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15
Lord Cigogne entra dans Port-Espérance à la tombée de la nuit ; les réverbères de la cité pionnière s'allumaient un à un. Le long de l'avenue Musset il y avait du monde, des chapeaux australiens avec des Gauchers en dessous qui se prélassaient aux terrasses des grands cafés élégants. Des cavaliers défilaient, des stockmen de l'intérieur des terres, des chariots aussi, une cohue de carrioles. On eût dit une population de western éprise de galanterie française, placée par erreur dans un décor colonial d'Océanie. On sentait dans l'air tiède une expectative, une tension qui n'était plus celle du Carême gaucher, faite de légèreté, de cajoleries piquantes, de sensualité badine ; cette soirée était la dernière avant que l'interdit ne fût levé. Encore quelques heures et les corps seraient à nouveau libres de retrouver une intimité sensuelle, de fêter leurs retrouvailles.
Cigogne laissa son tilbury dans une rue adjacente à l'avenue Musset et, avec le sentiment d'être libre, descendit la grande artère, au milieu des robes, des épaules nues des femmes, des couples qui promenaient leur insouciance. Que Jeremy fût vêtu de blanc ne passait pas inaperçu ; deux femmes croisèrent son regard. L'une baissa les yeux pour les mieux relever avec cet air de trouble fugitif qui signifie qu'on vous a distingué. L'autre s'essaya à lui sourire, par en dessous ; mais ces échanges furent moins marqués que pendant le Carême. Le temps n'était plus aux joutes désinvoltes ; minuit approchait.
Jeremy n'avait pas le cœur à plaire, pas plus qu'à déplaire. Il goûtait simplement le plaisir qu'il y a à se sentir affranchi des mille obligations qui ligotent un homme de trente-huit ans, à barboter dans cet état où tout était possible, comme à vingt ans ; mais le fait de ne les plus avoir lui faisait apprécier davantage encore l'illusion de cette liberté. En se baladant en blanc, il avait l'impression de faire à nouveau rouler les dés de son sort. Tout pouvait arriver. Un signe du destin suffirait à faire de lui un chercheur d'or, un trafiquant de perles ou un voleur de femmes.
La houle des passants le poussa peu à peu vers le café Colette. Assoiffé, il choisit une table, commanda ce qu'il buvait à l'approche de ses vingt ans : du cidre, un grand verre ; quand tout à coup il aperçut la jeune étourdie qui l'avait émoustillé, il y avait peu, à la terrasse de ce même café. Charlotte, puisque tel était son prénom, vagabondait d'un pas léger sur l'avenue, vêtue de blanc elle aussi. Son corset finement cousu soutenait d'honnêtes appas ; ses bras et ses épaules étaient nus, suffisamment pour faire désirer de voir le reste de sa peau. À son tour, elle prit conscience qu'elle avait été vue. Un instant elle hésita et, soudain, se dirigea droit vers lui ! Vaguement inquiet, Cigogne se cala au fond de son fauteuil. La beauté spectaculaire de certaines femmes l'avait toujours jeté dans un malaise paralysant.
Sans rien demander, elle s'assit à sa table et siffla le reste de son verre de cidre.
- C'est délicieux d'être effrontée, vous ne trouvez pas ?
- Si je vous trouve délicieuse de l'être ? !
- Prenez-le comme vous voudrez, répondit Charlotte en souriant.
Puis elle ajouta :
- Ordinairement, je me tiens dans une certaine réserve. Oh, je sais, vous n'allez pas me croire ! Mais c'est vrai. Je ne suis culottée que pendant le Carême, ou lors de mes jours blancs ; et alors là je m'en donne à cœur joie ! Je quitte ma nature timide, d'un coup, vlan ! Je me lâche ; ça fait un bien fou. Vous devriez essayer !
