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Le même matin, à sept heures, on sonne à ma loge.
Je mets quelques instants à émerger du vide. Deux heures de sommeil ne disposent pas à une grande aménité envers le genre humain et les nombreux coups de sonnette qui suivent tandis que j’enfile robe et chaussons et que je me passe la main dans des cheveux étrangement mousseux ne stimulent pas mon altruisme.
J’ouvre la porte et me trouve nez à nez avec Colombe Josse.
— Eh bien, me dit-elle, vous avez été prise dans un embouteillage ?
J’ai du mal à croire à ce que j’entends.
— Il est sept heures, dis-je.
Elle me regarde.
— Oui, je sais, dit-elle.
— La loge ouvre à huit heures, j’indique en faisant un énorme effort sur moi-même.
— Comment ça, à huit heures ? demande-t-elle d’un air choqué. Il y a des heures ?
Non, la loge des concierges est un sanctuaire protégé qui ne connaît ni le progrès social ni les lois salariales.
— Oui, dis-je, incapable de prononcer un mot supplémentaire.
— Ah, dit-elle d’une voix paresseuse. Eh bien, puisque je suis là...
— ... vous repasserez plus tard, dis-je en lui fermant la porte au nez et en me dirigeant vers la bouilloire.
Derrière la vitre, je l’entends s’exclamer : « Alors ça, c’est un comble ! » puis tourner des talons furieux et appuyer rageusement sur le bouton d’appel de l’ascenseur.
Colombe Josse est la fille aînée des Josse. Colombe Josse est aussi une espèce de grand poireau blond qui s’habille comme une bohémienne fauchée. S’il y a bien une chose que j’abhorre, c’est cette perversion des riches qui s’habillent comme des pauvres, avec des fripes qui pendouillent, des bonnets de laine grise, des chaussures de clochard et des chemises à fleurs sous des pulls fatigués. Non seulement c’est laid mais c’est insultant ; rien n’est plus méprisable que le mépris des riches pour le désir des pauvres.
Par malheur, Colombe Josse fait également des études brillantes. Cet automne, elle est entrée à Normale sup, section philosophie.
Je me prépare du thé et des biscottes à la confiture de mirabelles en tentant de maîtriser le tremblement de colère qui agite ma main, tandis qu’un insidieux mal de crâne s’infiltre sous mon crâne. Je prends une douche énervée, m’habille, pourvois Léon en nourritures abjectes (pâté de tête et reste de couenne moite), sors dans la cour, sors les poubelles, sors Neptune du local à poubelles et, à huit heures, lassée de toutes ces sorties, rallie de nouveau ma cuisine, pas calmée pour un sou.
Dans la famille Josse, il y a aussi la cadette, Paloma, qui est si discrète et diaphane que je crois bien ne la voir jamais, quoiqu’elle se rende chaque jour à l’école. Or, c’est justement elle que, à huit heures pétantes, Colombe m’envoie en émissaire.
Quelle lâche manœuvre.
La pauvre enfant (quel âge a-t-elle ? onze ans ? douze ans ?) se tient sur mon paillasson, raide comme la justice. J’inspire un bon coup — ne pas passer sur l’innocent l’ire qu’a provoquée le malin — et tente de sourire avec naturel.
— Bonjour Paloma, dis je.
Elle triture le bas de son gilet rose avec expectative.
— Bonjour, dit-elle d’une voix fluette.
Je la regarde avec attention. Comment ai-je pu manquer cela ? Certains enfants ont le don difficile de glacer les adultes. Rien, dans leur comportement, ne correspond aux standards de leur âge. Ils sont trop graves, trop sérieux, trop imperturbables et, dans le même temps, terriblement aiguisés. Oui, aiguisés. En regardant Paloma avec plus de vigilance, je discerne une acuité tranchante, une sagacité glacée que je n’ai prise pour de la réserve, me dis-je, que parce qu’il m’était impossible d’imaginer que la triviale Colombe pût avoir pour sœur un juge de l’Humanité.
— Ma sœur Colombe m’envoie vous prévenir qu’on va livrer pour elle une enveloppe qui lui importe beaucoup, dit Paloma.
— Très bien, dis-je, en prenant bien garde de ne pas adoucir mon propre ton, comme font les adultes quand ils parlent aux enfants, ce qui est, finalement, une marque de mépris aussi grande que les vêtements de pauvres des riches.
— Elle demande si vous pouvez la déposer à la maison, continue Paloma.
— Oui, dis-je.
— D’accord, dit Paloma.
Et elle reste là.
C’est bien intéressant.
Elle reste là à me fixer calmement, sans bouger, les bras le long du corps, la bouche légèrement entrouverte. Elle a des tresses étiques, des lunettes à montures roses et de très grands yeux clairs.
— Est-ce que je peux t’offrir un chocolat ? je demande, à court d’idées.
Elle hoche la tête, toujours aussi imperturbable.
— Entre, dis-je, je buvais justement du thé.
Et je laisse la porte de la loge ouverte, pour couper court à toutes les imputations de rapt.
— Je préfère le thé aussi, ça ne vous ennuie pas ? demande-t-elle.
— Non, bien sûr, réponds-je, un peu surprise, en notant mentalement que certaines données commencent à s’accumuler : juge de l’Humanité, jolies tournures, réclame du thé.
Elle s’assied sur une chaise et balance les pieds dans le vide en me regardant pendant que je lui sers du thé au jasmin. Je le dépose devant elle, m’attable devant ma propre tasse.
— Je fais en sorte chaque jour que ma sœur me prenne pour une débile, me déclare-t-elle après une longue gorgée de spécialiste. Ma sœur, qui passe des soirées entières avec ses copains à fumer et à boire et à parler comme les jeunes de banlieue parce qu’elle pense que son intelligence ne peut pas être mise en doute.
Ce qui va très bien avec la mode SDF.
— Je suis là en émissaire parce que c’est une lâche doublée d’une trouillarde, poursuit Paloma en me regardant toujours fixement de ses grands yeux limpides.
— Eh bien, ça nous aura donné l’occasion de faire connaissance, dis je poliment.
— Est-ce que je pourrai revenir ? demande-t-elle et il y a quelque chose de suppliant dans sa voix.
— Bien sûr, réponds-je, tu es la bienvenue. Mais j’ai peur que tu t’ennuies ici, il n’y a pas grand-chose à faire.
— Je voudrais juste être tranquille, me rétorque-elle.
— Tu ne peux pas être tranquille dans ta chambre ?
— Non, dit-elle, je ne suis pas tranquille si tout le monde sait où je suis. Avant, je me cachais. Mais à présent, toutes mes cachettes sont grillées.
— Tu sais, je suis constamment dérangée moi aussi. Je ne sais pas si tu pourras penser tranquillement ici.
— Je peux rester là (elle désigne le fauteuil devant la télé allumée, le son en sourdine). Les gens viennent pour vous voir, ils ne me dérangeront pas.
— Je veux bien, dis-je, mais il faut d’abord demander à ta maman si elle est d’accord.
Manuela, qui prend son service à huit heures et demie, passe la tête par la porte ouverte. Elle s’apprête à me dire quelque chose quand elle découvre Paloma et sa tasse de thé fumante.
— Entrez, lui dis-je, nous prenions une petite collation en bavardant.
Manuela arque un sourcil, ce qui signifie, en portugais du moins : Que fait-elle là ? Je hausse imperceptiblement les épaules. Elle plisse les lèvres, perplexe.
— Alors ? me demande-t-elle toutefois, incapable d’attendre.
— Vous revenez tout à l’heure ? dis-je avec un grand sourire.
— Ah, dit-elle, en voyant mon sourire, très bien, très bien, oui, je reviens, comme d’habitude.
Puis, en regardant Paloma :
— Bon, je reviens tout à l’heure. Et, poliment :
— Au revoir, mademoiselle.
— Au revoir, dit Paloma en esquissant son premier sourire, un pauvre petit sourire sous-entraîné qui me fend le cœur.
— Il faut que tu rentres chez toi maintenant, dis-je. Ta famille va s’inquiéter.
Elle se lève et se dirige vers la porte en traînant des pieds.
— Il est manifeste, me dit-elle, que vous êtes très intelligente.
Et comme, interloquée, je ne dis rien :
— Vous avez trouvé la bonne cachette.
L’enveloppe qu’un coursier dépose à ma loge pour Sa Majesté Colombe de la Racaille est ouverte.
Carrément ouverte, sans avoir jamais été scellée. Le rabat est toujours orné de sa bande protectrice blanche et l’enveloppe bée comme une vieille chaussure en dévoilant une liasse de feuilles maintenues par une spirale.
Pourquoi n’a-t-on pas pris la peine de fermer ? je me demande en écartant l’hypothèse d’une confiance en la probité des coursiers et des concierges et en supposant plutôt la croyance que le contenu de l’enveloppe ne les intéressera pas.
Je jure par tous les dieux que c’est la première fois et je supplie que l’on tienne compte des faits (courte nuit, pluie d’été, Paloma, etc.).
Je tire délicatement la liasse hors de son enveloppe
Colombe Josse, L’argument de potentia dei absoluta, mémoire de master sous la direction de Monsieur le Professeur Marian, Université de Paris-I — Sorbonne.
Il y a une carte fixée par un trombone à la première de couverture :
Chère Colombe Josse,
Voici mes annotations. Merci pour le coursier.
Nous nous verrons au Saulchoir demain.
Cordialement,
J. Marian
Il s’agit de philosophie médiévale, ainsi que l’introduction à la chose me l’apprend. C’est même un mémoire sur Guillaume d’Ockham, moine franciscain et philosophe logicien du XIVe siècle. Quant au Saulchoir, c’est une bibliothèque de « sciences religieuses et philosophiques » qui se trouve dans le XIIIe et qui est tenue par des dominicains. Elle possède un important fonds de littérature médiévale, avec, je gage, les œuvres complètes de Guillaume d’Ockham en latin et en quinze volumes. Comment le sais-je ? Eh bien j’y suis allée il y a quelques années. Pourquoi ? Pour rien. J’avais découvert sur un plan de Paris cette bibliothèque qui semblait ouverte à tous et m’y étais rendue en collectionneuse. J’avais parcouru les allées de la bibliothèque, plutôt clairsemées et peuplées exclusivement de vieux messieurs très doctes ou d’étudiants à l’air prétentieux. Je suis toujours fascinée par l’abnégation avec laquelle nous autres humains sommes capables de consacrer une grande énergie à la quête du rien et au brassage de pensées inutiles et absurdes. J’avais discuté avec un jeune thésard en patristique grecque et m’étais demandé comment tant de jeunesse pouvait se ruiner au service du néant. Quand on réfléchit bien au fait que ce qui préoccupe avant tout le primate, c’est le sexe, le territoire et la hiérarchie, la réflexion sur le sens de la prière chez Augustin d’Hippone semble relativement futile. Certes, on arguera sans doute du fait que l’homme aspire à un sens qui va au-delà des pulsions. Mais je rétorque que c’est à la fois très vrai (sinon, que faire de la littérature ?) et très faux : le sens, c’est encore de la pulsion, c’est même la pulsion portée à son plus haut degré d’accomplissement, en ce qu’elle utilise le moyen le plus performant, la compréhension, pour parvenir à ses fins. Car cette quête de sens et de beauté n’est pas le signe d’une nature altière de l’homme qui, échappant à son animalité, trouverait dans les lumières de l’esprit la justification de son être : c’est une arme aiguisée au service d’une fin matérielle et triviale. Et lorsque l’arme se prend elle-même pour objet, c’est une simple conséquence de ce câblage neuronal spécifique qui nous distingue des autres animaux et, en nous permettant de survivre par ce moyen performant, l’intelligence, nous offre aussi la possibilité de la complexité sans fondement, de la pensée sans utilité, de la beauté sans fonction. C’est comme un bug, une conséquence sans conséquence de la subtilité de notre cortex, une déviance superfétatoire utilisant en pure perte des moyens disponibles.
Mais même lorsque la quête ne divague pas ainsi, c’est encore une nécessité qui ne déroge pas à l’animalité. La littérature, par exemple, a une fonction pragmatique. Comme toute forme d’Art, elle a pour mission de rendre supportable l’accomplissement de nos devoirs vitaux. Pour un être qui, comme l’humain, façonne son destin à la force de la réflexion et de la réflexivité, la connaissance qui en découle a le caractère insupportable de toute lucidité nue. Nous savons que nous sommes des bêtes dotées d’une arme de survie et non des dieux façonnant le monde de leur pensée propre et il faut bien quelque chose pour que cette sagacité nous devienne tolérable, quelque chose qui nous sauve de la triste et éternelle fièvre des destins biologiques.
Alors, nous inventons l’Art, cet autre procédé des animaux que nous sommes afin que notre espèce survive.
La vérité n’aime rien tant que la simplicité de la vérité est la leçon que Colombe Josse aurait dû retenir de ses lectures moyenâgeuses. Faire des chichis conceptuels au service du rien est pourtant tout le bénéfice qu’elle semble retirer de l’affaire. C’est une de ces boucles inutiles et c’est aussi un gaspillage éhonté de ressources, incluant le coursier et moi-même.
Je parcours les pages à peine annotées de ce qui doit être une version finale et je suis consternée. On concédera à la demoiselle une plume qui ne se défend pas trop mal, bien qu’encore un peu jeune. Mais que les classes moyennes se crèvent à la tâche pour financer de leur sueur et de leurs impôts aussi vaine et prétentieuse recherche me laisse coite. Des secrétaires, des artisans, des employés, des fonctionnaires de basse catégorie, des chauffeurs de taxi et des concierges écopent d’un quotidien de petits matins gris afin que la fine fleur de la jeunesse française, dûment logée et rémunérée, gaspille tout le fruit de cette grisaille sur l’autel de travaux ridicules.
C’est pourtant a priori bien passionnant : Existe-t-il des universaux ou bien seulement des choses singulières est la question à laquelle je comprends que Guillaume a consacré l’essentiel de sa vie. Je trouve que c’est une interrogation fascinante : chaque chose est-elle une entité individuelle — et auquel cas, ce qui est semblable d’une chose à une autre n’est qu’une illusion ou un effet du langage, qui procède par mots et concepts, par généralités désignant et englobant plusieurs choses particulières — ou bien existe-t-il réellement des formes générales dont les choses singulières participent et qui ne soient pas de simples faits de langage ? Quand nous disons : une table, lorsque nous prononçons le nom de table, lorsque nous formons le concept de table, désignons-nous toujours seulement cette table-ci ou bien renvoyons-nous réellement à une entité table universelle qui fonde la réalité de toutes les tables particulières existantes ? L’idée de table est-elle réelle ou n’appartient-elle qu’à notre esprit ? Auquel cas, pourquoi certains objets sont-ils semblables ? Est-ce le langage qui les regroupe artificiellement et pour la commodité de l’entendement humain en catégories générales ou bien existe-t-il une forme universelle dont participe toute forme spécifique ?
