38568.fb2 L?l?gance du h?risson - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

L?l?gance du h?risson - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 3

2Camélias

1Une aristocrate

Le mardi et le jeudi, Manuela, ma seule amie, prend le thé avec moi dans ma loge. Manuela est une femme simple que vingt années gaspillées à traquer la poussière chez les autres n’ont pas dépouillée de son élégance. Traquer la poussière est au reste un raccourci bien pudique. Mais, chez les riches, les choses ne s’appellent pas par leur nom.

— Je vide des corbeilles pleines de serviettes hygiéniques, me dit-elle avec son accent doux et chuintant, je ramasse le vomi du chien, je nettoie la cage des oiseaux, on ne croirait pas que des bêtes si petites font autant de caca, je récure les waters. Alors la poussière ? La belle affaire !

Il faut se représenter que lorsqu’elle descend chez moi à quatorze heures, le mardi de chez les Arthens, le jeudi de chez les de Broglie, Manuela a peaufiné au Coton-Tige des chiottes dorées à la feuille qui, en dépit de cela, sont aussi malpropres et puantes que tous les gogues du monde parce que s’il est bien une chose que les riches partagent à leur corps défendant avec les pauvres, ce sont des intestins nauséabonds qui finissent toujours par se débarrasser quelque part de ce qui les empuantit.

Aussi peut-on tirer une révérence à Manuela. Quoique sacrifiée sur l’autel d’un monde où les tâches ingrates sont réservées à certaines tandis que d’autres pincent le nez sans rien faire, elle n’en démord pour autant pas d’une inclination au raffinement qui surpasse de loin toutes les dorures à la feuille, a fortiori sanitaires.

— Pour manger une noix, il faut mettre une nappe, dit Manuela qui extirpe de son vieux cabas une petite bourriche de bois clair dont dépassent des volutes de papier de soie carmin et, nichées dans cet écrin, des tuiles aux amandes. Je prépare un café que nous ne boirons pas mais des effluves duquel nous raffolons toutes deux et nous sirotons en silence une tasse de thé vert en grignotant nos tuiles.

De même que je suis à mon archétype une trahison permanente, Manuela est à celui de la femme de ménage portugaise une félonne qui s’ignore. Car la fille de Faro, née sous un figuier après sept autres et avant six, envoyée aux champs de bonne heure et tout aussi vite mariée à un maçon bientôt expatrié, mère de quatre enfants français par le droit du sol mais portugais par le regard social, la fille de Faro, donc, inclus les bas de contention noirs et le fichu sur la tête, est une aristocrate, une vraie, une grande, de la sorte qui ne souffre aucune contestation parce que, apposée sur le cœur même, elle se rit des étiquettes et des particules. Qu’est-ce qu’une aristocrate ? C’est une femme que la vulgarité n’atteint pas bien qu’elle en soit cernée.

Vulgarité de sa belle-famille, le dimanche, assommant a coups de rires gras la douleur d’être né faible et sans avenir ; vulgarité d’un voisinage marqué de la même désolation blême que les néons de l’usine où les hommes se rendent chaque matin comme on redescend en enfer ; vulgarité des employeuses dont tout l’argent ne sait masquer la vilenie et qui s’adressent à elle comme à un chien croûtant de pelades. Mais il faut avoir vu Manuela m’offrir comme à une reine les fruits de ses élaborations pâtissières pour saisir toute la grâce qui habite cette femme. Oui, comme à une reine. Lorsque Manuela paraît, ma loge se transforme en palais et nos grignotages de parias en festins de monarques. Comme le conteur transforme la vie en un fleuve chatoyant où s’engloutissent la peine et l’ennui, Manuela métamorphose notre existence en épopée chaleureuse et gaie.

— Le petit Pallières m’a dit bonjour dans l’escalier, dit-elle soudain en rompant le silence.

Je grogne avec dédain.

— Il lit Marx, dis-je en haussant les épaules.

— Marx ? interroge-t-elle en prononçant le « x » comme un « ch », un « ch » un peu mouillé qui a le charme des ciels clairs.

— Le père du communisme, réponds-je.

Manuela émet un bruit méprisant.

— La politique, me dit-elle. Un jouet pour les petits riches qu’ils ne prêtent à personne.

Elle réfléchit un instant, sourcils froncés.

— Pas le même genre de livre que d’habitude, dit-elle.

Les illustrés que les jeunes gens cachent sous leur matelas n’échappent pas à la sagacité de Manuela et le petit Pallières semblait un temps en faire une consommation appliquée quoique sélective, comme en témoignait l’usure d’une page au titre explicite : les marquises friponnes.

Nous rions et devisons encore un moment de choses et d’autres, dans la quiétude des vieilles amitiés. Ces moments me sont précieux et j’ai le cœur qui se serre lorsque je songe au jour où Manuela accomplira son rêve et retournera pour toujours au pays, me laissant ici, seule et décrépite, sans compagne pour faire de moi, deux fois la semaine, une reine clandestine. Je me demande aussi avec appréhension ce qu’il adviendra lorsque la seule amie que j’aie jamais eue, la seule à tout savoir sans avoir jamais rien demandé, laissant derrière elle une femme méconnue de tous, l’ensevelira de cet abandon sous un linceul d’oubli.

Des pas se font entendre dans le hall d’entrée puis nous entendons distinctement le bruit sibyllin que fait la main de l’homme sur le bouton d’appel de l’ascenseur, un vieil ascenseur à grille noire et portes battantes, capitonné et boisé où, s’il y en avait eu la place, se serait tenu autrefois un groom. Je connais ce pas ; c’est celui de Pierre Arthens, le critique gastronomique du quatrième, un oligarque de la pire espèce qui, à la manière dont il plisse les yeux quand il se tient sur le seuil de mon logis, doit penser que je vis dans une grotte obscure, bien que ce qu’il en voie lui apprenne le contraire.

Eh bien, je les ai lues, ses fameuses critiques.

— J’y comprends rien, m’a dit Manuela pour qui un bon rôti est un bon rôti et c’est tout.

Il n’y a rien à comprendre. C’est une pitié de voir une plume pareille se gâcher à force de cécité. Écrire sur une tomate des pages à la narration éblouissante — car Pierre Arthens critique comme on raconte une histoire et cela seul aurait dû en faire un génie — sans jamais voir ni saisir la tomate est un affligeant morceau de bravoure. Peut-on être aussi doué et aussi aveugle à la présence des choses ? me suis-je souvent demandé en le voyant passer devant moi avec son grand nez arrogant. Il semble que oui. Certaines personnes sont incapables de saisir dans ce qu’elles contemplent ce qui en fait la vie et le souffle intrinsèques et passent une existence entière à discourir sur les hommes comme s’il s’était agi d’automates et sur les choses comme si elles n’avaient point d’âme et se résumaient à ce qui peut en être dit, au gré des inspirations subjectives.

Comme par un fait exprès, les pas refluent soudain et Arthens sonne à la loge.

Je me lève en prenant soin de traîner mes pieds enchâssés dans des chaussons si conformes que seule la coalition de la baguette de pain et du béret peut leur lancer le défi des clichés consensuels. Ce faisant, je sais que j’exaspère le Maître, ode vivante à l’impatience des grands prédateurs, et cela n’est pas pour rien dans l’application que je mets à entrebâiller très lentement la porte en y carrant un nez méfiant que j’espère rouge et luisant.

— J’attends un paquet par coursier, me dit-il, yeux plissés et narines pincées. Lorsqu’il arrivera, pourriez-vous me l’apporter immédiatement ?

Cet après-midi, M. Arthens porte une grande lavallière à pois qui flotte autour de son cou de patricien et ne lui sied pas du tout parce que l’abondance de sa chevelure léonine et la bouffance éthérée de la pièce de soie figurent à elles deux une sorte de tutu vaporeux où se perd la virilité dont, à l’accoutumée, l’homme se pare. Et puis diable, cette lavallière m’évoque quelque chose. Je manque de sourire en me le remémorant. C’est celle de Legrandin. Dans la Recherche du temps perdu, œuvre d’un certain Marcel, autre concierge notoire, Legrandin est un snob écartelé entre deux mondes, celui qu’il fréquente et celui dans lequel il voudrait pénétrer, un pathétique snob dont, d’espoir en amertume et de servilité en dédain, la lavallière exprime les plus intimes fluctuations. Ainsi, sur la place de Combray, ne désirant point saluer les parents du narrateur mais devant toutefois les croiser, charge-t-il l’écharpe de signifier, en la laissant voler au vent, une humeur mélancolique qui dispense des salutations ordinaires.

Pierre Arthens, qui connaît son Proust mais n’en a conçu à l’endroit des concierges aucune mansuétude spéciale, se racle la gorge avec impatience.

Je rappelle sa question :

— Pourriez-vous me l’apporter immédiatement (le paquet par coursier — les colis de riche n’empruntant pas les voies postales usuelles) ?

— Oui, dis-je, en battant des records de concision, encouragée en cela par la sienne et par l’absence de s’il vous plaît que la forme interrogative et conditionnelle ne saurait, d’après moi, excuser totalement.

— C’est très fragile, ajoute-t-il, faites attention, je vous prie.

La conjugaison de l’impératif et du « je vous prie » n’a pas non plus l’heur de me plaire, d’autant qu’il me croit incapable de telles subtilités syntaxiques et ne les emploie que par goût, sans avoir la courtoisie de supposer que je pourrais m’en sentir insultée. C’est toucher le fond de la mare sociale que d’entendre dans la voix d’un riche qu’il ne s’adresse qu’à lui-même et que, bien que les mots qu’il prononce vous soient techniquement destinés, il n’imagine même pas que vous puissiez les comprendre.

— Fragile comment ? je demande donc d’un ton peu engageant.

Il soupire ostensiblement et je perçois dans son haleine une très légère pointe de gingembre.

— Il s’agit d’un incunable, me dit-il et il plante dans mes yeux, que je tâche de rendre vitreux, son regard satisfait de grand propriétaire.

— Eh bien, grand bien vous fasse, dis-je en prenant un air dégoûté. Je vous l’apporterai dès que le coursier sera là.

Et je lui claque la porte au nez.

La perspective que Pierre Arthens narre ce soir à sa table, au titre de bon mot, l’indignation de sa concierge, parce qu’il a fait mention devant elle d’un incunable et qu’elle y a sans doute vu quelque chose de scabreux, me réjouit fort.

Dieu saura lequel de nous deux s’humilie le plus.

Journal du mouvement du monde n° 1

Rester groupé en soi sans perdre son short

C’est très bien d’avoir régulièrement une pensée profonde mais je pense que ça ne suffit pas. Enfin, je veux dire : je vais me suicider et mettre le feu à la maison dans quelques mois alors, évidemment, je ne peux pas considérer que j’ai le temps, il faut que je fasse quelque chose de consistant dans le peu qui me reste. Et puis surtout, je me suis lancé un petit défi : si on se suicide, il faut être sûr de ce qu’on fait et on ne peut pas brûler l’appartement « pour des prunes ». Alors s’il y a quelque chose dans ce monde qui vaut la peine de vivre, je ne dois pas le louper parce qu’une fois qu’on est mort, il est trop tard pour avoir des regrets et parce que mourir parce qu’on s’est trompé, c’est vraiment trop bête.

Alors évidemment, j’ai mes pensées profondes. Mais dans mes pensées profondes, je joue à ce que je suis, hein, finalement, une intello (qui se moque des autres intellos). Pas toujours très glorieux mais très récréatif. Aussi j’ai pensé qu’il fallait compenser ce côté « gloire de l’esprit » par un autre journal qui parlerait du corps ou des choses. Non pas les pensées profondes de l’esprit mais les chefs-d’œuvre de la matière. Quelque chose d’incarné, de tangible. Mais de beau ou d’esthétique aussi. À part l’amour, l’amitié et la beauté de l’Art, je ne vois pas grand-chose d’autre qui puisse nourrir la vie humaine. L’amour et l’amitié, je suis trop jeune encore pour y prétendre vraiment. Mais l’Art... si j’avais dû vivre, c’aurait été toute ma vie. Enfin, quand je dis l’Art, il faut me comprendre : je ne parle pas que des chefs-d’œuvre de maîtres. Même pour Vermeer, je ne tiens pas à la vie. C’est sublime mais c’est mort. Non, moi je pense à la beauté dans le monde, à ce qui peut nous élever dans le mouvement de la vie. Le journal du mouvement du monde sera donc consacré au mouvement des gens, des corps, voire, si vraiment il n’y a rien à dire, des choses, et à y trouver quelque chose qui soit suffisamment esthétique pour donner un prix à la vie. De la grâce, de la beauté, de l’harmonie, de l’intensité. Si j’en trouve, alors je reconsidérerai peut-être les options : si je trouve un beau mouvement des corps, à défaut d’une belle idée pour l’esprit, peut-être alors que je penserai que la vie vaut la peine d’être vécue.

En fait, j’ai eu cette idée d’un double journal (un pour l’esprit, un pour le corps) hier, parce que papa regardait un match de rugby à la télévision. Jusqu’à présent, dans ces cas-là, je regardais surtout papa. J’aime bien le regarder quand il a retroussé ses manches de chemise, enlevé ses chaussures et quand il est bien installé dans le canapé, avec une bière et du saucisson, et qu’il regarde le match en clamant : « Voyez l’homme que je sais être aussi. » Il ne lui vient apparemment pas à l’esprit qu’un stéréotype (Monsieur le très sérieux Ministre de la République) plus un autre stéréotype (bon gars tout de même et aimant la bière fraîche), ça fait du stéréotype puissance 2. Bref, samedi, papa est rentré plus tôt que d’habitude, a lancé sa serviette au petit bonheur la chance, enlevé ses chaussures, retroussé ses manches, pris une bière dans la cuisine et s’est affalé devant la télé en me disant : « Ma chérie, apporte-moi du saucisson s’il te plaît, je ne veux pas rater le haka. » En fait de rater le haka, j’ai eu largement le temps de couper des tranches de saucisson et de les lui apporter et on en était encore aux publicités. Maman était assise en équilibre précaire sur un bras du canapé, pour bien montrer son opposition à la chose (dans la famille stéréotype, je demande la grenouille-intellectuelle-de-gauche), et elle assommait papa avec une histoire de dîner compliquée où il était question d’inviter deux couples fâchés pour les réconcilier. Quand on connaît la subtilité psychologique de maman, le projet a de quoi faire rigoler. Bref, j’ai donné son saucisson à papa et, comme je savais que Colombe était dans sa chambre en train d’écouter de la musique censément avant-garde éclairée du Ve, je me suis dit : après tout, pourquoi pas, faisons-nous un petit haka. Dans mon souvenir, le haka était un genre de danse un peu grotesque que font les joueurs de l’équipe néo-zélandaise avant le match. Du genre intimidation à la manière des grands singes. Et dans mon souvenir aussi, le rugby, c’est un jeu pesant, avec des gars qui se jettent sans cesse sur l’herbe et se relèvent pour retomber et s’emmêler trois pas plus loin.

Les publicités se sont enfin terminées et après un générique plein de gros malabars vautrés sur l’herbe, on a eu vue sur le stade avec la voix off des commentateurs puis un gros plan des commentateurs (esclaves du cassoulet) puis retour au stade. Les joueurs sont entrés sur le terrain et là, j’ai commencé à être happée. Je n’ai pas bien compris d’abord, c’étaient les mêmes images que d’habitude mais ça me faisait un effet nouveau, un genre de picotement, une attente, un « je retiens mon souffle ». À côté de moi, papa s’était déjà sifflé sa première cervoise et s’apprêtait à poursuivre dans la veine gauloise en demandant à maman qui venait de décoller de son bras de canapé de lui en apporter une autre. Moi, je retenais mon souffle. « Qu’est-ce qui se passe ? » je me demandais en regardant l’écran et je n’arrivais pas à savoir ce que je voyais et qui me picotait comme ça.

J’ai compris quand les joueurs néo-zélandais ont commencé leur haka. Parmi eux, il y avait un très grand joueur maori, un tout jeune. C’est lui que mon œil avait accroché dès le début, sans doute à cause de sa taille au départ mais ensuite à cause de sa manière de bouger. Un genre de mouvement très curieux, très fluide mais surtout très concentré, je veux dire très concentré en lui-même. La plupart des gens, quand ils bougent, eh bien ils bougent en fonction de ce qu’il y a autour d’eux. Juste en ce moment, quand j’écris, il y a Constitution qui passe avec le ventre qui traîne par terre. Cette chatte n’a aucun projet construit dans la vie mais elle se dirige pourtant vers quelque chose, probablement un fauteuil. Et ça se voit dans sa façon de bouger : elle va vers. Maman vient de passer en direction de la porte d’entrée, elle sort faire des courses et en fait, elle est déjà dehors, son mouvement s’anticipe lui-même. Je ne sais pas très bien comment expliquer ça mais quand nous nous déplaçons, nous sommes en quelque sorte déstructurés par ce mouvement vers : on est à la fois là et en même temps pas là parce qu’on est déjà en train d’aller ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire. Pour arrêter de se déstructurer, il faut ne plus bouger du tout. Soit tu bouges et tu n’es plus entier, soit tu es entier et tu ne peux pas bouger. Mais ce joueur, déjà, quand je l’avais vu entrer sur le terrain, j’avais senti quelque chose de différent. L’impression de le voir bouger, oui, mais en restant là. Insensé, non ? Quand le haka a commencé, c’est surtout lui que j’ai regardé. C’était clair qu’il n’était pas comme les autres. D’ailleurs, Cassoulet n° 1 a dit : « Et Somu, le redoutable arrière néo-zélandais, nous impressionne toujours autant par sa carrure de colosse ; deux mètres zéro sept, cent dix-huit kilos, onze secondes aux cent mètres, un beau bébé, oui, Madame ! » Tout le monde était hypnotisé par lui mais personne ne semblait vraiment savoir pourquoi. Pourtant, c’est devenu évident dans le haka : il bougeait, il faisait les mêmes gestes que les autres (se taper les paumes de mains sur les cuisses, marteler le sol en cadence, se toucher les coudes, le tout en regardant l’adversaire dans les yeux avec un air de guerrier énervé) mais, alors que les gestes des autres allaient vers leurs adversaires et tout le stade qui les regardait, les gestes de ce joueur restaient en lui-même, restaient concentrés sur lui, et ça lui donnait une présence, une intensité incroyables. Et du coup, le haka, qui est un chant guerrier, prenait toute sa force. Ce qui fait la force du soldat, ce n’est pas l’énergie qu’il déploie à intimider l’autre en lui envoyant tout un tas de signaux, c’est la force qu’il est capable de concentrer en lui-même, en restant centré sur soi. Le joueur maori, il devenait un arbre, un grand chêne indestructible avec des racines profondes, un rayonnement puissant, et tout le monde le sentait. Et pourtant, on avait la certitude que le grand chêne, il pouvait aussi voler, qu’il allait être aussi rapide que l’air, malgré ou grâce à ses grandes racines.

Du coup, j’ai regardé le match avec attention en cherchant toujours la même chose : des moments compacts où un joueur devenait son propre mouvement sans avoir besoin de se fragmenter en se dirigeant vers. Et j’en ai vu ! J’en ai vu dans toutes les phases de jeu : dans les mêlées, avec un point d’équilibre évident, un joueur qui trouvait ses racines, qui devenait une petite ancre solide qui donnait sa force au groupe ; dans les phases de déploiement, avec un joueur qui trouvait la bonne vitesse en arrêtant de penser au but, en se concentrant sur son propre mouvement et qui courait comme en état de grâce, le ballon collé au corps ; dans la transe des buteurs, qui se coupaient du reste du monde pour trouver le mouvement parfait du pied. Mais aucun n’arrivait à la perfection du grand joueur maori. Quand il a marqué le premier essai néo-zélandais, papa est resté tout bête, la bouche ouverte, en oubliant sa bière. Il aurait dû être fâché parce qu’il soutenait l’équipe française mais au lieu de ça, il a dit : « Quel joueur I » en se passant une main sur le front. Les commentateurs avaient un peu la gueule de bois mais ils n’arrivaient pas à cacher qu’on avait vraiment vu quelque chose de beau : un joueur qui courait sans bouger en laissant tout le monde derrière lui. C’est les autres qui avaient l’air d’avoir des mouvements frénétiques et maladroits et qui pourtant étaient incapables de le rattraper.