Elle avait la politesse d'être charmante, une physionomie animée et cette grâce qu'on ne rencontre que chez les êtres inachevés et vifs, dans les débuts d'une vie où rien n'est encore barré. La conversation roula sur elle. Cette jeune héritière d'une dynastie industrielle du Nord avait quitté son jus familial deux ans auparavant, sur un coup de tête. Les physiques lugubres des siens l'accablaient, tout comme les bons sentiments qu'on voulait lui voir éprouver. La priait-on de sourire ? C'était pour plaire à des sinistres bien nés qui ne sortaient de leur torpeur digestive, une fois l'an, que pour toucher les coupons de leurs rentes. Les plus réveillés étaient dominés par la passion de l'argent ; toute leur personne allait dans cette direction. Cette exaltation paraissait la seule qu'ils pussent éprouver. Le détachement du réel où elle était dans son grand monde lillois lui avait donné la sensation d'avoir perdu tout contact avec l'univers sensible, celui qui procurait les émotions que sa nature ardente réclamait ; là-bas, elle faisait semblant de vivre dans un vide élégant. Pouponner un jour aux côtés d'un bourgeois prudent et déjà sans prostate lui avait semblé un destin peu enviable. Pour se sauver de l'ennui, elle s'était enfuie en sautant dans le lit d'un Gaucher désireux d'immigrer sur l'île d'Hélène. Loin de ses bases, elle était devenue ambidextre.
Ses jours blancs étaient les grandes vacances qu'elle s'inventait. Quand elle enfilait ses vêtements blancs, Charlotte disait s'autoriser à bousculer ses peurs, à tutoyer les mille appréhensions qui la tenaient habituellement dans une réserve ennuyeuse. Elle osait alors suivre ses impulsions, jouer l'imprudente. Descendre l'avenue Musset devenait une aventure, l'occasion de rencontres qui la conduisaient à découvrir des gens et, au-delà, des univers, des facultés qui sommeillaient en elle.
C'est ainsi qu'elle avait fait la connaissance d'une libraire enjouée qui l'avait initiée à l'art de fréquenter les romans, avec passion, désinvolture et sans craindre de sauter parfois quelques chapitres rasoirs ; cela n'avait rien à voir avec la vertueuse obligation de lire les ouvrages comme il faut de sa prime jeunesse. Charlotte s'était également laissé entraîner par un couple de musiciens avec qui, depuis, elle découvrait la vitalité du jazz américain, cette trépidation qui la transportait et l'affranchissait de sa retenue. Elle s'était même mise à la trompette bouchée, elle, la fille de bourgeois catholiques pour qui la musique était affaire de liturgie ! Bref, quand elle s'habillait de blanc, Charlotte avait le sentiment de se remettre dans le cours de sa vie, de laisser respirer en elle la délurée imprévisible, cette toupie qui était peut-être sa part la plus authentique, la moins gauchie par les rigidités de son éducation lilloise.
Plus Jeremy l'écoutait, plus il sentait que cette jeune femme éveillait chez lui une énergie assoupie, un entrain qui le faisait renouer avec sa sauvagerie primitive, ce goût inné pour la liberté que lui avait légué son grand-père lord Philby, l'ex-homme-singe. La semi-clandestinité de cette conversation l'aidait à rompre avec le personnage amidonné qu'il jouait dans sa vie officielle d'époux, de médecin, de chairman de la Royal Geographical Society ; ses raideurs d'Anglais se dissipaient. Il se surprit même à rire d'un rire débraillé, presque un hennissement de jubilation et, alors qu'en public il se gouvernait toujours, il s'abandonna, parla sans la contrainte de bon goût qu'il s'imposait ordinairement, en oubliant le caractère singulier qu'il s'était forgé pendant ses quatorze années d'exil. Il se risqua même à être banal dans ses propos ; ce qu'il ne se permettait jamais vraiment. Lord Cigogne se maintenait dans une exigence permanente, se surveillait à chaque instant, comme s'il eût craint constamment d'écorner plus encore l'image abîmée qu'il se faisait de sa personne. Mais là, porté par le plaisir qu'il avait à être avec cette étourdie grisante un jour blanc, Jeremy quitta par degrés la distance qu'il maintenait habituellement avec ses interlocuteurs ; il avait toujours redouté une empathie excessive et craignait par-dessus tout d'être submergé par le monde des autres. Charlotte l'aida à sortir de ses gonds par ses remarques ironiques sur son excessif self-control ; ses moqueries affectueuses faisaient mouche. Elle y allait sans manières, avec une drôlerie qui ne cessait de le déconcerter, de l'amuser. En face d'elle, il se découvrait différent, dans une vérité qui le surprenait.