Pour Guillaume, les choses sont singulières, le réalisme des universaux erroné. Il n’y a que des réalités particulières, la généralité est de l’esprit seul et c’est compliquer ce qui est simple que de supposer l’existence de réalités génériques. Mais en sommes-nous si sûrs ? Quelle congruence entre un Raphaël et un Vermeer demandais-je hier soir même ? L’œil y reconnaît une forme commune de laquelle ils participent tous deux, celle de la Beauté. Et je crois pour ma part qu’il faut qu’il y ait de la réalité dans cette forme-là, qu’elle ne soit pas un simple expédient de l’esprit humain qui classe pour comprendre, qui discrimine pour appréhender : car on ne peut rien classer qui ne s’y prête, rien regrouper qui ne soit regroupable, rien assembler qui ne soit assemblable. Jamais une table ne sera Vue de Delft : l’esprit humain ne peut créer cette dissimilitude, de la même manière qu’il n’a pas le pouvoir d’engendrer la solidarité profonde qui tisse une nature morte hollandaise et une Vierge à l’Enfant italienne. Tout comme chaque table participe d’une essence qui lui donne sa forme, toute œuvre d’art participe d’une forme universelle qui seule peut lui donner ce sceau. Certes, nous ne percevons pas directement cette universalité : c’est une des raisons pour lesquelles tant de philosophes ont rechigné à considérer les essences comme réelles car je ne vois jamais que cette table présente et non la forme universelle « table », que ce tableau-ci et non l’essence même du Beau. Et pourtant., pourtant, elle est là, sous nos yeux : chaque tableau de maître hollandais en est une incarnation, une apparition fulgurante que nous ne pouvons contempler qu’au travers du singulier mais qui nous donne accès à l’éternité, à l’atemporalité d’une forme sublime.
L’éternité, cet invisible que nous regardons.
Or, croyez-vous que tout ceci intéresse notre aspirante à la gloire intellectuelle ?
Que nenni.
Colombe Josse, qui n’a pour la Beauté ou pour le destin des tables aucune considération suivie, s’acharne à explorer la pensée théologique d’Ockham au gré de minauderies sémantiques dépourvues d’intérêt. Le plus remarquable est l’intention qui préside à l’entreprise : il s’agit de faire des thèses philosophiques d’Ockham la conséquence de sa conception de l’action de Dieu, en renvoyant ses années de labeur philosophique au rang d’excroissances secondaires de sa pensée théologique. C’est sidéral, enivrant comme le mauvais vin et surtout très révélateur du fonctionnement de l’Université : si tu veux faire carrière, prends un texte marginal et exotique (la Somme de logique de Guillaume d’Ockham) encore peu exploré, insulte son sens littéral en y cherchant une intention que l’auteur lui-même n’avait pas aperçue (car chacun sait que l’insu en matière de concept est bien plus puissant que tous les desseins conscients), déforme-le jusqu’au point de ressemblance avec une thèse originale (c’est la puissance absolue de Dieu qui fonde une analyse logique dont les enjeux philosophiques sont ignorés), brûle ce faisant toutes tes icônes (l’athéisme, la foi dans la Raison contre la raison de la foi, l’amour de la sagesse et autres babioles chères aux socialistes), consacre une année de ta vie à ce petit jeu indigne aux frais d’une collectivité que tu réveilles à sept heures et envoie un coursier à ton directeur de recherches.
À quoi sert l’intelligence si ce n’est à servir ? Et je ne parle pas de cette fausse servitude qui est celle des grands commis de l’Etat et qu’ils exhibent fièrement comme marque de leur vertu : c’est une humilité de façade qui n’est que vanité et dédain. Paré chaque matin de l’ostentatoire modestie du grand servant, Etienne de Broglie m’a depuis longtemps convaincue de l’orgueil de sa caste. À l’inverse, les privilèges donnent de vrais devoirs. Appartenir au petit cénacle fermé de l’élite, c’est devoir servir à la mesure de la gloire et de la fluidité dans l’existence matérielle qu’on récolte pour prix de cette appartenance. Suis-je comme Colombe Josse une jeune normalienne auquel l’avenir est ouvert ? Je dois me préoccuper du progrès de l’Humanité, de la résolution de problèmes cruciaux pour la survie, le bien-être ou l’élévation du genre humain, de l’advenir de la Beauté dans le monde ou de la juste croisade pour l’authenticité philosophique. Ce n’est pas un sacerdoce, il y a le choix, les champs sont vastes. On n’entre pas en philosophie comme au séminaire, avec un credo pour épée et une voie unique pour destin. Travaille-t-on sur Platon, Épicure, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel ou même Husserl ? Sur l’esthétique, la politique, la morale, l’épistémologie, la métaphysique ? Se consacre-t-on à l’enseignement, à la constitution d’une œuvre, à la recherche, à la Culture ? C’est indifférent. Car, en pareille matière, seule importe l’intention : élever la pensée, contribuer à l’intérêt commun ou bien rallier une scolastique qui n’a d’autre objet que sa propre perpétuation et d’autre fonction que l’autoreproduction de stériles élites — par où l’Université devient secte.
Va chez Angelina
Pour apprendre
Pourquoi les voitures brûlent
Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose de passionnant I Je suis allée chez Mme Michel lui demander d’apporter un courrier pour Colombe à la maison quand le coursier le déposerait à la loge. En fait, c’est son mémoire de maîtrise sur Guillaume d’Ockham, c’est une première rédaction que son directeur a dû relire et qu’il lui fait parvenir avec des annotations. La chose très drôle, c’est que Colombe s’est fait virer par Mme Michel parce qu’elle a sonné à la loge à sept heures pour lui demander de lui apporter le paquet. Mme Michel a dû l’engueuler (la loge ouvre à huit heures) parce que Colombe est remontée comme une furie à la maison en beuglant que la concierge était une vieille crevure qui se prenait pour qui, non mais des fois ? Maman a eu soudain l’air de se rappeler que, oui, en effet, dans un pays développé et civilisé, on ne dérange pas les concierges à n’importe quelle heure du jour et de la nuit (elle aurait mieux fait de se le rappeler avant que Colombe ne descende), mais ça n’a pas calmé ma sœur qui a continué à brailler que c’est pas parce qu’elle s’était trompée d’horaire que cette moins que rien avait le droit de lui claquer la porte au nez. Maman a laissé couler. Si Colombe était ma fille (Darwin m’en préserve), je lui aurais collé deux baffes.
Dix minutes plus tard, Colombe est venue dans ma chambre avec un sourire tout mielleux. Alors ça, je ne peux pas le supporter. Je préfère encore qu’elle me crie dessus. « Paloma, ma puce, tu veux bien me rendre un grand service ? » a-t-elle roucoulé. « Non », ai-je répondu. Elle a inspiré un grand coup en regrettant que je ne sois pas son esclave personnelle — elle aurait pu me faire fouetter — se serait sentie beaucoup mieux — m’énerve cette morveuse. « Je veux un accord », ai-je ajouté. « Tu ne sais même pas ce que je veux » a-t-elle rétorqué avec un petit air méprisant. « Tu veux que j’aille voir Mme Michel », ai-je dit. Elle est restée la bouche ouverte. À force de se raconter que je suis débile, elle finit par le croire. « O.K. si tu ne mets pas de musique fort dans ta chambre pendant un mois. » « Une semaine », a dit Colombe. « Alors, je n’irai pas », ai-je dit. « O.K. », a dit Colombe, « va voir cette vieille raclure et dis-lui de m’apporter le paquet de Marian dès qu’il arrive à la loge. » Et elle est sortie en claquant la porte.
Je suis donc allée voir Mme Michel et elle m’a invitée à boire un thé.
Pour l’instant, je la teste. Je n’ai pas dit grand-chose. Elle m’a regardée bizarrement, comme si elle me voyait pour la première fois. Elle n’a rien dit sur Colombe. Si c’était une vraie concierge, elle aurait dit quelque chose comme : « Oui, bon, mais votre sœur, là, faut quand même pas qu’elle se croie tout permis. » Au lieu de ça, elle m’a offert une tasse de thé et elle m’a parlé très poliment, comme si j’étais une vraie personne.
Dans la loge, la télévision était allumée. Elle ne la regardait pas. Il y avait un reportage sur les jeunes qui brûlent des voitures en banlieue. En voyant les images, je me suis demandé : qu’est-ce qui peut pousser un jeune à brûler une voiture ? Qu’est-ce qui peut bien se passer dans sa tête ? Et après, c’est cette pensée-là qui m’est venue : et moi ? Pourquoi je veux brûler l’appartement ? Les journalistes parlent du chômage et de la misère, moi je parle de l’égoïsme et de la fausseté de ma famille. Mais ce sont des fadaises. Il y a toujours eu du chômage et de la misère et des familles merdiques. Et pourtant, on ne brûle pas des voitures ou des appartements tous les matins, quand même ! Je me suis dit que, finalement, tout ça, c’étaient de fausses raisons. Pourquoi est-ce qu’on brûle une voiture ? Pourquoi est-ce que je veux mettre le feu à l’appartement ?
Je n’ai pas eu de réponse à ma question jusqu’à ce que j’aille faire des courses avec ma tante Hélène, la sœur de ma mère, et ma cousine Sophie. En fait, il s’agissait d’aller acheter un cadeau pour l’anniversaire de maman qu’on fête dimanche prochain. On a pris le prétexte d’aller ensemble au musée Dapper et en fait, on est allées faire les boutiques de décoration du IIe et du VIIIe. L’idée, c’était de trouver un porte-parapluie et d’acheter aussi mon cadeau.
Concernant le porte-parapluie, ça a été interminable. Ça a pris trois heures alors que, d’après moi, tous ceux que nous avons vus étaient strictement identiques, soit des cylindres tout bêtes, soit des machins avec des ferronneries genre antiquaire. Le tout hors de prix. Ça ne vous dérange pas quelque part, vous, l’idée qu’un porte-parapluie puisse coûter deux cent quatre-vingt-dix-neuf euros ? C’est pourtant le prix que Hélène a payé pour une chose prétentieuse en « cuir vieilli » (mon œil : frotté à la brosse en fer, oui) avec des coutures façon sellier, comme si on habitait dans un haras. Moi, j’ai acheté à maman une petite boîte à somnifères en laque noire dans une boutique asiatique. Trente euros. Je trouvais déjà ça très cher mais Hélène m’a demandé si je voulais rajouter quelque chose, vu que ce n’était pas grand-chose. Le mari d’Hélène est gastro-entérologue et je peux vous garantir que, au pays des médecins, le gastro-entérologue n’est pas le plus pauvre... Mais j’aime quand même bien Hélène et Claude parce qu’ils sont... eh bien, je ne sais pas très bien comment dire... entiers. Ils sont contents de leur vie, je crois, enfin ils ne jouent pas à être autre chose que ce qu’ils sont. Et ils ont Sophie. Ma cousine Sophie est trisomique. Je ne suis pas du genre à m’extasier devant les trisomiques comme il est de bon ton de le faire dans ma famille (même Colombe s’y met). Le discours convenu, c’est : ils sont handicapés mais ils sont tellement attachants, tellement affectueux, tellement émouvants I Personnellement, je trouve la présence de Sophie plutôt pénible : elle bave, elle crie, elle boude, elle fait des caprices et elle ne comprend rien. Mais ça ne veut pas dire que je n’approuve pas Hélène et Claude. Ils disent eux-mêmes qu’elle est dure et que c’est une vraie galère d’avoir une fille trisomique mais ils l’aiment et ils s’occupent d’elle très bien, je trouve. Ça, plus leur caractère entier, eh bien, ça fait que je les aime bien. Quand on voit maman qui joue à être une femme moderne bien dans sa peau ou Jacinthe Rosen qui joue à être une bourgeoise-depuis-le-berceau, ça rend Hélène, qui ne joue à rien du tout et qui est contente de ce qu’elle a, plutôt sympathique.
Mais bref, après le cirque du porte-parapluie, on est allées manger un gâteau et boire un chocolat chez Angelina, le salon de thé de la rue de Rivoli. Vous me direz qu’il n’y a pas plus éloigné de la thématique jeunes de banlieue qui brûlent des voitures. Eh bien pas du tout ! J’ai vu quelque chose chez Angelina qui m’a permis de comprendre certaines autres choses. À la table à côté de la nôtre, il y avait un couple avec un bébé. Un couple de Blancs avec un bébé asiatique, un petit garçon qui s’appelait Théo. Hélène et eux ont sympathisé et ont bavardé un moment. Ils ont sympathisé en tant que parents d’un enfant différent, évidemment, c’est comme ça qu’ils se sont reconnus et qu’ils ont commencé à parler. On a appris que Théo était un petit garçon adopté, qu’il avait quinze mois quand ils l’ont ramené de Thaïlande, que ses parents sont morts dans le tsunami, ainsi que tous ses frères et sœurs. Moi, je regardais autour de moi et je me disais : comment il va faire ? On était chez Angelina, quand même : toutes ces personnes bien habillées, croquant avec préciosité dans des pâtisseries ruineuses, et qui n’étaient là que pour... eh bien que pour la signification du lieu, l’appartenance à un certain monde, avec ses croyances, ses codes, ses projets, son histoire, etc. C’est symbolique, quoi. Quand on prend le thé chez Angelina, on est en France, dans un monde riche, hiérarchisé, rationnel, cartésien, policé. Comment va-t-il faire, le petit Théo ? Il a passé les premiers mois de sa vie dans un village de pêcheurs en Thaïlande, dans un monde oriental, dominé par des valeurs et des émotions propres où l’appartenance symbolique, ça se joue peut-être à la fête du village quand on honore le dieu de la Pluie, où les enfants sont baignés dans des croyances magiques, etc. Et le voilà en France, à Paris, chez Angelina, immergé sans transition dans une culture différente et dans une position qui a changé du tout au tout : de l’Asie à l’Europe, du monde des pauvres à celui des riches.
Alors tout à coup, je me suis dit : Théo, il aura peut-être envie de brûler des voitures, plus tard. Parce que c’est un geste de colère et de frustration et peut-être que la plus grande colère et la plus grande frustration, ce n’est pas le chômage, ce n’est pas la misère, ce n’est pas l’absence de futur : c’est le sentiment de ne pas avoir de culture parce qu’on est écartelé entre des cultures, des symboles incompatibles. Comment exister si on ne sait pas où on est ? S’il faut assumer en même temps une culture de pêcheurs thaïlandais et de grands bourgeois parisiens ? De fils d’immigrés et de membres d’une vieille nation conservatrice ? Alors on brûle des voitures parce que quand on n’a pas de culture, on n’est plus un animal civilisé : on est une bête sauvage. Et une bête sauvage, ça brûle, ça tue, ça pille.
Je sais que ce n’est pas très profond mais j’ai quand même eu une pensée profonde après ça, quand je me suis demandé : et moi ? C’est quoi, mon problème culturel ? En quoi est-ce que je suis écartelée entre des croyances incompatibles ? En quoi est-ce que je suis une bête sauvage ?
Alors, j’ai eu une illumination : je me suis rappelé les soins conjuratoires aux plantes vertes de maman, les manies phobiques de Colombe, l’angoisse de papa parce que Mamie est en maison de retraite et tout un tas d’autres faits comme celui-là. Maman croit qu’on peut conjurer le sort d’un coup de pschitt, Colombe qu’on peut écarter l’angoisse en se lavant les mains et papa qu’il est un mauvais fils qui sera puni parce qu’il a abandonné sa mère : finalement, ils ont des croyances magiques, des croyances de primitifs mais au contraire des pêcheurs thaïlandais, ils ne peuvent pas les assumer parce qu’ils sont des Français-éduqués-riches-cartésiens.
Et moi, je suis peut-être la plus grande victime de cette contradiction parce que, pour une raison inconnue, je suis hypersensible à tout ce qui est dissonant, comme si j’avais un genre d’oreille absolue pour les couacs, pour les contradictions. Cette contradiction-là et toutes les autres... Et du coup, je ne me reconnais dans aucune croyance, dans aucune de ces cultures familiales incohérentes.