Alors je me suis dit : ça y est, j’ai été capable de repérer dans le monde des mouvements immobiles ; est-ce que ça, ça vaut la peine de continuer ? À ce moment-là, un joueur français a perdu son short dans un maul et, tout d’un coup, je me suis sentie complètement déprimée parce que ça a fait rire tout le monde aux larmes, y compris papa qui s’en est retapé une petite bière, malgré deux siècles de protestantisme familial. Moi, j’avais l’impression d’une profanation.

Alors non, ça ne suffit pas. Il faudra d’autres mouvements pour me convaincre. Mais au moins, ça m’en aura donné l’idée.

2De guerres et de colonies

Je n’ai pas fait d’études, disais-je en préambule de ces propos. Ce n’est pas tout à fait exact. Mais ma jeunesse studieuse s’est arrêtée au certificat d’études, avant lequel j’avais pris garde qu’on ne me remarque pas — effrayée des soupçons que je savais que M. Servant, l’instituteur, avait conçus depuis qu’il m’avait découverte dévorant avec avidité son journal qui ne parlait que de guerres et de colonies, lors même que je n’avais pas dix ans.

Pourquoi ? Je ne sais pas. Croyez-vous réellement que j’aurais pu ? C’est une question pour les devins d’antan. Disons que l’idée de me battre dans un monde de nantis, moi, la fille de rien, sans beauté ni piquant, sans passé ni ambition, sans entregent ni éclat, m’a fatiguée avant même que d’essayer. Je ne désirais qu’une chose : qu’on me laisse en paix, sans trop exiger de moi, et que je puisse disposer, quelques instants par jour, de la licence d’assouvir ma faim.

A qui ne connaît pas l’appétit, la première morsure de la faim est à la fois une souffrance et une illumination. J’étais une enfant apathique et quasiment infirme, le dos voûté jusqu’à ressembler à une bosse, et qui ne se maintenait dans l’existence que de la méconnaissance qu’il pût exister une autre voie. L’absence de goût chez moi confinait au néant ; rien ne me parlait, rien ne m’éveillait et, fétu débile ballotté au gré d’énigmatiques vagues, j’ignorais même jusqu’au désir d’en finir.

Chez nous, on ne causait guère. Les enfants hurlaient et les adultes vaquaient à leurs tâches comme ils l’auraient fait dans la solitude. Nous mangions à notre faim, quoique frugalement, nous n’étions pas maltraités et nos vêtements de pauvres étaient propres et solidement rafistolés de telle sorte que si nous pouvions en avoir honte, nous ne souffrions pas du froid. Mais nous ne nous parlions pas.

La révélation eut lieu lorsque à cinq ans, me rendant à l’école pour la première fois, j’eus la surprise et l’effroi d’entendre une voix qui s’adressait à moi et disait mon prénom.

— Renée ? interrogeait la voix tandis que je sentais une main amie qui se posait sur la mienne.

C’était dans le couloir où, pour le premier jour d’école et parce qu’il pleuvait, on avait entassé les enfants.

— Renée ? modulait toujours la voix qui venait d’en haut et la main amicale ne cessait d’exercer sur mon bras — incompréhensible langage — de légères et tendres pressions.

Je levai la tête, en un mouvement insolite qui me donna presque le vertige, et croisai un regard.

Renée. Il s’agissait de moi. Pour la première fois, quelqu’un s’adressait à moi en disant mon prénom. Là où mes parents usaient du geste ou du grondement, une femme, dont je considérais à présent les yeux clairs et la bouche souriante, se frayait un chemin vers mon cœur et, prononçant mon nom, entrait avec moi dans une proximité dont je n’avais pas idée jusqu’alors. Je regardai autour de moi un monde qui, subitement, s’était paré de couleurs. En un éclair douloureux, je perçus la pluie qui tombait au-dehors, les fenêtres lavées d’eau, l’odeur des vêtements mouillés, l’étroitesse du couloir, mince boyau où vibrait l’assemblée des enfants, la patine des portemanteaux aux boutons de cuivre où s’entassaient des pèlerines de mauvais drap — et la hauteur des plafonds, à la mesure du ciel pour un regard d’enfant.

Alors, mes mornes yeux rivés aux siens, je m’agrippai à la femme qui venait de me faire naître.

— Renée, reprit la voix, veux-tu enlever ton suroît ?

Et, me tenant fermement pour que je ne tombe pas, elle me dévêtit avec la rapidité des longues expériences.

On croit à tort que l’éveil de la conscience coïncide avec l’heure de notre première naissance, peut-être parce que nous ne savons pas imaginer d’autre état vivant que celui-là. Il nous semble que nous avons toujours vu et senti et, forts de cette croyance, nous identifions dans la venue au monde l’instant décisif où naît la conscience. Que, pendant cinq années, une petite fille prénommée Renée, mécanisme perceptif opérationnel doué de vision, d’audition, d’olfaction, de goût et de tact, ait pu vivre dans la parfaite inconscience d’elle-même et de l’univers, est un démenti à cette théorie hâtive. Car pour que la conscience advienne, il faut un nom.

Or, par un concours de circonstances malheureux, il apparaît que nul n’avait songé à me donner le mien.

— Voilà de bien jolis yeux, me dit encore l’institutrice et j’eus l’intuition qu’elle ne mentait pas, que mes yeux à cet instant brillaient de toute cette beauté et, reflétant le miracle de ma naissance, scintillaient comme mille feux.

Je me mis à trembler et cherchai dans les siens la complicité qu’engendre toute joie partagée.

Dans son regard doux et bienveillant, je ne lus que de la compassion.

À l’heure où je naissais enfin, on me prenait seulement en pitié.

J’étais possédée.

Puisque ma faim ne pouvait être apaisée dans le jeu d’interactions sociales que ma condition rendait inconcevables — et je compris cela plus tard, cette compassion dans les yeux de ma sauveuse, car vit-on jamais une pauvresse percer l’ivresse du langage et s’y exercer avec d’autres ? —, elle le serait dans les livres. Pour la première fois, j’en touchai un. J’avais vu les grands de la classe y regarder d’invisibles traces, comme mus par la même force et, s’enfonçant dans le silence, puiser dans le papier mort quelque chose qui semblait vivant.

J’appris à lire à l’insu de tous. La maîtresse ânonnait encore leurs lettres aux autres enfants que je savais depuis longtemps la solidarité qui tisse les signes écrits, leurs combinaisons infinies et les sons merveilleux qui m’avaient adoubée en ces lieux, le premier jour, lorsqu’elle avait dit mon prénom. Personne ne sut. Je lus comme une forcenée, en cachette d’abord, puis, lorsque le temps normal de l’apprentissage me parut dépassé, au vu et su de tous mais en prenant soin de dissimuler le plaisir et l’intérêt que j’en retirais.

L’enfant débile était devenue une âme affamée.

À douze ans, je quittai l’école et travaillai à la maison et aux champs aux côtés de mes parents et de mes frères et sœurs. À dix-sept, je me mariai.

3Le caniche comme totem

Dans l’imaginaire collectif, le couple de concierges, duo fusionnel composé d’entités tellement insignifiantes que seule leur union les révèle, possède presque à coup sûr un caniche. Comme chacun sait, les caniches sont des genres de chiens frisés détenus par des retraités poujadistes, des dames très seules qui font un report d’affection ou des concierges d’immeuble tapis dans leurs loges obscures. Ils peuvent être noirs ou abricot. Les abricots sont plus teigneux que les noirs, qui sentent moins bon. Tous les caniches aboient hargneusement à la moindre occasion mais spécialement quand il ne se passe rien. Ils suivent leur maître en trottinant sur quatre pattes figées sans bouger le reste de leur petit tronc de saucisse. Surtout, ils ont des petits yeux noirs et fielleux, enfoncés dans des orbites insignifiantes. Les caniches sont laids et bêtes, soumis et vantards. Ce sont les caniches.

Aussi le couple de concierges, métaphorisé par son chien totémique, semble-t-il privé de ces passions que sont l’amour et le désir et, comme le totem lui-même, voué à demeurer laid, bête, soumis et vantard. Si dans certains romans, des princes s’éprennent d’ouvrières ou des princesses de galériens, il ne se produit jamais, entre un concierge et un autre concierge, même de sexe opposé, de romances comme il en arrive aux autres et qui mériteraient d’être contées quelque part.

Non seulement nous ne possédâmes jamais de caniche mais je crois pouvoir dire que notre mariage fut une réussite. Avec mon mari, je fus moi-même. C’est avec nostalgie que je repense aux petits matins du dimanche, ces matins bénis d’être ceux du repos lorsque, dans la cuisine silencieuse, il buvait son café tandis que je lisais.

Je l’avais épousé à dix-sept ans, après une cour rapide mais correcte. Il travaillait à l’usine comme mes frères aînés et s’en revenait parfois le soir avec eux boire un café et une goutte. Hélas, j’étais laide. Pourtant, cela n’eût point été décisif si j’avais été laide à la manière des autres. Mais ma laideur avait cette cruauté qu’elle n’appartenait qu’à moi et que, me dépouillant de toute fraîcheur alors même que je n’étais pas encore femme, elle me faisait déjà ressembler à quinze ans à celle que je serais à cinquante. Mon dos voûté, ma taille épaisse, mes jambes courtes, mes pieds écartés, ma pilosité abondante, mes traits brouillés, enfin, sans contours ni grâce, auraient pu m’être pardonnes au bénéfice du charme que possède toute jeunesse, même ingrate — mais au lieu de cela, à vingt ans, je sentais déjà la rombière.

Aussi, lorsque les intentions de mon futur mari se précisèrent et qu’il ne me fut plus possible de les ignorer, je m’ouvris à lui, parlant pour la première fois avec franchise à quelqu’un d’autre que moi, et lui avouai mon étonnement à l’idée qu’il pût vouloir m’épouser.

J’étais sincère. Je m’étais depuis longtemps accoutumée à la perspective d’une vie solitaire. Etre pauvre, laide et, de surcroît, intelligente, condamne, dans nos sociétés, à des parcours sombres et désabusés auxquels il vaut mieux s’habituer de bonne heure. À la beauté, on pardonne tout, même la vulgarité. L’intelligence ne paraît plus une juste compensation des choses, comme un rééquilibrage que la nature offre aux moins favorisés de ses enfants, mais un jouet superfétatoire qui rehausse la valeur du joyau. La laideur, elle, est toujours déjà coupable et j’étais vouée à ce destin tragique avec d’autant plus de douleur que je n’étais point bête.

— Renée, me répondit-il avec tout le sérieux dont il était capable et en épuisant au gré de cette longue tirade toute la faconde qu’il ne déploierait plus jamais ensuite, Renée, je ne veux pas pour femme une de ces ingénues qui font de grandes dévergondées et, sous leur joli minois, n’ont pas plus de cervelle qu’un moineau. Je veux une femme fidèle, bonne épouse, bonne mère et bonne ménagère. Je veux une compagne paisible et sûre qui se tiendra à mes côtés et me soutiendra. En retour, tu peux attendre de moi du sérieux dans le travail, du calme au foyer et de la tendresse au bon moment Je ne suis pas un mauvais bougre et je ferai de mon mieux.

Et il le fit.

Petit et sec comme une souche d’orme, il avait toutefois une figure agréable, généralement souriante. Il ne buvait pas, ne fumait pas, ne chiquait pas, ne pariait pas. À la maison, après l’ouvrage, il regardait la télévision, feuilletait des magazines de pêche ou bien jouait aux cartes avec ses amis de l’usine. Fort sociable, il invitait facilement Le dimanche, il s’en allait pêcher. Quant à moi, je tenais le ménage car il était opposé à ce que j’en fisse chez d’autres.

Il n’était pas dépourvu d’intelligence, bien qu’elle ne fût pas de l’espèce que le génie social valorise. Si ses compétences se limitaient aux affaires manuelles, il y déployait un talent qui ne tenait pas que des aptitudes motrices et, bien qu’inculte, abordait toutes choses avec cette ingéniosité qui, dans la bricole, distingue les laborieux des artistes et, dans la conversation, apprend que le savoir n’est pas tout. Résignée très tôt à une existence de nonne, il me semblait donc bien clément que les cieux aient remis entre mes mains d’épousée un compagnon d’aussi agréables façons et qui, pour n’être pas un intellectuel, n’en était pas moins un malin.

J’aurais pu tomber sur un Grelier.

Bernard Grelier est un des rares êtres du 7 rue de Grenelle face auquel je ne crains pas de me trahir. Que je lui dise : « Guerre et Paix est la mise en scène d’une vision déterministe de l’histoire » ou : « Feriez bien de graisser les gonds de la réserve à poubelles », il n’y mettra pas plus de sens, et pas moins. Je me demande même par quel inexpliqué miracle la seconde sommation parvient à déclencher chez lui un principe d’action. Comment peut-on faire ce que l’on ne comprend pas ? Sans doute ce type de propositions ne requiert-il pas de traitement rationnel et comme ces stimuli qui, tournant en boucle dans la moelle épinière, déclenchent le réflexe sans solliciter le cerveau, l’injonction à graisser n’est-elle peut-être qu’une sollicitation mécanique qui met en branle les membres sans que l’esprit y concoure.

Bernard Grelier est le mari de Violette Grelier, la « gouvernante » des Arthens. Entrée trente ans plus tôt à leur service comme simple bonne à tout faire, elle avait pris du grade à mesure qu’ils s’enrichissaient et, désormais gouvernante, régnant sur un dérisoire royaume en les personnes de la femme de ménage (Manuela), du majordome occasionnel (anglais) et de l’homme à tout faire (son mari), elle avait pour le petit peuple le même mépris que ses grands bourgeois de patrons. Tout le jour durant, elle jacassait comme une pie, s’affairait en tous sens, l’air important, réprimandait la valetaille comme au Versailles des beaux jours et assommait Manuela de pontifiants discours sur l’amour du travail bien fait et la décomposition des bonnes manières.

— Elle n’a pas lu Marx, elle, me dit un jour Manuela.

La pertinence de cette constatation, de la part d’une bonne portugaise pourtant peu versée dans l’étude des philosophes, me frappa. Non, Violette Grelier n’avait certainement pas lu Marx, au motif qu’il ne figurait dans aucune liste de produits nettoyants pour argenterie de riches. Pour prix de cette lacune, elle héritait d’un quotidien émaillé de catalogues interminables qui parlaient d’amidon et de torchons en lin.

J’étais donc bien mariée.

De surcroît, très vite, j’avais avoué à mon mari ma très grande faute.

Pensée profonde n° 2

Le chat ici-bas

Ce totem moderne

Et par intermittence décoratif

En tout cas, chez nous, c’est le cas. Si vous voulez comprendre notre famille, il suffit de regarder les chats. Nos deux chats sont de grosses outres à croquettes de luxe qui n’ont aucune interaction intéressante avec les personnes. Ils se traînent d’un canapé à l’autre en laissant des poils partout et personne ne semble avoir compris qu’ils n’ont pas la moindre affection pour quiconque. Le seul intérêt des chats, c’est qu’ils constituent des objets décoratifs mouvants, un concept que je trouve intellectuellement intéressant, mais les nôtres ont le ventre qui pend trop pour que ça s’applique à eux.

Ma mère, qui a lu tout Balzac et cite Flaubert à chaque dîner, démontre chaque jour à quel point l’instruction est une escroquerie fumante. Il suffit de la regarder avec les chats. Elle est vaguement consciente de leur potentiel décoratif mais elle s’obstine pourtant à leur parler comme à des personnes, ce qui ne lui viendrait pas à l’esprit avec une lampe ou une statuette étrusque. Il paraît que les enfants croient jusqu’à un âge avancé que tout ce qui bouge a une âme et est doué d’intention. Ma mère n’est plus une enfant mais elle n’arrive apparemment pas à considérer que Constitution et Parlement n’ont pas plus d’entendement que l’aspirateur. Je concède que la différence entre l’aspirateur et eux tient à ce qu’un chat peut ressentir le plaisir et la douleur. Mais cela signifie-t-il qu’il a plus d’aptitude à communiquer avec l’humain ? Pas du tout. Cela devrait seulement nous inciter à prendre des précautions particulières, comme avec un objet très fragile. Quand j’entends ma mère dire : « Constitution est une petite chatte à la fois très orgueilleuse et très sensible » alors que l’autre est vautrée dans le canapé parce qu’elle a trop mangé, ça me fait bien rire. Mais si on réfléchit à l’hypothèse selon laquelle le chat a pour fonction d’être un totem moderne, une sorte d’incarnation emblématique et protectrice du foyer, reflétant avec bienveillance ce que sont les membres de la maison, cela devient évident. Ma mère fait des chats ce qu’elle voudrait que nous soyons et que nous ne sommes absolument pas. Il n’y a pas moins orgueilleux et sensibles que les trois membres sous-nommés de la famille Josse : papa, maman et Colombe. Ils sont totalement veules et anesthésiés, vidés d’émotions.

Bref, moi je pense que le chat est un totem moderne. On a beau dire, on a beau faire des grands discours sur l’évolution, la civilisation et tout un tas d’autres mots en « tion », l’homme n’a pas beaucoup progressé depuis ses débuts : il croit toujours qu’il n’est pas là par hasard et que des dieux majoritairement bienveillants veillent sur sa destinée.

4Refusant le combat

J’ai lu tant de livres...

Pourtant, comme tous les autodidactes, je ne suis jamais sûre de ce que j’en ai compris. Il me semble un jour embrasser d’un seul regard la totalité du savoir, comme si d’invisibles ramifications naissaient soudain et tissaient entre elles toutes mes lectures éparses — puis, brutalement, le sens se dérobe, l’essentiel me fuit et j’ai beau relire les mêmes lignes, elles m’échappent chaque fois un peu plus tandis que je me fais l’effet d’une vieille folle qui croit son estomac plein d’avoir lu attentivement le menu. Il paraît que la conjonction de cette aptitude et de cette cécité est la marque réservée de l’autodidactie. Privant le sujet des guides sûrs auxquels toute bonne formation pourvoit, elle lui fait néanmoins l’offrande d’une liberté et d’une synthèse dans la pensée là où les discours officiels posent des cloisons et interdisent l’aventure.

Ce matin, justement, je me tiens, perplexe, dans la cuisine, un petit livré posé devant moi. Je suis à un de ces moments où la folie de mon entreprise solitaire me saisit et où, à deux doigts de renoncer, je crains d’avoir enfin trouvé mon maître.

Qui a pour nom Husserl, un nom qu’on ne donne guère aux animaux de compagnie ou aux marques de chocolat, au motif qu’il évoque quelque chose de sérieux, de rébarbatif et de vaguement prussien. Mais cela ne me console pas. Je considère que mon destin m’a appris, mieux qu’à quiconque, à résister aux suggestions négatives de la pensée mondiale. Je vais vous dire : si, jusqu’à présent, vous imaginiez que, de laideur en vieillesse et de veuvage en conciergerie, j’étais devenue une chose miteuse résignée à la bassesse de son sort, c’est que vous manquez d’imagination. J’ai fait repli, certes, refusant le combat. Mais, dans la sécurité de mon esprit, il n’est point de défi que je ne puisse relever. Indigente par le nom, la position et l’aspect, je suis en mon entendement une déesse invaincue.

Aussi Edmund Husserl, dont je décide que c’est un nom pour aspirateurs sans sac, menace-t-il la pérennité de mon Olympe privé.

— Bon, bon, bon, bon, dis-je en inspirant un bon coup, à tout problème il y a une solution, n’est-ce pas ? — et je regarde le chat, guettant l’encouragement.

L’ingrat ne répond pas. Il vient d’engloutir une monstrueuse tranche de rillettes et, désormais animé d’une grande bienveillance, colonise le fauteuil.

— Bon, bon, bon, bon, je répète stupidement et, perplexe, je contemple à nouveau le ridicule petit livre.

Méditations cartésiennes — Introduction à la phénoménologie. On comprend vite, au titre de l’ouvrage et à la lecture des premières pages, qu’il n’est pas possible d’aborder Husserl, philosophe phénoménologue, si on n’a pas déjà lu Descartes et KanL Mais il appert tout aussi vite que dominer son Descartes et son Kant n’ouvre pas pour autant les portes d’accès à la phénoménologie transcendantale.