Cigogne regardait cette femme avec un trouble dont il ne se croyait plus susceptible pour une autre que la sienne ; jamais il n'avait eu jusque-là le cœur de commettre une infidélité. Certes, il aimait Emily avec feu ; mais cette Charlotte mettait tout son être, sans oublier ses sens, dans un désordre exquis. Elle se plaisait à lui plaire, le considérait avec cette gourmandise charmante qu'ont les femmes qui raffolent des hommes, qui savent leur faire sentir leur virilité par des riens, des nuances de regards, une façon d'être qui grise. Ses sourires l'entretenaient dans un égarement qui, à chaque seconde, aggravait son embarras.
En Cigogne se livrait un émouvant combat entre le penchant qui l'occupait et sa trouille de découvrir avec Charlotte une émotion essentielle, une liberté dont il ne pourrait plus se passer. Mais déjà il savait qu'il ne dépendait plus que des circonstances. S'il avait encore la volonté de différer, il n'avait plus celle de se dérober ; car il pressentait que cette liaison qui se dessinait était porteuse d'illuminations, d'explosions intérieures qu'il ne devait pas éviter, s'il ne voulait pas s'éviter lui-même tout au long de sa vie. Jeremy flairait confusément que le côté officiel de son mariage lui interdisait l'accès à la partie clandestine de sa nature ; seule la plongée dans une histoire illégale lui donnerait le loisir de rencontrer l'envers de son caractère de façade. L'adultère relevait soudain dans son esprit du rite initiatique, du passage obligé ; et Charlotte lui semblait être celle qui saurait le dévoiler à ses propres yeux. De toute évidence, ce rôle n'avait pas l'air de la chagriner, ni de contrarier ses sens.
- Si nous allions prendre un bain de minuit ? lança-t-elle soudain.
Il était minuit moins cinq ; le Carême gaucher touchait à sa fin.
- Oui, ail right..., s'entendit-il murmurer.
Ce n'était pas lord Cigogne qui venait de répondre mais cette partie ombreuse qu'il dissimulait dans son cœur et qui ne demandait qu'à vivre. Peu porté sur les retardements, son corps préférait des remords futurs aux regrets d'avoir laissé échapper cette occasion, ce rendez-vous avec lui-même, et avec ses instincts. Sans parler, ils quittèrent le café Colette déserté par les clients gauchers, à l'approche du changement de date. Quand ils montèrent dans sa voiture, ils n'avaient toujours pas frotté leurs minois ; ils avaient même maintenu entre eux une distance qui disait soudain leur gêne, leur timidité maladroite. Sous la capote du tilbury, Cigogne voulut hâter la manœuvre, lui embrasser un peu les lèvres ; elle eut un mouvement de recul et, soudain, lui assena une réplique qui le glaça :
- Mais... qu'est-ce qui vous arrive ? Pour qui me prenez-vous ?
- I beg your pardon, fit-il en réintégrant illico sa raideur britannique.
Alors Charlotte partit dans un fou rire et, sans justifier sa plaisanterie, le bascula en arrière pour mieux l'enfourcher. Un cri échappa à Cigogne ; le cheval se mit en route, au petit trot, et engagea le tilbury dans l'avenue Musset, déserte. Minuit sonna. Effrayé par les cloches de l'hôtel de ville qui sonnaient à tout va le terme du Carême, le cheval détala au galop et remonta l'avenue. Les mains de Jeremy n'étaient déjà plus disponibles pour le guider.
L'étalon s'élança dans un embarquement qui faillit les faire chavirer tout à fait, ralentit son allure afin de mieux maîtriser sa puissance, écuma sans faiblir, et galopa longtemps, longtemps, en prenant des chemins délicieux, inconnus de Cigogne et de Charlotte ; puis il ralentit sa cadence, marcha au pas, s'ébroua, avant de repartir le nez au vent, à nouveau fringant, comme fouetté par la fraîcheur nocturne, dans une nuit sans fin, grisé par cette liberté qu'il prenait, et dont il jouissait sans trop s'essouffler, loin de sa routine. Une ruade, un coup de cul marquèrent sa joie de vivre, enfouie, qui émergeait, l'emballait tout à coup, puis il tempéra son ardeur et revint à une allure plus paisible. Il était fourbu, sur une petite route qui longeait le rivage de la côte nord, mouillé par son effort, heureux d'avoir goûté cette liberté de yearling.
Charlotte avait lu Flaubert ; cette course lui en rappela une autre, dans une ville normande. Laquelle préféra-t-elle, la sienne ou celle de la Bovary ?