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Sur la place centrale de Port-Espérance  - place du Capitaine-Renard  - les Gauchers étaient assemblés, dans leurs mises élégantes de gens simples, de pionniers endimanchés. Les hommes étaient vêtus de costumes clairs, portaient des chapeaux de cow-boy du Queens-land. Les femmes s'inclinaient sous des ombrelles de lin ; leurs regards étaient ombrés par des chapeaux fleuris. Des jupes d'un certain volume leur prêtaient des silhouettes allurées d'héroïnes de western, des rubans volaient. Les enfants étaient également chapeautés. On eût dit une foule d'immigrants australiens de 1880, mais sous les tropiques, dans une végétation presque polynésienne, au cœur d'une cité coloniale du Pacifique Sud en dentelles de bois, sur une place sablonneuse. Ces Français du bout du monde dégageaient cette vitalité franche que l'on rencontre chez les peuples de pionniers épris d'aventure. Certains hommes portaient des winchesters sur les flancs des selles de leurs chevaux, fusils qu'ils n'hésitaient pas à utiliser contre les pirates malais qui, parfois, se permettaient des incursions jusqu'à l'île d'Hélène. Les plafonds des vérandas légères qui donnaient sur la place étaient pourvus de ventilateurs à ressort dont les hélices en bois de santal tournaient vers la gauche ; les portes d'entrée des maisons s'ouvraient également en sens inverse.

L'attente recueillie de cette assemblée devenait asphyxiante, malgré la brise circulaire qui emplissait la grande fosse de Port-Espérance. Le ciel, si capricieux sous ces latitudes, avait soudain l'air d'incliner vers l'orage. Tous avaient voté  - les femmes également - ; chacun piaffait d'attendre le dépouillement du référendum historique qui allait fixer leur destinée de Gauchers.

Quand soudain quelqu'un s'écria avec gaieté :

- Un ballon ! Un ballon !

La population gauchère leva la tête. On se mit à sourire, à faire des signes. Les gamins agitaient leur casquette de la main gauche avec frénésie. Dans le même moment, l'élégant M. Jacob, le maire, sortit du bâtiment principal de la Compagnie minière et, d'une voix tremblante, improvisa avec fièvre ce discours qui allait faire date, dans un français choisi, presque d'un autre siècle :

- Citoyens gauchers ! Nous avons passé par toutes sortes d'épreuves et de sacrifices pour fonder notre colonie australe. Souvent nous fûmes notre premier ennemi, pénétrés d'hésitations légitimes, dans la crainte où nous étions de divorcer vraiment d'avec le monde des droitiers. Aujourd'hui, j'ose dire qu'en ce 4 février de l'an de grâce 1933 notre petit peuple frondeur s'est montré son meilleur allié, ferme dans ses principes, téméraire dans sa volonté d'inventer une société digne des rêveries du capitaine Renard qui nous poussa à venir bâtir nos maisons sur les rives de ce lagon ! Les résultats de la votation sont les suivants : 18765 pour, 2 824 contre ! La mine est FER-MÉE ! Vive l'île des Gauchers ! Vive nos femmes ! Que Dieu nous bénisse ! Et bienvenue à ces nouveaux immigrants qui nous arrivent du ciel !

Une clameur véhémente souleva la foule. On applaudissait. Les chevaux s'agitaient. On s'embrassait. Jamais peut-être la fermeture d'une mine n'avait suscité de tels transports, surtout en pleine crise des années trente !

Dans leur nacelle qui descendait lentement vers la place  - les calmes les maintenaient presque immobiles  - lord Cigogne, Emily et Algernon contemplaient cette liesse et l'accueil inattendu qui leur était fait avec des sentiments divers. Emily avait toujours goûté les tourbillons de gaieté, l'enjouement, les impulsions de la sincérité. Algernon s'inquiétait fort que ces maniaques du sentiment fussent capables d'une telle absence de retenue. En écoutant les paroles du maire, Jeremy avait surtout noté avec ravissement que les indications de lady Brakesbury étaient exactes ; les Gauchers de l'île d'Hélène s'exprimaient bien avec une netteté et un choix de termes qui rappelaient le style en usage à Paris au XVIIIe siècle, cette langue si propre à dépeindre toutes les subtilités des mouvements du cœur. À cette époque le français était, sous ce rapport, le plus riche des nuanciers. Au dire de lady Brakesbury, les Gauchers de Port-Espérance s'employaient avec gourmandise à réveiller des mots assoupis au fond des romans, à réajuster des tournures égarées, car ils savaient que lorsqu'un mot meurt c'est un sentiment qui s'en va, quand la langue se corrompt c'est l'art de parler d'amour qui s'affaiblit et, par-delà, une certaine façon de sentir, d'éprouver ces vertiges des sens et de l'âme qui réclament pour éclore les finesses d'un vocabulaire étendu. Ces grands amants, ces maîtresses invétérées avaient la passion des mots qui autorisent des émotions rares, de ces sésames qui ouvrent les sensations qui s'écartent insensiblement du simple j'aime-je n'aime pas. Car enfin, goûter n'est pas aimer, pas plus que raffoler. Il est des femmes que l'on adore sans les aimer, parfois même en les haïssant, ou en les désaimant... De toutes ces subtilités les Gauchers étaient friands.