C’est dommage. Car j’ai pour Kant une ferme admiration, pour les raisons mêlées que sa pensée est un concentré admirable de génie, de rigueur et de folie et que, quelque Spartiate qu’en soit la prose, je n’ai guère eu de difficulté à en percer le sens. Les textes kantiens sont de très grands textes et j’en veux pour preuve leur aptitude à passer victorieusement le test de la mirabelle.

Le test de la mirabelle frappe par sa désarmante évidence. Il tire sa force d’une constatation universelle : mordant dans le fruit, l’homme comprend enfin. Que comprend-il ? Tout. Il comprend la lente maturation d’une espèce humaine vouée à la survie puis advenant un beau soir à l’intuition du plaisir, la vanité de tous les appétits factices qui détournent de l’aspiration première aux vertus des choses simples et sublimes, l’inutilité des discours, la lente et terrible dégradation des mondes à laquelle nul n’échappera et, en dépit de cela, la merveilleuse volupté des sens lorsqu’ils conspirent à apprendre aux hommes le plaisir et la terrifiante beauté de l’Art.

Le test de la mirabelle s’effectue dans ma cuisine. Sur la table en formica, je dépose le fruit et le livre et, entamant le premier, me lance aussi dans l’autre. S’ils résistent mutuellement à leurs assauts puissants, si la mirabelle échoue à me faire douter du texte et si le texte ne sait gâcher le fruit, alors je sais que je suis en présence d’une entreprise d’importance et, disons-le, d’exception tant il est peu d’œuvrés qui ne se voient dissoutes, ridicules et fates, dans l’extraordinaire succulence des petites boules dorées.

— Je suis dans la mouise, dis-je encore à Léon, parce que mes compétences en matière de kantisme sont bien peu de chose en regard de l’abîme de la phénoménologie.

Je n’ai plus guère d’alternative. Il me faut rallier la bibliothèque et tenter de dénicher une introduction à la chose. D’ordinaire, je me méfie de ces gloses ou raccourcis qui placent le lecteur dans les fers d’une pensée scolastique. Mais la situation est trop grave pour que je m’offre le luxe de tergiverser. La phénoménologie m’échappe et cela m’insupporte.

Pensée profonde n°3

Les forts

Chez les humains

Ne font rien

Ils parlent

Parlent encore

C’est une pensée profonde à moi mais elle est née d’une autre pensée profonde. C’est un invité de papa, au dîner d’hier, qui l’a dit : « Ceux qui savent faire font, ceux qui ne savent pas faire enseignent, ceux qui ne savent pas enseigner enseignent aux enseignants et ceux qui ne savent pas enseigner aux enseignants font de la politique. » Tout le monde a eu l’air de trouver ça très inspiré mais pour de mauvaises raisons. « C’est tellement vrai » a dit Colombe qui est une spécialiste de la fausse autocritique. Elle fait partie de ceux qui pensent que savoir vaut pouvoir et pardon. Si je sais que je fais partie d’une élite autosatisfaite qui brade le bien commun par excès d’arrogance, j’échappe à la critique et je récolte deux fois plus de prestige. Papa est également enclin à penser pareil, bien qu’il soit moins crétin que ma sœur. Il croit encore qu’il existe quelque chose qui s’appelle le devoir et, bien que ce soit à mon avis chimérique, ça le protège de la débilité du cynisme. Je m’explique : il n’y a pas plus midinette que le cynique. C’est parce qu’il croit encore à toute force que le monde a un sens et parce qu’il n’arrive pas à renoncer aux fadaises de l’enfance qu’il adopte l’attitude inverse. « La vie est une catin, je ne crois plus en rien et j’en jouirai jusqu’à la nausée » est la parole même du naïf contrarié. C’est tout à fait ma sœur. Elle a beau être normalienne, elle croit encore au Père Noël, pas parce qu’elle a bon cœur mais parce qu’elle est totalement infantile. Elle ricanait bêtement quand le collègue de papa a sorti sa belle phrase, dans le genre je maîtrise la mise en abyme, et ça m’a confirmée dans ce que je pense depuis longtemps : Colombe est un total désastre.

Mais moi, je crois que cette phrase est une vraie pensée profonde, justement parce que ce n’est pas vrai, en tout cas pas entièrement vrai. Ça ne veut pas dire ce qu’on croit au départ. Si on s’élevait dans la hiérarchie sociale en proportion de son incompétence, je vous garantis que le monde ne tournerait pas comme il tourne. Mais le problème n’est pas là. Ce que veut dire cette phrase, ce n’est pas que les incompétents ont une place au soleil, c’est que rien n’est plus dur et injuste que la réalité humaine : les hommes vivent dans un monde où ce sont les mots et non les actes qui ont du pouvoir, où la compétence ultime, c’est la maîtrise du langage. C’est terrible, parce que, au fond, nous sommes des primates programmés pour manger, dormir, nous reproduire, conquérir et sécuriser notre territoire et que les plus doués pour ça, les plus animaux d’entre nous, se font toujours avoir par les autres, ceux qui parlent bien alors qu’ils seraient incapables de défendre leur jardin, de ramener un lapin pour le dîner ou de procréer correctement. Les hommes vivent dans un monde où ce sont les faibles qui dominent. C’est une injure terrible à notre nature animale, un genre de perversion, de contradiction profonde.

5Triste condition

Après un mois de lecture frénétique, je décide avec un intense soulagement que la phénoménologie est une escroquerie. De la même manière que les cathédrales ont toujours éveillé en moi ce sentiment proche de la syncope que l’on éprouve face à la manifestation de ce que les hommes peuvent bâtir à la gloire de quelque chose qui n’existe pas, la phénoménologie harcèle mon incrédulité à la perspective que tant d’intelligence ait pu servir une si vaine entreprise. Comme nous sommes en novembre, je n’ai hélas pas de mirabelles sous la main. En pareil cas, onze mois par an à dire vrai, je me rabats sur du chocolat noir (70 %). Mais je connais par avance le résultat de l’épreuve. Eusse je le loisir de croquer dans le mètre étalon que je me taperais bruyamment sur les cuisses en lisant et un beau chapitre comme « Révélation du sens final de la science dans l’effort de la "vivre" comme phénomène noématique » ou bien « Les problèmes constitutifs de l’ego transcendantal » pourrait même me faire expirer de rire, foudroyée en plein cœur dans ma bergère moelleuse, du jus de mirabelle ou des filets de chocolat coulant aux commissures.

Quand on veut aborder la phénoménologie, il faut être conscient du fait qu’elle se résume à une double interrogation : de quelle nature est la conscience humaine ? Que connaissons-nous du monde ?

Prenons la première.

Voilà des millénaires que de « connais-toi toi-même » en « je pense donc je suis », on ne cesse de gloser sur cette dérisoire prérogative de l’homme que constitue la conscience qu’il a de sa propre existence et surtout la capacité que cette conscience a de se prendre elle-même pour objet. Lorsque ça le gratte quelque part, l’homme se gratte et a conscience d’être en train de se gratter. Lui demande-t-on : que fais-tu ? qu’il répond : je me gratte. Pousse-t-on plus loin l’investigation (es-tu conscient que tu es conscient du fait que tu te grattes ?) qu’il répond encore oui, et de même à tous les es-tu-conscient qui se puissent rajouter. L’homme est-il pour autant moins démangé de savoir qu’il se gratte et qu’il en est conscient ? La conscience réflexive influe-t-elle bénéfiquement sur l’ordre des démangeaisons ? Que nenni. Savoir que ça gratte et être conscient du fait qu’on est conscient de le savoir ne change strictement rien au fait que ça gratte. Handicap supplémentaire, il faut endurer la lucidité qui découle de cette triste condition et je parie dix livres de mirabelles que cela augmente un désagrément que, chez mon chat, un simple mouvement de la patte antérieure congédie. Mais il paraît aux hommes tellement extraordinaire, parce que nul autre animal ne le peut et qu’ainsi nous échappons à la bestialité, qu’un être puisse se savoir se sachant en train de se gratter, que cette préséance de la conscience humaine semble à beaucoup la manifestation de quelque chose de divin, qui échapperait en nous au froid déterminisme auquel sont soumises toutes les choses physiques.

Toute la phénoménologie est assise sur cette certitude : notre conscience réflexive, marque de notre dignité ontologique, est la seule entité en nous qui vaille qu’on l’étudié parce qu’elle nous sauve du déterminisme biologique.

Personne ne semble conscient du fait que, puisque nous sommes des animaux soumis au froid déterminisme des choses physiques, tout ce qui précède est caduc.

6Robes de bure

Alors la seconde question : que connaissons-nous du monde ?

À cette question, les idéalistes comme Kant répondent.

Que répondent-ils ?

Ils répondent : pas grand-chose.

L’idéalisme, c’est la position qui considère que nous ne pouvons connaître que ce qui apparaît à notre conscience, cette entité semi-divine qui nous sauve de la bestialité. Nous connaissons du monde ce que notre conscience peut en dire parce que ça lui apparaît — et pas plus.

Prenons un exemple, au hasard un sympathique chat prénommé Léon. Pourquoi ? Parce que je trouve que c’est plus facile avec un chat. Et je vous demande : comment pouvez-vous être certain qu’il s’agit bien d’un chat et même connaître ce qu’est un chat ? Une réponse saine consisterait à mettre en avant le fait que votre perception de la bête, complétée de quelques mécanismes conceptuels et langagiers, vous amène à former cette connaissance. Mais la réponse idéaliste consiste à faire état de l’impossibilité qu’il y a à savoir si ce que nous percevons et concevons du chat, si ce qui apparaît comme chat à notre conscience, est bien conforme à ce qu’est le chat en son intimité profonde. Peut-être mon chat, que j’appréhende présentement comme un quadrupède obèse à moustaches frémissantes et que je range en mon esprit dans un tiroir étiqueté « chat », est-il en vérité et en son essence même une boule de glu verte qui ne fait pas miaou. Mais mes sens sont conformés de telle sorte que cela ne m’apparaît pas et que l’immonde tas de colle verte, trompant mon dégoût et ma candide confiance, se présente à ma conscience sous l’apparence d’un animal domestique glouton et soyeux.

Voilà l’idéalisme kantien. Nous ne connaissons du monde que l’idée qu’en forme notre conscience. Mais il existe une théorie plus déprimante que celle-ci, une théorie qui ouvre des perspectives plus effrayantes encore que celle de caresser sans s’en rendre compte un morceau de bave verte ou, le matin, d’enfoncer dans une caverne pustuleuse vos tartines que vous croyiez destinées au grille-pain.

Il existe l’idéalisme de Edmund Husserl, qui m’évoque désormais une marque de robes de bure pour prêtres séduits par un obscur schisme de l’Église baptiste.

Dans cette dernière théorie n’existe que l’appréhension du chat. Et le chat ? Eh bien on s’en passe. Nul besoin du chat. Pour quoi faire ? Quel chat ? Désormais, la philosophie s’autorise à ne plus se vautrer que dans le stupre du pur esprit. Le monde est une réalité inaccessible qu’il serait vain de tenter de connaître. Que connaissons-nous du monde ? Rien. Toute connaissance n’étant que l’auto-exploration de la conscience réflexive par elle-même, on peut donc envoyer le monde au diable.

Telle est la phénoménologie : la « science de ce qui apparaît à la conscience ». Comment se passe la journée d’un phénoménologue ? Il se lève, a conscience de savonner sous la douche un corps dont l’existence est sans fondement, d’avaler des tartines néantisées, d’enfiler des vêtements qui sont comme des parenthèses vides, de se rendre à son bureau et de se saisir d’un chat.

Peu lui chaut que ce chat existe ou n’existe pas et ce qu’il est en son essence même. Ce qui est indécidable ne l’intéresse pas. En revanche, il est indéniable qu’à sa conscience apparaît un chat et c’est cet apparaître qui préoccupe notre homme.

Un apparaître au reste bien complexe. Que l’on puisse à ce point détailler le fonctionnement de l’appréhension par la conscience d’une chose dont l’existence en soi est indifférente est proprement remarquable. Savez-vous que notre conscience ne perçoit pas tout de go mais effectue des séries compliquées de synthèses qui, au moyen de profilages successifs, parviennent à faire apparaître à nos sens des objets divers comme, par exemple, un chat, un balai ou une tapette à mouches et Dieu sait si c’est utile ? Faites l’exercice de regarder votre chat et de vous demander comme il se produit que vous sachiez comment il est fait devant, derrière, en dessous et au-dessus alors que présentement, vous ne le percevez que de face. Il a bien fallu que votre conscience, synthétisant sans même que vous y preniez garde les multiples perceptions de votre chat sous tous les angles possibles, ait fini par créer cette image complète du chat que votre vision actuelle ne vous livre jamais. C’est pareil pour la tapette à mouches, que vous ne percevez jamais que dans un sens bien que vous puissiez la visualiser tout entière en votre esprit et que, miracle, vous connaissiez sans même la retourner comment elle est faite de l’autre côté.

On conviendra que ce savoir est bien utile. On n’imagine pas Manuela se servir d’une tapette à mouches sans immédiatement mobiliser le savoir qu’elle a des divers profilages qui sont nécessaires à son appréhension. D’ailleurs, on n’imagine pas Manuela se servir d’une tapette à mouches pour la bonne raison qu’il n’y a jamais de mouches dans les appartements des riches. Ni mouches, ni vérole, ni mauvaises odeurs, ni secrets de famille. Chez les riches, tout est propre, lisse, sain et conséquemment préservé de la tyrannie des tapettes à mouches et de l’opprobre publique.

Voici donc la phénoménologie : un monologue solitaire et sans fin de la conscience avec elle-même, un autisme pur et dur qu’aucun vrai chat n’importune jamais.

7Dans le Sud confédéré

— Qu’est-ce que vous lisez là ? me demande Manuela qui arrive, essoufflée, de chez une Dame de Broglie que le dîner qu’elle donne ce soir a rendue phtisique. Recevant du livreur sept boîtes de caviar Petrossian, elle respirait comme Dark Vador.

— Une anthologie de poèmes folkloriques, dis-je, et je referme pour toujours le chapitre Husserl.

Aujourd’hui, Manuela est de bonne humeur, je le vois bien. Elle déballe avec entrain une petite bourriche saturée de financiers encore sertis des corolles blanches dans lesquelles ils ont cuit, s’assied, lisse soigneusement la nappe du plat de la main, prélude à une déclaration qui la transporte.

Je dispose les tasses, m’assieds à mon tour et attends.

— Mme de Broglie n’est pas contente de ses truffes, commence-t-elle.

— Ah bon ? dis-je poliment

— Elles ne sentent pas, poursuit-elle d’un air mauvais, comme si cette défaillance lui était une offense personnelle et majeure.

Nous savourons cette information à sa juste valeur et j’ai plaisir à imaginer Bernadette de Broglie dans sa cuisine, hagarde et échevelée, s’évertuant à vaporiser sur les contrevenantes une décoction de jus de cèpes et de girolles dans l’espoir dérisoire mais fou qu’elles finiront bien par exhaler quelque chose qui puisse évoquer la forêt.

— Et Neptune a fait pipi sur la jambe de M. Saint-Nice, poursuit Manuela. La pauvre bête devait se retenir depuis des heures et quand Monsieur a sorti la laisse, elle n’a pas pu attendre, elle a fait dans l’entrée sur son bas de pantalon.

Neptune est le cocker des propriétaires du troisième droite. Le deuxième et le troisième sont les seuls étages divisés en deux appartements (de deux cents mètres carrés chacun). Au premier, il y a les de Broglie, au quatrième les Arthens, au cinquième les Josse et au sixième les Pallières. Au deuxième, il y a les Meurisse et les Rosen. Au troisième, il y a les Saint-Nice et les Badoise. Neptune est le chien des Badoise ou plus exactement de Mlle Badoise, qui fait son droit à Assas et organise des rallyes avec d’autres propriétaires de cockers qui font leur droit à Assas.

J’ai pour Neptune une grande sympathie. Oui, nous nous apprécions beaucoup, sans doute par la grâce de la connivence née de ce que les sentiments de l’un sont immédiatement accessibles à l’autre. Neptune sent que je l’aime ; ses diverses envies me sont transparentes. Le savoureux de l’affaire tient dans le fait qu’il s’obstine à être un chien quand sa maîtresse voudrait en faire un gentleman. Lorsqu’il sort dans la cour, au bout, tout au bout de sa laisse de cuir fauve, il regarde avec convoitise les flaques d’eau boueuse qui paressent là. Sa maîtresse tire-t-elle d’un coup sec sur son joug qu’il abaisse l’arrière-train jusqu’à terre et, sans plus de cérémonie, se lèche les attributs. Athéna, la ridicule whippet des Meurisse, lui fait tirer la langue comme à un satyre lubrique et ahaner par avance, la tête farcie de fantasmes. Ce qui est spécialement drôle chez les cockers, c’est, lorsqu’ils sont d’humeur badine, la manière chaloupée dont ils progressent ; on dirait que, chevillés sous leurs pattes, des petits ressorts les projettent vers le haut — mais en douceur, sans cahot. Cela agite aussi les pattes et les oreilles comme le roulis le bateau, et le cocker, petit navire aimable chevauchant la terre ferme, apporte en ces lieux urbains une touche maritime dont je suis friande.

Neptune, enfin, est un gros goinfre prêt à tout pour un vestige de navet ou un croûton de pain rassis. Lorsque sa maîtresse passe devant le local à poubelles, il tire comme un fou en direction dudit, langue pendante et queue déchaînée. Pour Diane Badoise, c’est le désespoir. À cette âme distinguée, il semble que son chien aurait dû être comme les jeunes filles de la bonne société de Savannah, dans le Sud confédéré d’avant la guerre, qui ne pouvaient trouver mari que si elles feignaient de n’avoir point d’appétit.

Au lieu de cela, Neptune fait son yankee affamé.

Journal du mouvement du monde n°2

Du Bacon pour le cocker

Dans l’immeuble, il y a deux chiens : la whippet des Meurisse qui ressemble à un squelette recouvert de croûte de cuir beige et un cocker roux qui appartient à Diane Badoise, la fille de l’avocat très prout prout, une blonde anorexique qui porte des imperméables Burberry. La whippet s’appelle Athéna et le cocker Neptune. Juste au cas où vous n’auriez pas compris dans quel genre de résidence j’habite. Pas de Kiki ni de Rex chez nous. Bon, hier, dans le hall, les deux chiens se sont croisés et j’ai eu l’occasion d’assister à un ballet très intéressant. Je passe sur les chiens qui se sont reniflé le derrière. Je ne sais pas si Neptune sent mauvais du sien mais Athéna a fait un bond en arrière tandis que lui, il avait l’air de renifler un bouquet de roses dans lequel il y aurait eu un gros steak saignant.

Non, ce qui était intéressant, c’étaient les deux humaines au bout des deux laisses. Parce que, en ville, ce sont les chiens qui tiennent leur maître en laisse, quoique personne ne semble comprendre que le fait de s’être volontairement encombré d’un chien qu’il faut promener deux fois par jour, qu’il pleuve qu’il vente ou qu’il neige, revient à s’être soi-même passé une laisse autour du cou. Bref, Diane Badoise et Anne-Hélène Meurisse (même modèle à vingt-cinq ans d’intervalle) se sont croisées dans le hall chacune au bout de sa laisse. Dans ces cas-là, c’est tout un pataquès ! Elles sont aussi empotées que si elles avaient des palmes aux mains et aux pieds parce qu’elles ne peuvent pas faire la seule chose qui serait efficace dans cette situation : reconnaître ce qui se passe pour pouvoir l’empêcher. Mais comme elles font mine de croire qu’elles promènent des peluches distinguées sans aucune pulsion déplacée, elles ne peuvent pas beugler à leurs chiens d’arrêter de se renifler le cul ou de se lécher les coucougnettes.