Peut-être que je suis le symptôme de la contradiction familiale et donc celle qui doit disparaître pour que la famille aille bien.
Quand Manuela revient à deux heures de chez les de Broglie, j’ai eu le temps de réinsérer le mémoire dans son enveloppe et de le déposer chez les Josse.
J’ai eu à cette occasion une intéressante conversation avec Solange Josse.
On se souviendra que, pour les résidents, je suis une concierge bornée qui se tient à la lisière floue de leur vision éthérée. En la matière, Solange Josse ne fait pas exception mais, comme elle est mariée à un parlementaire socialiste, elle fait néanmoins des efforts.
— Bonjour, me dit-elle en ouvrant la porte et en prenant l’enveloppe que je lui tends.
Ainsi des efforts.
— Vous savez, poursuit-elle, Paloma est une petite fille très excentrique.
Elle me regarde pour vérifier ma connaissance du mot Je prends l’air neutre, un de mes favoris, qui laisse toute latitude dans l’interprétation.
Solange Josse est socialiste mais elle ne croit pas en l’homme.
— Je veux dire qu’elle est un peu bizarre, articule-t-elle comme si elle parlait à une malentendante.
— Elle est très gentille, dis-je, en prenant sur moi d’injecter dans la conversation un peu de philanthropie.
— Oui, oui, dit Solange Josse sur le ton de celle qui voudrait bien en arriver au point mais doit au préalable surmonter les obstacles que lui oppose la sous-culture de l’autre. C’est une gentille petite fille mais elle se comporte parfois bizarrement. Elle adore se cacher par exemple, elle disparaît pendant des heures.
— Oui, dis-je, elle m’a dit.
C’est un léger risque, comparé à la stratégie qui consiste à ne rien dire, ne rien faire et ne rien comprendre. Mais je crois pouvoir tenir le rôle sans trahir ma nature.
— Ah, elle vous a dit ?
Solange Josse a soudain le ton vague. Comment savoir ce que la concierge a compris de ce que Paloma a dit ? est la question qui, mobilisant ses ressources cognitives, la déconcentre et lui donne l’air absent.
— Oui, elle m’a dit, réponds-je avec, il faut le dire, un certain talent dans le laconisme.
Derrière Solange Josse, j’aperçois Constitution qui passe à vitesse réduite, la truffe blasée.
— Ah, attention, le chat, dit-elle.
Et elle sort sur le palier en refermant la porte derrière elle. Ne pas laisser sortir le chat et ne pas laisser entrer la concierge est l’adage de base des dames socialistes.
— Bref, reprend-elle, Paloma m’a dit qu’elle voudrait venir à votre loge de temps en temps. C’est une enfant très rêveuse, elle aime se poser quelque part et ne rien faire. Pour tout vous dire, j’aimerais autant qu’elle le fasse à la maison.
— Ah, dis-je.
— Mais de temps en temps, si ça ne vous dérange pas... Comme ça, au moins, je saurai où elle est. Nous devenons tous fous à la chercher partout. Colombe, qui a du travail par-dessus la tête, n’est pas très contente de devoir passer des heures à remuer ciel et terre pour retrouver sa sœur.
Elle entrouvre la porte, vérifie que Constitution a débarrassé le plancher.
— Ça ne vous ennuie pas ? demande-t-elle, déjà préoccupée d’autre chose.
— Non, dis-je, elle ne me dérange pas.
— Ah, très bien, très bien, dit Solange Josse dont l’attention est décidément accaparée par une affaire urgente et beaucoup plus importante. Merci, merci, c’est très aimable a vous.
Et elle referme la porte.
Après ça, j’accomplis mon office de concierge et, pour la première fois de la journée, ai le temps de méditer. La soirée de la veille me revient avec un curieux arrière-goût. Il y a une agréable fragrance de cacahuète mais aussi un début d’angoisse sourde. Je tente de m’en détourner en m’absorbant dans l’arrosage des plantes vertes sur tous les paliers de l’immeuble, le type même de tâche que je tiens pour l’antipode de l’intelligence humaine.
À deux heures moins une, Manuela arrive, l’air aussi captivé que Neptune quand il examine de loin une épluchure de courgette.
— Alors ? réitère-t-elle sans attendre en me tendant des madeleines dans un petit panier rond en osier.
— Je vais encore une fois avoir besoin de vos services, dis-je.
— Ah bon ? module-t-elle en traînant très fort et malgré elle sur le « bon-on ».
Je n’ai jamais vu Manuela dans un tel état d’excitation.
— Nous prenons le thé dimanche et j’apporte les pâtisseries, dis-je.
— Oooooh, dit-elle radieuse, les pâtisseries !
Et immédiatement pragmatique :
— Il faut que je vous fasse quelque chose qui se garde.
Manuela travaille jusqu’au samedi midi.
— Vendredi soir, je vais vous faire un gloutof, déclare-t-elle après un court laps de réflexion.
Le gloutof est un gâteau alsacien un peu vorace.
Mais le gloutof de Manuela est aussi un nectar. Tout ce que l’Alsace comporte de lourd et de desséché se transmute entre ses mains en chef-d’œuvre parfumé.
— Vous aurez le temps ? je demande.
— Bien sûr, dit-elle aux anges, j’ai toujours le temps pour un gloutof pour vous !
Alors je lui raconte tout : l’arrivée, la nature morte, le saké, Mozart, les gyozas, le zalu, Kitty, les sœurs Munakata et tout le reste.
N’ayez qu’une amie mais choisissez-la bien.
— Vous êtes formidable, dit Manuela à la fin de mon récit Tous ces imbéciles ici, et vous, lorsqu’un Monsieur bien arrive pour la première fois, vous êtes invitée chez lui.
Elle engloutit une madeleine.
— Ha ! s’exclame-t-elle soudain en aspirant très fort le « h ». Je vais aussi vous faire quelques tartelettes au whisky !
— Non, dis-je, ne vous donnez pas tant de mal, Manuela, le... gloutof suffira.
— Me donner du mal ? répond-elle. Mais Renée, c’est vous qui me donnez du bien depuis toutes ces années !
Elle réfléchit un instant, repêche un souvenir.
— Qu’est-ce que Paloma faisait là ? demande-t-elle.
— Eh bien, dis-je, elle se reposait un peu de sa famille.
— Ah, dit Manuela, la pauvre ! Il faut dire qu’avec la sœur qu’elle a...
Manuela a pour Colombe, dont elle brûlerait bien les nippes de clodo avant de l’envoyer aux champs pour une petite révolution culturelle, des sentiments sans équivoque.
— Le petit Pallières a la bouche ouverte quand elle passe, ajoute-t-elle. Mais elle ne le voit même pas. Il devrait se mettre un sac-poubelle sur la tête. Ah, si toutes les demoiselles de l’immeuble étaient comme Olympe...
— C’est vrai, Olympe est très gentille, dis-je.
— Oui, dit Manuela, c’est une bonne petite. Neptune a eu les chiasses mardi, vous savez, eh bien elle l’a soigné.
Une chiasse toute seule, c’est bien trop mesquin.
— Je sais, dis-je, nous en sommes quittes pour un nouveau tapis dans le hall. On le livre demain. Ça ne fera pas de mal, celui-ci était affreux.
— Vous savez, dit Manuela, vous pouvez garder la robe. La fille de la dame a dit à Maria : Gardez tout, et Maria m’a dit de vous dire qu’elle vous donne la robe.
— Oh, dis-je, c’est vraiment très gentil mais je ne peux pas accepter.
— Ah, ne recommencez pas, dit Manuela, agacée. De toute façon, c’est vous qui allez payer le pressing. Regardez-moi ça, on dirait une orange.
L’orange est probablement une forme vertueuse de l’orgie.
— Eh bien, remerciez Maria pour moi, dis-je, je suis vraiment très touchée.
— C’est mieux comme ça, dit-elle. Oui, oui, je lui dirai merci pour vous.
On frappe deux petits coups brefs à la porte.
C’est Kakuro Ozu.
— Bonjour, bonjour, dit-il en bondissant dans la loge. Oh, bonjour madame Lopes, ajoute-t-il en voyant Manuela.
— Bonjour monsieur Ozu, répond-elle en hurlant presque.
Manuela est quelqu’un de très enthousiaste.
— Nous prenions le thé, vous vous joignez à nous ? dis je.
— Ah mais volontiers, dit Kakuro en se saisissant d’une chaise. Et, apercevant Léon : Oh, le beau morceau ! Je ne l’avais pas bien vu l’autre fois. On dirait un sumo !
— Prenez donc une madeleine, elles sont à l’orgie, dit Manuela qui s’emmêle les pinceaux tout en poussant le panier vers Kakuro.
L’orgie est vraisemblablement une forme vicieuse de l’orange.
— Merci, dit Kakuro en en attrapant une.
— Fameuse ! articule-t-il sitôt la bouchée engloutie.
Manuela se tortille sur sa chaise, l’air béat.
— Je suis venu vous demander votre avis, dit Kakuro après quatre madeleines. Je suis en pleine querelle avec un ami sur la question de la suprématie européenne en matière de culture, poursuit-il en me décochant un clin d’œil pimpant.
Manuela, qui ferait bien d’être plus indulgente avec le petit Pallières, a la bouche grand ouverte.
— Il penche pour l’Angleterre, je suis évidemment pour la France. J’ai donc dit que je connaissais quelqu’un qui pouvait nous départager. Voulez-vous bien être l’arbitre ?
— Mais je suis juge et partie, dis-je en m’asseyant, je ne peux pas voter.
— Non, non, non, dit Kakuro, vous n’allez pas voter. Vous allez juste répondre à ma question : quelles sont les deux inventions majeures de la culture française et de la culture britannique ? Madame Lopes, j’ai de la chance cet après-midi, vous allez donner votre avis aussi, si vous voulez bien, ajoute-t-il.
— Les Anglais..., commence Manuela très en forme, puis elle s’arrête. D’abord vous, Renée, dit-elle, soudain rappelée à plus de prudence en se remémorant sans doute qu’elle est portugaise.
Je réfléchis un instant.
— Pour la France : la langue du XVIIIe et le fromage coulant.
— Et pour l’Angleterre ? demande Kakuro.
— Pour l’Angleterre, c’est facile, dis-je.
— Le poudînngueuh ? suggère Manuela en prononçant tel quel.
Kakuro rit à gorge déployée.
— Il en faut un autre, dit-il.
— Eh bien le rutebi, dit-elle, toujours aussi british.
— Ha ha, rit Kakuro. Je suis d’accord avec vous ! Alors, Renée, votre proposition ?
— L’habeas corpus et le gazon, dis-je en riant.
Et, par le fait, ça nous fait tous bien rire, y compris Manuela qui a entendu « la basse portouce », ce qui ne veut rien dire, mais que ça fait quand même marrer.
Juste à ce moment, on frappe à la loge.
C’est fou comme cette loge qui, hier, n’intéressait personne, semble aujourd’hui au centre de l’attention mondiale.
— Entrez, dis-je sans réfléchir, dans le feu de la conversation.
Solange Josse passe la tête par la porte.
Nous la regardons tous trois d’un air interrogateur, comme si nous étions les convives d’un banquet qu’importunait une servante malpolie.
Elle ouvre la bouche, se ravise.
Paloma passe la tête au niveau de la serrure.
Je me ressaisis, me lève.
— Je peux vous laisser Paloma une petite heure ? demande Mme Josse, qui s’est reprise aussi mais dont le curiosimètre explose.
— Bonjour, cher monsieur, dit-elle à Kakuro qui s’est levé et vient lui serrer la main.
— Bonjour, chère madame, dit-il aimablement. Bonjour Paloma, je suis content de te voir. Eh bien, chère amie, elle est en de bonnes mains, vous pouvez nous la laisser.
Comment congédier avec grâce et en une seule leçon.
— Euh... bien... oui... merci, dit Solange Josse, et elle fait lentement marche arrière, encore un peu sonnée.
Je ferme la porte derrière elle.
— Veux-tu une tasse de thé ? m’enquiers-je.
— Bien volontiers, me répond-elle.
Une vraie princesse chez les cadres du parti. Je lui sers une demi-tasse de thé au jasmin tandis que Manuela la ravitaille en madeleines rescapées.
— Qu’est-ce que les Anglais ont inventé, selon toi ? lui demande Kakuro, toujours à son concours culturel.
Paloma réfléchit intensément.
— Le chapeau comme emblème de la psychorigidité, dit-elle.
— Magnifique, dit Kakuro.
Je note que j’ai probablement largement sous-estimé Paloma et qu’il faudra approfondir cette affaire-là, mais, parce que le destin frappe toujours trois fois et puisque tous les conspirateurs sont voués un jour à être démasqués, on tambourine de nouveau au carreau de la loge, différant ma réflexion.
Paul N’Guyen est la première personne qui ne semble surprise de rien.
— Bonjour, madame Michel, me dit-il, puis : Bonjour à tous.
— Ah, Paul, dit Kakuro, nous avons définitivement discrédité l’Angleterre.
Paul sourit gentiment.
— Très bien, dit-il. Votre fille vient d’appeler. Elle rappelle dans cinq minutes.
Et il lui tend un portable.
— Entendu, dit Kakuro. Eh bien, mesdames, je dois prendre congé.
Il s’incline devant nous.
— Au revoir, proférons-nous toutes d’une même voix, comme un chœur virginal.
— Eh bien, dit Manuela, voilà une bonne chose de faite.
— Laquelle ? je demande.
— Toutes les madeleines sont mangées.
Nous rions.
Elle me regarde l’air songeur, sourit.
— C’est incroyable, hein ? me dit-elle.
Oui, c’est incroyable.
Renée, qui a désormais deux amis, n’est plus si farouche.
Mais Renée, qui a désormais deux amis, sent poindre en elle une terreur informe.
Lorsque Manuela s’en va, Paloma se love sans façons dans le fauteuil du chat, devant la télé, et, me regardant de ses grands yeux sérieux, me demande :
— Vous croyez que la vie a un sens ?
Au pressing, j’avais dû affronter le courroux de la dame des lieux.
— Des taches pareilles sur une robe de cette qualité, avait-elle maugréé en me remettant un ticket bleu azur.
Ce matin, c’est une autre à laquelle je tends mon rectangle de papier. Plus jeune et moins réveillée. Elle farfouille interminablement parmi des rangées compactes de cintres puis me tend une belle robe en lin prune, ligotée de plastique transparent.
— Merci, dis-je en réceptionnant ladite après une infime hésitation.
Il faut donc ajouter au chapitre de mes turpitudes le rapt d’une robe qui ne m’appartient pas en échange de celle d’une morte à laquelle je l’ai volée. Le mal se niche, au reste, dans l’infime de mon hésitation. Fût-elle née d’un remords lié au concept de propriété que je pourrais encore implorer le pardon de saint Pierre ; mais elle n’est due, je le crains, qu’au temps nécessaire pour valider la praticabilité du méfait.
À une heure, Manuela passe à la loge déposer son gloutof.
— J’aurais voulu venir plus tôt, dit-elle, mais Mme de Broglie, elle me surveillait du coin.
Pour Manuela, le coin de l’œil est une incompréhensible précision.