M. Jacob apaisa les vivats d'un geste et reprit son adresse, en apportant des éclaircissements sur cette votation. Les Cigogne et Algernon apprirent alors que l'île d'Hélène était un énorme caillou de nickel. Depuis quarante ans, l'exploitation du minerai avait déjà mangé un tiers de l'île, dans sa partie septentrionale, assurant ainsi une certaine opulence aux citoyens de Port-Espérance. L'extraction s'était intensifiée et, au rythme actuel, affirma M. Jacob, l'île d'Hélène aurait totalement disparu de la surface du Pacifique en 1954. Certains s'y étaient résignés, arguant que la colonie aurait alors acquis assez de fortune pour acheter un autre territoire, quelque part sur cette planète. Tel était déjà le projet des successeurs immédiats de Renard, vers 1900. Mais depuis les débuts de l'exploitation, l'Europe avait pris possession de la moindre parcelle de terre en friche ; ses empires coloniaux avaient étendu sur tout le globe leur tutelle droitière. Seule l'intervention personnelle de Clemenceau avait permis à cette île d'échapper à l'uniformisation de l'Etat français jacobin. Le référendum avait donc porté sur la poursuite, ou non, de l'exploitation du nickel contenu dans les roches rouges de l'île d'Hélène.

En décidant de fermer la mine, les Gauchers de Port-Espérance venaient de choisir la permanence de leur culture, et d'affirmer courageusement la primauté de leur vie de cœur sur les séductions de l'aisance financière. L'amour des femmes, et des hommes, l'avait emporté sur l'argent ; de là cette gaieté, ce sentiment de libération et de fierté, bien que tous connussent le prix élevé de leur décision. Mais ils entendaient préserver leur territoire !

- Citoyens gauchers, reprit le maire exalté, ajustons nos envies à notre fortune, plutôt que de mettre nos revenus au niveau de nos désirs ! L'idée du vrai commençait à nous échapper dans l'opulence, revenons à l'esprit de la Société des Gauchers ! Aux mœurs délicieuses de ces pionniers ! L'intelligence des affaires nous gagnait, et cette intelligence-là mène aux ambitions creuses, à l'existence la plus agitée, et la plus vide. On n'a jamais mis le bonheur véritable dans l'entassement des biens ! Nous sommes riches de mener ici des vies qui ont du sens ! Notre ambition est de tout connaître des choses de l'amour, de vivre TOUTES nos aspirations, même les plus contradictoires, dans des histoires fortes, sans limites, oui, sans limites ! Voilà ce que nous sommes : des maris à plein temps, des amants, des maîtresses, pas des gens d'argent ! Vive le libertinage, vive la fidélité ! Vive l'île des Gauchers ! Vive nos femmes !

Ce surprenant discours politique suscita à nouveau des vivats, une fermentation des esprits qui se libéra en un ouragan d'applaudissements qui résonnèrent longtemps dans le vaste cirque. On vociférait, s'étreignait ; des nuées de chapeaux de cuir volaient quand, soudain, la montgolfière se posa place du Capitaine-Renard. Cigogne, Emily, les enfants et leur butler furent sortis en triomphe de la nacelle et entraînés dans des danses américaines, au son d'un orchestre de jazz improvisé, sur la terrasse d'un café colonial. Horrifié, Algernon se vit pris en main par une gauchère bien viandée et fort gaie ; son plastron était de travers. L'orage qui patientait éclata alors, abrupt, tropical, une mousson vigoureuse qui s'abattit sans entamer l'entrain des îliens. En un instant, Port-Espérance se transforma en une grande flaque. Et l'on dansait, sans égard pour la pluie ; et l'on s'embrassait ; et l'on fêtait cette victoire sur la tentation du roi Billet de Banque. Chacun semblait avoir gagné contre soi, pour ses amours, et celles de ses enfants, nés ou à venir.

