il appuya ses deux mains, et, d’un seul bond, il se trouva sur la plate-forme auprès du canon, à la bouche duquel il assujettit solidement la corde à nœuds qu’il traînait après lui.

Tour à tour, Laparède et Assignac firent l’ascension de la corde et rejoignirent leur ami, qui leur dit à voix basse:

– Maintenant, il s’agit de s’orienter. Mais n’allons pas trop vite et flairons d’abord le vent. Surtout, imitez-moi dans tous les gestes et mouvements que je vais faire.

Il s’agenouilla et se mit à ramper le long du parapet dans la direction de la forteresse, qui élevait sa masse sombre à deux portées de fusil de là.

Arrivé au sommet de l’escalier de pierre qui donnait accès dans une première cour défendue par une muraille assez élevée et au milieu de laquelle se dressait la grille d’un portail d’une solidité qui semblait à toute épreuve, Castel-Rajac s’arrêta.

Dominant la muraille, il pouvait se rendre compte de tout ce qui se passait à l’intérieur de la cour. Tout d’abord, il ne vit rien, il n’entendit rien. Un calme absolu semblait régner à l’intérieur du château. Aucune lumière n’apparaissait derrière les fenêtres.

De même que lors de son équipée de Montgiron, le chevalier Gaëtan eut l’impression qu’il se trouvait aux abords d’un nouveau château de la Belle au bois dormant. Déjà, il songeait au moyen d’escalader ce nouvel obstacle qu’il n’avait pas été sans prévoir. Il n’y en avait qu’un seul, c’était de recommencer la même opération qu’il avait faite pour escalader l’enceinte de la citadelle.

Toujours à quatre pattes, et naturellement suivi de ses deux fidèles associés, il se mit à descendre l’escalier qui aboutissait à la grande porte grillée.

Comme il atteignait la dernière marche, il s’arrêta subitement. Il avait cru entendre, dans la cour, un léger bruit. Tapi dans l’ombre, il demeura immobile ainsi que ses camarades. Comme le bruit s’élevait de nouveau, plus rapproché, il saisit la poignée d’un coutelas qu’il portait accroché à sa ceinture, se préparant à supprimer, s’il en était besoin, l’indiscret qui avait le singulier aplomb de se mêler de ses affaires et la malencontreuse idée de venir se jeter dans ses jambes, ou plutôt dans ses bras.

Le regard tendu, l’oreille aux aguets, il vit bientôt une ombre s’approcher de la grille. Son cœur eut un joyeux battement. Le Gascon venait de reconnaître la silhouette de Jean Martigues. Il le laissa tranquillement ouvrir la porte à l’aide d’une clef énorme avec laquelle on aurait pu aisément assommer un bœuf, et, toujours sur les genoux, il s’avança vers lui, après avoir fait signe à ses amis de demeurer sur place.

Martigues, en apercevant cet homme qui rampait dans sa direction, eut un mouvement d’hésitation. Instantanément, Castel-Rajac se releva et lui dit simplement:

– Avez-vous la clef du cachot?

Le pêcheur, l’air consterné, baissa la tête en disant:

– Non, je ne l’ai pas!

D’un geste brusque, Gaëtan le saisit par le revers de son veston.

Un mot lui échappa:

– Animal!

– Ne m’en voulez pas, murmura le pauvre diable, M. le gouverneur a voulu lui-même porter secours à M. l’homme au masque de fer et il est en ce moment avec lui dans son cachot.

– Mordious! grommela le Gascon, en frappant du pied le sol.

Tout en dévisageant l’ancien pêcheur d’un air courroucé, il fit:

– Et les soldats?

– Ah! ceux-là, monsieur, ils ne vous gêneront pas beaucoup, car ils sont tous soûls comme des bourriques.

– Allons, ça va un peu mieux, respira Gaëtan.

Et, après avoir appelé ses amis qui n’avaient pas bougé de place et s’empressèrent de le rejoindre, de l’air décidé d’un homme qui vient de prendre une résolution dont rien ne pourrait le faire démordre, il dit à Martigues, qui n’avait plus un poil de sec:

– Maintenant, conduis-moi jusqu’au cachot du prisonnier.

– Mais, hésita le brave garçon, je viens de vous dire, monsieur, que M. le gouverneur s’y trouvait.

– Eh bien! tant mieux.

– Mon Dieu, mon Dieu, gémit Martigues, pourvu qu’il ne vous arrive pas malheur!

– Ton gouverneur est donc si terrible que cela?

– Ce n’est pas un méchant homme… mais…

– Allons, conduis-moi, ordonna le Gascon sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

L’ancien pêcheur ne se le fit pas répéter une troisième fois.

– Suivez-moi, messieurs, fit-il.

Les trois Gascons emboîtèrent aussitôt le pas au valet, qui, après les avoir fait pénétrer à l’intérieur de la citadelle, les fit entrer dans un couloir obscur et désert où s’amorçait l’escalier qui conduisait aux cachots.