En fait de gloutof, il y a, ébouriffant une débauche de papier de soie bleu nuit, un magnifique cake alsacien revisité par l’inspiration, des tartelettes au whisky si fines qu’on craint de les briser et des tuiles aux amandes bien caramélisées sur les bords. J’en bave instantanément
— Merci Manuela, dis-je, mais nous ne sommes que deux, vous savez.
— Vous n’avez qu’à commencer tout de suite, dit-elle.
— Merci encore, vraiment, di-sje, ça a dû vous prendre du temps.
— Taratata, dit Manuela. J’ai tout fait en double et Fernando vous remercie.
Cette tige brisée que pour vous j’ai aimée
Je me demande si je ne suis pas en train de me transformer en esthète contemplative. Avec une grosse tendance zen et, en même temps, un soupçon de Ronsard.
Je m’explique. C’est un « mouvement du monde » un peu spécial parce que ce n’est pas un mouvement du corps. Mais ce matin, en prenant mon petit déjeuner, j’ai vu un mouvement, THE mouvement. La perfection du mouvement. Hier (on était lundi), Mme Grémont, la femme de ménage, a apporté un bouquet de roses à maman. Mme Grémont a passé son dimanche chez sa sœur qui a un petit jardin ouvrier à Suresnes, un des derniers, et elle a rapporté un bouquet des premières roses de la saison : des roses jaunes, d’un beau jaune pâle du type primevère. D’après Mme Grémont, ce rosier s’appelle « The Pilgrim », « Le Pèlerin ». Rien que ça, ça m’a plu. C’est quand même plus élevé, plus poétique ou moins mièvre que d’appeler les rosiers « Madame Figaro » ou « Un amour de Proust » (je n’invente rien). Bon, on passera sur le fait que Mme Grémont offre des roses à maman. Toutes les deux, elles ont la même relation que toutes les bourgeoises progressistes avec leur femme de ménage, quoique maman soit persuadée qu’elle est un cas à part : une bonne vieille relation paternaliste tendance rose (on offre le café, on paye correctement, on ne réprimande jamais, on donne les vieux vêtements et les meubles cassés, on s’intéresse aux enfants et, en retour, on a droit à des bouquets de roses et des couvre-lits marron et beige au crochet). Mais ces roses-là... C’était quelque chose.
J’étais donc en train de prendre mon petit déjeuner et je regardais le bouquet sur le plan de travail de la cuisine. Je crois que je ne pensais à rien. C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que j’ai vu le mouvement ; peut-être que si j’avais été absorbée par autre chose, si la cuisine n’avait pas été silencieuse, si je n’avais pas été seule dans la cuisine, je n’aurais pas été suffisamment attentive. Mais j’étais seule et calme et vide. J’ai donc pu l’accueillir en moi.
Il y a eu un petit bruit, enfin un frémissement de l’air qui a fait « shhhhh » très très très doucement : c’était un bouton de rose avec un petit bout de tige brisée qui tombait sur le plan de travail. Au moment où il l’a touché, ça a fait « peuf », un « peuf » du type ultrason, seulement pour les oreilles des souris ou pour les oreilles humaines quand tout est très très très silencieux. Je suis restée la cuillère en l’air, complètement saisie. C’était magnifique. Mais qu’est-ce qui était magnifique comme ça ? Je n’en revenais pas : c’était juste un bouton de rose au bout d’une tige brisée qui venait de tomber sur le plan de travail. Alors ?
J’ai compris en m’approchant et en regardant le bouton de rose immobile, qui avait terminé sa chute. C’est un truc qui a à voir avec le temps, pas avec l’espace. Oh bien sûr, c’est toujours joli, un bouton de rose qui vient de tomber gracieusement. C’est si artistique : on en peindrait à gogo ! Mais ce n’est pas ça qui explique THE mouvement. Le mouvement, cette chose qu’on croit spatiale...
Moi, en regardant tomber cette tige et ce bouton, j’ai intuitionné en un millième de seconde l’essence de la Beauté. Oui, moi, une mouflette de douze ans et demi, j’ai eu cette chance inouïe parce que, ce matin, toutes les conditions étaient réunies : esprit vide, maison calme, jolies roses, chute d’un bouton. Et c’est pour ça que j’ai pensé à Ronsard, sans trop comprendre au début : parce que c’est une question de temps et de roses. Parce que ce qui est beau, c’est ce qu’on saisit alors que ça passe. C’est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort.
Aïe, aïe, aïe, je me suis dit, est-ce que ça veut dire que c’est comme ça qu’il faut mener sa vie ? Toujours en équilibre entre la beauté et la mort, le mouvement et sa disparition ?
C’est peut-être ça, être vivant : traquer des instants qui meurent.
Et puis nous sommes dimanche.
À quinze heures, je prends le chemin du quatrième. La robe prune est légèrement trop grande — une aubaine en ce jour de gloutof— et mon cœur est serré comme un chaton roulé en boule.
Entre le troisième et le quatrième étage, je me trouve nez à nez avec Sabine Pallières. Cela fait plusieurs jours que, lorsqu’elle me croise, elle toise ostensiblement et avec désapprobation mes cheveux vaporeux. On appréciera que j’aie renoncé à dissimuler au monde ma nouvelle apparence. Mais cette insistance me met mal à l’aise, quelque affranchie que je sois. Notre rencontre dominicale ne déroge pas à la règle.
— Bonjour, madame, dis-je, en continuant de gravir les marches.
Elle me répond d’un signe de tête sévère en considérant mon crâne puis, découvrant ma mise, s’arrête net sur une marche. Un vent de panique me soulève et perturbe la régulation de ma sudation, menaçant ma robe volée de l’infamie d’auréoles.
— Pouvez-vous, puisque vous montez, arroser les fleurs du palier ? me dit-elle d’un ton exaspéré.
Dois-je le rappeler ? Nous sommes dimanche.
— Ce sont des gâteaux ? demande-t-elle soudain.
Je porte sur un plateau les oeuvres de Manuela enveloppées de soie marine et je réalise que ma robe en est dissimulée de sorte que ce qui suscite la condamnation de Madame, ce ne sont point mes prétentions vestimentaires mais la gourmandise supposée de quelque hère.
— Oui, une livraison imprévue, dis-je.
— Eh bien, profitez-en pour arroser les fleurs, dit-elle et elle reprend sa descente irritée.
J’atteins le palier du quatrième et sonne avec difficulté car je porte aussi la cassette, mais Kakuro m’ouvre diligemment et se saisit dans l’instant de mon encombrant plateau.
— Oh la la, dit-il, vous ne plaisantiez pas, j’en salive d’avance.
— Vous remercierez Manuela, dis-je en le suivant à la cuisine.
— C’est vrai ? demande-t-il en dégageant le gloutof de son excès de soie bleue. C’est une véritable perle.
Je me rends soudain compte qu’il y a de la musique. Ce n’est pas très fort et ça émane de haut-parleurs invisibles qui diffusent le son dans toute la cuisine.
Thy hand, lovest soul, darkness shades me,
On thy bosom let me rest.
When I am laid in earth
May my wrongs create
No trouble in thy breast.
Remember me, remember me,
But ah ! forget my fate.
C’est la mort de Didon, dans le Didon et Énée de Purcell. Si vous voulez mon avis : la plus belle œuvre de chant au monde. Ce n’est pas seulement beau, c’est sublime et ça tient à l’enchaînement incroyablement dense des sons, comme s’ils étaient liés par une force invisible et comme si, tout en se distinguant, ils se fondaient les uns dans les autres, à la frontière de la voix humaine, presque dans le territoire de la plainte animale — mais avec une beauté que des cris des bêtes n’atteindront jamais, une beauté née de la subversion de l’articulation phonétique et de la transgression du soin que le langage verbal met d’ordinaire à distinguer les sons.
Briser les pas, fondre les sons.
L’Art, c’est la vie, mais sur un autre rythme
— Allons-y ! dit Kakuro qui a disposé tasses, théière, sucre et petites serviettes en papier sur un grand plateau noir.
Je le précède dans le couloir et, sur ses indications, ouvre la troisième porte sur la gauche.
— Vous avez un magnétoscope ? avais-je demandé à Kakuro Ozu.
— Oui, avait-il répondu avec un sourire sibyllin.
La troisième porte sur la gauche ouvre sur une salle de cinéma miniature. Il y a un grand écran blanc, un tas d’appareils brillants et énigmatiques, trois rangées de cinq vrais fauteuils de cinéma recouverts de velours bleu nuit, une longue table basse devant la première et des murs et un plafond tendus de soie sombre.
— En fait, c’était mon métier, dit Kakuro.
— Votre métier ?
— Pendant plus de trente ans, j’ai importé en Europe de la hi-fi de pointe, pour des grandes enseignes de luxe. C’est un commerce très lucratif — mais surtout merveilleusement ludique pour moi que tout gadget électronique passionne.
Je prends place sur un siège délicieusement rembourré et la séance commence.
Comment décrire ce moment de grande joie ? Nous regardons Les Sœurs Munakata sur un écran géant, dans une douce pénombre, le dos calé contre un dossier bien mou, en grignotant du gloutof et en buvant du thé brûlant à petites gorgées heureuses. De temps à autre, Kakuro arrête le film et nous commentons ensemble, à bâtons rompus, les camélias sur la mousse du temple et le destin des hommes quand la vie est trop dure. À deux reprises, je m’en vais saluer mon ami le Confutatis et je reviens dans la salle comme dans un lit chaud et douillet.
C’est un hors-temps dans le temps... Quand ai-je pour la première fois ressenti cet abandon exquis qui n’est possible qu’à deux ? La quiétude que nous éprouvons lorsque nous sommes seuls, cette certitude de nous-mêmes dans la sérénité de la solitude ne sont rien en comparaison du laisser-aller, laisser-venir et laisser-parler qui se vit avec l’autre, en compagnie complice... Quand ai-je pour la première fois ressenti ce délassement heureux en présence d’un homme ?
Aujourd’hui, c’est la première fois.
Lorsque, à dix-neuf heures, après avoir encore bien conversé en buvant du thé et alors que je m’apprête à prendre congé, nous repassons par le grand salon, je remarque, sur une table basse à côté d’un canapé, la photographie encadrée d’une très belle femme.
— C’était ma femme, dit doucement Kakuro en voyant que je l’observe. Elle est morte il y a dix ans, d’un cancer. Elle s’appelait Sanae.
— Je suis désolée, dis-je. C’était une... très belle femme.
— Oui, dit-il, très belle.
Un bref silence se fait.
— J’ai une fille, qui vit à Hong Kong, ajoute-t-il, et déjà deux petits-enfants.
— Ils doivent vous manquer, dis-je.
— J’y vais assez souvent. Je les aime beaucoup. Mon petit-fils, qui s’appelle Jack (son papa est anglais) et qui a sept ans, m’a dit au téléphone ce matin qu’il avait péché hier son premier poisson. C’est l’événement de la semaine, vous pensez !
Un nouveau silence.
— Vous êtes veuve vous-même, je crois, dit Kakuro en m’escortant dans le vestibule.
— Oui, dis je, je suis veuve depuis plus de quinze ans.
J’ai la gorge qui se serre.
— Mon mari s’appelait Lucien. Le cancer, aussi... Nous sommes devant la porte, nous nous regardons avec tristesse.
— Bonne nuit, Renée, dit Kakuro.
Et, un semblant de gaieté retrouvé :
— C’était une fantastique journée.
Un immense cafard fond sur moi à vitesse supersonique.
— Tu es une pauvre idiote, je me dis en enlevant la robe prune et en découvrant du glaçage au whisky sur une boutonnière. Qu’est-ce que tu croyais ? Tu n’es qu’une pauvre concierge. Il n’est pas d’amitié possible entre les classes. Et puis, que croyais-tu, pauvre folle ?
— Que croyais-tu, pauvre folle ? je ne cesse de me répéter en procédant aux ablutions du soir et en me glissant entre mes draps après une courte bataille avec Léon, qui ne souhaite pas céder de terrain.
Le beau visage de Sanae Ozu danse devant mes yeux fermés et je me fais l’impression d’une vieille chose soudain rappelée à une réalité sans joie.
Je m’endors le cœur inquiet.
Le lendemain matin, j’éprouve une sensation proche de la gueule de bois.
Pourtant, la semaine se passe comme un charme. Kakuro fait quelques primesautières apparitions en sollicitant mes dons d’arbitrage (glace ou sorbet ? Atlantique ou Méditerranée ?) et je retrouve le même plaisir à sa rafraîchissante compagnie, malgré les sombres nuages qui croisent silencieusement au-dessus de mon cœur. Manuela rigole bien en découvrant la robe prune et Paloma s’incruste dans le fauteuil de Léon.
— Plus tard, je serai concierge, déclare-t-elle à sa mère, qui me regarde avec un œil nouveau mâtiné de prudence lorsqu’elle s’en vient déposer sa progéniture à ma loge.
— Dieu t’en préserve, réponds-je avec un aimable sourire à Madame. Tu seras princesse.
Elle exhibe conjointement un tee-shirt rose bonbon assorti à ses nouvelles lunettes et un air pugnace de fille-qui-sera-concierge-envers-et-contre-tout-surtout-ma-mère.
— Qu’est-ce que ça sent ? demande Paloma.
Il y a un problème de canalisation dans ma salle de bains et ça pue comme dans une chambrée de bidasses. J’ai appelé le plombier il y a six jours mais il ne semblait pas plus enthousiaste que ça à l’idée de venir.
— Les égouts, dis je, peu disposée à développer la question.
— Échec du libéralisme, dit-elle comme si je n’avais nen répondu.
— Non, dis-je, c’est une canalisation bouchée.
— C’est bien ce que je vous dis, dit Paloma. Pourquoi le plombier n’est-il pas encore venu ?
— Parce qu’il a d’autres clients ?
— Pas du tout, rétorque-t-elle. La bonne réponse, c’est : parce qu’il n’y est pas obligé. Et pourquoi n’y est-il pas obligé ?
— Parce qu’il n’a pas assez de concurrents, dis-je.
— Et voilà, dit Paloma d’un air triomphant, il n’y a pas assez de régulation. Trop de cheminots, pas assez de plombiers. Personnellement, je préférerais le kolkhoze.
Hélas, interrompant ce passionnant dialogue, on frappe au carreau.
C’est Kakuro, avec un petit je-ne-sais-quoi de solennel.
Il entre et aperçoit Paloma.
— Oh, bonjour jeune fille, dit-il. Eh bien, Renée, je repasserai peut-être plus tard ?
— Si vous voulez, dis-je. Vous allez bien ?
— Oui, oui, répond-il.
Puis, prenant une résolution soudaine, il se jette à l’eau :
— Voulez-vous dîner avec moi demain soir ?
— Euh, dis-je, en sentant un grand sentiment d’affolement s’emparer de moi, c’est que...
C’est comme si les intuitions diffuses de ces derniers jours prenaient soudain corps.
— Je voudrais vous emmener dans un restaurant que j’aime beaucoup, poursuit-il avec la mine du chien qui espère son os.
— Au restaurant ? dis-je, de plus en plus affolée.
Sur ma gauche, Paloma fait un bruit de souris.
— Écoutez, dit Kakuro qui semble un peu gêné, je vous en prie sincèrement. C’est... c’est mon anniversaire demain et je serais heureux de vous avoir pour cavalière.
— Oh, dis-je, incapable d’en dire plus.
— Je pars chez ma fille lundi, je le fêterai là-bas en famille, bien sûr, mais... demain soir... si vous vouliez bien...
Il marque une petite pause, me regarde avec espoir. Est-ce une impression ? Il me paraît que Paloma s’essaie à l’apnée.