Ce fut à ce moment-là que Jeremy, abrité sous un parapluie noir que lui tendait Algernon, aperçut l'homme qui devait devenir son guide, puis son ami, le déconcertant sir Lawrence White. Lawrence était le seul Anglais de l'île. Jeremy le regarda avec une stupeur mêlée de gêne car il était nu, oui, tout nu sous un parapluie noir qu'il tenait de la main gauche, et il se dirigeait dignement vers eux, comme s'il eût été vêtu. Cette vision lui parut d'autant plus irréelle que personne ne semblait s'étonner que ce monsieur fût tout nu.

Gentlemen ! leur lança-t-il avec un accent très britannique, vous êtes anglais, je présume ?

- J'ai effectivement fréquenté le King's College de Cantorbéry, et mon tailleur est riche mais... comment diable vous en êtes-vous aperçu ?

- Le parapluie... nous sommes les seuls !

Sir Lawrence White avait été surnommé lord Tout-Nu par les Héléniens, à son arrivée dans l'île, en 1912. À quinze ans, le jeune Lawrence en avait eu assez de porter les gilets, les cols cassés et les jaquettes que lady White, sa mère, lui imposait. Il prétendait que ces tenues de ville étaient certes élégantes mais qu'elles ne lui ressemblaient pas. Lady White avait insisté ; opiniâtre, Lawrence avait alors résolu de vivre tout nu le restant de ses jours, et de pratiquer un nudisme aussi physique que moral. Il entendait se montrer dans toute sa vérité, fût-elle pas très nette. Il eut dès lors pour principe de ne plus masquer sa pensée, ni ses sentiments, qu'il continua toutefois à envelopper dans une pudeur très anglaise.

Suscitant une indignation croissante dans l'Angleterre pudibonde de 1910, et parfois de l'animosité, sir Lawrence dut rompre avec l'Europe. Né gaucher, il gagna l'île d'Hélène pour s'y établir. Nombreux à avoir souffert des brimades de l'école républicaine droitière qui, toujours, contraria leur naturel, les Héléniens comprirent la sincérité de cet homme nu qui voulait être lui-même, paisiblement mais sans concessions. On le baptisa lord Tout-Nu ; ce titre ironique amusa Lawrence. Au fil des saisons, ce célibataire invétéré était devenu l'une des figures emblématiques de l'île.

La petite troupe récupéra quelques valises humides dans la nacelle et, sous des parapluies, on emboîta le pas à sir Lawrence qui, suivant en cela la légendaire hospitalité des colons de l'Océanie, leur offrit son toit, le temps d'aviser. Il n'y avait d'hôtel à Port-Espérance que pour les amants désireux de se turlututer ; les familles n'étaient pas les bienvenues dans ces établissements charmants. Autour d'eux, la population turbulente dansait sous la pluie, on agitait sa colonne vertébrale, secouait son squelette en rythme. Les vieillards se mêlaient au troupeau, les freluquets aussi, les marmots, les Gauchers, les droitiers, les francophones et les autres.

Une chose frappa Emily : la beauté des gens de ce bout de France tropicale. Certes, leurs traits n'étaient pas plus fins que ceux des Parisiens ordinaires, mais leur visage, leurs regards laissaient filtrer cette harmonie solaire des êtres qui aiment avec délectation et sont aimés en retour ; comme si le fait d'être bien aimé libérait le plaisir simple qu'il y a à participer à la vie, une générosité paisible. Et une espièglerie ! Une gaieté quasi congénitale, pas circonstanciée, non, biologique ! Les Gauchers paraissaient avoir le sens de cette légèreté mieux que rigolote, aérienne, foutrement rafraîchissante, qui n'est jamais frivole, et le goût du sourire aussi. Pas qu'avec les lèvres ! Avec un peu de cœur, aussi ! Les yeux d'Emily ne rencontraient pas ces physionomies chiffonnées, blafardes et vaguement inquiètes qu'on apercevait dans le métro londonien, ces figures de Mal-Aimés qu'épuisaient les tensions de la vie droitière et qui, s'ils souriaient, le faisaient furtivement, un peu gênés d'avoir eu l'audace d'établir un bref contact. Les regards qu'elle croisait ne l'esquivaient pas, la saluaient parfois. Les femmes fortes n'avaient pas l'air gênées de leur embonpoint ; elles exhibaient avec simplicité des tailles rondelettes et, parfois, des formes qui eussent fait souffrir toutes les droitières de Londres. Ces femmes aimées avaient l'air de s'accorder avec ce qu'elles étaient, voilà tout.