Castel-Rajac et ses amis aperçurent bien, dans la pénombre, ça et là, quelques corps étendus à terre. Ils ne s’en inquiétèrent point, car c’étaient ceux des soldats que leur guide avait copieusement grisés. Derrière lui, ils gravirent les marches et arrivèrent dans un autre couloir sur lequel donnaient plusieurs cachots.

Sans s’être donné le mot, ils se mirent à marcher sur la pointe des pieds, jusqu’au moment où Martigues s’arrêta devant la porte de la cellule où était enfermé le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche.

Un rai de lumière filtrait sous le vantail inférieur. Éclairé par le falot suspendu au centre du corridor, Martigues se retourna vers Gaëtan, lui demandant, d’un coup d’œil expressif, ce que maintenant il fallait faire.

Castel-Rajac, que rien ne semblait embarrasser, frappa lui-même un coup contre la porte.

– Qui va là? fit la voix du gouverneur.

– Service du roi, répondit imperturbablement le lieutenant aux mousquetaires.

M. de Saint-Mars eut un sursaut de surprise. Comme il ne pouvait supposer un seul instant la vérité, d’autant plus qu’à plusieurs reprises il lui était arrivé d’être alerté en pleine nuit par des courriers chargés de venir inspecter la forteresse, M. de Saint-Mars s’en fut aussitôt ouvrir la porte. Un cri lui échappa.

Sous une poussée formidable, il se sentit projeté jusqu’au fond de la pièce.

C’était Castel-Rajac qui avait bondi sur lui et lui disait:

– Monsieur le gouverneur, je vous avertis qu’il est inutile de chercher à vous défendre et d’appeler vos hommes à votre secours. Pas un seul ne vous répondrait. Ils sont tous gris comme des Polonais…

Tandis que Laparède tenait en respect le gouverneur et que d’Assignac, telle une statue vivante, bouchait littéralement la porte de sa haute stature, Castel-Rajac se précipitait vers Henry qui, frémissant sous son masque d’acier, tendait vers lui ses bras, en criant:

– Mon père, mon père!

– Oui, mon fils, c’est moi, fit simplement le héros gascon.

Et il ajouta, avec sa verve habituelle:

– J’espère que je vais pouvoir te débarrasser promptement de ce saladier qui te cache la figure et que je vais pouvoir t’embrasser sur les deux joues. Mais, auparavant, j’ai quelques mots à dire à M. le gouverneur.

– Et moi, monsieur, répliqua M. de Saint-Mars avec dignité, je n’en ai qu’un seul. Je vous prie seulement d’ordonner à votre ami, qui me tient sous la menace de son pistolet, de me remettre immédiatement son arme, afin que je puisse immédiatement me brûler la cervelle.

– Qu’est-ce à dire, monsieur le gouverneur? s’exclama Gaëtan.

– Monsieur, répliqua M. de Saint-Mars, vous venez m’enlever un prisonnier que j’avais juré sur l’honneur de garder toujours devers moi. Je suis gentilhomme, un gentilhomme n’a pas le droit de forfaire au serment qu’il a fait à son roi.

Cette vigoureuse apostrophe parut produire sur l’être chevaleresque entre tous qu’était Castel-Rajac une impression profonde.

– Monsieur le gouverneur, fit-il, je ne vous cacherai pas que le langage que vous venez de me tenir n’est pas sans me troubler. Et croyez que je serais désolé d’avoir votre mort sur la conscience. Mais, moi aussi, j’ai fait un serment, pas au roi, mais presque… oui… le serment de défendre ce jeune homme, victime de la plus effroyable des injustices. Ce serment, je l’ai toujours tenu et j’entends le tenir jusqu’au bout! Mais peut-être existe-t-il un moyen d’arranger les choses? Je vous assure que je ne demanderais pas mieux, mon cher gouverneur.

– Non, c’est impossible!

– Veuillez me suivre jusqu’auprès de cette fenêtre, insista le Gascon, car ce que j’ai à vous dire ne peut être entendu que de nous deux.

M. de Saint-Mars répondit:

– Soit!

Et il s’en fut rejoindre Castel-Rajac qui lui fit à l’oreille:

– Vous connaissez, monsieur le gouverneur, les raisons pour lesquelles le jeune homme a été condamné à la détention perpétuelle et à porter jusqu’à la fin de ses jours ce masque sur son visage.

– Oui, monsieur, répondit sans hésiter M. de Saint-Mars.

– Ne trouvez-vous pas que les gens qui ont ordonné un pareil supplice ont commis une infamie et que ceux qui s’en sont faits les complices se sont rendus coupables d’une lâcheté?

– Monsieur, blêmit le gouverneur.

– Rentrez en vous-même, interrogez votre conscience, elle vous répondra que j’ai raison, et ne me parlez plus de serment que vous avez fait au roi, car cet argument, pour moi, n’est pas valable.