Un bref silence s’installe.
— Écoutez, dis-je, vraiment, je regrette. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Mais pourquoi ça ? demande Kakuro, visiblement déconcerté.
— C’est très gentil, dis-je en raffermissant une voix qui a tendance au relâchement, je vous en suis très reconnaissante, mais je ne préfère pas, merci. Je suis sûre que vous avez des amis avec lesquels vous pourrez fêter l’occasion.
Kakuro me regarde, interdit.
— Je..., finit-il par dire, je... oui bien sûr mais... enfin... réellement, j’aimerais beaucoup... je ne vois pas
Il fronce les sourcils.
— Enfin, dit-il, je ne comprends pas.
— C’est mieux comme ça, dis-je, croyez-moi.
Et, le refoulant doucement vers la porte en marchant vers lui, j’ajoute :
— Nous aurons d’autres occasions de bavarder, j’en suis sûre.
Il bat en retraite de l’air du piéton qui a perdu son trottoir.
— Eh bien dommage, dit-il, moi qui m’en faisais une joie. Tout de même...
— Au revoir, dis-je, et je lui ferme en douceur la porte au nez.
Le pire est passé, me dis-je.
C’est sans compter avec un destin couleur rose bonbon : je me retourne et me retrouve nez à nez avec Paloma.
Qui n’a pas l’air content du tout
— On peut savoir à quoi vous jouez ? me demande-t-elle d’un ton qui me rappelle Mme Billot, ma toute dernière institutrice.
— Je ne joue à rien du tout, dis-je faiblement, consciente de la puérilité de ma conduite.
— Vous avez prévu quelque chose de spécial demain soir ? demande-t-elle.
— Eh bien non, dis-je, mais ce n’est pas pour ça...
— Et peut-on savoir pourquoi, au juste ?
— Je pense que ce n’est pas une bonne chose, dis-je.
— Et pourquoi donc ? insiste mon commissaire politique.
Pourquoi ?
Est-ce que je le sais, au reste ?
C’est alors, sans crier gare, que la pluie se met à tomber.
Toute cette pluie..
Dans mon pays, l’hiver, il pleuvait. Je n’ai pas de souvenir de journées de soleil : seulement la pluie, le joug de la boue et du froid, l’humidité qui collait à nos vêtements, nos cheveux et, même au coin du feu, ne se dissipait jamais vraiment. Combien de fois ai-je pensé, depuis, à ce soir de pluie, combien de remémorations, en plus de quarante ans, d’un événement qui resurgit aujourd’hui, sous cette pluie battante ?
Toute cette pluie...
À ma sœur, on avait donné le prénom d’une aînée mort-née, qui portait déjà celui d’une tante défunte. Lisette était belle et, quoique enfant encore, je le connaissais déjà, bien que mes yeux ne sachent point encore déterminer la forme de la beauté mais seulement en pressentir l’esquisse. Comme on ne parlait guère chez moi, cela n’était même jamais dit ; mais dans le voisinage, on jasait et quand ma sœur passait, on commentait sa beauté. « Si belle et si pauvre, un bien vilain destin », glosait la mercière sur le chemin de l’école. Moi, laide et infirme de corps comme d’esprit, je tenais la main de ma sœur et Lisette marchait, tête haute, pas léger, laissant dire, sur son passage, toutes ces destinées funestes auxquelles chacun s’évertuait à la vendre.
À seize ans, elle partit à la ville garder des enfants de riches. Nous ne la revîmes plus de toute une année. Elle revint passer Noël chez nous, avec des cadeaux étranges (du pain d’épice, des rubans de couleur vive, des petits sachets de lavande) et une mine de reine. Se pouvait-il trouver figure plus rose, plus animée, plus parfaite que la sienne ? Pour la première fois, quelqu’un nous racontait une histoire et nous étions pendus à ses lèvres, avides de l’éveil mystérieux que provoquaient en nous les mots sortis de la bouche de cette fille de ferme devenue bonne des puissants et qui parlait d’un monde inconnu, chamarré et scintillant où des femmes conduisaient des voitures et rentraient le soir dans des maisons équipées d’appareils qui faisaient le travail à la place des hommes ou bien donnaient des nouvelles du monde quand on en actionnait la manette...
Quand je repense à tout cela, je mesure le dénuement dans lequel nous vivions. Nous n’habitions qu’à une cinquantaine de kilomètres de la ville et il y avait un gros bourg à douze, mais nous demeurions comme au temps des châteaux forts, sans confort ni espoir tant que perdurait notre intime certitude que nous serions toujours des manants. Sans doute existe-t-il encore aujourd’hui, en quelque campagne reculée, une poignée de vieux à la dérive qui ignore la vie moderne mais il s’agissait là de toute une famille encore jeune et active qui, lorsque Lisette décrivait les rues des villes illuminées pour Noël, découvrait qu’il existait un monde qu’elle n’avait même jamais soupçonné.
Lisette repartit. Pendant quelques jours, comme par une mécanique inertie, on continua à parler un peu. Quelques soirs durant, à table, le père commenta les histoires de sa fille. « Ben dur, ben drôle, tout ça. » Puis le silence et les cris s’abattirent de nouveau sur nous comme peste sur les malheureux.
Quand j’y repense... Toute cette pluie, tous ces morts... Lisette portait le nom de deux défuntes ; on ne m’en avait accordé qu’une, ma grand-mère maternelle, morte peu avant ma naissance. Mes frères portaient le prénom de cousins tués à la guerre et ma mère elle-même tenait le sien d’une cousine morte en couches, qu’elle n’avait pas connue. Ainsi vivions-nous sans mots dans cet univers de morts où, un soir de novembre, Lisette revint de la ville.
Je me souviens de toute cette pluie... Le bruit de l’eau martelant le toit, les chemins ruisselants, la mer de boue aux portes de notre ferme, le ciel noir, le vent, le sentiment atroce d’une humidité sans fin, qui nous pesait autant que nous pesait notre vie : sans conscience ni révolte. Nous étions serrés les uns contre les autres près du feu lorsque, soudain, ma mère se leva, déséquilibrant toute la meute ; surpris, nous la regardâmes se diriger vers la porte et, mue par une obscure impulsion, l’ouvrir à la volée.
Toute cette pluie, oh, toute cette pluie... Dans l’encadrement de la porte, immobile, les cheveux collés au visage, la robe détrempée, les chaussures mangées de boue, le regard fixe, se tenait Lisette. Comment ma mère avait-elle su ? Comment cette femme qui, pour ne nous point maltraiter, n’avait jamais laissé comprendre qu’elle nous aimait, ni du geste ni de la parole, comment cette femme fruste qui mettait ses enfants au monde de la même manière qu’elle retournait la terre ou nourrissait les poules, comment cette femme analphabète, abrutie au point de ne même jamais nous appeler par les prénoms qu’elle nous avait donnés et dont je doute qu’elle se souvenait toujours, avait-elle su que sa fille à demi-morte, qui ne bougeait ni ne parlait et fixait la porte sous l’averse battante sans même songer à frapper, attendait que quelqu’un l’ouvrît et la fît entrer au chaud ?
Est-ce cela, l’amour maternel, cette intuition au cœur du désastre, cette étincelle d’empathie qui demeure même quand l’homme en est réduit à vivre comme une bête ? C’est ce que m’avait dit Lucien : une mère qui aime ses enfants sait toujours quand ils sont dans la peine. Pour ma part, je n’ai guère d’inclination pour cette interprétation. Je n’ai pas non plus de ressentiment envers cette mère qui n’en était pas une. La misère est une faucheuse : elle moissonne en nous tout ce que nous avons d’aptitude au commerce de l’autre et nous laisse vides, lavés de sentiments, pour pouvoir endurer toute la noirceur du présent. Mais je n’ai pas non plus de si belles croyances ; point d’amour maternel dans cette intuition de ma mère mais seulement la traduction en gestes de la certitude du malheur. C’est une sorte de conscience native, enracinée au plus profond des cœurs, et qui rappelle qu’à de pauvres hères comme nous, il arrive toujours par un soir de pluie une fille déshonorée qui s’en revient mourir au foyer.
Lisette vécut encore le temps de mettre au monde son enfant. Le nouveau-né fit comme on attendait de lui : il mourut en trois heures. De cette tragédie qui semblait à mes parents la marche naturelle des choses, de telle sorte qu’ils ne s’en émurent pas plus — et pas moins — que s’ils avaient perdu une chèvre, je conçus deux certitudes : vivent les forts et meurent les faibles, dans des jouissances et des souffrances proportionnées à leurs places hiérarchiques et, tout comme Lisette avait été belle et pauvre, j’étais intelligente et indigente, vouée à pareille punition si j’espérais tirer avantage de mon esprit au mépris de ma classe. Enfin, comme je ne pouvais non plus cesser d’être ce que j’étais, il m’apparut que ma voie était celle du secret : je devais taire ce que j’étais et de l’autre monde ne jamais me mêler. De taiseuse, je devins donc clandestine.
Et brusquement, je réalise que je suis assise dans ma cuisine, à Paris, dans cet autre monde au sein duquel j’ai creusé ma petite niche invisible et auquel j’ai pris bien soin de ne jamais me mêler, et que je pleure à chaudes larmes tandis qu’une petite fille au regard incroyablement chaud me tient la main dont elle caresse doucement les phalanges — et je réalise aussi que j’ai tout dit, tout raconté : Lisette, ma mère, la pluie, la beauté profanée et, au bout du compte, la main de fer du destin, qui donne aux mort-nés des mères mortes d’avoir voulu renaître. Je pleure à grosses, chaudes, longues et bonnes larmes convulsives, confuse mais incompréhensiblement heureuse de la transfiguration du regard triste et sévère de Paloma en puits de chaleur où je réchauffe mes sanglots.
— Mon Dieu, dis-je, en me calmant un peu, mon Dieu, Paloma, me voici bien stupide !
— Madame Michel, me répond-elle, vous savez, vous me redonnez de l’espoir.
— De l’espoir ? dis-je en reniflant pathétiquement.
— Oui, dit-elle, il semble qu’il soit possible de changer de destin.
Et nous restons là de longues minutes à nous tenir la main, sans rien dire. Je suis devenue l’amie d’une belle âme de douze ans envers laquelle j’éprouve un sentiment de grande gratitude et l’incongruité de cet attachement dissymétrique d’âge, de condition et de circonstances ne parvient pas à entacher mon émotion. Quand Solange Josse se présente à la loge pour récupérer sa fille, nous nous regardons toutes deux avec la complicité des amitiés indestructibles et nous disons au revoir dans la certitude de retrouvailles prochaines. La porte refermée, je m’assieds dans le fauteuil télé, la main sur la poitrine, et je me surprends à dire tout haut : c’est peut-être ça, vivre.
Si tu veux te soigner
Soigne
Les autres
Et souris ou pleure
De cette heureuse volte-face du sort
Vous savez quoi ? Je me demande si je n’ai pas raté quelque chose. Un peu comme quelqu’un qui aurait de mauvaises fréquentations et qui découvrirait une autre voie en rencontrant quelqu’un de bien. Mes mauvaises fréquentations à moi, ce sont maman, Colombe, papa et toute la clique. Mais aujourd’hui, j’ai vraiment rencontré quelqu’un de bien. Mme Michel m’a raconté son traumatisme : elle fuit Kakuro parce qu’elle a été traumatisée par la mort de sa sœur Lisette, séduite et abandonnée par un fils de famille. Ne pas fraterniser avec les riches pour ne pas en mourir est, depuis, sa technique de survie.
En écoutant Mme Michel, je me suis demandé une chose : qu’est-ce qui est le plus traumatisant ? Une sœur qui meurt parce qu’elle a été abandonnée ou bien les effets permanents de cet événement : la peur de mourir si on ne reste pas à sa place ? La mort de sa sœur, Mme Michel aurait pu la surmonter ; mais est-ce qu’on peut surmonter la mise en scène de son propre châtiment ?
Et puis surtout, j’ai ressenti autre chose, un sentiment nouveau et, en l’écrivant, je suis très émue, d’ailleurs j’ai dû laisser mon stylo deux minutes, le temps de pleurer. Alors voilà ce que j’ai ressenti : en écoutant Mme Michel et en la voyant pleurer, mais surtout en sentant à quel point ça lui faisait du bien de me dire tout ça, à moi, j’ai compris quelque chose : j’ai compris que je souffrais parce que je ne pouvais faire de bien à personne autour de moi. J’ai compris que j’en voulais à papa, à maman et surtout à Colombe parce que je suis incapable de leur être utile, parce que je ne peux rien pour eux. Ils sont trop loin dans la maladie et je suis trop faible. Je vois bien leurs symptômes mais je ne suis pas compétente pour les soigner et, du coup, ça me rend aussi malade qu’eux mais je ne le vois pas. Alors que, en tenant la main de Mme Michel, j’ai senti que j’étais malade moi aussi. Et ce qui est sûr, en tout cas, c’est que je ne peux pas me soigner en punissant ceux que je ne peux pas guérir. Il faut peut-être que je repense cette histoire d’incendie et de suicide. D’ailleurs, je dois bien l’avouer : je n’ai plus tellement envie de mourir, j’ai envie de revoir Mme Michel, et Kakuro, et Yoko, sa petite-nièce si imprédictible, et de leur demander de l’aide. Oh, bien sûr, je ne vais pas me pointer en disant : please, help me, je suis une petite fille suicidaire. Mais j’ai envie de laisser les autres me faire du bien : après tout, je ne suis qu’une petite fille malheureuse et même si je suis extrêmement intelligente, ça ne change rien au fait, non ? Une petite fille malheureuse qui, au pire moment, a la chance de faire des rencontres heureuses. Est-ce que j’ai moralement le droit de laisser passer cette chance ?
Bof. Je n’en sais rien. Après tout, cette histoire est une tragédie. Il y a des gens valeureux, réjouis-toi ! ai-je eu envie de me dire, mais finalement, quelle tristesse ! Ils finissent sous la pluie ! Je ne sais plus trop quoi penser. Un instant, j’ai cru que j’avais trouvé ma vocation ; j’ai cru comprendre que, pour me soigner, il fallait que je soigne les autres, enfin les autres « soignables », ceux qui peuvent être sauvés, au lieu de me morfondre de ne pas pouvoir sauver les autres. Alors quoi, je devrais devenir toubib ? Ou bien écrivain ? C’est un peu pareil, non ?
Et puis pour une Mme Michel, combien de Colombe, combien de tristes Tibère ?
Après le départ de Paloma, complètement chamboulée, je reste assise dans mon fauteuil un long moment durant.
Puis, saisissant mon courage à deux mains, je compose le numéro de Kakuro Ozu.
Paul N’Guyen répond à la seconde sonnerie.
— Ah, bonjour madame Michel, me dit-il, que puis-je donc pour vous ?
— Eh bien, dis-je, j’aurais aimé parler à Kakuro.
— Il est absent, me dit-il, voulez-vous qu’il vous rappelle dès qu’il rentre ?
— Non, non, dis-je, soulagée de pouvoir opérer avec un intermédiaire. Pourriez-vous lui dire que, s’il n’a pas changé d’avis, je serais heureuse de dîner avec lui demain soir ?
— Avec plaisir, dit Paul N’Guyen.
Le téléphone raccroché, je me laisse de nouveau tomber dans mon fauteuil et m’absorbe pendant une petite heure dans des pensées incohérentes mais plaisantes.