Emily s'étonna de la vivacité de l'attrait que les hommes exerçaient sur elle ; chacun à sa manière, ils dégageaient une virilité sensible faite de puissance retenue, délicate, comme s'ils eussent accepté l'idée que les femmes les regardassent comme des êtres désirables. Pas pour les charmes subtils de leur esprit ! Non, pour leur corps, et leur aptitude à les faire jouir ! Cela se marquait chez eux dans une façon d'être un peu déroutante qui, en Europe, était le propre des femmes, un soin dans toute leur personne, un goût pour l'ambiguïté feutrée, respectueuse, celle qui électrise l'air en avertissant discrètement les sens, cette attitude exquise qui était pour ces hommes un hommage à la féminité de celles à qui ils s'adressaient, et qui leur faisaient la grâce de les écouter. Bref, ces Gauchers étaient d'authentiques maris, des amants talentueux, aussi passionnés par les jeux libertins que par l'art de faire la cour, dans leur langue d'un autre siècle. Ils n'avaient rien à voir avec ces gentlemen ventripotents, à la sueur aigre, de Kensington, ces amateurs de courses de lévriers de la meilleure société londonienne qui trouvaient naturel que leur femme se pomponnât pendant qu'ils raillaient les garçons qui avaient la politesse de songer, parfois, à être désirables aux yeux des femmes.

Lord Cigogne s'émerveillait de l'atmosphère hédoniste qui flottait dans ces rues en fête, de la sensation de disponibilité que lui inspiraient ces inventeurs d'un nouveau monde. À Londres, chacun se hâtait d'exécuter ce qu'il croyait devoir faire, à moitié somnambule, comme si le but de l'existence était de se débarrasser des tâches qui nous incombent. Les droitiers anglais paraissaient évoluer dans une vie à peine réelle qui glissait sur les êtres, gouvernés par leurs habitudes, rompus par une éducation qui les fâchait avec leurs sensations. Au lieu de cela, les Héléniens semblaient étrangement vrais, reliés au monde sensible, alors même que cette ville née d'une utopie faisait à Jeremy l'effet d'un songe. Autour de lui, les gens s'attachaient à tirer le plus grand plaisir de leurs activités, qu'elles fussent menues ou d'un plus vif intérêt. Ces fous du quotidien mettaient leur cœur, de la présence et un esprit de jouissance dans leurs moindre gestes. La commerçante qui vendait des sandwichs à l'angle de l'avenue Musset et de la rue Valmont dépensait un soin extrême à les préparer, et elle avait l'air de s'aimer davantage de les si bien faire.

Il n'y avait pas d'automobiles dans les rues, seulement des voitures à cheval, des chariots bâchés tels qu'on en voyait jadis dans le Transvaal, en Afrique du Sud, et des cavaliers qui circulaient à gauche, naturellement. Sir    Lawrence expliqua à Jeremy que les Gauchers n'importaient les conquêtes techniques que si celles-ci s'accordaient avec leur quête de rapports amoureux plus riches. Pourquoi subir les délires de l'ère mécanique ? Les citoyens de Port-Espérance s'étonnaient même que les droitiers d'Europe acceptassent le prétendu progrès sans y songer davantage, en se pliant à la fatalité du diktat des ingénieurs, bien déplaisant à l'occasion. Par référendum, les automobiles avaient été refusées récemment pour deux raisons tout à fait recevables. Les femmes avaient trouvé qu'un homme à cheval était plus désirable, plus sexy qu'un conducteur tassé dans une voiture à moteur ; cet argument avait beaucoup pesé dans les débats. La seconde raison tenait au prix élevé de ces engins qui rendaient indispensable de quitter la vie pas désagréable qui était la leur. Le modèle de développement économique qui permettait d'acquérir des automobiles était incompatible avec le sens charmant qu'ils entendaient donner à leur vie insulaire. Les Gauchers ne tenaient pas à consacrer à leur métier l'essentiel de leur temps, qu'ils employaient à aimer leur femme. Tout leur art d'aimer risquait fort d'être mis à mal pour acheter des autos. À quoi bon ? Jamais !