» Le roi, je crois le connaître assez, puisque je suis lieutenant à son régiment de mousquetaires, le roi est incapable d’avoir donné un pareil ordre. C’est son nouveau ministre, ce Colbert qui, pour faire du zèle, a consommé ce véritable crime et bien à tort, monsieur le gouverneur, car si je crois bien connaître le roi Louis XIV, je connais encore mieux son frère, puisque j’ai eu l’honneur et le bonheur d’être son père adoptif et que je l’ai élevé à l’ombre de mon honneur et de ma tendresse.

» Eh bien! questionnez-le vous-même. Demandez-lui s’il a l’intention de conspirer contre Sa Majesté et de profiter d’une ressemblance voulue par un caprice de la nature pour semer le trouble et la discorde dans le royaume, oui, questionnez-le, et vous verrez ce qu’il vous répondra!»

M. de Saint-Mars se taisait. Il était facile de deviner, au trouble de son visage, qu’un violent combat se livrait en lui et que le véritable gentilhomme qu’il était ne pouvait être que bouleversé par les paroles que venait de lui adresser le lieutenant aux mousquetaires.

Désireux d’en finir, Castel-Rajac appelait à haute voix:

– Henry!

L’homme au masque de fer s’approcha.

– Mon fils, reprit le Gascon avec un accent de grandeur incomparable, dis à M. le gouverneur ce que tu comptes faire dès que tu seras libre.

Henry répliqua d’une voix ferme et harmonieuse:

– Pendant les heures déjà si longues de ma captivité, j’ai longuement réfléchi à mon sort futur, au cas où les portes de ma prison viendraient à s’ouvrir. Ayant pénétré la raison pour laquelle j’ai été jeté dans ce cachot, j’ai pris envers moi-même l’engagement, si je retrouvais ma liberté, de m’en aller loin, très loin, et de ne jamais reparaître. Car, sachez-le, monsieur, je n’ai pas d’autre ambition que d’être un bon gentilhomme, et si, hélas! par la volonté du destin, je ne puis l’être dans mon pays, il ne m’est pas impossible de m’y conduire comme tel dans un autre.

» Je vous donne donc ma parole d’honneur de ne jamais rien entreprendre ni contre le roi, que je respecte et que j’aime, mais encore contre tous ceux qui m’ont infligé un supplice auquel je n’ai résisté que parce que j’avais la foi, la certitude que l’homme admirable que vous voyez devant vous viendrait un jour, avec ses deux amis, ses deux frères, ses deux compagnons d’armes, m’arracher à ceux qui m’avaient volé à lui.

– Vous venez de l’entendre, monsieur le gouverneur, reprit Castel-Rajac, tandis qu’Assignac qui, décidément, avait la larme facile, se tamponnait les yeux avec la manche de sa chemise, et que Laparède tortillait nerveusement sa fine moustache.

M. de Saint-Mars déclara:

– Je vous crois tous les deux. Mais comment expliquer cette évasion?

D’un ton fort conciliant, Castel-Rajac continua:

– Je comprends que vous songiez, mon cher gouverneur, à mettre à couvert votre responsabilité et à éviter les conséquences fâcheuses que pourrait avoir pour vous la disparition de votre captif. Mais je crois que j’ai trouvé le moyen de concilier vos intérêts avec les nôtres. Vous avez d’autres prisonniers, ici?

– Deux seulement. L’un est un Espagnol fanatique qui avait tenté d’assassiner le cardinal de Mazarin.

– De celui-là, n’en parlons pas, coupa le Gascon. Voyons l’autre.

– C’est un gentilhomme, le comte de Marleffe.

– Le faux-monnayeur! s’exclama Castel-Rajac.

– Lui-même!

– Quel âge?

– Vingt-trois ans.

– Parfait!

– Mais?…

– C’est bien simple. Après l’avoir fait passer pour mort, vous collerez sur la figure de ce bandit le masque de fer que vous avez mis à mon fils!

– Lieutenant, c’est impossible.

– Ah! que je n’aime pas ce mot!

– Je vous assure que vous me demandez-la une chose que je ne puis exécuter.

– Pourquoi?

– Si un envoyé de M. Colbert venait visiter le prisonnier et s’il l’interrogeait, M. de Marleffe ne manquerait pas de dire qui il est et de protester contre le traitement dont il est l’objet!

Castel-Rajac, qui ne s’embarrassait jamais de rien, répliqua avec une magnifique assurance:

– Qu’à cela ne tienne, monsieur le gouverneur. Vous direz au représentant de M. Colbert que votre prisonnier est devenu fou, ce qui, somme toute, n’aura rien d’invraisemblable et d’extraordinaire.

– Mais si cet envoyé exige que j’enlève le masque?

– Et après?

– Il s’apercevra tout de suite de la substitution.

– Mais non, mais non…

– Mais si.

– D’abord, mon cher gouverneur, vous n’enlèverez pas le masque.