Donc voilà ce qui s’est passé : Diane Badoise est sortie de l’ascenseur avec Neptune et Anne-Hélène Meurisse attendait juste devant avec Athéna. Elles ont donc pour ainsi dire jeté leurs chiens l’un sur l’autre et, évidemment, ça n’a pas loupé, Neptune est devenu fou. Sortir pépère de l’ascenseur et se retrouver la truffe sur le derrière d’Athéna, ça n’arrive pas tous les jours. Colombe nous bassine depuis des lustres avec le kairos, un concept grec qui signifie à peu près le « moment propice », cette chose que d’après elle Napoléon savait saisir puisque bien sûr ma sœur est une spécialiste de stratégie militaire. Bon, le kairos, c’est l’intuition du moment, quoi. Eh bien je peux vous dire que Neptune, il avait son kairos en plein devant la truffe et il n’a pas tergiversé, il a fait son hussard ancienne manière : il est monté dessus. « Oh mon Dieu ! » a dit Anne-Hélène Meurisse comme si elle était elle-même la victime de l’outrage. « Oh non ! » s’est exclamée Diane Badoise, comme si toute la honte retombait sur elle alors que je vous parie un Michoko que ça ne lui serait pas venu à l’esprit de monter sur l’arrière-train d’Athéna. Et elles ont commencé en même temps à tirer sur leurs chiens par l’intermédiaire des laisses mais il y a eu un problème et c’est ça qui a donné lieu à un mouvement intéressant.

En fait, Diane aurait dû tirer vers le haut et l’autre vers le bas, ce qui aurait décollé les deux chiens mais, au lieu de ça, elles sont parties latéralement et comme c’est étroit devant la cage de l’ascenseur, elles se sont très vite heurtées à un obstacle : l’une à la grille de l’ascenseur, l’autre au mur de gauche et, du coup, Neptune, qui avait été déstabilisé par la première traction, a retrouvé un nouveau souffle et s’est arrimé de plus belle à Athéna qui roulait des yeux affolés en hurlant. À ce moment-là, les humaines ont changé de stratégie en tentant de traîner leurs chiens vers des espaces plus larges pour pouvoir refaire la manœuvre plus confortablement. Mais il y avait urgence : tout le monde sait bien qu’il arrive un moment où les chiens deviennent indécollables. Elles ont donc mis le turbo en criant ensemble « Oh mon Dieu Oh mon Dieu » et en tirant sur leurs laisses comme si leur vertu en dépendait. Mais dans la précipitation, Diane Badoise a légèrement glissé et s’est tordu la cheville. Et voilà le mouvement intéressant : sa cheville s’est tordue vers l’extérieur et, en même temps, tout son corps s’est déporté dans la même direction, sauf sa queue-de-cheval qui est partie dans l’autre.

Je vous assure que c’était magnifique : on aurait dit un Bacon. Ça fait des lustres qu’il y a un Bacon encadré dans les W.-C. de mes parents avec quelqu’un qui est sur des W.-C, justement, et à la Bacon, quoi, genre torturé et pas très ragoûtant. J’ai toujours pensé que ça avait probablement un effet sur la sérénité des actions mais bon, ici, tout le monde a ses W.-C. à soi, donc je ne me suis jamais plainte. Mais quand Diane Badoise s’est complètement désarticulée en se tordant la cheville, en faisant avec ses genoux, ses bras et sa tête des angles bizarres et le tout couronné par la queue-de-cheval à l’horizontale, ça m’a immédiatement fait penser au Bacon. Pendant un très petit instant, elle a ressemblé à un pantin désarticulé, ça a fait un grand couac corporel et, pendant quelques millièmes de seconde (parce que ça s’est passé très vite mais, comme je suis attentive maintenant aux mouvements du corps, je l’ai vu comme au ralenti), Diane Badoise a ressemblé à un personnage de Bacon. De là à me dire que ce truc est dans les W.-C. depuis toutes ces années juste pour me permettre de bien apprécier ce mouvement bizarre, il n’y a qu’un pas. Ensuite, Diane est tombée sur les chiens et ça a résolu le problème puisque Athéna, en s’écrasant au sol, a échappé à Neptune. A suivi un petit ballet compliqué, Anne-Hélène voulant porter de l’aide à Diane tout en tenant sa chienne à distance du monstre lubrique et Neptune, complètement indifférent aux cris et à la douleur de sa maîtresse, continuant à tirer en direction de son steak à la rose. Mais à ce moment-là, Mme Michel est sortie de sa loge et moi j’ai attrapé la laisse de Neptune et je l’ai amené plus loin.

Il était bien déçu, le pauvre. Du coup, il s’est assis et il s’est mis à se lécher les coucougnettes en faisant beaucoup de « slurps », ce qui a rajouté au désespoir de la pauvre Diane. Mme Michel a appelé le SAMU parce que sa cheville commençait à ressembler à une pastèque et puis a ramené Neptune chez lui pendant que Anne-Hélène Meurisse restait avec Diane. Moi, je suis rentrée chez moi en me disant : bon, un Bacon en vrai, est-ce que ça en vaut la peine ?

J’ai décidé que non : parce que non seulement Neptune n’a pas eu sa gâterie mais, en plus, il n’a pas eu sa promenade.

8Prophète des élites modernes

Ce matin, en écoutant France Inter, j’ai eu la surprise de découvrir que je n’étais pas ce que je croyais être. J’avais jusqu’alors attribué à ma condition d’autodidacte prolétaire les raisons de mon éclectisme culturel. Comme je l’ai déjà évoqué, j’ai passé chaque seconde de mon existence qui pouvait être distraite au travail à lire, regarder des films et écouter de la musique. Mais cette frénésie dans la dévoration des objets culturels me semblait souffrir d’une faute de goût majeure, celle du mélange brutal entre des œuvres respectables et d’autres qui l’étaient beaucoup moins.

C’est sans doute dans le champ de la lecture que mon éclectisme est le moins grand, quoique ma diversité d’intérêts y soit la plus extrême. J’ai lu des ouvrages d’histoire, de philosophie, d’économie politique, de sociologie, de psychologie, de pédagogie, de psychanalyse et, bien sûr et avant tout, de littérature. Les premières m’ont intéressée ; la dernière est toute ma vie. Mon chat, Léon, se prénomme ainsi parce que Tolstoï. Le précédent s’appelait Dongo parce que Fabrice del. Le premier avait pour nom Karénine parce que Anna mais je ne l’appelais que Karé, de crainte qu’on ne me démasque. Hormis l’infidélité stendhalienne, mes goûts se situent très nettement dans la Russie d’avant 1910, mais je me flatte d’avoir dévoré une part somme toute appréciable de la littérature mondiale si l’on prend en compte le fait que je suis une fille de la campagne dont les espérances de carrière se sont surpassées jusqu’à mener à la conciergerie du 7 rue de Grenelle, et alors qu’on aurait pu croire qu’une telle destinée voue au culte éternel de Barbara Cartland. J’ai bien une inclination coupable pour les romans policiers — mais je tiens ceux que je lis pour de la haute littérature. Il m’est particulièrement pénible, certains jours, de devoir m’extirper de la lecture d’un Connelly ou d’un Mankell pour aller répondre au coup de sonnette de Bernard Grelier ou de Sabine Pallières, dont les préoccupations ne sont pas congruentes aux méditations de Harry Bosch, le flic amateur de jazz du LAPD, spécialement lorsqu’ils me demandent :

— Pourquoi les ordures sentent jusque dans la cour ?

Que Bernard Grelier et l’héritière d’une vieille famille de la Banque puissent se soucier des mêmes choses triviales et ignorer conjointement l’utilisation du pronom personnel postverbe que la forme interrogative requiert jette sur l’humanité un éclairage nouveau.

Au chapitre cinématographique, en revanche, mon éclectisme s’épanouit. J’aime les blockbusters américains et les œuvres du cinéma d’auteur. En fait, j’ai longtemps consommé préférentiellement du cinéma de divertissement américain ou anglais, à l’exception de quelques œuvres sérieuses que je considérais avec mon œil esthétisant, l’œil passionnel et empathique n’ayant d’accointances qu’avec le divertissement. Greenaway suscite en moi admiration, intérêt et bâillements tandis que je pleure comme une madeleine spongieuse chaque fois que Melly et Mama montent l’escalier des Butler après la mort de Bonnie Blue et tiens Blade Runner pour un chef-d’œuvre de la distraction haut de gamme. Pendant longtemps, j’ai considéré comme une fatalité que le septième art soit beau, puissant et soporifique et que le cinéma de divertissement soit futile, réjouissant et bouleversant.

Tenez, par exemple, aujourd’hui, je frétille d’impatience à l’idée du cadeau que je me suis offert. C’est le fruit d’une exemplaire patience, l’assouvissement longtemps différé du désir de revoir un film que j’ai vu pour la première fois à la Noël 1989.

9Octobre rouge

À la Noël 1989, Lucien était très malade. Si nous ne savions pas encore quand la mort viendrait, nous étions noués par la certitude de son imminence, noués en nous-mêmes et noués l’un à l’autre par cet invisible lien. Lorsque la maladie entre dans un foyer, elle ne s’empare pas seulement d’un corps mais tisse entre les cœurs une sombre toile où s’ensevelit l’espoir. Tel un fil arachnéen s’enroulant autour de nos projets et de notre respiration, la maladie, jour après jour, avalait notre vie. Lorsque je rentrais du dehors, j’avais le sentiment de pénétrer dans un caveau et j’avais froid tout le temps, un froid que rien n’apaisait au point que, les derniers temps, lorsque je dormais aux côtés de Lucien, il me semblait que son corps aspirait toute la chaleur que le mien avait pu dérober ailleurs.

La maladie, diagnostiquée au printemps 1988, le rongea pendant dix-sept mois et l’emporta à la veille de Noël. Une collecte fut organisée par la vieille Mme Meurisse auprès des résidents de l’hôtel et on déposa à ma loge une belle couronne de fleurs, ceinte d’un ruban qui ne portait aucune mention. Seule, elle vint aux obsèques. C’était une femme pieuse, froide et pincée, mais il y avait dans ses façons austères et un peu brusques quelque chose de sincère et lorsqu’elle mourut, un an après Lucien, je me fis la réflexion que c’était une femme de bien et qu’elle me manquerait, quoique, en quinze ans, nous n’ayons guère échangé de paroles.

— Elle a pourri la vie de sa belle-fille jusqu’au bout. Paix à son âme, c’était une sainte femme, avait ajouté Manuela — qui vouait à la jeune Mme Meurisse une haine racinienne — en guise d’oraison funèbre.

Hors Cornélia Meurisse, ses voilettes et ses chapelets, la maladie de Lucien n’apparut à personne comme quelque chose qui fût digne d’intérêt. Aux riches, il semble que les petites gens, peut-être parce que leur vie est raréfiée, privée de l’oxygène de l’argent et de l’entregent, ressentent les émotions humaines avec une intensité moindre et une plus grande indifférence. Puisque nous étions des concierges, il paraissait acquis que la mort était pour nous comme une évidence dans la marche des choses alors qu’elle eût revêtu pour les nantis les vêtements de l’injustice et du drame. Un concierge qui s’éteint, c’est un léger creux dans le cours du quotidien, une certitude biologique à laquelle n’est associée nulle tragédie et, pour les propriétaires qui le croisaient chaque jour dans l’escalier ou sur le seuil de la loge, Lucien était une non-existence qui retournait à un néant dont elle n’était jamais sortie, un animal qui, parce qu’il vivait une demi-vie, sans faste ni artifices, devait sans doute au moment de la mort n’éprouver aussi qu’une demi-révolte. Que, comme chacun, nous puissions endurer l’enfer et que, le cœur étreint de rage à mesure que la souffrance dévastait notre existence, nous achevions de nous décomposer en nous-mêmes, dans le tumulte de la peur et de l’horreur que la mort inspire à chacun, n’effleurait l’esprit de personne en ces lieux.

Un matin, trois semaines avant Noël, alors que je revenais des courses avec un cabas bourré de navets et de mou pour le chat, je trouvai Lucien habillé, prêt pour sortir. Il avait même noué son écharpe et, debout, m’attendait. Après les déambulations harassées d’un mari que le trajet de la chambre à la cuisine vidait de toute force et ensevelissait d’une effrayante pâleur, après des semaines à ne le point voir quitter un pyjama qui me semblait l’habit même du trépas, le découvrir l’œil brillant et la mine polissonne, le col de son manteau d’hiver bien remonté jusqu’à des joues étrangement roses, manqua de me faire défaillir.

— Lucien ! m’exclamai-je et j’allais faire le mouvement d’aller vers lui pour le soutenir, l’asseoir, le déshabiller, que sais-je encore, tout ce que la maladie m’avait appris de gestes inconnus et qui, ces derniers temps, étaient devenus les seuls que je savais faire, j’allais poser mon cabas, l’étreindre, le serrer contre moi, le porter, et toutes ces choses encore, lorsque, le souffle court, avec au cœur une étrange sensation de dilatation, je m’arrêtai.

— Il y a juste le temps, me dit Lucien, la séance est à une heure.

Dans la chaleur de la salle, au bord des larmes, heureuse comme jamais je ne l’avais été, je lui tins une main tiède pour la première fois depuis des mois. Je savais qu’un afflux inespéré d’énergie l’avait levé de son lit, lui avait donné la force de s’habiller, la soif de sortir, le désir que nous partagions une fois encore ce plaisir conjugal et je savais aussi que c’était le signe qu’il restait peu de temps, l’état de grâce qui précède la fin, mais cela ne m’importait pas et je voulais seulement profiter de cela, de ces instants dérobés au joug de la maladie, de sa main tiède dans la mienne et des vibrations de plaisir qui nous parcouraient tous deux parce que, grâce en soit rendue au ciel, c’était un film dont nous pouvions partager ensemble la saveur.

Je pense qu’il mourut tout de suite après. Son corps résista trois semaines encore mais son esprit s’en était allé à la fin de la séance, parce qu’il savait que c’était mieux ainsi, parce qu’il m’avait dit adieu dans la salle obscure, sans regrets trop poignants, parce qu’il avait trouvé la paix ainsi, confiant dans ce que nous nous étions dit en nous passant de mots, en regardant de concert l’écran illuminé où se racontait une histoire.

Je l’acceptai.

A la poursuite d’Octobre rouge était le film de notre dernière étreinte. Pour qui veut comprendre l’art du récit, il n’est que de le voir ; on se demande pourquoi l’Université s’obstine à enseigner les principes narratifs à coups de Propp, Greimas ou autres pensums au lieu d’investir dans une salle de projection. Prémices, intrigue, actants, péripéties, quête, héros et autres adjuvants : il vous suffit d’un Sean Connery en uniforme de sous-marinier russe et de quelques porte-avions bien placés.

Or, disais-je, j’ai appris ce matin sur France Inter que cette contamination de mes aspirations à la culture légitime par d’autres inclinations à la culture illégitime ne constitue pas un stigmate de ma basse extraction et de mon accès solitaire aux lumières de l’esprit mais une caractéristique contemporaine des classes intellectuellement dominantes. Comment l’ai je appris ? De la bouche d’un sociologue, dont j’aurais passionnément aimé savoir s’il aurait lui-même aimé savoir qu’une concierge en chaussons Scholl venait de faire de lui une icône sacrée. Etudiant l’évolution des pratiques culturelles d’intellectuels autrefois baignés de haute éducation du lever au coucher et désormais pôles de syncrétisme par où la frontière entre la vraie et la fausse culture se trouvait irrémédiablement brouillée, il décrivait un titulaire de l’agrégation de lettres classiques qui eût autrefois écouté du Bach, lu du Mauriac et regardé des films d’art et d’essai, et qui, aujourd’hui, écoute Haendel et MC Solaar, lit Flaubert et John Le Carré, s’en va voir un Visconti et le dernier Die Hard et mange des hamburgers à midi et des sashimis le soir.

Il est toujours très troublant de découvrir un habitus social dominant là où on croyait voir la marque de sa singularité. Troublant et peut-être même vexant. Que moi, Renée, cinquante-quatre ans, concierge et autodidacte, je sois, en dépit de ma claustration dans une loge conforme, en dépit d’un isolement qui aurait dû me protéger des tares de la masse, en dépit, encore, de cette quarantaine honteuse ignorante des évolutions du vaste monde en laquelle je me suis confinée, que moi, Renée, je sois le témoin de la même transformation qui agite les élites actuelles — composées de petits Pallières khâgneux qui lisent Marx et s’en vont en bande voir Terminator ou de petites Badoise qui font leur droit à Assas et sanglotent devant Coup de foudre à Notting Hill— est un choc dont je peine à me remettre. Car il apparaît très nettement, pour qui prête attention à la chronologie, que je ne singe pas ces jouvenceaux mais que, dans mes pratiques éclectiques, je les ai devancés.

Renée, prophète des élites contemporaines.

— Eh bien, eh bien, pourquoi pas, me dis-je en extirpant de mon cabas la tranche de foie de veau du chat puis en exhumant, au-dessous, bien emballés dans un plastique anonyme, deux petits filets de rougets barbets que je compte laisser mariner et conséquemment cuire dans un jus de citron saturé de coriandre.

C’est alors que la chose se produit

Pensée profonde n° 4

Soigne

Les plantes

Les enfants

Il y a une femme de ménage, ici, qui vient trois heures par jour mais les plantes, c’est maman qui s’en occupe. Et c’est un cirque pas croyable. Elle a deux arrosoirs, un pour l’eau avec engrais, un pour l’eau sans calcaire, et un vaporisateur avec plusieurs positions pour des pulvérisations « ciblées », « en pluie » ou « brumisantes ». Tous les matins, elle passe en revue les vingt plantes vertes de l’appartement et leur administre le traitement ad hoc. Et elle marmonne tout un tas de choses, complètement indifférente au reste du monde. Vous pouvez dire n’importe quoi à maman pendant qu’elle s’occupe de ses plantes, elle n’y prête strictement aucune attention. Par exemple : « Je compte me droguer aujourd’hui et faire une overdose » obtient pour réponse : « Le kentia jaunit au bout des feuilles, trop d’eau, ça, ce n’est pas bon du tout. »

Déjà, on tient le début du paradigme : si tu veux gâcher ta vie à force de ne rien entendre de ce que les autres te disent, occupe-toi des plantes vertes. Mais ça ne s’arrête pas là. Quand maman pulvérise de l’eau sur les feuilles des plantes, je vois bien l’espoir qui l’anime. Elle pense que c’est une sorte de baume qui va pénétrer dans la plante et qui va lui apporter ce dont elle a besoin pour prospérer. Pareil pour l’engrais, qu’elle met en petits bâtonnets dans la terre (en fait dans le mélange terre — terreau — sable — tourbe qu’elle fait composer spécialement pour chaque plante à la jardinerie de la porte d’Auteuil). Donc, maman nourrit ses plantes comme elle a nourri ses enfants : de l’eau et de l’engrais pour le kentia, des haricots verts et de la vitamine C pour nous. Ça, c’est le cœur du paradigme : concentrez-vous sur l’objet, apportez-lui des éléments nutritifs qui vont de l’extérieur vers l’intérieur et, en progressant au-dedans, le font grandir et lui font du bien. Un coup de pschitt sur les feuilles et voilà la plante armée pour affronter l’existence. On la regarde avec un mélange d’inquiétude et d’espoir, on est conscient de la fragilité de la vie, inquiet des accidents qui peuvent survenir mais, en même temps, il y a la satisfaction d’avoir fait ce qu’il fallait, d’avoir joué son rôle nourricier : on se sent rassuré, on est en sécurité pour un temps. C’est comme ça que maman voit la vie : une succession d’actes conjuratoires, aussi inefficaces qu’un coup de pschitt, qui donnent l’illusion brève de la sécurité.

Ce serait tellement mieux si on partageait ensemble notre insécurité, si on se mettait tous ensemble à l’intérieur de nous-mêmes pour se dire que les haricots verts et la vitamine C, même s’ils nourrissent la bête, ne sauvent pas la vie et ne sustentent pas l’âme.

10Un chat nommé Grévisse

Chabrot sonne à ma loge.

Chabrot est le médecin personnel de Pierre Arthens. C’est une espèce de vieux beau perpétuellement bronzé, qui se tortille devant le Maître comme le ver de terre qu’il est et, en vingt ans, ne m’a jamais saluée ni n’a même manifesté que je lui apparaissais. Une expérience phénoménologique intéressante consisterait à interroger les fondements du non-apparaître à la conscience de certains de ce qui apparaît à la conscience des autres. Que mon image puisse conjointement s’imprimer dans le crâne de Neptune et faire faux bond à celui de Chabrot est en effet bien captivant.

Mais ce matin, Chabrot a l’air tout débronzé. Il a les joues qui pendent, la main tremblante et le nez... mouillé. Oui, mouillé. Chabrot, le médecin des puissants, a le nez qui coule. De surcroît, il prononce mon nom.

— Madame Michel.