L'installation du téléphone avait également été écartée, à une belle majorité, lorsque tout le monde avait compris que cet appareil liquiderait peu à peu les correspondances amoureuses et, au-delà, une certaine façon de penser la vie à deux qui ne peut naître que dans un échange régulier de lettres. À Port-Espérance, les couples mariés ne cessaient pas de s'écrire après les premiers mois de tendresse. Il n'était que de constater que presque toutes les maisons de cette ville étaient pourvues de deux boîtes aux lettres à l'entrée, l'une pour l'épouse, l'autre pour le mari. En revanche, tous les foyers possédaient des machines à laver américaines qui fonctionnaient à l'énergie éolienne, alors que la lointaine France ignorait encore les appareils ménagers électriques. Les Héléniens s'empressaient d'adopter tout ce qui libérait les femmes des tâches assommantes qui éloignent de la vie sentimentale.

Les magasins de l'avenue principale n'offraient pas cette profusion à laquelle nos amis britanniques étaient accoutumés ; les rares vitrines ne présentaient que ce qui était nécessaire à une existence frugale et raffinée. Les Gauchers ne tiraient qu'un faible plaisir de l'acte d'achat, qui se trouvait comme déprécié par l'excitation amoureuse dans laquelle ils baignaient. Insensiblement, ces pionniers avaient quitté la société marchande, et sa logique maligne de divertissements tous azimuts ; les îliens ne voulaient surtout pas être distraits de cette réalité qu'ils goûtaient tant.

Ces gens n'étaient pas des conservateurs assoupis, épris des ronronneries de la stabilité affective, mais des explorateurs insatiables des choses de l'amour, des risque-tout prêts à exposer leur sort à bien des périls. C'est ainsi, par exemple, qu'aucun Hélénien ne concevait de claboter un jour sans avoir connu les poisons délicieux d'un authentique libertinage, digne des joutes amoureuses auxquelles on se livrait en France au XVIIIe siècle. Ils désiraient connaître toutes les griseries que le cœur et la peau peuvent dispenser, toutes ! Alors, au regard de ces vertiges épicés, les attraits de la consommation ordinaire semblaient bien peu relevés.

Sir Lawrence White s'arrêta devant sa petite maison blanche d'un style très anglais, pourvue de deux bow-windows et d'un jardin d'hiver so charming ! La façade était orientée de façon qu'elle prît le soleil, vers le nord, comme il se doit dans l'hémisphère sud ; mais elle n'était percée que d'une seule porte, détail qui signalait une demeure de célibataire. La plupart des maisons de Port-Espérance habitées par des couples possédaient deux portes en façade, afin que chacun pût sortir par la sienne, discrètement, évitant ainsi le contrôle tatillon de la vie domestique que les droitiers connaissent bien : Où vas-tu ? Quand rentres-tu ? La seconde porte de sir Lawrence était dissimulée derrière la maison, de sorte que le voisinage ne sût pas qui étaient les femmes à qui il faisait don de son corps, parfois, entre les repas, ou après l'heure du thé.

L'architecture de Port-Espérance était empreinte des préoccupations inventives de ce petit peuple ; reflet des chimères qui les animaient, elle avait évolué au fil de leurs modes. Les périodes de mœurs plus libres  - les années vingt  - avaient donné naissance à des bâtiments de bois communautaires d'un style très Art déco, en alvéoles, dont le centre servait de chambre collective ; mais il n'en restait plus guère. La plupart de ces édifices avaient fini incendiés par l'un des époux lassé de partager la tendresse de sa femme. Un temps, il y eut même des bâtisses reliées par des passerelles, afin que les jeunes gens pussent continuer à vivre chez leurs parents tout en se fréquentant plus aisément. Les maisons étaient remaniées au gré de l'aventure que vivaient les couples, entendez leur vie quotidienne qui, dans cette île, allait de rebondissements en intrigues menées sans faiblesses.