– Pourquoi?

– Parce que vous expliquerez à votre interlocuteur que l’artisan qui l’avait fabriqué est mort en emportant dans la tombe le secret du mécanisme qui permet de l’enlever. Mordious! vous voyez que ce n’est pas bien difficile!

Entraîné par la verve du Gascon autant que par son désir de mettre fin à une situation dont le chevalier de Castel-Rajac venait de lui démontrer si éloquemment et si irréfutablement l’iniquité, M. de Saint-Mars avoua:

– Décidément, lieutenant, vous avez réponse à tout. Vous venez de me donner d’autant mieux le moyen de m’associer à une œuvre de réparation et de justice d’autant plus que j’ai confiance en votre discrétion, ainsi qu’en celle de celui que vous appelez votre fils et des deux témoins qui ont assisté à cette scène.

Laparède intervint:

– Vous pouvez, monsieur le gouverneur, compter sur mon silence.

– Et sur le mien, aussi, dit en écho le bon gros Assignac.

Et il ajouta avec bonhomie:

– Cela me sera d’autant plus facile que je vous avouerai franchement que je n’ai rien compris à cette équipée.

D’un air grave, M. de Saint-Mars continua:

– Lieutenant, tout sera fait selon votre désir. Je n’y mets qu’une condition et cela encore plus pour la sauvegarde de votre fils que pour la mienne. Je vous demande qu’il conserve sur son visage ce masque de fer jusqu’à ce qu’il ait franchi la frontière, car il se pourrait fort bien que des espions rôdassent sur la côte.

Tout en souriant, Castel-Rajac reprit:

– Mieux que personne, j’en suis certain, et voilà pourquoi je trouve votre précaution excellente. Deux objections, cependant.

– Dites!

– Si nous emportons le masque, comment ferez-vous pour le mettre ensuite sur la figure de votre faux monnayeur?

– J’en ai un de rechange.

– Ah! très bien. Mais ce n’est pas tout. Comment m’y prendrai-je pour débarrasser mon fils de celui-ci?

– Je vais vous l’expliquer, répliqua M. de Saint-Mars.

Et, s’approchant d’Henry, il montra à Castel-Rajac, en dessous de la mentonnière, un trou pas plus grand que celui par lequel on réglait à cette époque les aiguilles d’une montre. Et, tirant de l’une des poches de son habit une petite clef, il l’introduisit dans l’ouverture.

Instantanément, le masque se sépara en deux et le visage pâle, amaigri, mais toujours plein de beauté juvénile du prisonnier, apparut aux yeux des assistants. Aussitôt, Gaëtan se précipita sur son fils d’adoption et fit claquer sur ses joues les deux baisers sonores qu’il lui avait promis.

M. de Saint-Mars donna au chevalier la clef avec laquelle il avait fait fonctionner le mécanisme secret du masque qu’il remit lui-même en place, tout en disant:

– Ne m’en voulez pas, monsieur, de prolonger encore un peu votre si cruelle épreuve, mais ce ne sont plus que quelques instants de patience; et maintenant, adieu, monsieur, et que Dieu vous garde.

– Monsieur le gouverneur, répliqua l’homme au masque de fer avec un accent et une allure d’une dignité magnifique, je voudrais vous serrer la main.

Le gouverneur, très ému, tendit sa dextre au fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, qui, tout en l’étreignant, lui dit:

– Puisse, monsieur, l’acte d’humanité que vous venez d’accomplir vous valoir le bonheur dans ce monde et dans l’autre.

Castel-Rajac, tout frémissant de joie, s’écria:

– Monsieur le gouverneur, laissez-moi joindre mes remerciements à ceux de ce cher enfant. Désormais, vous êtes mon ami et, quand on est mon ami, on l’est bien, et je vous en donnerai d’ici peu la preuve… Attendez-vous à recevoir un avancement digne de vos mérites. Je ne serais pas surpris que, dans quelque temps, vous fussiez nommé gouverneur de la Bastille! Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir!

Après avoir échangé une chaleureuse poignée de main avec M. de Saint-Mars, Castel-Rajac, Henry et ses deux amis s’empressèrent de gagner le couloir où les attendait Martigues qui, dans l’ombre, avait assisté à toute cette scène à laquelle, d’ailleurs, pas plus qu’Assignac, il n’avait compris le moindre mot.

Le gouverneur, qui les avait accompagnés jusque dans la cour, leur dit:

– Mes soldats, ainsi que vous me l’aviez dit et que je l’ai constaté moi-même, sont abominablement ivres. Malgré cela, je crois qu’il serait imprudent de vous faire sortir par le corps de garde.

– Ne vous inquiétez pas de ceci, mon cher gouverneur, déclara Castel-Rajac, qui se sentait un cœur et des jarrets de vingt ans. Le chemin que nous avons pris pour monter ici nous servira également pour descendre.