Il ne s’agit peut-être pas de Chabrot mais d’une sorte d’extra-terrestre transformiste qui dispose d’un service de renseignements qui laisse à désirer parce que le vrai Chabrot ne s’encombre pas l’esprit d’informations qui concernent des subalternes par définition anonymes.

— Madame Michel, reprend l’imitation ratée de Chabrot, madame Michel.

Eh bien, on le saura. Je m’appelle madame Michel.

— Un terrible malheur est arrivé, reprend Nez qui Coule qui, saperlipopette, au lieu de se moucher renifle.

Ça alors. Il renifle bruyamment, renvoyant la coulure nasale là d’où elle n’est même jamais venue et je suis contrainte par la rapidité de l’action à assister aux contractions fébriles de sa pomme d’Adam en vue de faciliter le passage de ladite. C’est répugnant mais surtout déconcertant.

Je regarde à droite, à gauche. Le hall est désert. Si mon E.T. a des intentions hostiles, je suis perdue.

Il se reprend, se répète.

— Un terrible malheur, oui, un terrible malheur. M. Arthens est mourant.

— Mourant, dis-je, vraiment mourant ?

— Vraiment mourant, madame Michel, vraiment mourant. Il lui reste quarante-huit heures.

— Mais je l’ai vu hier matin, il se portait comme un charme ! dis-je, abasourdie.

— Hélas, madame, hélas. Lorsque le cœur lâche, c’est un couperet. Le matin, vous bondissez comme un cabri, le soir vous êtes dans la tombe.

— Il va mourir chez lui, il ne va pas à l’hôpital ?

— Oooooh, madame Michel, me dit Chabrot en me regardant avec le même air que Neptune quand il est en laisse, qui voudrait mourir à l’hôpital ?

Pour la première fois en vingt ans, j’éprouve un vague sentiment de sympathie à l’endroit de Chabrot. Après tout, me dis-je, c’est un homme aussi et, à la fin, nous sommes tous semblables.

— Madame Michel, reprend Chabrot et je suis tout étourdie de cette débauche de madame Michel après vingt années de rien, beaucoup de gens vont sans doute vouloir voir le Maître avant... avant. Mais il ne veut recevoir personne. Il ne souhaite voir que Paul. Pouvez-vous éconduire les fâcheux ?

Je suis très partagée. Je note, comme à l’accoutumée, qu’on ne fait mine de remarquer ma présence que pour me donner de l’ouvrage. Mais après tout, me dis-je, je suis là pour ça. Je note aussi que Chabrot s’exprime d’une façon dont je raffole — pouvez-vous éconduire les fâcheux ? — et cela me trouble. Cette désuétude polie me plaît. Je suis esclave de la grammaire, me dis-je, j’aurais dû appeler mon chat Grévisse. Ce type m’indispose mais sa langue est délectable. Enfin, qui voudrait mourir à l’hôpital ? a demandé le vieux beau. Personne. Ni Pierre Arthens, ni Chabrot, ni moi, ni Lucien. Posant cette question anodine, Chabrot nous a tous faits hommes.

— Je vais faire ce que je peux, dis-je. Mais je ne peux pas les poursuivre jusque dans l’escalier non plus.

— Non, me dit-il, mais vous pouvez les décourager. Dites-leur que le Maître a fermé sa porte.

Et il me regarde bizarrement.

Il faut que je fasse attention, il faut que je fasse très attention. Ces derniers temps, je me relâche. Il y a eu l’incident du petit Pallières, cette façon saugrenue de citer l’Idéologie allemande qui, s’il avait été moitié aussi intelligent qu’une huître, aurait pu lui souffler à l’oreille bien des choses embarrassantes. Et voilà que, parce qu’un géronte toasté aux UV se fend de tournures surannées, je me pâme devant lui et en oublie toute rigueur.

Je noie dans mes yeux l’étincelle qui y avait jailli et prends le regard vitreux de toute bonne concierge qui s’apprête à faire de son mieux sans toutefois poursuivre les gens jusque dans l’escalier.

L’air bizarre de Chabrot disparaît.

Pour effacer toute trace de mes méfaits, je m’autorise une petite hérésie.

— C’est un espèce d’infarctus ? je demande.

— Oui, me dit Chabrot, c’est un infarctus.

Un silence.

— Merci, me dit-il.

— Pas de quoi, je lui réponds, et je ferme ma porte.

Pensée profonde n° 5

La vie

De tous

Ce service militaire

Je suis très fière de cette pensée profonde. C’est Colombe qui m’a permis de l’avoir. Elle aura donc eu au moins une fois une utilité dans ma vie. Je n’aurais pas cru pouvoir dire ça avant de mourir.

Depuis le début, Colombe et moi, c’est la guerre parce aue, pour Colombe, la vie, c’est une bataille permanente où il faut vaincre en détruisant l’autre. Elle ne peut pas se sentir en sécurité si elle n’a pas écrasé l’adversaire et réduit son territoire à la portion congrue. Un monde dans lequel il y a de la place pour les autres est un monde dangereux selon ses critères de guerrière à la noix. En même temps, elle a juste besoin d’eux pour une petite tâche essentielle : il faut bien que quelqu’un reconnaisse sa force. Donc non seulement elle passe son temps à tenter de m’écraser par tous les moyens possibles, mais en plus, elle voudrait que je lui dise, l’épée sous le menton, qu’elle est la meilleure et que je l’aime. Ça donne des journées qui me rendent folle. Cerise sur le gâteau, pour une obscure raison, Colombe, qui n’a pas une once de discernement, a compris que ce que je redoute le plus, dans la vie, c’est le bruit. Je pense que c’est une découverte qu’elle a faite par hasard. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit spontanément que quelqu’un puisse avoir besoin de silence. Que le silence serve à aller à l’intérieur, qu’il soit nécessaire pour ceux qui ne sont pas intéressés que par la vie au-dehors, je ne crois pas qu’elle puisse le comprendre parce que son intérieur à elle est aussi chaotique et bruyant que l’extérieur de la rue. Mais en tout cas, elle a compris que j’avais besoin de silence et, par malheur, ma chambre est à côté de la sienne. Alors, à longueur de journée, elle fait du bruit. Elle hurle au téléphone, elle met de la musique très fort (et ça, ça me tue réellement), elle claque les portes, elle commente à voix haute tout ce qu’elle fait, y compris des choses passionnantes comme se brosser les cheveux ou chercher un crayon dans un tiroir. Bref, comme elle ne peut rien envahir d’autre parce que je lui suis humainement totalement inaccessible, elle envahit mon espace sonore et elle me pourrit la vie du matin jusqu’au soir. Remarquez qu’il faut avoir une conception du territoire très pauvre pour en arriver là ; moi, je me fiche de l’endroit où je suis, pourvu que j’aie le loisir d’aller sans encombre dans ma tête. Mais Colombe, elle, ne se contente pas d’ignorer le fait ; elle le transforme en philosophie : « Mon emmerdeuse de sœur est une petite personne intolérante et neurasthénique qui déteste les autres et qui préférerait habiter dans un cimetière où tout le monde est mort — tandis que moi, je suis une nature ouverte, joyeuse et pleine de vie. » S’il y a bien une chose que je déteste, c’est quand les gens transforment leurs impuissances ou leurs aliénations en credo. Avec Colombe, je suis vernie.

Mais Colombe, depuis quelques mois, ne se contente pas d’être la sœur la plus épouvantable de l’univers. Elle a aussi le mauvais goût d’avoir des comportements inquiétants. Je n’ai vraiment pas besoin de ça : une purge agressive pour sœur et, en plus, le spectacle de ses petites misères. Depuis quelques mois, Colombe est obsédée par deux choses : l’ordre et la propreté. Conséquence bien agréable : du zombie que j’étais, je deviens une malpropre ; elle passe son temps à me crier dessus parce que j’ai laissé des miettes dans la cuisine ou parce que, dans la douche ce matin, il y avait un cheveu. Cela dit, elle ne s’en prend pas qu’à moi. Tout le monde est harcelé du matin au soir parce qu’il y a du désordre et des miettes. Sa chambre, qui était un souk pas possible, est devenu clinique : tout au carré, pas un grain de poussière, les objets avec une place bien définie et malheur à Mme Grémond si elle ne les remet pas exactement pareil une fois qu’elle a fait le ménage. On dirait un hôpital. À la limite, ça ne me dérangerait pas que Colombe soit devenue si maniaque. Mais ce que je ne supporte pas, c’est qu’elle continue à jouer à la fille cool. Il y a un problème mais tout le monde fait semblant de ne pas le voir et Colombe continue de se prétendre la seule de nous deux à prendre la vie « en épicurienne ». Je vous garantis pourtant qu’il n’y a rien d’épicurien à prendre trois douches par jour et à crier comme une démente parce qu’une lampe de chevet a bougé de trois centimètres.

Quel est le problème de Colombe ? Ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’à force de vouloir écraser tout le monde, elle s’est transformée en soldat, au sens propre du terme. Alors, elle fait tout au carré, elle astique, elle nettoie, comme à l’armée. Le soldat est obsédé par l’ordre et la propreté, c’est connu. Il faut ça pour lutter contre le désordre de la bataille, la saleté de la guerre et tous ces bouts d’hommes qu’elle laisse derrière elle. Mais je me demande en fait si Colombe n’est pas un cas exacerbé qui révèle la norme. Est-ce que nous n’abordons pas tous la vie comme on fait son service militaire ? En faisant ce qu’on peut en attendant la quille ou le combat ? Certains récurent la chambrée, d’autres tirent au flanc, passent le temps en jouant aux cartes, trafiquent, intriguent. Les officiers commandent, les bidasses obéissent mais personne n’est dupe de cette comédie à huis clos : un matin, il faudra bien aller mourir, les officiers comme les soldats, les abrutis comme les petits malins qui font du marché noir de cigarettes ou du trafic de PQ.

En passant, je vous fais l’hypothèse du psy de base : Colombe est tellement chaotique au-dedans, vide et encombrée à la fois, qu’elle essaye de mettre de l’ordre en elle-même en rangeant et en nettoyant son intérieur. Rigolo, hein ? Ça fait longtemps que j’ai compris que les psys sont des comiques qui croient que la métaphore, c’est un truc de grand sage. En fait, c’est à la portée du premier sixième venu. Mais il faut entendre les gorges chaudes que les amis psys de maman font à propos du moindre jeu de mots et il faut entendre aussi les idioties que maman rapporte, parce qu’elle raconte à tout le monde ses séances avec son psy, comme si elle était allée à Disneyland : attraction « ma vie de famille », palais des glaces « ma vie avec ma mère », grand 8 « ma vie sans ma mère », musée de l’horreur « ma vie sexuelle » (en baissant la voix pour que je n’entende pas) et pour finir, le tunnel de la mort, « ma vie de femme préménopausée ».

Mais moi, ce qui me fait peur avec Colombe, souvent, c’est que j’ai l’impression qu’elle n’éprouve rien. Tout ce que Colombe montre, comme sentiment, c’est tellement joué, tellement faux, que je me demande si elle ressent quelque chose. Et des fois, ça me fait peur. Elle est peut-être complètement malade, elle cherche peut-être à tout prix à ressentir quelque chose d’authentique, alors elle va peut-être accomplir un acte insensé. Je vois d’ici les titres des journaux : « Le Néron de la rue de Grenelle : une jeune femme met le feu à l’appartement familial. Interrogée sur les raisons de son acte, elle répond : je voulais éprouver une émotion. »

Bon, d’accord, j’exagère un peu. Et puis je suis mal placée pour dénoncer la pyromanie. Mais en attendant, en l’écoutant crier ce matin parce qu’il y avait des poils de chat sur son manteau vert, je me suis dit : ma pauvre, le combat est perdu d’avance. Tu irais mieux si tu le savais.

11Désolation des révoltes mongoles

On frappe doucement à la porte de la loge. C’est Manuela, à laquelle on vient de donner son congé pour la journée.

— Le Maître est mourant, me dit-elle sans que je puisse déterminer ce qu’elle mêle d’ironie à la reprise du lamento de Chabrot. Vous n’êtes pas occupée, nous prendrions le thé maintenant ?

Cette désinvolture dans la concordance des temps, cet usage du conditionnel à la forme interrogative sans inversion du verbe, cette liberté que Manuela prend avec la syntaxe parce qu’elle n’est qu’une pauvre Portugaise contrainte à la langue de l’exil, ont le même parfum de désuétude que les formules contrôlées de Chabrot.

— J’ai croisé Laura dans l’escalier, dit-elle en s’asseyant, sourcils froncés. Elle se tenait à la rampe comme si elle avait envie de faire pipi. Quand elle m’a vue, elle est partie.

Laura est la fille cadette des Arthens, une gentille fille aux visites peu fréquentes. Clémence, l’aînée, est une incarnation douloureuse de la frustration, une bigote consacrée à ennuyer mari et enfants jusqu’à la fin de mornes jours émaillés de messes, de fêtes paroissiales et de broderie au point de croix. Quant à Jean, le benjamin, c’est un drogué qui vire à l’épave. Enfant, c’était un beau gosse aux yeux émerveillés qui trottinait toujours derrière son père comme si sa vie en dépendait mais, lorsqu’il a commencé à se droguer, le changement a été spectaculaire : il ne bougeait plus. Après une enfance gaspillée à courir en vain derrière Dieu, ses mouvements s’étaient comme empêtrés et il se déplaçait désormais par saccades, faisant dans les escaliers, devant l’ascenseur et dans la cour des arrêts de plus en plus prolongés, jusqu’à s’endormir parfois sur mon paillasson ou devant la réserve à poubelles. Un jour qu’il stationnait avec une application stuporeuse devant la plate-bande des roses thé et des camélias nains, je lui avais demandé s’il avait besoin d’aide et je m’étais fait la réflexion qu’il ressemblait de plus en plus à Neptune, avec ses cheveux bouclés et mal entretenus qui lui dégoulinaient sur les tempes et ses yeux larmoyants au-dessus d’un nez humide et frémissant

— Eh eh non, m’avait-il répondu en scandant son propos des mêmes pauses qui jalonnaient ses déplacements.

— Voulez-vous au moins vous asseoir ? lui avais-je suggéré.

— Vous asseoir ? avait-il répété, étonné. Eh eh non, pourquoi ?

— Pour vous reposer un peu, avais-je dit.

— Ah vouiiiii, avait-il répondu. Eh bien, eh eh non.

Je le laissai donc en compagnie des camélias et le surveillai de la fenêtre. Au bout d’un très long moment, il s’arracha à sa contemplation florale et rallia ma loge à petite vitesse. J’ouvris avant qu’il n’échoue à sonner.

— Je vais bouger un peu, me dit-il sans me voir, ses oreilles soyeuses un peu emmêlées devant les yeux. Puis, au prix d’un effort manifeste : ces fleurs... c’est quoi leur nom ?

— Les camélias ? demandai-je, surprise.

— Des camélias... reprit-il lentement, des camélias... Eh bien merci, madame Michel, finit-il par dire d’une voix étonnamment raffermie.

Et il tourna les talons. Je ne le revis pas pendant des semaines, jusqu’à ce matin de novembre où, alors qu’il passait devant ma loge, je ne le reconnus pas tant il avait chu. Oui, la chute... Tous, nous y sommes voués. Mais qu’un homme jeune atteigne avant l’heure le point duquel il ne se relèvera pas, et elle est alors si visible et si crue que le cœur en est étreint de pitié. Jean Arthens n’était plus qu’un corps supplicié qui se traînait dans une vie sur le fil. Je me demandai avec effroi comment il parviendrait à accomplir les gestes simples que réclame le maniement de l’ascenseur lorsque l’apparition subite de Bernard Grelier, se saisissant de lui et le soulevant comme une plume, m’épargna d’intervenir. J’eus la brève vision de cet homme mûr et débile qui portait dans ses bras un corps d’enfant massacré, puis ils disparurent dans le gouffre de l’escalier.

— Mais Clémence va venir, dit Manuela qui, c’est insensé, suit toujours le fil de mes pensées muettes.

— Chabrot m’a demandé de la prier de s’en aller, dis-je, méditative. Il ne veut voir que Paul.

— De chagrin, la baronne s’est mouchée dans un torchon, ajoute Manuela en parlant de Violette Grelier.

Je ne suis pas étonnée. Aux heures de toutes les fins, il faut bien que la vérité advienne. Violette Grelier est du torchon comme Pierre Arthens est de la soie et chacun, emprisonné dans son destin, doit lui faire face sans plus d’échappatoire et être à l’épilogue ce qu’il a toujours été au fond, de quelque illusion qu’il ait voulu se bercer. Côtoyer le linge fin n’y donne pas plus droit qu’au malade la santé.

Je sers le thé et nous le dégustons en silence. Nous ne l’avons jamais pris ensemble le matin et cette brisure dans le protocole de notre rituel a une étrange saveur.

— C’est agréable, murmure Manuela.

Oui, c’est agréable car nous jouissons d’une double offrande, celle de voir consacrée par cette rupture dans l’ordre des choses l’immuabilité d’un rituel que nous avons façonné ensemble pour que, d’après-midi en après-midi, il s’enkyste dans la réalité au point de lui donner sens et consistance et qui, d’être ce matin transgressé, prend soudain toute sa force — mais nous goûtons aussi comme nous l’eussions fait d’un nectar précieux le don merveilleux de cette matinée incongrue où les gestes machinaux prennent un nouvel essor, où humer, boire, reposer, servir encore, siroter revient à vivre une nouvelle naissance. Ces instants où se révèle à nous la trame de notre existence, par la force d’un rituel que nous reconduirons avec plus de plaisir encore de l’avoir enfreint, sont des parenthèses magiques qui mettent le cœur au bord de l’âme, parce que, fugitivement mais intensément, un peu d’éternité est soudain venu féconder le temps. Au-dehors, le monde rugit ou s’endort, les guerres s’embrasent, les hommes vivent et meurent, des nations périssent, d’autres surgissent qui seront bientôt englouties et, dans tout ce bruit et toute cette fureur, dans ces éruptions et ces ressacs, tandis que le monde va, s’enflamme, se déchire et renaît, s’agite la vie humaine.

Alors, buvons une tasse de thé.

Comme Kakuzo Okakura, l’auteur du Livre du Thé, qui se désolait de la révolte des tribus mongoles au XIIIe siècle non parce qu’elle avait entraîné mort et désolation mais parce qu’elle avait détruit, parmi les fruits de la culture Song, le plus précieux d’entre eux, l’art du thé, je sais qu’il n’est pas un breuvage mineur. Lorsqu’il devient rituel, il constitue le cœur de l’aptitude à voir de la grandeur dans les petites choses. Où se trouve la beauté ? Dans les grandes choses qui, comme les autres, sont condamnées à mourir, ou bien dans les petites qui, sans prétendre à rien, savent incruster dans l’instant une gemme d’infini ?

Le rituel du thé, cette reconduction précise des mêmes gestes et de la même dégustation, cette accession à des sensations simples, authentiques et raffinées, cette licence donnée à chacun, à peu de frais, de devenir un aristocrate du goût parce que le thé est la boisson des riches comme elle est celle des pauvres, le rituel du thé, donc, a cette vertu extraordinaire d’introduire dans l’absurdité de nos vies une brèche d’harmonie sereine. Oui, l’univers conspire à la vacuité, les âmes perdues pleurent la beauté, l’insignifiance nous encercle. Alors, buvons une tasse de thé. Le silence se fait, on entend le vent qui souffle au-dehors, les feuilles d’automne bruissent et s’envolent, le chat dort dans une chaude lumière. Et, dans chaque gorgée, se sublime le temps.