— Ça ne sent pas très bon, chez vous, dites donc, dit une douce voix masculine dans mon dos. Est-ce que quelqu’un vous a réparé ça ?
Il a ouvert la porte si doucement que je ne l’ai pas entendu. C’est un beau jeune homme brun, avec les cheveux un peu en vrac, une veste de jean toute neuve et des grands yeux de cocker pacifique.
— Jean ? Jean Arthens ? je demande, sans croire à ce que je vois.
— Voui, dit-il en penchant la tête de côté, comme autrefois.
Mais c’est bien tout ce qui reste de l’épave, de la jeune âme brûlée au corps décharné ; Jean Arthens, naguère si proche de la chute, a visiblement opté pour la renaissance.
— Vous avez une mine sensationnelle ! dis-je en lui faisant mon plus beau sourire.
Il me le rend gentiment.
— Eh bien bonjour, madame Michel, dit-il, ça me fait plaisir de vous voir. Ça vous va bien, ajoute-t-il en montrant mes cheveux.
— Merci, dis-je. Mais qu’est-ce qui vous amène ici ? Voulez-vous une tasse de thé ?
— Ah..., dit-il avec un zeste de l’hésitation d’antan, mais voui, bien volontiers.
Je prépare le thé tandis qu’il prend place sur une chaise en regardant Léon avec des yeux ahuris.
— Il était déjà aussi gros, ce chat ? s’enquiert-il sans la moindre perfidie.
— Oui, dis-je, ce n’est pas un grand sportif.
— Ce n’est pas lui qui sent mauvais, par hasard ? demande-t-il en le reniflant, l’air navré.
— Non, non, dis-je, c’est un problème de plomberie.
— Ça doit vous paraître bizarre que je débarque ici comme ça, dit-il, surtout qu’on ne s’est jamais beaucoup parlé, hein, je n’étais pas bien bavard du temps... eh bien du temps de mon père.
— Je suis contente de vous voir et, surtout, vous avez l’air d’aller bien, dis-je avec sincérité.
— Voui, dit-il,... je reviens de très loin.
Nous aspirons simultanément deux petites gorgées de thé brûlant.
— Je suis guéri, enfin, je crois que je suis guéri, dit-il, si on guérit vraiment un jour. Mais je ne touche plus à la dope, j’ai rencontré une fille bien, enfin, une fille fantastique, plutôt, je dois dire (ses yeux s’éclairent et il renifle légèrement en me regardant) et j’ai trouvé un petit boulot bien sympa.
— Que faites-vous ? je demande.
— Je travaille dans un magasin d’accastillage.
— De pièces de bateau ?
— Voui et c’est bien sympa. J’ai un peu l’impression d’être en vacances, là-bas. Les gars viennent et ils me parlent de leur bateau, des mers où ils vont, des mers d’où ils viennent, j’aime bien ça, et puis je suis content de travailler, vous savez.
— Votre travail, il consiste en quoi, exactement ?
— Je suis un peu l’homme à tout faire, le magasinier, le coursier, mais avec le temps j’apprends bien, alors maintenant, des fois, on me confie des tâches plus intéressantes : réparer des voiles, des haubans, dresser des inventaires pour un avitaillement.
Etes-vous sensibles à la poésie de ce terme ? On avitaille un bateau, on ravitaille une ville. A qui n’a pas compris que l’enchantement de la langue naît de telles subtilités, j’adresse la prière suivante : méfiez-vous des virgules.
— Mais vous aussi vous avez l’air très en forme, dit-il en me regardant gentiment.
— Ah oui ? dis-je. Eh bien, il y a quelques changements qui me sont bénéfiques.
— Vous savez, dit-il, je ne suis pas revenu voir l’appartement ou bien des gens, ici. Je ne suis même pas sûr qu’ils me reconnaîtraient ; d’ailleurs, j’avais pris ma carte d’identité, si des fois vous-même ne me reconnaissiez pas. Non, poursuit-il, je suis venu parce que je n’arrive pas à me souvenir de quelque chose qui m’a beaucoup aidé, déjà quand j’étais malade et puis après, pendant ma guérison.
— Et je peux vous être utile ?
— Oui, parce que c’est vous qui m’avez dit le nom de ces fleurs, un jour. Dans cette plate-bande, là-bas (il montre du doigt le fond de la cour), il y a des jolies petites fleurs blanches et rouges, c’est vous qui les avez mises, non ? Et un jour, je vous ai demandé ce que c’était mais je n’ai pas été capable de retenir le nom. Pourtant, je pensais tout le temps à ces fleurs, je ne sais pas pourquoi. Elles sont bien jolies, quand j’étais si mal, je pensais aux fleurs et ça me faisait du bien. Alors je suis passé près d’ici, tout à l’heure et je me suis dit : je vais aller demander à Mme Michel si elle peut me dire.
Il guette ma réaction, un peu embarrassé.
— Ça doit vous paraître bizarre, hein ? J’espère que je ne vous fais pas peur, avec mes histoires de fleurs.
— Non, dis-je, pas du tout. Si j’avais su à quel point elles vous faisaient du bien... J’en aurais mis partout !
Il rit comme un gamin heureux.
— Ah, madame Michel, mais vous savez, ça m’a pratiquement sauvé la vie. C’est déjà un miracle ! Alors, vous pouvez me dire ce que c’est ?
Oui, mon ange, je le peux. Dans les allées de l’enfer, sous le déluge, souffle coupé et cœur au bord des lèvres, une mince lueur : ce sont des camélias.
— Oui, dis-je. Ce sont des camélias.
Il me regarde fixement, les yeux écarquillés. Puis une petite larme glisse le long de sa joue d’enfant rescapé.
— Des camélias..., dit-il, perdu dans un souvenir qui n’appartient qu’à lui. Des camélias, oui, répète-t-il en me regardant à nouveau. C’est ça. Des camélias.
Je sens une larme qui coule sur ma propre joue. Je lui prends la main.
— Jean, vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureuse que vous soyiez venu aujourd’hui, dis-je.
— Ah bon ? dit-il, l’air étonné. Mais pourquoi ?
Pourquoi ?
Parce qu’un camélia peut changer le destin.
Quelle est cette guerre que nous menons, dans l’évidence de notre défaite ? Matin après matin, harassés déjà de toutes ces batailles qui viennent, nous reconduisons l’effroi du quotidien, ce couloir sans fin qui, aux heures dernières, vaudra destin d’avoir été si longuement arpenté. Oui, mon ange, voici le quotidien : maussade, vide et submergé de peine. Les allées de l’enfer n’y sont point étrangères ; on y verse un jour d’être resté là trop longtemps. D’un couloir aux allées : alors la chute se fait, sans heurt ni surprise. Chaque jour, nous renouons avec la tristesse du couloir et, pas après pas, exécutons le chemin de notre morne damnation.
Vit-il les allées ? Comment naît-on après avoir chu ? Quels pupilles neuves sur des yeux calcinés ? Où commence la guerre et où cesse le combat ?
Alors, un camélia.
À vingt heures, Paul N’Guyen se présente à ma loge les bras surchargés de paquets.
— M. Ozu n’est pas encore rentré — un problème à l’ambassade avec son visa — alors il m’a prié de vous remettre tout ceci, dit-il avec un joli sourire.
Il dépose les paquets sur la table et me tend une petite carte.
— Merci, dis-je. Mais vous prendrez bien quelque chose ?
— Merci, dit-il, mais j’ai encore fort à faire. Je garde votre invitation en réserve pour une autre occasion.
Et il me sourit de nouveau, avec un quelque chose de chaleureux et d’heureux qui me fait du bien sans réserve.
Seule dans ma cuisine, je m’assieds devant les paquets et décachette l’enveloppe.
« Soudain, il éprouva sur ses épaules en nage
une agréable sensation de fraîcheur qu’il ne s’expliqua
pas bien tout d’abord ; mais, pendant la pause, il s’aperçut
qu ’un gros nuage noir qui courait bas sur le ciel
venait de s’écraser. »
S’il vous plaît, acceptez ces quelques présents avec simplicité.
Kakuro.
Pluie d’été sur les épaules de Lévine qui fauche... Je porte la main à ma poitrine, touchée comme jamais. J’ouvre un à un les paquets.
Une robe de soie gris perle, avec un petit col cheminée, fermée en portefeuille par une martingale de satin noir.
Une étole de soie pourpre, légère et dense comme le vent.
Des escarpins à petit talon, d’un cuir noir au grain si fin et si doux que je le passe sur ma joue.
Je regarde la robe, l’étole, les escarpins.
Dehors, j’entends Léon qui gratte à la porte et miaule pour rentrer.
Je me mets à pleurer doucement, lentement, avec dans la poitrine un camélia frémissant.
Le lendemain à dix heures, on frappe au carreau.
C’est un genre de grand échalas, habillé tout en noir avec un bonnet de laine bleu marine sur la tête et des bottines militaires qui ont connu le Vietnam. C’est aussi le petit ami de Colombe et un spécialiste mondial de l’ellipse dans la formule de politesse. Il s’appelle Tibère.
— Je cherche Colombe, dit Tibère.
Appréciez, s’il vous plaît, le ridicule de cette phrase. Je cherche Juliette, dit Roméo, est quand même plus fastueux.
— Je cherche Colombe, dit donc Tibère qui ne craint que le shampooing, ainsi qu’il est révélé lorsqu’il se défait de son couvre-chef non parce qu’il est courtois mais parce qu’il a très chaud.
Nous sommes en mai, que diable.
— Paloma m’a dit qu’elle était ici, ajoute-t-il.
Et il rajoute :
— Merde, fait chier.
Paloma, comme tu t’amuses bien.
Je l’éconduis promptement et me plonge dans des pensées bizarres.
Tibère... Illustre nom pour si pitoyable allure... Je me remémore la prose de Colombe Josse, les allées silencieuses du Saulchoir... et mon esprit en vient à Rome... Tibère... Le souvenii du visage de Jean Arthens me prend au dépourvu, je revois celui de son père et cette lavallière incongrue, éprise de ridicule... Toutes ces quêtes, tous ces mondes... Pouvons-nous être si semblables et vivre dans des univers si lointains ? Est-il possible que nous partagions la même frénésie, qui ne sommes pourtant ni du même sol ni du même sang et de la même ambition ? Tibère... Je me sens lasse, au vrai, lasse de tous ces riches, lasse de tous ces pauvres, lasse de toute cette farce... Léon saute du fauteuil et vient se frotter contre ma jambe. Ce chat, qui n’est obèse que par charité, est aussi une âme généreuse qui sent les fluctuations de la mienne. Lasse, oui, lasse...
Il faut que quelque chose finisse, il faut que quelque chose commence.
À vingt heures, je suis prête.
La robe et les chaussures sont exactement à ma taille (42 et 37).
L’étole est romaine (60 cm de large, 2 m de long).
J’ai séché des cheveux 3 fois lavés au séchoir Babyliss 1 600 watts et les ai peignés 2 fois en tous sens. Le résultat est surprenant.
Je me suis assise 4 fois et levée 4 aussi, ce qui explique que, présentement, je suis debout, ne sachant que faire.
M’asseoir, peut-être.
J’ai sorti de leur écrin derrière les draps dans le fond de l’armoire 2 boucles d’oreilles héritées de ma belle-mère, la monstrueuse Yvette — des pendants d’oreilles anciens en argent avec 2 grenats taillés en poire. J’ai effectué 6 tentatives avant de parvenir à m’en pincer correctement les oreilles et dois vivre à présent avec le sentiment d’avoir 2 chats ventrus pendus à mes lobes distendus. 54 ans sans bijoux ne préparent pas aux souffrances de l’apprêt. J’ai badigeonné mes lèvres d’1 couche de rouge à lèvres « Carmin profond » acheté il y a 20 ans pour le mariage d’une cousine. La longévité de ces choses ineptes, quand des vies valeureuses périssent chaque jour, ne laissera jamais de me confondre. Je fais partie des 8 % de la population mondiale qui calment leur appréhension en se noyant dans les chiffres.
Kakuro Ozu frappe 2 fois à ma porte.
J’ouvre.
Il est très beau. Il porte un costume composé d’une veste à col officier gris anthracite avec des brandebourgs ton sur ton et d’un pantalon droit assorti, ainsi que des mocassins de cuir souple qui ressemblent à des pantoufles de luxe. C’est très... eurasien.
— Oh, mais vous êtes magnifique ! me dit-il.
— Ah, merci, dis-je, émue, mais vous êtes très beau aussi. Bon anniversaire !
Il me sourit et, après que j’ai soigneusement refermé la porte derrière moi et devant Léon qui tente une percée, il me tend un bras sur lequel je pose une main légèrement tremblante. Pourvu que personne ne nous voie, supplie en moi une instance qui fait de la résistance, celle de Renée la clandestine. J’ai beau avoir jeté bien des peurs au bûcher, je ne suis pas encore prête à alimenter les gazettes de Grenelle.
Ainsi, qui en sera surpris ?
La porte d’entrée vers laquelle nous nous dirigeons s’ouvre avant même que nous ne l’ayons atteinte.
Ce sont Jacinthe Rosen et Anne-Hélène Meurisse.
Par le chien ! Que faire ?
Nous sommes déjà sur elles.
— Bonsoir, bonsoir, chères mesdames, trille Kakuro en me tirant fermement sur la gauche et en les dépassant avec célérité, bonsoir, chères amies, nous sommes en retard, nous vous saluons bien bas et nous nous sauvons !
— Ah, bonsoir monsieur Ozu, minaudent-elles, subjuguées, en se retournant d’un même mouvement poui nous suivre des yeux.
— Bonsoir madame, me disent-elles (à moi) en me souriant de toutes leurs dents.
Je n’ai jamais vu autant de dents d’un coup.
— Au plaisir, chère madame, me susurre Anne-Hélène Meurisse en me regardant avec avidité alors que nous nous engouffrons par la porte.
— Certainement, certainement ! gazouille Kakuro en poussant du talon le battant de la porte.
— Misère, dit-il, si nous nous étions arrêtés, nous en avions pour une heure.
— Elles ne m’ont pas reconnue, dis-je.
Je m’arrête au milieu du trottoir, complètement chamboulée.
— Elles ne m’ont pas reconnue, je répète.
Il s’arrête à son tour, ma main toujours sur son bras.
— C’est parce qu’elles ne vous ont jamais vue, me dit-il. Moi, je vous reconnaîtrais en n’importe quelle circonstance.
Il suffit d’avoir une fois expérimenté qu’on peut être aveugle en pleine lumière et voyant dans le noir pour se poser la question de la vision. Pourquoi voyons-nous ? En montant dans le taxi qu’avait commandé Kakuro et en songeant à Jacinthe Rosen et à Anne-Hélène Meurisse, qui n’avaient vu de moi que ce qu’elles en pouvaient (au bras de M. Ozu, dans un monde de hiérarchies), l’évidence que le regard est comme une main qui chercherait à capturer l’eau mouvante me frappe avec une force inouïe. Oui, l’œil perçoit mais ne scrute, croit mais ne questionne, reçoit mais ne cherche — vidé de désir, sans faim ni croisade.
Et tandis que le taxi glisse dans le crépuscule naissant, je songe.
Je songe à Jean Arthens, aux pupilles brûlées illuminées de camélias.
Je songe à Pierre Arthens, œil acéré et cécité de mendiant.
Je songe à ces dames avides, yeux quémandeurs si futilement aveugles.