M. de Saint-Mars rentra dans le château. Henry et les trois Gascons gravirent l’escalier de pierre, suivi par Jean Martigues, qui les rejoignit sur la plate-forme.

D’un ton humble et craintif, celui-ci demanda à Castel-Rajac:

– Bien que je n’aie pas tenu ma parole, vous n’allez tout de même pas m’abandonner, mon bon lieutenant.

– Non seulement nous ne t’abandonnerons pas s’écria le Gascon, en lui donnant une bourrade, mais tes cinquante mille livres que nous t’avons promises, tu les toucheras dès que nous serons revenus de conduire mon fils à la frontière!

Transporté d’allégresse et de reconnaissance, l’ancien pêcheur allait s’effondrer aux genoux du chevalier; mais celui-ci, l’empoignant par le bras, lui disait avec toute la belle humeur dont il débordait:

– L’instant n’est pas propice aux effusions. Décampons!

Le premier, il descendit par la corde à nœuds, qui était restée attachée à la bouche du canon. Henry lui succéda; puis ce furent, tour à tour, M. d’Assignac, Laparède et Jean Martigues, qui, dans son émoi, lâchant la corde avant d’arriver en bas, évita une chute qui aurait pu être dangereuse grâce au véritable matelas que lui présentait le bon gros Assignac en se renversant en arrière et en bombant sa poitrine.

Tous s’empressèrent de regagner la barque, de mettre la voile et, favorisés par un excellent vent du large, ils arrivèrent sans encombre à l’auberge où, fidèles à la consigne que leur avait donnée Castel-Rajac, les indigènes déguisés en mousquetaires attendaient son retour en continuant de vider la cave de la tenancière.

Tous ces gens avaient été racolés dans le pays par Assignac et Laparède qui, non seulement leur avaient versé d’avance une certaine somme, mais leur avaient encore promis une prime importante.

C’étaient tous des contrebandiers de la côte, entraînés aux plus périlleuses aventures et qui ne s’occupaient jamais de la mission dont ils étaient chargés que pour l’exécuter aveuglément, sans autre souci que celui des bénéfices qu’ils pouvaient en retirer.

Aussi ne s’étaient-ils nullement fait tirer l’oreille pour se laisser enrôler par les deux Gascons et manifestaient-ils pour la cause inconnue qu’ils étaient appelés à servir un enthousiasme qui progressait au fur et à mesure que le vin coulait dans leur gosier.

Lorsqu’ils virent reparaître celui qu’ils appelaient déjà leur grand chef, c’est-à-dire le chevalier de Castel-Rajac, ils se levèrent tous d’un même mouvement pour l’acclamer. Sans doute supportaient-ils mieux la boisson que les soldats de M. de Saint-Mars, car Gaëtan, qui n’était pas sans avoir quelque inquiétude à ce sujet, constata avec satisfaction qu’ils tenaient fort bien en équilibre sur leurs jambes.

Tout de suite, de sa belle voix, il lança:

– En selle!

Suivi par sa troupe de faux mousquetaires, il s’en fut dans une cour intérieure où une vingtaine de chevaux étaient attachés. Dans un coin, l’homme au masque de fer, enveloppé d’un long manteau, conversait avec les deux amis de son père adoptif.

Lestement, le lieutenant aux mousquetaires grimpa sur un joli cheval blanc qui piaffait d’impatience. Henry s’installa en croupe derrière lui et tous les autres personnages, y compris Jean Martigues, qui revenait en courant et tout essoufflé d’embrasser encore une fois sa bonne amie, sautèrent sur les autres montures et la cavalcade s’enfonça dans la nuit.

Lorsque Castel-Rajac et ses amis arrivèrent à la frontière italienne, il faisait grand jour. Le chevalier commença par faire régler sa troupe par Assignac et Laparède, promus aux fonctions d’officiers payeurs généraux. Il y ajouta même une gratification supplémentaire, ce qui lui valut des hourras qui menaçaient de se prolonger outre mesure; mais Gaëtan, qui avait hâte de délivrer Henry de son masque de fer, se hâta de les interrompre d’un geste énergique et d’engager ses mousquetaires d’occasion à rallier Cannes dans le plus bref délai.

Ceux-ci ne se le firent pas dire deux fois, et, commandés par Assignac et Laparède, qui étaient chargés de récupérer leurs costumes et leurs armes, ils piquèrent des deux et s’en furent dans une sorte de galop d’allégresse.

Demeuré seul avec Henry, Castel-Rajac, qui semblait très ému, fit manœuvrer, avec la petite clef que lui avait remise M. de Saint-Mars le mécanisme secret du masque, qui s’entrouvrit aussitôt pour se diviser en deux parties et retomber lourdement sur le sol.

Sans prononcer un mot, les deux hommes s’étreignirent longuement.

Puis, Castel-Rajac dit:

– Mon fils… car, tu me permets bien de t’appeler encore ainsi?