Ce que sir Lawrence leur confia sur l'intérieur des bâtiments plut à Jeremy : les Gauchers avaient la passion de concevoir des dispositions de pièces susceptibles de faciliter le mûrissement de leur amour ; plus modestes, certains se contentaient de rechercher des agencements propres à éviter les pièges de la vie à deux. Mais ce qui ravissait Cigogne, c'était que cette architecture intérieure fût à chaque fois unique, sur mesure. Chaque couple souffrant de dysfonctionnements particuliers, il semblait naturel aux Héléniens que chaque maison fût une œuvre singulière ; et puis, les Gauchères n'eussent pas accepté de s'établir dans une demeure conçue pour une autre.

Dans ce pays, les hommes construisaient chaque maison pour une femme, avec fierté, comme pour lui mieux parler d'amour, avec leurs mains et en y mettant toute leur sensibilité, et leur imagination aussi. Naturellement, l'architecture intérieure se devait d'épouser continûment les métamorphoses des liaisons. Avec le temps, ces bâtiments de bois portaient les stigmates de l'histoire d'amour qu'ils avaient abritée, voire favorisée ; on pouvait y lire les crises traversées, les réconciliations. Les maisons les plus réussies étaient celles que les femmes voyaient s'élever à l'image de leurs attentes secrètes, sans qu'elles eussent besoin de s'expliquer, de s'avouer ; alors elles étaient pleines du sentiment délicieux d'avoir été devinées. Celles qui connaissaient cette chance étaient appelées des Bien-Aimées, vocable qui laissait rêveuses bien des Gauchères. Quand une femme mourait, la coutume voulait que sa maison fût incendiée ; toute une façon d'aimer partait alors en fumée, à jamais.

En poussant la porte de la demeure de lord Tout-Nu, Cigogne et Emily eurent la surprise de découvrir un intérieur d'amant. Tout était pensé de sorte que les maîtresses de sir Lawrence eussent le sentiment qu'elles étaient rares, et comme catapultées dans un songe. La décoration simple mais soignée donnait la sensation d'évoluer dans un écrin de bois, dans une demeure où se mêlaient la nature océanienne et l'intérieur proprement dit de la maison. Un gros arbre tropical  - un banian étrangleur  - trônait au milieu de la pièce unique et semblait soutenir la demeure qui était une manière de cabane luxueuse construite dans ses branches. Un escalier en bois de cocotier permettait de monter jusqu'au sommet où l'on trouvait des lits suspendus. La façade, très anglaise, ne pouvait laisser deviner une telle fantaisie qui stupéfia Emily. Il n'y avait aucune de ces cloisons nécessaires pour délimiter le territoire de chacun puisqu'il y vivait seul.

Laura, Peter et Ernest s'élancèrent illico dans les branches ; on accrocha pour eux des hamacs. Algernon se dit en son for intérieur que cet énergumène tout nu ne pouvait être totalement mauvais puisque son parquet était impeccablement ciré et qu'il y avait des rideaux aux fenêtres ; puis il s'affaira pour préparer du thé.

- Si vous souhaitez devenir d'authentiques Gauchers, expliqua sir Lawrence, il vous faudra bâtir votre demeure, my lord.

- Moi-même ? répliqua Cigogne avec étonnement.

- Bien sûr ! De vos mains.

By Jove ! Cela risque d'être fort long...

- En effet. Mais qu'avez-vous de mieux à faire que de montrer ainsi à votre femme que vous l'avez comprise ?

- Mais m'a-t-il déjà comprise ? lança Emily avec une pointe de malice.

- Ici, voyez-vous, reprit lord Tout-Nu, nous croyons aux preuves d'amour et nous aimons faire durer ce qui a du sens !

À cet instant, Cigogne eut l'étrange sentiment de quitter le temps des droitiers pour entrer dans celui des Gauchers qui, s'il se découpait également en jours, en heures et en minutes, n'avait pas la même durée. Ne semblaient longues aux Héléniens que les activités vides de signification, ou en désaccord avec les valeurs qu'ils servaient. Ils étaient capables de consacrer des années à la conquête d'une femme, des mois à bouturer des variétés de roses pour obtenir celle qu'ils désiraient offrir à la fille qui fascinait leur cœur ou leurs sens ; mais aucun Gaucher n'eût consenti à dépenser plus de cinq minutes pour nettoyer sa calèche.

Lord Cigogne posa sa tasse de thé, regarda Emily en souriant et dit avec douceur :

Darling, je vais essayer de construire ta maison.