Je songe à Gégène, orbites mortes et sans force, ne voyant plus que la chute.
Je songe à Lucien, inapte à la vision parce que l’obscurité, parfois, est en fin de compte trop forte.
Je songe même à Neptune, dont les yeux sont une truffe qui ne sait pas se mentir.
Et je me demande si je vois bien moi-même.
Avez-vous vu Black Rain ?
Parce que si vous n’avez pas vu Black Rain — ou, à la rigueur Blade Runner —, il vous est forcément difficile de comprendre pourquoi, lorsque nous entrons dans le restaurant, j’ai le sentiment de pénétrer dans un film de Ridley Scott. Il y a cette scène de Blade Runner, dans le bar de la femme-serpent, duquel Deckard appelle Rachel d’un vidéophone mural. Il y a aussi le bar à call-girls dans Black Rain, avec les cheveux blonds et le dos nu de Kate Capshaw. Et il y a ces plans à la lumière de vitrail et à la clarté de cathédrale cernés de toute la pénombre des Enfers.
— J’aime beaucoup la lumière, dis-je à Kakuro en m’asseyant.
On nous a conduits à un petit box tranquille, qui baigne dans une lueur solaire ceinte d’ombres scintillantes. Comment l’ombre peut-elle scintiller ? Elle scintille, un point c’est tout.
— Vous avez vu Black Rain ? me demande Kakuro.
Je n’aurais jamais cru qu’il pût exister entre deux êtres une telle concordance de goûts et de cheminements psychiques.
— Oui, dis-je, au moins une douzaine de fois.
L’atmosphère est brillante, pétillante, racée, feutrée, cristalline. Magnifique.
— Nous allons faire une orgie de sushis, dit Kakuro en déployant sa serviette d’un geste enthousiaste. Vous ne m’en voudrez pas, j’ai déjà commandé ; je tiens à vous faire découvrir ce que je considère comme le meilleur de la cuisine japonaise à Paris.
— Pas du tout, dis je en écarquillant les yeux parce que les serveurs ont déposé devant nous des bouteilles de saké et, dans une myriade de coupelles précieuses, toute une série de petits légumes qui ont l’air marinés dans un je-ne-sais-quoi qui doit être très bon.
Et nous commençons. Je vais à la pêche au concombre mariné, qui n’a de concombre et de marinade que l’aspect tant c’est, sur la langue, une chose délicieuse. Kakuro soulève délicatement de ses baguettes de bois auburn un fragment de... mandarine ? tomate ? mangue ? et le fait disparaître avec dextérité. Je fourrage immédiatement dans la même coupelle.
C’est de la carotte sucrée pour dieux gourmets.
— Bon anniversaire alors ! dis-je en levant mon verre de saké.
— Merci, merci beaucoup ! dit-il en trinquant avec moi.
— C’est du poulpe ? je demande parce que je viens de dénicher un petit morceau de tentacule crénelé dans une coupelle de sauce jaune safran.
On apporte deux petits plateaux de bois épais, sans bords, surmontés de morceaux de poisson cru.
— Sashimis, dit Kakuro. Là aussi, vous trouverez du poulpe.
Je m’abîme dans la contemplation de l’ouvrage. La beauté visuelle en est à couper le souffle. Je coince un petit bout de chair blanc et gris entre mes baguettes malhabiles (du carrelet, me précise obligeamment Kakuro) et, bien décidée à l’extase, je goûte.
Qu’allons-nous chercher l’éternité dans l’éther d’essences invisibles ? Cette petite chose blanchâtre en est une miette bien tangible.
— Renée, me dit Kakuro, je suis très heureux de fêter mon anniversaire en votre compagnie, mais j’ai aussi un motif plus puissant de dîner avec vous.
Quoique nous ne nous connaissions que depuis un trio de semaines, je commence à bien discerner les motifs de Kakuro. La France ou l’Angleterre ? Vermeer ou Caravage ? Guerre et Paix ou cette chère Anna ?
J’enfourne un nouvel et aérien sashimi — thon ? — d’une taille respectable qui eût, ma foi, réclamé un peu de fractionnement.
— Je vous avais bien invitée pour fêter mon anniversaire mais, dans l’intervalle, quelqu’un m’a donné des informations très importantes. Alors j’ai quelque chose de capital à vous dire.
Le morceau de thon absorbe toute mon attention et ne me prépare pas à ce qui va suivre.
— Vous n’êtes pas votre sœur, dit Kakuro en me regardant dans les yeux.
Mesdames.
Mesdames, qui êtes un soir conviées à dîner par un riche et sympathique monsieur dans un restaurant luxueux, agissez en toute chose avec la même élégance. Vous surprend-on, vous agace-t-on, vous déconcerte-ton, qu’il vous faut conserver le même raffinement dans l’impassibilité et, aux paroles surprenantes, réagir avec la distinction qui sied à de telles circonstances. Au lieu de ça, et parce que je suis une rustre qui engloutit ses sashimis comme elle le ferait de patates, je hoquette spasmodiquement et, sentant avec épouvante la miette d’éternité se coincer dans ma gorge, tente avec une distinction de gorille de la recracher céans. Aux tables les plus proches, le silence se fait tandis que, après maintes éructations et dans un dernier et très mélodieux spasme, je parviens enfin à déloger le coupable et, m’emparant de ma serviette, à l’y loger in extremis.
— Dois-je le répéter ? demande Kakuro qui a l’air — diable ! — de s’amuser.
— Je... kof... kof..., toussé-je.
Le kof kof est un répons traditionnel de la prière fraternelle des tribus gagaouzes.
— Je... enfin... kof... kof..., poursuis-je brillamment. Puis, avec une classe qui courtise les sommets :
— Koâ ?
— Je vous le dis une seconde fois afin que ce soit bien clair, dit-il avec cette sorte de patience infinie qu’on a avec les enfants ou, plutôt, avec les simples d’esprit. Renée, vous n’êtes pas votre sœur.
Et comme je reste là, stupide, à le regarder :
— Je vous le répète une dernière fois, dans l’espoir cette fois-ci que vous ne vous étranglerez pas avec des sushis à trente euros la pièce, soit dit en passant, et qui demandent un peu plus de délicatesse dans l’ingestion : vous n’êtes pas votre sœur, nous pouvons être amis. Et même tout ce que nous voulons.
Toum toum toum toum toum toum toum
Look, if you had one shot, one opportunity,
To seize everything you ever wanted
One moment
Would you capture it or just let it slip ?
Ça, c’est du Eminem. Je confesse que, au titre de prophète des élites modernes, il m’arrive d’en écouter quand il n’est plus possible d’ignorer que Didon a péri.
Mais surtout, grande confusion.
Une preuve ?
La voici.
Remember me, remember me
But ah forget my fate
Trente euros pièce
Would you capture it
Or just let it slip ?
Cela se passe dans ma tête et de commentaire. La façon étrange qu’ont les airs de s’imprimer en mon esprit me surprendra toujours (sans même évoquer un certain Confutatis, grand ami des concierges à petite vessie) et c’est avec un intérêt marginal quoique sincère que je note que cette fois-ci, ce qui l’emporte, c’est le medley.
Et puis je me mets à pleurer.
À la Brasserie des Amis de Puteaux, une convive qui manque de s’étrangler, en réchappe de justesse puis fond en larmes, la truffe dans sa serviette, constitue un divertissement de prix. Mais ici, dans ce temple solaire aux sashimis vendus à la pièce, mes débordements ont l’effet inverse. Une onde de réprobation silencieuse me circonscrit et me voici sanglotante, le nez coulant, contrainte de recourir à une serviette pourtant déjà bien encombrée pour essuyer les stigmates de mon émotion et tenter de masquer ce que l’opinion publique réprouve.
J’en sanglote de plus belle.
Paloma m’a trahie.
Alors, charriés par ces sanglots, défilant dans mon sein, toute cette vie passée dans la clandestinité d’un esprit solitaire, toutes ces longues lectures recluses, tous ces hivers de maladie, toute cette pluie de novembre sur le beau visage de Lisette, tous ces camélias revenus de l’enfer et échoués sur la mousse du temple, toutes ces tasses de thé dans la chaleur de l’amitié, tous ces mots merveilleux dans la bouche de Mademoiselle, ces natures mortes si wabi, ces essences éternelles illuminant leurs reflets singuliers, et aussi ces pluies d’été survenant dans la surprise du plaisir, flocons dansant la mélopée du cœur, et, dans l’écrin de l’ancien Japon, le visage pur de Paloma. Et je pleure, je pleure irrépressiblement, à chaudes et grosses et belles larmes de bonheur, tandis qu’autour de nous, le monde s’engloutit et ne laisse plus de sensation que celle du regard de cet homme en la compagnie duquel je me sens quelqu’un et qui, me prenant gentiment la main, me sourit avec toute la chaleur du monde.
— Merci, parviens-je à murmurer dans un souffle.
— Nous pouvons être amis, dit-il. Et même tout ce que nous voulons.
Remember me, remember me,
And ah ! envy my fate
Ce qu’il faut vivre avant de mourir, je le sais à présent Voilà : je peux vous le dire. Ce qu’il faut vivre avant de mourir, c’est une pluie battante qui se transforme en lumière.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Après et malgré mes épanchements pleins de grâce, le dîner a été merveilleux : soyeux, complice, avec de longs et délicieux silences. Lorsque Kakuro m’a raccompagnée à ma porte, il m’a longuement baisé la main et nous nous sommes quittés ainsi, sans un mot, sur un simple et électrique sourire.
Je n’ai pas dormi de la nuit.
Et savez-vous pourquoi ?
Bien entendu, vous le savez.
Bien entendu, tout le monde se doute que, en sus de tout le reste c’est-à-dire d’une secousse tellurique bouleversant de fond en comble une existence subitement décongelée, quelque chose trotte dans ma petite tête de midinette quinquagénaire. Et que ce quelque chose se prononce : « Et même tout ce que nous voulons. »
À sept heures, je me lève, comme mue par un ressort, catapultant mon chat indigné à l’autre bout du lit. J’ai faim. J’ai faim au sens propre (une colossale tranche de pain croulant sous le beurre et la confiture de mirabelles ne parvient qu’à aiguiser mon dantesque appétit) et j’ai faim au sens figuré : je suis frénétiquement impatiente de connaître la suite. Je tourne comme un fauve en cage dans ma cuisine, houspille un chat qui ne me prête aucune attention, enfourne une deuxième session pain-beurre-confiture, marche de long en large en rangeant des choses qui ne doivent nullement l’être et m’apprête à une troisième édition boulangère.
Et puis, tout d’un coup, à huit heures, je me calme.
Sans crier gare, de surprenante manière, un grand sentiment de sérénité me dégouline dessus. Que s’est-il passé ? Une mutation. Je ne vois guère d’autre explication ; à certains, il pousse des branchies, à moi il arrive la sagesse.
Je me laisse tomber sur une chaise et la vie reprend son cours.
Un cours au demeurant peu exaltant : je me remémore que je suis toujours concierge et qu’à neuf heures, je dois être rue du Bac pour y acheter du détergent pour cuivres. « À neuf heures » est une précision fantasque : disons dans la matinée. Mais planifiant hier mon labeur du lendemain, je m’étais dit : « J’irai vers neuf heures. » Je prends donc mon cabas et mon sac et m’en vais dans le grand monde quérir de la substance qui fait briller les ornements des maisons des riches. Dehors, il fait une magnifique journée de printemps. De loin, j’aperçois Gégène qui s’extirpe de ses cartons ; je suis heureuse pour lui des beaux jours qui s’annoncent. Je songe brièvement à l’attachement du clochard pour le grand pape arrogant de la gastronomie et cela me fait sourire ; à qui est heureux, la lutte des classes semble subitement secondaire, me dis-je à moi-même, surprise du fléchissement de ma conscience révoltée.
Et puis ça arrive : brusquement, Gégène titube. Je ne suis plus qu’à quinze pas et je fronce les sourcils, inquiète. Il titube fortement, comme sur un bateau en proie au tangage, et je peux voir son visage et son air égaré. Que se passe-t-il ? je demande tout haut en pressant le pas vers le miséreux. D’ordinaire, à cette heure-ci, Gégène n’est pas soûl et, de surcroît, il tient aussi bien l’alcool qu’une vache l’herbe des prés. Comble de malheur, la rue est pratiquement déserte ; je suis la seule à avoir remarqué le malheureux qui vacille. Il fait quelques pas maladroits en direction de la rue, s’arrête, puis, alors que je ne suis plus qu’à deux mètres, pique soudain un sprint comme si mille démons le poursuivaient.
Et voilà la suite.
Cette suite, dont, comme chacun, j’aurais voulu qu’elle n’advînt jamais.
Je meurs.
Je sais avec une certitude proche de la divination que je suis en train de mourir, que je vais m’éteindre rue du Bac, par un beau matin de printemps, parce qu’un clochard nommé Gégène, pris de la danse de Saint-Guy, a divagué sur la chaussée déserte sans se préoccuper ni des hommes ni de Dieu.
Au vrai, pas si déserte, la chaussée.
J’ai couru après Gégène en abandonnant sac et cabas.
Et puis j’ai été heurtée.
Ce n’est qu’en tombant, après un instant de stupeur et de totale incompréhension et avant que la douleur ne me broie, que j’ai vu ce qui m’avait heurtée. Je repose à présent sur le dos, avec une vue imprenable sur le flanc d’une camionnette de pressing. Elle a tenté de m’éviter et s’est déportée vers la gauche mais trop tard : j’ai pris de plein fouet son aile avant droite. « Pressing Malavoin » indique le logo bleu sur le petit utilitaire blanc. Si je le pouvais, je rirais. Les voies de Dieu sont si explicites pour qui se pique de les déchiffrer... Je pense à Manuela, qui s’en voudra jusqu’à la fin de ses jours de cette mort par le pressing qui ne peut être que le châtiment du double vol dont, par sa très grande faute, je me suis rendue coupable... Et la douleur me submerge ; la douleur du corps, irradiante, déferlante, réussissant le tour de force de n’être nulle part en particulier et de s’infiltrer partout où je peux ressentir quelque chose ; et puis la douleur de l’âme, ensuite, parce que j’ai pensé à Manuela, que je vais laisser seule, que je ne reverrai plus, et parce que cela me fait au cœur une blessure lancinante.
On dit qu’au moment de mourir, on revoit toute sa vie. Mais devant mes yeux grands ouverts qui ne discernent plus ni la camionnette ni sa conductrice, la jeune préposée au pressing qui m’avait tendu la robe en lin prune et à présent pleure et crie au mépris du bon goût, ni les passants qui ont accouru après le choc et me parlent beaucoup sans que cela n’ait de sens — devant mes yeux grands ouverts qui ne voient plus rien de ce monde défilent des visages aimés et, pour chacun d’eux, j’ai une pensée déchirante.
En fait de visage, d’abord, il y a un museau. Oui, ma première pensée va vers mon chat, non d’être le plus important de tous mais parce que, avant les vrais tourments et les vrais adieux, j’ai besoin d’être rassurée sur le sort de mon compagnon à pattes. Je souris en moi-même en pensant à la grosse outre obèse qui m’a servi de partenaire pendant ces dix dernières années de veuvage et de solitude, je souris un peu tristement et avec tendresse parce que, vue de la mort, la proximité avec nos animaux de compagnie ne paraît plus cette évidence mineure que le quotidien rend banale ; dix ans de vie se sont cristallisés en Léon et je mesure combien ces chats ridicules et superfétatoires qui traversent nos existences avec la placidité et l’indifférence des imbéciles sont les dépositaires de leurs bons et joyeux moments et de leur trame heureuse, même sous le dais du malheur. Adieu Léon, me dis-je à moi-même en disant adieu à une vie à laquelle je n’aurais pas cru tenir à ce point.