– Oui, mon père, et je vous le demande même en grâce.

– Je vais maintenant te dire la vérité sur ta naissance.

– Je la connais.

– Qui te l’a révélée?

– Personne! C’est de moi-même qu’a jailli la lumière. Mais mon père véritable, ce sera vous, toujours!

Et avec une nuance de mélancolie, dans laquelle n’entrait aucune amertume, il ajouta:

– Quant à ma mère, si vous la voyez, vous lui direz que je ne veux emporter d’elle que le souvenir des baisers qu’elle m’a donnés quand j’étais enfant. De même, que je suis trop respectueux des droits de mon frère le roi pour jamais me dresser contre lui, j’ai trop souci de l’honneur de la reine, notre mère, pour revendiquer auprès d’elle la place même obscure d’un enfant illégitime.

» Fort et fier des principes dans lesquels vous m’avez élevé, j’entends faire ma vie suivant les lignes que vous m’avez tracées, non pas en aventurier, mais en gentilhomme, et tout en m’engageant à ne jamais porter les armes contre mon pays, je veux consacrer tout ce que vous avez mis de bon en moi au service des nobles causes. Il n’en manque point sur cette terre.»

Et, ployant les genoux, il ajouta:

– Maintenant, bénissez-moi, mon père!

Castel-Rajac posa sa main robuste sur l’épaule d’Henry. Puis, il lui dit:

– Tu viens, mon enfant, de reconnaître au-delà de ce qu’il valait le bien que j’ai pu te faire. Oui, je te bénis de tout mon cœur affectueux, de toute mon âme dans laquelle tu ne cesseras de vivre et je te dis: sois le chevalier sans peur et sans reproche que tu m’annonces et Dieu, j’en suis sûr, t’en récompensera.

Le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche se releva et, d’un élan il se jeta entre les bras du valeureux Gascon. Ce fut une nouvelle étreinte, après laquelle Castel-Rajac dit à Henry:

– Voici une bourse bien garnie, qui va te permettre de gagner la ville de Gênes. Là, tu te rendras via Macelli, tu demanderas le signor Humberto Joffredi; c’est lui qui est chargé de procéder à ton établissement qui doit être et sera celui d’un jeune gentilhomme riche et de bonne race.

– Père, je n’ai aucun désir d’argent.

– C’est la volonté de ceux qui t’aiment et tu n’as pas le droit de t’y soustraire. Tu choisiras toi-même le nom que tu veux porter.

– Ce sera le vôtre, père. Il n’en est pas un autre pour moi qui soit plus noble et plus sacré. J’espère que je m’en montrerai digne.

– Allons, au revoir, mon cher Henry.

– Oui, au revoir et à bientôt, n’est-ce pas?

– Sois tranquille, je ferai tout pour me retrouver souvent avec toi!

Ils se serrèrent les mains vigoureusement. Henry se dirigea à pied vers un village dont on voyait les toits rouges se profiler sous le ciel bleu à travers les arbres. Castel-Rajac le regarda jusqu’à ce qu’il eût disparu. Comme un soupir douloureux lui échappait, il fit:

– Mordious, est-ce que, par hasard, je manquerais de courage? Ce serait la première fois de ma vie.

Et, remontant en selle, il éperonna son cheval, tout en disant:

– Je crois que j’ai bien tenu mon serment! Ma chère Marie va être contente!…

* *

*

Au milieu de sa joie, Castel-Rajac conservait cependant une certaine inquiétude. En effet, il était sans nouvelles de M. de Durbec et il se demandait ce que celui-ci avait bien pu devenir. Comme il se doutait qu’il manigançait dans l’ombre quelques sombres intrigues, et bien qu’il fût tout à fait tranquille au sujet d’Henry, il se demandait si cet oiseau de malheur n’allait pas s’apercevoir de la substitution du prisonnier et chercher noise à cet excellent gouverneur que le Gascon avait entraîné un peu malgré lui dans cette aventure.

Gaëtan était d’un tempérament trop généreux et trop chevaleresque, pour ne pas se préoccuper du mal qui pouvait arriver par sa faute à un homme qui lui avait rendu un aussi grand service.

Aussi, dès son arrivée à Cannes, après avoir été rendre compte à la duchesse de Chevreuse et à sa charmante nièce, Mme de Lussey, du succès de son entreprise et délivrer lui-même le mouchard qu’il avait enfermé dans la cave, Castel-Rajac s’était embarqué pour l’île Sainte-Marguerite, et, après avoir parlementé avec le sous-officier de garde qui, les yeux troubles et la bouche pâteuse, ne semblait pas entièrement remis de ses libations de la veille, il avait réussi à se faire introduire auprès de M. de Saint-Mars.

Ainsi que nous allons le voir, les pressentiments de Castel-Rajac étaient fondés. En effet, dès que le gouverneur l’aperçut, il s’écria:

– Vous, chevalier, c’est la Providence qui vous envoie! Depuis votre départ, il s’est passé ici deux graves événements, qui vous placent, vous et moi, dans la posture la plus fâcheuse.