Pensée profonde n° 6

Que vois-tu

Que lis-tu

Au petit déjeuner

Et je sais qui

Tu es

Tous les matins, au petit déjeuner, papa boit un café et lit le journal. Plusieurs journaux, en fait : Le Monde,, Le Figaro, Libération et, une fois la semaine, L’Express, Les Échos, Time Magazine et Courrier international. Mais je vois bien que sa plus grande satisfaction, c’est la première tasse de café avec Le Monde devant lui. Il s’absorbe dans sa lecture pendant une bonne demi-heure. Pour pouvoir profiter de cette demi-heure, il doit se lever vraiment très tôt parce que ses journées sont très remplies. Mais chaque matin, même s’il y a eu une séance nocturne et qu’il n’a dormi que deux heures, il se lève à six heures et il lit son journal en buvant son café bien fort. C’est comme ça que papa se bâtit chaque jour. Je dis « se bâtit » parce que je pense que c’est à chaque fois une nouvelle construction, comme si tout avait été réduit en cendres pendant la nuit et qu’il fallait repartir de zéro. Ainsi vit-on sa vie d’homme, dans notre univers : il faut sans cesse reconstruire son identité d’adulte, cet assemblage bancal et éphémère, si fragile, qui habille le désespoir et, à soi devant sa glace, raconte le mensonge auquel on a besoin de croire. Pour papa, le journal et le café sont les baguettes magiques qui le transforment en homme d’importance. Comme une citrouille en carrosse. Notez qu’il y trouve une grande satisfaction : je ne le vois jamais aussi calme et détendu que devant son café de six heures. Mais le prix à payer ! Le prix à payer quand on mène une fausse vie ! Quand les masques tombent, parce qu’une crise survient — et elle survient toujours chez les mortels — la vérité est terrible ! Regardez M. Arthens, le critique gastronomique du sixième, qui est en train de mourir. Ce midi, maman est rentrée des courses comme une tornade et, sitôt dans l’entrée, elle a lancé à la cantonade : « Pierre Arthens est mourant ! » La cantonade, c’était Constitution et moi. Autant vous dire que ça a fait un flop. Maman, qui était un peu décoiffée, a eu l’air déçu. Quand papa est rentré, ce soir, elle lui a sauté dessus pour lui apprendre la nouvelle. Papa a semblé surpris : « Le cœur ? Comme ça, si vite ? » a-t-il demandé.

Je dois dire que M. Arthens, c’est un vrai méchant. Papa, lui, c’est juste un gamin qui joue à la grande personne pas marrante. Mais M. Arthens... un méchant premier choix. Quand je dis méchant, je ne veux pas dire malveillant, cruel ou despotique, quoique ce soit un peu ça aussi. Non, quand je dis « c’est un vrai méchant », je veux dire que c’est un homme qui a tellement renié tout ce qu’il peut y avoir de bon en lui qu’on dirait un cadavre alors qu’il est encore vivant. Parce que les vrais méchants, ils détestent tout le monde, c’est sûr, mais surtout eux-mêmes. Vous ne le sentez pas, vous, quand quelqu’un a la haine de soi ? Ça le conduit à devenir mort tout en étant vivant, à anesthésier les mauvais sentiments mais aussi les bons pour ne pas ressentir la nausée d’être soi.

Pierre Arthens, c’est sûr, c’était un vrai méchant. On dit que c’était le pape de la critique gastronomique et le champion dans le monde de la cuisine française. Alors ça, ça ne m’étonne pas. Si vous voulez mon avis, la cuisine française, c’est une pitié. Autant de génie, de moyens, de ressources pour un résultat aussi lourd... Et des sauces et des farces et des pâtisseries à s’en faire péter la panse I C’est d’un mauvais goût... Et quand ce n’est pas lourd, c’est chichiteux au possible : on meurt de faim avec trois radis stylisés et deux coquilles Saint-Jacques en gelée d’algues, dans des assiettes faussement zen avec des serveurs qui ont l’air aussi joyeux que des croque-morts. Samedi, on est allés dans un restaurant très chic comme ça, le Napoléon’s Bar. C’était une sortie en famille, pour fêter l’anniversaire de Colombe. Qui a choisi les plats avec la même grâce que d’habitude : des trucs prétentieux avec des châtaignes, de l’agneau avec des herbes au nom imprononçable, un sabayon avec du Grand Marnier (le comble de l’horreur). Le sabayon, c’est l’emblème de la cuisine française : un truc qui se veut léger et qui étouffe le premier chrétien venu. Moi, je n’ai rien pris en entrée (je vous épargne les remarques de Colombe sur mon anorexie d’emmerdeuse) et ensuite, j’ai mangé pour soixante-trois euros des filets de rouget au curry (avec des dés croquants de courgettes et de carottes sous les poissons) et ensuite, pour trente-quatre euros, ce que j’ai trouvé de moins pire dans la carte : un fondant au chocolat amer. Je vais vous dire : à ce prix-là, j’aurais préféré un abonnement à l’année chez McDo. Au moins, c’est sans prétention dans le mauvais goût. Et je ne brode même pas sur la décoration de la salle et de la table. Quand les Français veulent se démarquer de la tradition « Empire » avec tentures bordeaux et dorures à gogo, ils font dans le style hôpital. On s’assied sur des chaises Le Corbusier (« de Corbu », dit maman), on mange dans de la vaisselle blanche aux formes géométriques très bureaucratie soviétique et on s’essuie les mains aux W.-C. dans des serviettes-éponges tellement fines qu’elles n’absorbent rien.

L’épure, la simplicité, ce n’est pas ça. « Mais qu’est-ce que tu aurais voulu manger ? » m’a demandé Colombe d’un air exaspéré parce que je n’ai pas réussi à finir mon premier rouget. Je n’ai pas répondu. Parce que je ne sais pas. Je ne suis qu’une petite fille, tout de même. Mais dans les mangas, les personnages ont l’air de manger autrement. Ça a l’air simple, raffiné, mesuré, délicieux. On mange comme on regarde un beau tableau ou comme on chante dans une belle chorale. C’est ni trop ni pas assez : mesuré, au bon sens du terme. Peut-être que je me trompe complètement ; mais la cuisine française, ça me semble vieux et prétentieux, alors que la cuisine japonaise, ça a l’air... eh bien, ni jeune ni vieux. Eternel et divin.

Bref, M. Arthens est mourant. Je me demande ce qu’il faisait, le matin, pour rentrer dans son rôle de vrai méchant. Peut-être un café serré en lisant la concurrence ou bien un petit déjeuner américain avec des saucisses et des patates sautées. Que faisons-nous le matin ? Papa lit le journal en buvant du café, maman boit du café en feuilletant des catalogues, Colombe boit du café en écoutant France Inter et moi, je bois du chocolat en lisant des mangas. En ce moment, je lis des mangas de Taniguchi, un génie qui m’apprend beaucoup de choses sur les hommes.

Mais hier, j’ai demandé à maman si je pouvais boire du thé. Mamie boit du thé noir au petit déjeuner, du thé parfumé à la bergamote. Même si je ne trouve pas ça terrible, ça a toujours l’air plus gentil que le café, qui est une boisson de méchant. Mais au restaurant, hier soir, maman a commandé un thé au jasmin et elle m’a fait goûter. J’ai trouvé ça tellement bon, tellement « moi » que, ce matin, j’ai dit que c’était ce que je voulais boire dorénavant au petit déjeuner. Maman m’a regardée d’un air bizarre (son air « somnifère mal évacué ») puis a dit oui oui ma puce tu as l’âge maintenant.

Thé et manga contre café et journal : l’élégance et l’enchantement contre la triste agressivité des jeux de pouvoir adultes.

12Comédie fantôme

Après le départ de Manuela, je vaque à toutes sortes d’occupations captivantes : ménage, coup de serpillière dans le hall, sortie des poubelles dans la rue, ramassage des prospectus, arrosage des fleurs, préparation de la pitance du chat (dont une tranche de jambon avec une couenne hypertrophiée), confection de mon propre repas — des pâtes chinoises froides à la tomate, au basilic et au parmesan —, lecture du journal, repli dans mon antre pour lire un très beau roman danois, gestion de crise dans le hall parce que Lotte, la petite fille des Arthens, l’aînée de Clémence, pleure devant ma loge que Granpy ne veut pas la voir.

À vingt et une heures, j’en ai terminé et je me sens soudain vieille et très déprimée. La mort ne m’effraie pas, encore moins celle de Pierre Arthens, mais c’est l’attente qui est insupportable, ce creux suspendu du pas encore par où nous ressentons l’inutilité des batailles. Je m’assieds dans la cuisine, dans le silence, sans lumière, et je goûte le sentiment amer de l’absurdité. Mon esprit dérive lentement. Pierre Arthens... Despote brutal, assoiffé de gloire et d’honneurs et s’efforçant pourtant jusqu’à la fin de poursuivre de ses mots une insaisissable chimère, déchiré entre l’aspiration à l’Art et la faim de pouvoir... Où est le vrai, au fond ? Et où est l’illusion ? Dans le pouvoir ou dans l’Art ? N’est-ce pas par la force de discours bien appris que nous portons aux nues les créations de l’homme tandis que nous dénonçons du crime de vanité illusoire la soif de domination qui nous agite tous — oui, tous, y compris une pauvre concierge dans sa loge étriquée qui, d’avoir renoncé au pouvoir visible, n’en poursuit pas moins en son esprit des rêves de puissance ?

Ainsi, comment se passe la vie ? Nous nous efforçons bravement, jour après jour, de tenir notre rôle dans cette comédie fantôme. En primates que nous sommes, l’essentiel de notre activité consiste à maintenir et entretenir notre territoire de telle sorte qu’il nous protège et nous flatte, à grimper ou ne pas descendre dans l’échelle hiérarchique de la tribu et à forniquer de toutes les manières que nous pouvons — fût-ce en fantasme — tant pour le plaisir que poui la descendance promise. Aussi usons-nous une part non négligeable de notre énergie à intimider ou séduire, ces deux stratégies assurant à elles seules la quête territoriale, hiérarchique et sexuelle qui anime notre conatus. Mais rien de cela ne vient à notre conscience. Nous parlons d’amour, de bien et de mal, de philosophie et de civilisation et nous accrochons à ces icônes respectables comme la tique assoiffée à son gros chien tout chaud.

Parfois, cependant, la vie nous apparaît comme une comédie fantôme. Comme tirés d’un rêve, nous nous regardons agir et, glacés de constater la dépense vitale que requiert la maintenance de nos réquisits primitifs, nous demandons avec ahurissement ce qu’il en est de l’Art. Notre frénésie de grimaces et d’œillades nous semble soudain le comble de l’insignifiance, notre petit nid douillet, fruit d’un endettement de vingt ans, une vaine coutume barbare, et notre position dans l’échelle sociale, si durement acquise et si éternellement précaire, d’une fruste vanité. Quant à notre descendance, nous la contemplons d’un œil neuf et horrifié parce que, sans les habits de l’altruisme, l’acte de se reproduire paraît profondément déplacé. Ne restent que les plaisirs sexuels ; mais, entraînés dans le fleuve de la misère primale, ils vacillent à l’avenant, la gymnastique sans l’amour n’entrant pas dans le cadre de nos leçons bien apprises.

L’éternité nous échappe.

Ces jours-là, où chavirent sur l’autel de notre nature profonde toutes les croyances romantiques, politiques, intellectuelles, métaphysiques et morales que des années d’instruction et d’éducation ont tenté d’imprimer en nous, la société, champ territorial traversé de grandes ondes hiérarchiques, s’enfonce dans le néant du Sens. Exit les riches et les pauvres, les penseurs, les chercheurs, les décideurs, les esclaves, les gentils et les méchants, les créatifs et les consciencieux, les syndicalistes et les individualistes, les progressistes et les conservateurs ; ce ne sont plus qu’hominiens primitifs dont grimaces et sourires, démarches et parures, langage et codes, inscrits sur la carte génétique du primate moyen, ne signifient que cela : tenir son rang ou mourir.

Ces jours-là, vous avez désespérément besoin d’Art. Vous aspirez ardemment à renouer avec votre illusion spirituelle, vous souhaitez passionnément que quelque chose vous sauve des destins biologiques pour que toute poésie et toute grandeur ne soient pas évincées de ce monde.

Alors vous buvez une tasse de thé ou bien vous regardez un film d’Ozu, pour vous retirer de la ronde des joutes et batailles qui sont les us réservés de notre espèce dominatrice et donner à ce théâtre pathétique la marque de l’Art et de ses œuvres majeures.

13Éternité

À vingt et une heures, j’enclenche donc dans le magnétoscope la cassette d’un film d’Ozu, Les Sœurs Munakata. C’est mon dixième Ozu du mois. Pourquoi ? Parce que Ozu est un génie qui me sauve des destins biologiques.

Tout est venu de ce que j’ai confié un jour à Angèle, la petite bibliothécaire, que j’aimais bien les premiers films de Wim Wenders et elle m’a dit : ah, et avez-vous vu Tokyo-Ga ? Et quand on a vu Tokyo-Ga, qui est un extraordinaire documentaire consacré à Ozu, on a évidemment envie de découvrir Ozu. J’ai donc découvert Ozu et, pour la première fois de ma vie, l’Art cinématographique m’a fait rire et pleurer comme un vrai divertissement

J’enclenche la cassette, je sirote du thé au jasmin. De temps en temps, je reviens en arrière, grâce à ce rosaire laïc qu’on appelle télécommande.

Et voici une scène extraordinaire.

Le père, joué par Chishu Ryu, acteur fétiche d’Ozu, fil d’Ariane de son œuvre, homme merveilleux, rayonnant de chaleur et d’humilité, le père, donc, qui va bientôt mourir, devise avec sa fille Setsuko de la promenade qu’ils viennent de faire dans Kyoto. Ils boivent du saké.

LE PÈRE

Et ce temple de la Mousse ! La lumière rehaussait encore la mousse.

SETSUKO

Et aussi ce camélia posé dessus.

LE PÈRE

Oh, tu l’avais remarqué ? Que c’était beau ! (Pause.) Dans l’ancien Japon, il y a de belles choses. (Pause.) Cette façon de décréter tout cela mauvais me semble outrancière.

Puis le film avance et, tout à la fin, il y a cette dernière scène, dans un parc, lorsque Setsuko, l’aînée, converse avec Mariko, sa fantasque cadette.

SETSUKO, le visage radieux.

Dis-moi, Mariko, pourquoi les monts de Kyoto sont-ils violets ?

MARIKO, espiègle.

C’est vrai On dirait du flan d’azuki.

SETSUKO, souriante.

C’est une bien jolie couleur.

Dans le film, il est question d’amour déçu, de mariages arrangés, de filiation, de fratrie, de la mort du père, de l’ancien et du nouveau Japon et aussi de l’alcool et de la violence des hommes.

Mais il est surtout question de quelque chose qui nous échappe, à nous autres Occidentaux, et que seule la culture japonaise éclaire. Pourquoi ces deux scènes brèves et sans explication, que rien dans l’intrigue ne motive, suscitent-elles une si puissante émotion et tiennent-elles tout le film dans leurs parenthèses ineffables ? Et voici la clé du film.

SETSUKO.

La vraie nouveauté, c’est ce qui ne vieillit pas, malgré le temps.

Le camélia sur la mousse du temple, le violet des monts de Kyoto, une tasse de porcelaine bleue, cette eclosion de la beauté pure au cœur des passions éphémères, n’est-ce pas ce à quoi nous aspirons tous ? Et ce que nous autres, Civilisations de l’Ouest, ne savons atteindre ?

La contemplation de l’éternité dans le mouvement même de la vie.

Journal du mouvement du monde n° 3

Mais rattrape-la donc !

Quand je pense qu’il y a des gens qui n’ont pas la télévision ! Comment font-ils ? Moi, j’y passerais des heures. Je coupe le son et je regarde. J’ai l’impression de voir les choses avec des rayons X. Si vous enlevez le son, en fait, vous enlevez le paquet d’emballage, le beau papier de soie qui enveloppe une cochonnerie à deux euros. Si vous regardez les reportages du journal télévisé comme ça, vous verrez : les images n’ont aucun rapport les unes avec les autres, la seule chose qui les relie, c’est le commentaire, qui fait passer une succession chronologique d’images pour une succession réelle de faits.

Enfin bref, j’adore la télé. Et cet après-midi, j’ai vu un mouvement du monde intéressant : un concours de plongeons. En fait, plusieurs concours. C’était une rétrospective du championnat du monde de la discipline. Il y avait des plongeons individuels avec des figures imposées ou des figures libres, des plongeurs hommes ou femmes mais surtout, ce qui m’a bien intéressée, c’étaient les plongeons à deux. En plus de la prouesse individuelle avec tout un tas de vrilles, de saltos et de retournements, il faut que les plongeurs soient synchrones. Pas à peu près ensemble, non : parfaitement ensemble, au millième de seconde près.

Le plus rigolo, c’est quand les plongeurs ont des morphologies très différentes : un petit trapu avec un grand filiforme. On se dit : ça ne va pas coller, en terme de physique, ils ne peuvent pas partir et arriver en même temps mais ils y arrivent, figurez-vous. Leçon de la chose : dans l’univers, tout est compensation. Quand on va moins vite, on pousse plus fort. Mais là où j’ai trouvé de quoi alimenter mon Journal, c’est quand deux jeunes Chinoises se sont présentées sur le plongeoir. Deux déesses longilignes avec des tresses noires luisantes et qui auraient pu être des jumelles tellement elles se ressemblaient, mais le commentateur a bien précisé qu’elles n’étaient même pas sœurs. Bref, elles sont arrivées sur le plongeoir et là, je pense que tout le monde a dû faire comme moi : j’ai retenu mon souffle.

Après quelques impulsions gracieuses, elles ont sauté. Les premières microsecondes, c’était parfait. J’ai ressenti cette perfection dans mon corps ; il paraît que c’est une affaire de « neurones miroirs » : quand on regarde quelqu’un faire une action, les mêmes neurones que ceux qu’il active pour le faire s’activent dans notre tête, sans qu’on fasse rien. Un plongeon acrobatique sans bouger du canapé et en mangeant des chips : c’est pour ça qu’on aime regarder le sport à la télé. Bref, les deux grâces sautent et, tout au début, c’est l’extase. Et puis, horreur ! On a d’un coup l’impression qu’il y a un très très très léger décalage entre elles. On scrute écran, l’estomac serré : pas de doute, il y a un décalage. Je sais que ça paraît fou de raconter ça comme ça alors que le saut ne doit pas durer plus de trois secondes au total mais, justement parce qu’il ne dure que trois secondes, on en regarde toutes les phases comme si elles duraient un siècle. Et voilà que c’est évident, on ne peut plus se voiler la face : elles sont décalées ! L’une va entrer dans l’eau avant l’autre ! C’est horrible !

Je me suis retrouvée à crier à la télévision : mais rattrape-la, rattrape-la donc ! J’ai ressenti une colère incroyable envers celle qui avait lambiné. Je me suis renfoncée dans le canapé, dégoûtée. Alors quoi ? C’est ça le mouvement du monde ? Un décalage infime qui vient pourrir pour toujours la possibilité de la perfection ? J’ai passé trente minutes au moins dans une humeur massacrante. Et puis soudain, je me suis demandé : mais pourquoi est-ce qu’on voulait tellement qu’elle la rattrape ? Pourquoi est-ce que ça fait si mal quand le mouvement n’est pas synchrone ? Ce n’est pas très dur à deviner : toutes ces choses qui passent, que nous manquons d’un iota et qui sont ratées pour l’éternité... Toutes ces paroles que nous aurions dû dire, ces gestes que nous aurions dû faire, ces kairos fulgurants qui ont un jour surgi, qu’on n’a pas su saisir et qui se sont enfoncés pour toujours dans le néant... L’échec à un pouce près... Mais c’est surtout une autre idée qui m’est venue, à cause des « neurones miroirs ». Une idée troublante, d’ailleurs, et sans doute vaguement proustienne (ce qui m’énerve). Et si la littérature, c’était une télévision dans laquelle on regarde pour activer ses neurones miroirs et se donner à peu de frais les frissons de l’action ? Et si, pire encore, la littérature, c’était une télévision qui nous montre tout ce qu’on rate ?

Bonjour le mouvement du monde ! Ça aurait pu être la perfection et c’est le désastre. Ça devrait se vivre vraiment et c’est toujours une jouissance par procuration.

Alors je vous le demande : pourquoi rester dans ce monde ?

14Alors, l’ancien Japon

Le lendemain matin, Chabrot sonne à ma loge. Il semble s’être repris, la voix ne tremble pas, le nez est sec, hâlé. Mais on dirait un fantôme.

— Pierre est mort, me dit-il d’une voix métallique.

— Je suis désolée, dis je.

Je le suis sincèrement pour lui parce que si Pierre Arthens ne souffre plus, il va falloir à Chabrot apprendre à vivre en étant comme mort

— Les pompes funèbres vont arriver, ajoute Chabrot de son ton spectral. Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir les guider jusqu’à l’appartement.