Puis je remets mentalement le sort de mon chat entre les mains d’Olympe Saint-Nice, avec le profond soulagement né de la certitude qu’elle s’occupera bien de lui.
Désormais, je peux affronter les autres.
Manuela.
Manuela mon amie.
Au seuil de la mort, je te tutoie enfin.
Te souvient-il de ces tasses de thé dans la soie de l’amitié ? Dix ans de thé et de vouvoiement et, au bout du compte, une chaleur dans ma poitrine et cette reconnaissance éperdue envers je ne sais qui ou quoi, la vie, peut-être, d’avoir eu la grâce d’être ton amie. Sais-tu que c’est auprès de toi que j’ai eu mes plus belles pensées ? Faut-il que je meure pour en avoir enfin conscience... Toutes ces heures de thé, ces longues plages de raffinement, cette grande dame nue, sans parures ni palais, sans lesquelles, Manuela, je n’aurais été qu’une concierge, tandis que par contagion, parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié... Aurais-je pu si aisément transformer ma soif d’indigente en plaisir de l’Art et m’éprendre de porcelaine bleue, de frondaisons bruissantes, de camélias alanguis et de tous ces joyaux éternels dans le siècle, de toutes ces perles précieuses dans le mouvement incessant du fleuve, si tu n’avais, semaine après semaine, sacrifié avec moi, en m’offrant ton cœur, au rituel sacré du thé ?
Comme tu me manques déjà... Ce matin, je comprends ce que mourir veut dire : à l’heure de disparaître, ce sont les autres qui meurent pour nous car je suis là, couchée sur le pavé un peu froid et je me moque de trépasser ; cela n’a pas plus de sens ce matin qu’hier. Mais je ne reverrai plus ceux que j’aime et si mourir c’est cela, c’est bien la tragédie que l’on dit.
Manuela, ma sœur, que le destin ne veuille pas que j’aie été pour toi ce que tu fus pour moi : un garde-fou du malheur, un rempart contre la trivialité. Continue et vis, en pensant à moi avec joie.
Mais, en mon cœur, ne plus jamais te revoir est une torture infinie.
Et te voilà, Lucien, sur une photographie jaunie, en médaillon devant les yeux de ma mémoire. Tu souris, tu sifflotes. L’as-tu aussi ressenti ainsi, ma mort et non la tienne, la fin de nos regards bien avant la terreur de t’enfoncer dans le noir ? Que reste-t-il d’une vie, au juste, quand ceux qui l’ont vécue ensemble sont désormais morts depuis si longtemps ? J’éprouve aujourd’hui un curieux sentiment, celui de te trahir ; mourir, c’est comme te tuer vraiment. Il ne suffit donc pas à l’épreuve que nous sentions les autres s’éloigner ; il faut encore mettre à mort ceux qui ne subsistent plus que par nous. Et pourtant, tu souris, tu sifflotes et soudain, moi aussi je souris. Lucien... Je t’ai bien aimé, va, et pour cela, peut-être, je mérite le repos. Nous dormirons en paix dans le petit cimetière de notre pays. Au loin, on entend la rivière. On y pêche l’alose et aussi le goujon. Des enfants viennent jouer là, en criant à tue-tête. Le soir, au soleil couchant, on entend l’angélus.
Et vous, Kakuro, cher Kakuro, qui m’avez fait croire à la possibilité d’un camélia... Ce n’est que fugitivement que je pense à vous aujourd’hui ; quelques semaines ne donnent pas la clef ; je ne vous connais guère au-delà de ce que vous fûtes pour moi : un bienfaiteur céleste, un baume miraculeux contre les certitudes du destin. Pouvait-il en être autrement ? Qui sait... Je ne peux m’empêcher d’avoir le cœur serré de cette incertitude. Et si ? Et si vous m’aviez encore fait rire et parler et pleurer, en lavant toutes ces années de la souillure de la faute et en rendant à Lisette, dans la complicité d’un improbable amour, son honneur perdu ? Quelle pitié... Vous vous perdez à présent dans la nuit et, à l’heure de ne plus jamais vous revoir, il me faut renoncer à connaître jamais la réponse du sort...
Est-ce cela, mourir ? Est-ce si misérable ? Et combien de temps encore ?
Une éternité, si je ne sais toujours pas.
Paloma, ma fille
C’est vers toi que je me tourne. Toi, la dernière.
Paloma, ma fille
Je n’ai pas eu d’enfants, parce que cela ne s’est pas fait. En ai-je souffert ? Non. Mais si j’avais eu une fille, c’aurait été toi. Et, de toutes mes forces, je lance une supplique pour que ta vie soit à la hauteur de ce que tu promets.
Et puis c’est l’illumination.
Une vraie illumination : je vois ton beau visage grave et pur, tes lunettes à montures roses et cette manière que tu as de triturer le bas de ton gilet, de regarder droit dans les yeux et de caresser le chat comme s’il pouvait parler. Et je me mets à pleurer. À pleurer de joie à l’intérieur de moi. Que voient les badauds penchés sur mon corps brisé ? Je ne sais pas.
Mais au-dedans, un soleil.
Comment décide-t-on de la valeur d’une vie ? Ce qui importe, m’a dit Paloma un jour, ce n’est pas de mourir, c’est ce qu’on fait au moment où on meurt. Que faisais-je au moment de mourir ? je me demande avec une réponse déjà prête dans la chaleur de mon cœur.
Que faisais je ?
J’avais rencontré l’autre et j’étais prête à aimer.
Après cinquante-quatre ans de désert affectif et moral, à peine émaillé de la tendresse d’un Lucien qui n’était guère de moi-même que l’ombre résignée, après cinquante-quatre ans de clandestinité et de triomphes muets dans l’intérieur capitonné d’un esprit esseulé, après cinquante-quatre ans de haine pour un monde et une caste dont j’avais fait les exutoires de mes futiles frustrations, après ces cinquante-quatre années de rien à ne rencontrer personne ni à être jamais avec l’autre :
Manuela, toujours.
Mais aussi Kakuro.
Et Paloma, mon âme sœur.
Mes camélias.
Je prendrais bien avec vous une dernière tasse de thé.
Alors, un cocker jovial, oreilles et langue pendantes, traverse mon champ de vision. C’est idiot... mais cela me donne encore envie de rire. Adieu, Neptune. Tu es un nigaud de chien mais il faut croire que la mort nous fait perdre un peu les pédales ; c’est peut-être à toi que je penserai en dernier. Et si cela a un sens, il m’échappe complètement.
Ah non. Tiens.
Une dernière image
Comme c’est curieux... Je ne vois plus de visages...
C’est bientôt l’été. Il est sept heures. À l’église du village, les cloches sonnent. Je revois mon père le dos courbé, les bras à l’effort, qui retourne la terre de juin. Le soleil décline. Mon père se redresse, essuie son front au revers de sa manche, s’en revient vers le foyer.
Fin du labeur.
Il est bientôt neuf heures.
Dans la paix, je meurs.
Que faire
Face à jamais
Sinon chercher
Toujours
Dans quelques notes dérobées ?
Ce matin, Mme Michel est morte. Elle a été renversée par une camionnette de pressing, près de la rue du Bac. Je n’arrive pas à croire que je suis en train d’écrire ces mots.
C’est Kakuro qui m’a appris la nouvelle. Apparemment, Paul, son secrétaire, remontait la rue à ce moment-là. Il a vu l’accident de loin mais quand il est arrivé, c’était trop tard. Elle a voulu porter secours au clochard, Gégène, qui est au coin de la rue du Bac et qui était rond comme une barrique. Elle a couru après lui mais elle n’a pas vu la camionnette. Il paraît qu’il a fallu emmener la conductrice à l’hôpital, elle était en pleine crise de nerfs.
Kakuro est venu sonner chez nous vers onze heures. Il a demandé à me voir et là, il m’a pris la main et il m’a dit : « Il n’y a aucun moyen de t’éviter cette souffrance, Paloma, alors je te le dis comme c’est arrivé : Renée a eu un accident tout à l’heure, vers neuf heures. Un très grave accident. Elle est morte. » Il pleurait. Il m’a serré la main très fort. « Mon Dieu, mais qui est Renée ? » a demandé maman, effrayée.
« Madame Michel », lui a répondu Kakuro. « Oh ! » a fait maman, soulagée. Il s’est détourné d’elle, dégoûté. « Paloma, je dois m’occuper de plein de choses pas rigolotes mais nous nous verrons après, entendu ? » m’a-t-il dit. J’ai hoché la tête, je lui ai serré la main très fort moi aussi. On s’est fait un petit salut à la japonaise, une courbette rapide. On se comprend. On a si mal.
Quand il est parti, la seule chose que je voulais, c’était éviter maman. Elle a ouvert la bouche mais j’ai fait un signe de la main, la paume levée vers elle, pour dire : « N’essaie même pas. » Elle a fait un petit hoquet mais elle ne s’est pas approchée, elle m’a laissée aller dans ma chambre. Là, je me suis roulée en boule sur mon lit. Au bout d’une demi-heure, maman a frappé doucement à la porte. J’ai dit : « Non. » Elle n’a pas insisté.
Depuis, dix heures ont passé. Beaucoup de choses aussi se sont passées dans l’immeuble. Je les résume : Olympe Saint-Nice s’est précipitée dans la loge quand elle a appris la nouvelle (un serrurier était venu l’ouvrir) pour prendre Léon qu’elle a installé chez elle. Je pense que Mme Michel, que Renée... je pense qu’elle aurait voulu ça. Ça m’a soulagée. Mme de Broglie a pris la direction des opérations, sous le commandement suprême de Kakuro. C’est bizarre comme cette vieille bique m’a presque semblé sympathique. Elle a dit à maman, sa nouvelle amie : « Cela faisait vingt-sept ans qu’elle était là. Elle va nous manquer. » Elle a organisé illico une collecte pour les fleurs et s’est chargée de contacter les membres de la famille de Renée. Y en a-t-il ? Je ne sais pas mais Mme de Broglie va chercher.
Le pire, c’est Mme Lopes. C’est encore Mme de Broglie qui lui a dit, quand elle est venue à dix heures pour le ménage. Apparemment, elle est restée là deux secondes sans comprendre, la main sur sa bouche. Et puis elle est tombée. Quand elle est revenue à elle, un quart d’heure plus tard, elle a juste murmuré : « Pardon, oh pardon » et puis elle a remis son foulard et elle est rentrée chez elle.
Un crève-cœur.
Et moi ? Et moi, qu’est-ce que je ressens ? Je bavarde sur les petits événements du 7 rue de Grenelle mais je ne suis pas très courageuse. J’ai peur d’aller en moi-même et de voir ce qui s’y passe. J’ai honte aussi. Je pense que je voulais mourir et faire souffrir Colombe et maman et papa parce que je n’avais pas encore vraiment souffert. Ou plutôt : je souffrais mais sans que ça fasse mal et, du coup, tous mes petits projets, c’était du luxe d’ado sans problèmes. De la rationalisation de petite fille riche qui veut faire son intéressante.
Mais là, et pour la première fois, j’ai eu mal, tellement mal. Un coup de poing dans le ventre, le souffle coupé, le cœur en compote, l’estomac complètement écrabouillé. Une douleur physique insoutenable. Je me suis demandé si je m’en remettrais un jour, de cette douleur-là. J’avais mal à en hurler. Mais je n’ai pas hurlé. Ce que je ressens maintenant que la douleur est toujours là mais qu’elle ne m’empêche plus de marcher ou de parler, c’est une sensation d’impuissance et d’absurdité totales. Alors c’est comme ça ? Tout d’un coup, tous les possibles s’éteignent ? Une vie pleine de projets, de discussions à peine commencées, de désirs même pas accomplis, s’éteint en une seconde et il n’y a plus rien, il n’y a plus rien à faire, on ne peut plus revenir en arrière ?
Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti le sens du mot jamais. Eh bien, c’est terrible. On prononce ce mot cent fois par jour mais on ne sait pas ce qu’on dit avant d’avoir été confronté à un vrai « plus jamais ». Finalement, on a toujours l’illusion qu’on contrôle ce qui arrive ; rien ne nous semble définitif. J’avais beau me dire toutes ces dernières semaines que j’allais bientôt me suicider, est-ce que j’y croyais vraiment ? Est-ce que cette décision me faisait vraiment ressentir le sens du mot « jamais » ? Pas du tout. Elle me faisait ressentir mon pouvoir de décider. Et je pense que, à quelques secondes de me donner la mort, fini à « jamais » resterait encore un mot vide. Mais quand quelqu’un qu’on aime meurt... alors je peux vous dire qu’on ressent ce que ça veut dire et ça fait très très très mal. C’est comme un feu d’artifice qui s’éteint d’un coup et tout devient noir. Je me sens seule, malade, j’ai mal au cœur et chaque mouvement me coûte des efforts colossaux.
Et puis il s’est passé quelque chose. C’est à peine croyable tant c’est un jour de tristesse. Avec Kakuro, on est descendus ensemble vers cinq heures dans la loge de Mme Michel (je veux dire de Renée) parce qu’il voulait prendre des vêtements à elle pour les apporter à la morgue de l’hôpital. Il a sonné et il a demandé à maman s’il pouvait me parler. Mais j’avais deviné que c’était lui : j’étais déjà là. Bien sûr, j’ai voulu l’accompagner. On a pris l’ascenseur tous les deux, sans parler. Il avait l’air très fatigué, plus fatigué que triste ; je me suis dit : c’est comme ça que la souffrance se voit sur les visages sages. Elle ne s’affiche pas ; elle donne juste l’impression d’une très grande fatigue. Est-ce que moi aussi, j’ai l’air fatigué ?
Toujours est-il que nous sommes descendus à la loge, avec Kakuro. Mais, en traversant la cour, on s’est arrêtés net tous les deux en même temps : quelqu’un s’était mis au piano et on entendait très bien ce que ce quelqu’un jouait. C’était du Satie, je crois, enfin, je ne suis pas sûre (mais en tout cas c’était du classique).
Je n’ai pas réellement de pensée profonde sur le sujet. D’ailleurs, comment avoir une pensée profonde quand une âme sœur repose dans un frigidaire d’hôpital ? Mais je sais qu’on s’est arrêtés net tous les deux et qu’on a respiré profondément en laissant le soleil réchauffer notre visage et en écoutant la musique qui venait de là-haut. « Je pense que Renée aurait aimé ce moment », a dit Kakuro. Et on est encore restés là quelques minutes, à écouter la musique. J’étais d’accord avec lui. Mais pourquoi ?
En pensant à ça, ce soir, le cœur et l’estomac en marmelade, je me dis que finalement, c’est peut-être ça la vie : beaucoup de désespoir mais aussi quelques moments de beauté où le temps n’est plus le même. C’est comme si les notes de musique faisaient un genre de parenthèses dans le temps, de suspension, un ailleurs ici même, un toujours dans le jamais.
Oui, c’est ça, un toujours dans le jamais.
N’ayez crainte, Renée, je ne me suiciderai pas et je ne brûlerai rien du tout.
Car, pour vous, je traquerai désormais les toujours dans le jamais.
La beauté dans ce monde.