– Pas possible? fit le Gascon avec toutes les apparences de la plus parfaite sécurité.

– Tout d’abord, M. de Marleffe s’est énergiquement refusé à se laisser adapter le masque de fer. Comme je ne pouvais mettre personne dans la confidence, il m’a donc été impossible à moi seul de le contraindre.

– N’ayez aucun souci à ce sujet, déclara Castel-Rajac. Laissez-moi faire et je vous garantis que, dans un quart d’heure, l’opération sera terminée.

– Il y a plus grave encore!

– Quoi donc?

– Un émissaire de Colbert vient d’arriver.

– Est-ce que, par hasard, ce ne serait pas un certain M. de Durbec?

– Lui-même!… Muni de pleins pouvoirs du ministre, il m’a déclaré qu’il voulait voir l’homme au masque de fer en secret et hors de toute présence. J’ai pu gagner du temps, en prétextant que mon prisonnier était gravement malade et qu’à la suite d’une nuit d’insomnie, j’avais dû lui administrer un narcotique sous l’action duquel il était encore plongé. Mais, déjà par trois fois, M. de Durbec m’a fait demander si l’homme au masque de fer était réveillé et je crains qu’il ne finisse par exiger que je lui ouvre la porte de son cachot.

Castel-Rajac eut un sourire plein de finesse et d’ironie. Puis, il demanda:

– Où se trouve M. de Durbec?

– Dans la chambre dite du prince, qui est réservée aux visiteurs de marque.

– Voulez-vous m’y conduire, mon cher gouverneur? Je vous assure que c’est indispensable.

– Cependant…

– Je vais vous rassurer d’un mot. Je vous donne ma parole que, lorsque j’en sortirai, M. de Durbec aura renoncé à son projet de visiter l’homme au masque de fer et se gardera même de vous poser aucune question au sujet de votre prisonnier.

Si formidable que lui apparût cette double assertion, M. de Saint-Mars n’adressa aucune objection à son interlocuteur, tant celui-ci, qu’il avait vu à l’œuvre, lui inspirait une confiance illimitée. Aussi s’empressa-t-il de le conduire dans la pièce que M. de Durbec, qui commençait à soupçonner que quelque chose de louche se passait dans le château, s’était mis à arpenter nerveusement.

Pour la quatrième fois, Durbec allait mander le gouverneur, lorsque la porte s’ouvrit toute grande. Le chef de la police secrète de M. Colbert reconnut, sous sa défroque de pêcheur, M. de Castel-Rajac qui, les mains derrière le dos, la figure resplendissante de bonne humeur, s’avançait vers lui, en disant:

– Ce cher monsieur de Durbec!…

La porte s’était refermée et le Gascon, qui continuait toujours à s’avancer vers son adversaire, les mains toujours derrière le dos, lui lançait:

– Comme on se retrouve! C’était d’ailleurs fatal, car, mon cher de Durbec, depuis vingt-trois ans, nous avions un compte à régler. Avouez que je ne vous ai pas beaucoup tracassé. J’ai attendu mon heure, elle a sonné, allons-y!

– Ah çà! monsieur, s’exclama Durbec, je ne comprends pas.

Castel-Rajac continua:

– Je sais bien qu’au bout de vingt-trois ans il est permis d’avoir des défaillances de mémoire. Eh bien, moi, je vais la rafraîchir, votre mémoire. L’affaire du château de Montgiron, vous vous rappelez?…

– Oui, je me souviens… en effet, de cette nuit où, après avoir failli me tuer, vous avez massacré, vous et vos amis, une dizaine des gardes du cardinal.

Et, tout en plongeant ses yeux dans ceux de son interlocuteur, M. de Castel-Rajac martela:

– Et vous avez voulu faire assassiner lâchement la duchesse de Chevreuse!

Instinctivement, Durbec recula d’un pas. Castel-Rajac fit:

– Si je ne vous ai pas demandé raison plus tôt de cette infamie, c’est parce que, pour des raisons que vous n’avez pas à connaître, cela m’était interdit. Mais je m’étais bien promis que, tôt ou tard, vous me paieriez cette canaillerie et plusieurs autres sur lesquelles je n’ai besoin d’insister. Comme par exemple celle de vous acharner après un malheureux enfant qui n’a commis qu’un crime, celui de naître. Vous saisissez, n’est-ce pas, monsieur de Durbec?

D’un geste brusque, l’ancien espion de Richelieu tirait son épée du fourreau. Mais Castel-Rajac, qui prévoyait ce mouvement, d’un bond se jeta de côté et, brandissant un couteau de chasse assez long qu’il cachait derrière lui, il s’écria:

– À nous deux, monsieur l’assassin!

Et, tout en fonçant sur son adversaire, il lui dit:

– Tu me croyais sans arme, bandit, mais tu vas voir si mon couteau ne vaut pas ton épée.