— Bien sûr, dis-je.

— Je reviens dans deux heures, pour m’occuper d’Anna.

Il me regarde un instant en silence.

— Merci, dit-il — deuxième fois en vingt ans.

Je suis tentée de répondre conformément aux traditions ancestrales des concierges mais, je ne sais pas pourquoi, les mots ne sortent pas. Peut-être est-ce parce que Chabrot ne reviendra plus, parce que devant la mort les forteresses se brisent, parce que je pense à Lucien, parce que la décence, enfin, interdit une méfiance qui ferait offense aux défunts. Aussi, je ne dis pas :

— Pas de quoi.

Mais :

— Vous savez... tout vient à son heure.

Cela peut sonner comme un proverbe populaire, bien que ce soient aussi les paroles que le maréchal Koutouzov, dans Guerre et Paix, adresse au prince André. M’a-t-on fait assez de reproches, et pour la guerre, et pour la paix... Mais tout est venu en son temps... Tout vient à son heure pour qui sait attendre...

Je donnerais cher pour lire dans le texte. Ce qui m’a toujours plu dans ce passage, c’est la césure, le balancement de la guerre et de la paix, ce flux et ce reflux dans l’évocation, comme la marée sur la grève emporte et rapporte les fruits de l’océan. Est-ce une lubie du traducteur, enjolivant un style russe très sage — on m’a fait assez de reproches pour la guerre et pour la paix — et renvoyant, dans cette fluidité de la phrase qu’aucune virgule ne rompt, mes élucubrations maritimes au chapitre des extravagances sans fondement, ou bien est-ce l’essence même de ce texte superbe qui, aujourd’hui encore, m’arrache des larmes de joie ?

Chabrot hoche la tête, doucement, puis s’en va.

Le reste de la matinée se passe dans la morosité. Je n’ai aucune sympathie posthume pour Arthens mais je traîne comme une âme en peine sans même parvenir à lire. La parenthèse heureuse ouverte dans la crudité du monde par le camélia sur la mousse du temple s’est refermée sans espoir et la noirceur de toutes ces chutes ronge mon cœur amer.

Alors, l’Ancien Japon s’en mêle. D’un des appartements descend une mélodie, clairement et joyeusement distincte. Quelqu’un joue au piano une pièce classique. Ah, douce heure impromptue déchirant le voile de la mélancolie... En une fraction d’éternité, tout change et se transfigure. Un morceau de musique échappé d’une pièce inconnue, un peu de perfection dans le flux des choses humaines — je penche doucement la tête, je songe au camélia sur la mousse du temple, à une tasse de thé tandis que le vent, au-dehors, caresse les frondaisons, la vie qui s’enfuit se fige en un joyau sans lendemain ni projets, le destin des hommes, sauvé de la pâle succession des jours, s’auréole enfin de lumière et, dépassant le temps, embrase mon cœur quiet.

15Devoir des riches

La Civilisation, c’est la violence maîtrisée, la victoire toujours inachevée sur l’agressivité du primate. Car primates nous fûmes, primates nous restons, quelque camélia sur mousse dont nous apprenions à jouir. C’est là toute la fonction de l’éducation. Qu’est-ce qu’éduquer ? C’est proposer inlassablement des camélias sur mousse comme dérivatifs à la pulsion de l’espèce, parce qu’elle ne cesse jamais et menace continuellement le fragile équilibre de la survie.

Je suis très camélia sur mousse. Rien d’autre, si on y songe, ne saurait expliquer ma réclusion en cette loge maussade. Convaincue dès l’aube de mon existence de son inanité, j’aurais pu choisir la révolte et, prenant les cieux à témoin de l’iniquité de mon sort, puiser dans les ressources de violence que notre condition recèle. Mais l’école fit de moi une âme que la vacuité de son destin ne conduisit qu’au renoncement et à la claustration. L’émerveillement de ma seconde naissance avait préparé en moi le terrain de la maîtrise pulsionnelle ; puisque l’école m’avait fait naître, je lui devais allégeance et je me conformai donc aux intentions de mes éducateurs en devenant avec docilité un être civilisé. De fait, lorsque la lutte contre l’agressivité du primate s’empare de ces armes prodigieuses que sont les livres et les mots, l’entreprise est aisée et c’est ainsi que je devins une âme éduquée puisant dans les signes écrits la force de résister à sa propre nature.

Aussi ai-je été fort surprise de ma réaction lorsque, Antoine Pallières ayant sonné impérieusement trois fois à ma loge et, sans me saluer, entrepris avec une vindicte faconde de me narrer la disparition de sa trottinette chromée, je lui ai claqué la porte au nez, manquant dans le même mouvement d’amputer de sa queue mon chat, qui se faufilait là.

Pas si camélia sur mousse, me suis je dit.

Et comme il fallait que je permette à Léon de regagner ses quartiers, j’ai ouvert la porte sitôt après l’avoir claquée.

— Excusez-moi, ai-je dit, un courant d’air.

Antoine Pallières m’a regardée de l’air du type qui se demande s’il a bien vu ce qu’il a vu. Mais comme il est entraîné à considérer que n’arrive que ce qui doit arriver, de même que les riches se convainquent que leur vie suit un sillon céleste que le pouvoir de l’argent creuse naturellement pour eux, il a pris la décision de me croire. La faculté que nous avons de nous manipuler nous-mêmes pour que ne vacille point le socle de nos croyances est un phénomène fascinant.

— Oui, bon, de toute façon, a-t-il dit, je venais surtout pour vous donner ça de la part de ma mère.

Et il m’a tendu une enveloppe blanche.

— Merci, ai-je dit, et je lui ai claqué une seconde fois la porte au nez.

Et me voici dans ma cuisine, avec l’enveloppe dans la main.

— Mais qu’est-ce que j’ai ce matin ? je demande à Léon.

La mort de Pierre Arthens flétrit mes camélias.

J’ouvre l’enveloppe et je lis ce petit mot inscrit au dos d’une carte de visite si glacée que l’encre, triomphant de buvards consternés, a bavé légèrement sous chaque lettre.

Madame Michel,

Pourriez-vous, réceptionner les paquets du pressing

cet après-midi ?

Je passerai les prendre à votre loge ce soir.

Par avance merci,

Signature griffonnée

Je ne m’attendais pas à une telle sournoiserie dans l’attaque. De saisissement, je me laisse tomber sur la chaise la plus proche. Je me demande d’ailleurs si je ne suis pas un peu folle. Est-ce que ça vous fait le même effet, à vous, quand ça vous arrive ?

Tenez :

Le chat dort.

La lecture de cette petite phrase anodine n’a éveillé en vous aucun sentiment de douleur, aucun flamboiement de souffrance ? C’est légitime.

Maintenant :

Le chat, dort

Je répète, pour qu’aucune ambiguïté ne demeure :

Le chat virgule dort.

Le chat, dort.

Pourriez-vous, réceptionner.

D’un côté, nous avons ce prodigieux usage de la virgule qui, prenant des libertés avec la langue parce que d’ordinaire on n’en place point avant une conjonction de coordination, en magnifie la forme :

M’a-t-on-fait assez de reproches, et pour la guerre, et pour la paix...

Et de l’autre, nous avons les bavouilleries sur vélin de Sabine Pallieres transperçant la phrase d’une virgule devenue poignard.

Pourriez-vous, réceptionner les paquets du pressing ?

Sabine Pallieres eût-elle été une bonne portugaise née sous un figuier de Faro, une concierge fraîchement émigrée de Puteaux ou bien une déficiente mentale tolérée par sa charitable famille que j’aurais pu pardonner de bon cœur cette nonchalance coupable. Mais Sabine Pallieres est une riche. Sabine Pallieres est la femme d’un grand ponte de l’industrie d’armement, Sabine Pallieres est la mère d’un crétin en duffle-coat vert sapin qui, après ses deux khâgnes et Sciences-Po, ira probablement diffuser la médiocrité de ses petites pensées dans un cabinet ministériel de droite, et Sabine Pallieres est en sus la fille d’une garce en manteau de fourrure qui fait partie du comité de lecture d’une très grande maison d’édition et est si harnachée de bijoux que, certaines fois, je guette l’affaissement.

Pour toutes ces raisons, Sabine Pallieres est inexcusable. Les faveurs du sort ont un prix. Pour qui bénéficie des indulgences de la vie, l’obligation de rigueur dans la considération de la beauté n’est pas négociable. La langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, sont des œuvres sacrées. Qu’elles évoluent avec le temps, se transforment, s’oublient et renaissent tandis que, parfois, leur transgression devient la source d’une plus grande fécondité, ne change rien au fait que pour prendre avec elles ce droit du jeu et du changement, il faut au préalable leur avoir déclaré pleine sujétion. Les élus de la société, ceux que la destinée excepte de ces servitudes qui sont le lot de l’homme pauvre, ont partant cette double mission d’adorer et de respecter la splendeur de la langue. Enfin, qu’une Sabine Pallières mésuse de la ponctuation est un blasphème d’autant plus grave que dans le même temps, des poètes merveilleux nés dans des caravanes puantes ou des cités poubelles ont pour elle cette sainte révérence qui est due à la Beauté.

Aux riches, le devoir du Beau. Sinon, ils méritent de mourir.

C’est à ce point précis de mes réflexions indignées que quelqu’un sonne à la loge.

Pensée profonde n° 7

Construire

Tu vis

Tu meurs

Ce sont

Des conséquences

Plus le temps passe, plus je suis résolue à mettre le feu ici. Sans parler de me suicider. Il faut se rendre compte : je me suis pris un savon par papa parce que j’ai repris un de ses invités qui disait une chose fausse. En fait, c’était le père de Tibère. Tibère, c’est le copain de ma sœur. Il fait Normale sup comme elle, mais en maths. Quand je pense qu’on appelle ça l’élite... La seule différence que je vois entre Colombe, Tibère, leurs copains et une bande de jeunes « du peuple », c’est que ma sœur et ses potes sont plus bêtes. Ça boit, ça fume, ça parle comme dans les cités et ça s’échange des paroles du type : « Hollande a flingue Fabius avec son référendum, vous avez vu ça, un vrai killer, le keum » (véridique) ou bien : « Tous les DR (les directeurs de recherche) qui sont nommés depuis deux ans sont des fachos de base, la droite verrouille, faut pas merder avec son directeur de thèse » (tout frais d’hier). Un niveau en dessous, on a droit à : « En fait, la blonde que J.-B. mate, c’est une angliciste, une blonde, quoi » (idem) et un niveau au-dessus : « La conf. de Marian, c’était de la balle quand il a dit que l’existence n’est pas l’attribut premier de Dieu » (idem, juste après la clôture du dossier blonde angliciste). Que voulez-vous que j’en pense ? Le pompon, le voilà (au mot près) : « C’est pas parce qu’on est athée qu’on n’est pas capable de voir la puissance de l’ontologie métaphysique. Ouais, ce qui compte, c’est la puissance conceptuelle, pas la vérité. Et Marian, ce sale curé, il assure, le bougre, hein, ça calme. »

Les perles blanches

Sur mes manches tombées quand le cœur encore plein

Nous nous quittâmes

Je les emporte

Comme un souvenir de vous.

(Kokinshu)

Je me suis mis les boules Quies en mousse jaune de maman et j’ai lu des hokkus dans l’Anthologie de la poésie japonaise classique de papa, pour ne pas entendre leur conversation de dégénérés. Après, Colombe et Tibère sont restés seuls et ont fait des bruits immondes en sachant très bien que je les entendais. Comble de malheur, Tibère est resté à dîner parce que maman avait invité ses parents. Le père de Tibère est producteur de cinéma, sa mère a une galerie d’art quai de Seine. Colombe est complètement folle des parents de Tibère, elle part avec eux le week-end prochain à Venise, bon débarras, je vais être tranquille pendant trois jours.

Donc, au dîner, le père de Tibère a dit : « Comment, vous ne connaissez pas le go, ce fantastique jeu japonais ? Je produis en ce moment une adaptation du roman de Sa Shan, La Joueuse de go, c’est un jeu fa-bu-leux, l’équivalent japonais des échecs. Voilà encore une invention que nous devons aux Japonais, c’est fa-bu-leux, je vous assure I » Et il s’est mis à expliquer les règles du go. C’était n’importe quoi. Et d’une, ce sont les Chinois qui ont inventé le go. Je le sais parce que j’ai lu le manga culte sur le go. Ça s’appelle Hikaru No Go. Et de deux, ce n’est pas un équivalent japonais des échecs. A part le fait que c’est un jeu de plateau et que deux adversaires s’affrontent avec des pièces noires et blanches, c’est aussi différent qu’un chien d’un chat. Aux échecs, il faut tuer pour gagner. Au go, il faut construire pour vivre. Et de trois, certaines des règles énoncées par monsieur-je-suis-le-père-d’un-crétin étaient fausses. Le but du jeu n’est pas de manger l’autre mais de construire un plus grand territoire. La règle de prise des pierres stipule qu’on peut se « suicider » si c’est pour prendre des pierres adverses et non qu’on a interdiction formelle d’aller là où on est automatiquement pris. Etc.

Alors quand monsieur-j’ai-mis-au-monde-une-pustule a dit : « Le système de classement des joueurs commence à 1 kyu et ensuite on monte jusqu’à 30 kyu puis après on passe aux dans : 1er dan, puis 2e, etc. », je n’ai pas pu me retenir, j’ai dit : « Non, c’est dans l’ordre inverse : ça commence à 30 kyu et après on monte jusqu’à 1. »

Mais monsieur-pardonnez-moi-je-ne-savais-pas-ce-que-je-faisais s’est obstiné d’un air mauvais : « Non, chère demoiselle, je crois bien que j’ai raison. » J’ai fait non de la tête pendant que papa fronçait les sourcils en me regardant. Le pire, c’est que j’ai été sauvée par Tibère. « Mais si, papa, elle a raison, 1er kyu, c’est le plus fort. » Tibère est un matheux, il joue aux échecs et au go. Je déteste cette idée. Les belles choses devraient appartenir aux belles gens. Mais toujours est-il que le père de Tibère avait tort et que papa, après le dîner, m’a dit avec colère : « Si tu n’ouvres la bouche que pour ridiculiser nos invités, abstiens-toi. » Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Ouvrir la bouche comme Colombe pour dire : « La programmation des Amandiers me laisse perplexe » alors qu’elle serait bien incapable de citer un vers de Racine, sans parler d’en voir la beauté ? Ouvrir la bouche pour dire, comme maman : « Il paraît que la Biennale de l’an passé était très décevante » alors qu’elle se tuerait pour ses plantes en laissant brûler tout Vermeer ? Ouvrir la bouche pour dire, comme papa : « L’exception culturelle française est un paradoxe subtil », ce qui est au mot près ce qu’il a dit aux seize dîners précédents ? Ouvrir la bouche comme la mère de Tibère pour dire : « Aujourd’hui, dans Paris, vous ne trouvez presque plus de bons fromagers », sans contradiction, cette fois, avec sa nature profonde de commerçante auvergnate ?

Quand je pense au go... Un jeu dont le but est de construire du territoire, c’est forcément beau. Il peut y avoir des phases de combat mais elles ne sont que des moyens au service de la fin, faire vivre ses territoires. Une des plus belles réussites du jeu de go, c’est qu’il est prouvé que, pour gagner, il faut vivre mais aussi laisser vivre l’autre. Celui qui est trop avide perd la partie : c’est un subtil jeu d’équilibre où il faut réaliser l’avantage sans écraser l’autre. Finalement, la vie et la mort n’y sont que la conséquence d’une construction bien ou mal bâtie. C’est ce que dit un des personnages de Taniguchi : tu vis, tu meurs, ce sont des conséquences. C’est un proverbe de go et un proverbe de vie.

Vivre, mourir : ce ne sont que des conséquences de ce qu’on a construit. Ce qui compte, c’est de bien construire. Alors voilà, je me suis donné une nouvelle astreinte. Je vais arrêter de défaire, de déconstruire, je vais me mettre à construire. Même Colombe, j’en ferai quelque chose de positif. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait au moment où on meurt et, le 16 juin prochain, je veux mourir en construisant.

16Le spleen de Constitution

Le quelqu’un ayant frappé se trouve être la ravissante Olympe Saint-Nice, la fille du diplomate du deuxième. J’aime bien Olympe Saint-Nice. Je trouve qu’il faut une force de caractère considérable pour survivre à un prénom aussi ridicule, surtout lorsqu’on sait qu’il destine la malheureuse à d’hilarants « Eh, Olympe, je peux grimper sur ton mont ? » tout au long d’une adolescence qui semble interminable. De surcroît, Olympe Saint-Nice ne désire apparemment pas devenir ce que sa naissance lui offre. Elle n’aspire ni au riche mariage, ni aux allées du pouvoir, ni à la diplomatie, encore moins au vedettariat Olympe Saint-Nice veut devenir vétérinaire.

— En province, m’a-t-elle confié un jour que nous causions chats devant mon paillasson. À Paris, il n’y a que des petits animaux. Je veux aussi des vaches et des cochons.

Olympe ne fait pas non plus mille manières, comme certains résidents de l’immeuble, pour signifier qu’elle cause avec la concierge parce qu’elle est bien-élevée-de-gauche-sans-préjugés. Olympe me parle parce que j’ai un chat, ce qui nous intègre toutes deux dans une communauté d’intérêt, et j’apprécie à son juste prix cette aptitude à faire fi des barrières que la société place sans cesse sur nos risibles chemins.

— Il faut que je vous raconte ce qui est arrivé à Constitution, me dit-elle lorsque je lui ouvre la porte.

— Mais entrez donc, lui dis-je, vous avez bien cinq minutes ?

Non seulement elle a cinq minutes mais elle est tellement heureuse de trouver quelqu’un à qui parler chats et petites misères de chats qu’elle reste une heure pendant laquelle elle boit cinq tasses de thé d’affilée.

Oui, j’aime vraiment bien Olympe Saint-Nice.

Constitution est une ravissante petite chatte au poil caramel, à la truffe rose tendre, aux moustaches blanches et aux coussinets lilas qui appartient aux Josse et, comme toutes les bêtes à poil de l’hôtel, est soumise à Olympe au moindre pet de travers. Or, cette chose inutile mais passionnante, âgée de trois ans, a récemment miaulé toute la nuit, ruinant le sommeil de ses propriétaires.

— Pourquoi ? je demande au bon moment, parce que nous sommes absorbées par la connivence d’un récit où chacune a envie de jouer son rôle à la perfection.

— Une cystite ! dit Olympe. Une cystite !

Olympe n’a que dix-neuf ans et attend avec une folle impatience d’entrer à l’École vétérinaire. En attendant, elle travaille d’arrache-pied et se désole tout en s’en réjouissant des maux qui affligent la faune de l’immeuble, la seule sur laquelle elle puisse expérimenter.

Aussi m’annonce-t-elle le diagnostic de cystite de Constitution comme s’il s’agissait d’un filon diamantifère.

— Une cystite ! je m’exclame avec enthousiasme.

— Oui, une cystite, souffle-t-elle, les yeux brillants. Pauvre bibiche, elle faisait pipi partout et — elle reprend haleine avant d’entamer le meilleur — ses urines étaient faiblement hémorragiques !

Mon Dieu comme c’est bon. Si elle avait dit : il y avait du sang dans son pipi, l’affaire aurait été vite entendue. Mais Olympe, revêtant avec émotion ses habits de docteur des chats, en a également endossé la terminologie. J’ai toujours eu grand plaisir à entendre parler ainsi. « Ses urines étaient faiblement hémorragiques » est pour moi une phrase récréative, qui sonne bien à l’oreille et évoque un monde singulier qui délasse de la littérature. C’est pour la même raison que j’aime lire les notices de médicaments, pour le répit né de cette précision dans le terme technique qui donne l’illusion de la rigueur, le frisson de la simplicité et convoque une dimension spatio-temporelle de laquelle sont absents l’effort vers le beau, la souffrance créatrice et l’aspiration sans fin et sans espoir à des horizons sublimes.

— Il y a deux étiologies possibles pour les cystites, reprend Olympe. Soit un germe infectieux, soit un dysfonctionnement rénal. J’ai tâté sa vessie d’abord, pour vérifier qu’elle ne se mettait pas en globe.

— En globe ? je m’étonne.