Après avoir paré le premier coup que Durbec cherchait à lui porter, Castel-Rajac, d’un coup sec d’une force irrésistible, le désarma. Et, d’une voix retentissante, il lui cria:

– Papillon de malheur, je vais te clouer à la muraille!

Mais, au moment où il allait transpercer la poitrine de l’espion, celui-ci s’écroula comme une masse sur le sol, où il demeura inanimé. Gaëtan se pencha vers lui et, constatant qu’il était mort, grommela:

– Mordious, le diable me l’a pris avant que j’aie eu le temps de l’occire!

Courant à la porte, il appela le gouverneur, qui était resté derrière la porte.

– Ce n’est pas moi, fit-il, qui l’ai mis à mal, c’est lui qui vient de mourir tout seul et probablement de peur. Voilà comment nous sommes, en Gascogne… Tandis qu’il refroidit, allons nous occuper de notre faux monnayeur!

Malgré le trouble dans lequel l’avaient plongé les nouveaux événements, M. de Saint-Mars, incapable de résister à la véritable tornade que créait autour de lui le bouillant Gascon, conduisit ce dernier jusqu’au cachot de M. de Marleffe. C’était une pièce humide, froide, obscure et véritablement infecte. Tout de suite, Castel-Rajac dit au prisonnier, qui était affalé sur un banc de pierre:

– Vous vous plaisez donc ici, monsieur?

– Non! protesta Marleffe. Je m’y déplais fort, au contraire.

– Vous trouvez donc la chère excellente?

– Elle est exécrable.

– Les vins délicieux?

– Je ne bois que de l’eau et encore est-elle saumâtre!

– Que diriez-vous si, tout à coup, on vous transportait dans une chambre confortable avec vue sur la mer, si on vous servait trois fois par jour un repas délectable et si M. le gouverneur du château de l’île Sainte-Marguerite mettait à votre disposition les meilleurs crus de sa cave?

– Monsieur, répliqua le prisonnier, j’ignore qui vous êtes, mais je vous prie de ne pas vous moquer de moi. Je suis un malfaiteur, c’est vrai, mais j’expie cruellement mes crimes et vous devriez avoir pitié de moi.

Castel-Rajac reprit:

– Je ne me moque nullement de vous et je vous parle en toute sincérité. Il ne tient qu’à vous de passer de ce régime si dur auquel vous êtes assujetti à celui que je viens de vous décrire.

– Que dois-je faire pour cela?

– Accepter qu’on vous applique sur le visage ce masque de fer que vous avez refusé de porter.

Et, s’adressant au gouverneur, qui était resté sur le seuil, il fit:

– Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, mon cher gouverneur?

– Entièrement d’accord.

– Et si je refuse? dit Mariette.

Gaëtan, qui sentait la partie gagnée, insista:

– Vous êtes condamné à la détention perpétuelle. Eh bien, vous resterez toute votre existence dans ce cachot.

– Alors, j’accepte, se décida le prisonnier.

– J’ajouterai simplement, fit Gaëtan, que, lorsque vous recevrez la visite de personnes venues pour vous interroger, vous refuserez obstinément de leur répondre, quelles que soient ces personnes et les questions qu’elles pourront vous poser. Sinon, vous serez immédiatement renvoyé dans cet endroit d’où je me suis efforcé de vous faire sortir.

– C’est entendu, je me tairai, affirma le faux-monnayeur qui, maintenant, était prêt à tout pour reconquérir, à défaut de liberté, le bien-être qui allait lui rendre moins dure une captivité qui ne devait finir qu’avec lui-même.

Cinq minutes après, affublé du masque de fer qu’il devait garder jusqu’à sa dernière demeure, le faux-monnayeur était conduit par M. de Saint-Mars dans la chambre qu’occupait Henry et où il devait rester jusqu’au jour où M. de Saint-Mars, nommé gouverneur de la Bastille, ainsi que le lui avait prédit Castel-Rajac, emmena avec lui son prisonnier qui ne devait mourir qu’en 1706, dans cette prison d’État, emportant avec lui le secret de l’homme au masque de fer.

Nous ajouterons simplement que les deux Castel-Rajac se couvrirent l’un et l’autre de gloire, le père, en prenant part à toutes les grandes victoires de la première partie du règne de Louis XIV, et le fils en allant combattre les infidèles, nouveau croisé qui ajouta au nom de Castel-Rajac un lustre d’honneur et de gloire. Il revint en France en 1694, et Louis XIV auquel, après la mort d’Anne d’Autriche, Castel-Rajac, devenu maréchal de France, avait révélé toute la vérité, le nomma gouverneur de la province du Languedoc où il mourut très âgé, entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, dont pas un seul ne se douta jamais qu’ils avaient du sang d’Anne d’Autriche dans les veines et que le Roi Soleil était leur oncle…

Fin