— Quand il y a un dysfonctionnement rénal et que le chat ne peut plus uriner, sa vessie se remplit et forme un genre de « globe vésical » qu’on peut sentir en lui palpant l’abdomen, explique Olympe. Mais ce n’était pas le cas. Et elle n’avait pas l’air d’avoir mal quand je l’auscultais. Seulement, elle continuait à faire pipi partout.

J’ai une pensée pour le living-room de Solange Josse transformé en litière géante tendance ketchup. Mais pour Olympe, ce ne sont que des dégâts collatéraux.

— Alors Solange a fait faire des analyses d’urines.

Seulement Constitution n’a rien. Pas de calcul rénal, pas de germe insidieux planqué dans sa petite vessie de cacahuète, pas d’agent bactériologique infiltré. Pourtant, malgré les anti-inflammatoires, les antispasmodiques et les antibiotiques, Constitution s’obstine.

— Mais qu’a-t-elle donc ? je demande.

— Vous n’allez pas me croire, dit Olympe. Elle a une cystite idiopathique interstitielle.

— Mon Dieu mais qu’est-ce ? dis-je, tout alléchée.

— Eh bien c’est comme qui dirait que Constitution est une grosse hystérique, répond Olympe hilare. Interstitielle, ça veut dire qui concerne l’inflammation de la paroi vésicale et idiopathique sans cause médicale assignée. En bref, quand elle stresse, elle a des cystites inflammatoires. Exactement comme chez la femme.

— Mais pour quelle raison stresse-t-elle ? je m’interroge tout haut, car si Constitution, dont le quotidien de grosse feignasse décorative n’est perturbé que d’expérimentations vétérinaires bienveillantes qui consistent à lui tâter la vessie, a des motifs de stresser, le reste du genre animal s’en va sombrer dans l’attaque de panique.

— La vétérinaire a dit : seule la chatte le sait.

Et Olympe a une petite moue contrariée.

— Récemment, Paul (Josse) lui a dit qu’elle était grosse. On ne sait pas. Ça peut être n’importe quoi.

— Et comment soigne-t-on ça ?

— Comme avec les humains, rigole Olympe. On donne du Prozac.

— Sans rire ? dis-je.

— Sans rire, me répond-elle.

Je vous le disais bien. Bêtes nous sommes, bêtes nous resterons. Qu’une chatte de nantis souffre des mêmes maux qui affligent les femmes civilisées ne doit point faire crier à la maltraitance sur félins ou à la contamination par l’homme d’une innocente race domestique mais indiquer, tout au contraire, la profonde solidarité qui tisse les destins animaux. Des mêmes appétits nous vivons, des mêmes maux nous souffrons.

— En tout cas, me dit Olympe, ça me fera réfléchir quand je soignerai des animaux que je ne connais pas.

Elle se lève, prend congé gentiment.

— Eh bien merci, madame Michel, il n’y a qu’avec vous que je peux parler de tout ça.

— Mais de rien, Olympe, lui dis-je, ça m’a fait plaisir.

Et je m’apprête à refermer la porte lorsqu’elle me dit :

— Oh, vous savez, Anna Arthens va vendre son appartement. J’espère que les nouveaux auront des chats, eux aussi.

17Un cul de perdrix

Anna Arthens vend !

— Anna Arthens vend ! dis-je à Léon.

— Ça alors, me répond-il — ou du moins en ai-je l’impression.

Je vis ici depuis vingt-sept ans et jamais un appartement n’a changé de famille. La vieille Mme Meurisse a laissé place à la jeune Mme Meurisse et de même, à peu de chose près, pour les Badoise, les Josse et les Rosen. Les Arthens sont arrivés en même temps que nous ; nous avons en quelque sorte vieilli ensemble. Quant aux de Broglie, ils étaient là depuis fort longtemps et occupent toujours les lieux. Je ne sais quel est l’âge de Monsieur le Conseiller, mais jeune, il semblait déjà vieux, ce qui crée la situation que, bien que très vieux, il paraisse encore jeune.

Anna Arthens est donc la première, sous ma conciergerie, à vendre un bien qui va changer de mains et de nom. Curieusement, cette perspective m’effraie. Suis-je donc si habituée à cet éternel recommencement du même que la perspective d’un changement encore hypothétique, me plongeant dans le fleuve du temps, me rappelle à sa course ? Nous vivons chaque jour comme s’il devait renaître demain et le statu quo feutré du 7 rue de Grenelle, reconduisant matin après matin l’évidence de la pérennité, m’apparaît soudain comme un îlot harcelé de tempêtes.

Fort ébranlée, je me saisis de mon cabas à roulettes et, abandonnant là Léon qui ronfle légèrement, me dirige d’un pas vacillant vers le marché. Au coin de la rue de Grenelle et de la rue du Bac, locataire imperturbable de ses cartons usés, Gégène me regarde approcher comme la mygale sa proie.

— Eh, la mère Michel, z’avez encore perdu votre chat ? me lance-t-il et il rigole.

Voilà au moins une chose qui ne change pas. Gégène est un clochard qui, depuis des années, passe l’hiver ici, sur ses cartons miteux, dans une vieille redingote qui sent son négociant russe fin de siècle et a, comme celui qui la porte, étonnamment traversé les âges.

— Vous devriez aller au foyer, lui dis je comme à l’accoutumée, il va faire froid cette nuit.

— Ah ah, glapit-il, au foyer, je voudrais bien vous y voir. Il fait meilleur ici.

Je passe mon chemin puis, saisie de remords, je reviens vers lui.

— Je voulais vous dire... M. Arthens est mort cette nuit

— Le critique ? me demande Gégène, l’œil soudain vif, redressant le museau comme chien de chasse flairant un cul de perdrix.

— Oui, oui, le critique. Le cœur a lâché d’un coup.

— Ah mazette, ah mazette, répète Gégène, manifestement ému.

— Vous le connaissiez ? je demande, pour dire quelque chose.

— Ah mazette, ah mazette, réitère le clochard, faut-il que les meilleurs partent en premier !

— Il a eu une belle vie, je me risque à dire, surprise de la tournure que prennent les choses.

— Mère Michel, me répond Gégène, des gars comme ça, on n’en fait plus. Ah mazette, reprend-il, il va me manquer, le bougre.

— Vous donnait-il quelque chose, peut-être une somme pour Noël ?

Gégène me regarde, renifle, crache à ses pieds.

— Rien, en dix ans pas une piécette, que croyez-vous ? Ah, y’a pas à dire, c’était un sacré caractère. On n’en fait plus, on n’en fait plus, non.

Ce petit échange me perturbe et tandis que j’arpente les allées du marché, Gégène emplit tout entier mes pensées. Je n’ai jamais crédité les pauvres de grandeur d’âme sous prétexte qu’ils sont pauvres et au fait des injustices de la vie. Mais je les croyais au moins unis dans la haine des grands propriétaires. Gégène me détrompe et m’apprend cela : s’il y a bien une chose que les pauvres détestent, ce sont les autres pauvres.

Au fond, ce n’est pas absurde.

Je parcours distraitement les allées, rallie le coin des fromagers, achète du parmesan à la coupe et un beau morceau de soumaintrain.

18Riabinine

Lorsque je suis angoissée, je me rends au refuge. Nul besoin de voyager ; m’en aller rejoindre les sphères de ma mémoire littéraire suffit à l’affaire. Car quelle plus noble distraction, n’est-ce pas, quelle plus distrayante compagnie, quelle plus délicieuse transe que celle de la littérature ?

Me voici donc subitement devant un éventaire d’olives, à penser à Riabinine. Pourquoi Riabinine ? Parce que Gégène porte une redingote désuète, avec de longs pans ornés de boutons très bas par-derrière, qui m’a fait penser à celle de Riabinine. Dans Anna Karénine, Riabinine, négociant en bois portant redingote, vient conclure chez Lévine, l’aristocrate campagnard, une vente avec Stépane Oblonski, l’aristocrate moscovite. Le négociant jure par ses grands dieux qu’Oblonski gagne à la transaction tandis que Lévine l’accuse de dépouiller son ami d’un bois qui vaut trois fois plus. La scène est précédée d’un dialogue où Lévine demande à Oblonski s’il a compté les arbres de son bois.

— Comment cela, compter les arbres ? s’exclame le gentilhomme, autant compter les sables de la mer !

— Sois certain que Riabinine les a comptés, rétorque Lévine.

J’affectionne tout particulièrement cette scène, d’abord parce qu’elle se déroule à Pokrovskoie, dans la campagne russe. Ah, la campagne russe... Elle a ce charme si spécial des contrées sauvages et cependant unies à l’homme par la solidarité de cette terre dont nous sommes tous faits... La plus belle scène d’Anna Karénine se passe à Pokrovskoie. Lévine, sombre et mélancolique, tente d’oublier Kitty. C’est le printemps, il s’en va aux champs faucher avec ses paysans. La tâche lui semble d’abord trop rude. Bientôt, il va crier grâce, quand le vieux paysan qui mène la ligne ordonne un répit. Puis le fauchage reprend. De nouveau, Lévine tombe d’épuisement mais, une seconde fois, le vieux lève la faux. Repos. Et la ligne se remet en marche, quarante gars abattant les andains et avançant vers la rivière tandis que le soleil se lève. Il fait de plus en plus chaud, les bras et les épaules de Lévine sont inondés de sueur mais au gré des arrêts et des reprises, ses gestes d’abord gauches et douloureux se font de plus en plus fluides. Une bienheureuse fraîcheur nappe soudain son dos. Pluie d’été. Peu à peu, il déleste ses mouvements de l’entrave de sa volonté, entre dans la transe légère qui donne aux gestes la perfection des actes mécaniques et conscients, sans réflexion ni calcul, et la faux semble se manier d’elle-même tandis que Lévine se délecte de cet oubli dans le mouvement qui rend le plaisir de faire merveilleusement étranger aux efforts de la volonté.

Ainsi en va-t-il de bien des moments heureux de notre existence. Déchargés du fardeau de la décision et de l’intention, voguant sur nos mers intérieures, nous assistons comme aux actions d’un autre à nos divers mouvements et en admirons pourtant l’involontaire excellence. Quelle autre raison pourrais-je avoir d’écrire ceci, ce dérisoire journal d’une concierge vieillissante, si l’écriture ne tenait pas elle-même de l’art du fauchage ? Lorsque les lignes deviennent leurs propres démiurges, lorsque j’assiste, tel un miraculeux insu, à la naissance sur le papier de phrases qui échappent à ma volonté et, s’inscrivant malgré moi sur la feuille, m’apprennent ce que je ne savais ni ne croyais vouloir, je jouis de cet accouchement sans douleur, de cette évidence non concertée, de suivre sans labeur ni certitude, avec le bonheur des étonnements sincères, une plume qui me guide et me porte.

Alors, j’accède, dans la pleine évidence et texture de moi-même, à un oubli de moi qui confine à l’extase, je goûte la bienheureuse quiétude d’une conscience spectatrice.

Enfin, remontant en charrette, Riabinine se plaint ouvertement à son commis des façons des beaux messieurs.

— Et par rapport à l’achat, Mikhaïl Ignatitch ? lui demande le gaillard.

— Hé, hé !... répond le négociant.

Comme nous concluons vite, de l’apparence et de la position, à l’intelligence des êtres... Riabinine, comptable des sables de la mer, habile comédien et manipulateur brillant, n’a cure des préjugés qui portent sur sa personne. Né intelligent et paria, la gloire ne l’attire pas ; seules le jettent sur les routes la promesse du profit et la perspective de s’en aller détrousser poliment les seigneurs d’un système imbécile qui le tient en mépris mais ne sait le freiner. Ainsi suis-je, pauvre concierge résignée à l’absence de faste — mais anomalie d’un système qui s’en révèle grotesque et dont je me gausse doucement, chaque jour, en un for intérieur que personne ne pénètre.

Pensée profonde n° 8

Si tu oublies le futur

Tu perds

Le présent

Aujourd’hui, nous sommes allés à Chatou voir mamie Josse, la mère de papa, qui est depuis deux semaines dans une maison de retraite. Papa est allé avec elle quand elle s’y est installée et là, on y est allés tous ensemble. Mamie ne peut plus vivre toute seule dans sa grande maison de Chatou : elle est quasiment aveugle, elle a de l’arthrose et ne peut presque plus marcher ni tenir quelque chose dans ses mains et elle a peur dès qu’elle est toute seule. Ses enfants (papa, mon oncle François et ma tante Laure) ont bien essayé de gérer l’affaire avec une infirmière privée mais elle ne pouvait quand même pas rester 24 heures sur 24, sans compter que les amies de mamie étaient elles aussi déjà en maison de retraite et que ça semblait donc une bonne solution.

La maison de retraite de mamie, c’est quelque chose. Je me demande combien ça coûte par mois, un mouroir de luxe ? La chambre de mamie est grande et claire, avec des beaux meubles, des beaux rideaux, un petit salon attenant et une salle de bains avec une baignoire en marbre. Maman et Colombe se sont extasiées devant la baignoire en marbre, comme si ça avait le moindre intérêt pour mamie que la baignoire soit en marbre alors que ses doigts sont en béton... En plus, le marbre, c’est moche. Papa, lui, n’a pas dit grand-chose. Je sais qu’il se sent coupable que sa mère soit dans une maison de retraite. « On ne va quand même pas la prendre avec nous ? » a dit maman quand ils croyaient tous ies deux que je n’entendais pas (mais j’entends tout, spécialement ce qui ne m’est pas destiné). « Non, Solange, bien sûr que non... » a répondu papa sur un ton qui voulait dire : « Je fais comme si je pensais le contraire tout en disant "non, non" d’un air las et résigné, en bon mari qui se soumet et comme ça je garde le beau rôle. » Je connais bien ce ton-là chez papa. Il signifie : « Je sais que je suis lâche mais que personne ne s’avise de me le dire. » Évidemment, ça n’a pas loupé : « Tu es vraiment lâche », a dit maman en balançant rageusement un torchon dans l’évier. Dès qu’elle est en colère, c’est curieux, il faut qu’elle jette quelque chose. Une fois, elle a même jeté Constitution. « Tu n’en as pas plus envie que moi », a-t-elle repris en récupérant le torchon et en l’agitant sous le nez de papa. « De toute façon, c’est fait », a dit papa, ce qui est une parole de lâche puissance dix.

Moi, je suis bien contente que mamie ne vienne pas habiter avec nous. Pourtant, dans quatre cents mètres carrés, ce ne serait pas vraiment un problème. Je trouve que les vieux, ils ont bien le droit à un peu de respect, quand même. Et être dans une maison de retraite, c’est sûr, c’est la fin du respect. Quand on y va, ça veut dire : « Je suis fini(e), je ne suis plus rien, tout le monde, y compris moi, n’attend plus qu’une chose : la mort, cette triste fin de l’ennui. » Non, la raison pour laquelle je n’ai pas envie que mamie vienne chez nous, c’est que je n’aime pas mamie. C’est une sale vieille, après avoir été une méchante jeune. Ça aussi, je trouve que c’est une injustice profonde : prenez, quand il est devenu très vieux, un sympathique chauffagiste, qui n’a jamais fait que du bien autour de lui, a su créer de l’amour, en donner, en recevoir, tisser des liens humains et sensibles. Sa femme est morte, ses enfants n’ont pas le sou mais ont eux-mêmes plein d’enfants qu’il faut nourrir et élever. En plus, ils habitent à l’autre bout de la France. On le met donc en maison de retraite près du patelin où il est né, où ses enfants ne peuvent venir le voir que deux fois l’an — une maison de retraite pour pauvres, où il faut partager sa chambre, où la bouffe est dégueulasse et où le personnel combat sa certitude de subir un jour le même sort en maltraitant les résidents. Prenez maintenant ma grand-mère, qui n’a jamais rien fait d’autre de sa vie qu’une longue suite de réceptions, grimaces, intrigues et dépenses futiles et hypocrites, et considérez le fait qu’elle a droit à une chambre coquette, un salon privé et à des coquilles Saint-Jacques à déjeuner le midi. Est-ce cela, le prix à payer pour l’amour, une fin de vie sans espoir dans une promiscuité sordide ? Est-ce cela, la récompense de l’anorexie affective, une baignoire en marbre dans une bonbonnière ruineuse ?

Donc, je n’aime pas mamie qui ne m’aime pas beaucoup non plus. En revanche, elle adore Colombe qui le lui rend bien c’est-à-dire en guettant l’héritage avec ce détachement tout authentique de la fille-qui-ne-guette-pas-l’héritage. Je croyais donc que cette journée à Chatou allait être une corvée pas possible et bingo : Colombe et maman qui s’extasient sur la baignoire, papa qui a l’air d’avoir avalé son parapluie, des vieux grabataires desséchés qu’on balade dans les couloirs avec toutes leurs perfusions, une folle (« Alzheimer », a dit Colombe d’un air docte — sans rire !) qui m’appelle « Clara jolie » et hurle deux secondes après qu’elle veut son chien tout de suite en manquant de m’éborgner avec sa grosse bague de diamants, et même une tentative d’évasion ! Les pensionnaires encore valides ont un bracelet électronique autour du poignet : quand ils tentent de sortir de l’enceinte de la résidence, ça bipe à la réception et le personnel se rue dehors pour rattraper le fuyard qui se fait évidemment choper après un cent mètres laborieux et qui proteste avec vigueur qu’on n’est pas au goulag, demande à parler au directeur et gesticule bizarrement jusqu’à ce qu’on le colle dans un fauteuil roulant. La dame qui a piqué son sprint s’était changée après le déjeuner : elle avait revêtu sa tenue d’évasion, une robe à pois avec des volants partout, très pratique pour escalader les clôtures. Bref, à quatorze heures, après la baignoire, les coquilles Saint-Jacques et l’évasion spectaculaire d’Edmond Dantès, j’étais mûre pour le désespoir.

Mais tout d’un coup, je me suis souvenue que j’avais décidé de construire et non de défaire. J’ai regardé autour de moi en cherchant quelque chose de positif et en évitant de regarder Colombe. Je n’ai rien trouvé. Tous ces gens qui attendent la mort en ne sachant que faire... Et puis, miracle, c’est Colombe qui m’a donné la solution, oui, Colombe. Quand on est partis, après avoir embrassé mamie et promis de revenir bientôt, ma sœur a dit : « Bon, mamie a l’air bien installée. Pour le reste... on va s’empresser d’oublier ça très vite. » N’ergotons pas sur le « s’empresser très vite », ce qui serait mesquin, et concentrons-nous sur l’idée : oublier ça très vite.

Au contraire, il ne faut surtout pas oublier ça. Il ne faut pas oublier les vieux au corps pourri, les vieux tout près d’une mort à laquelle les jeunes ne veulent pas penser (alors ils confient à la maison de retraite le soin d’y amener leurs parents sans esclandre ni tracas), l’inexistante joie de ces dernières heures dont il faudrait profiter à fond et qu’on subit dans l’ennui, l’amertume et le ressassement. Il ne faut pas oublier que le corps dépérit, que les amis meurent, que tous vous oublient, que la fin est solitude. Pas oublier non plus que ces vieux ont été jeunes, que le temps d’une vie est dérisoire, qu’on a vingt ans un jour et quatre-vingts le lendemain. Colombe croit qu’on peut « s’empresser d’oublier » parce que c’est encore tellement loin pour elle, la perspective de la vieillesse, que c’est comme si ça n’allait jamais lui arriver.

Moi, j’ai compris très tôt qu’une vie, ça passe en un rien de temps, en regardant les adultes autour de moi, si pressés, si stressés par l’échéance, si avides de maintenant pour ne pas penser à demain... Mais si on redoute le lendemain, c’est parce qu’on ne sait pas construire le présent et quand on ne sait pas construire le présent, on se raconte qu’on le pourra demain et c’est fichu parce que demain finit toujours par devenir aujourd’hui, vous voyez ?

Donc il ne faut surtout pas oublier tout ça. Il faut vivre avec cette certitude que nous vieillirons et que ce ne sera pas beau, pas bon, pas gai. Et se dire que c’est maintenant qui importe : construire, maintenant, quelque chose, à tout prix, de toutes ses forces. Toujours avoir en tête la maison de retraite pour se dépasser chaque jour, le rendre impérissable. Gravir pas à pas son Everest à soi et le faire de telle sorte que chaque pas soit un peu d’éternité.

Le futur, ça sert à ça : à construire le présent avec des vrais projets de vivants.