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À peine était-il arrivé en l'île de Little Greece que lord Cigogne eut la chance d'apercevoir une truffe de zubial qui sortait d'un buisson, au bout d'un long museau velu et rayé, tel un périscope olfactif. Suivant une recommandation de sir Lawrence, il prit une banane dans sa musette ; aussitôt deux oreilles blanches et noires se dressèrent de part et d'autre de la truffe qui se dilatait en respirant avec nervosité. Dissimulé par la végétation, le marsupial frugivore devait saliver mais, prudent, il demeura à couvert toute la soirée et attendit que Cigogne se fût endormi au creux de son hamac, près de la plage, pour intervenir.
Quand Jeremy se réveilla, le lendemain matin, toutes ses bananes avaient été subtilisées ! Les peaux gisaient non loin, tels des scalps, sur le sable ; la bestiole gourmande n'avait pu se retenir de les avaler au plus vite. Ne restaient plus à lord Cigogne que quelques papayes mûres, dissimulées au fond de son sac, solidement fermé. Les jours suivants, le zubial ne se montra pas ; mais Cigogne le sentait rôder, attiré par l'odeur de la papaye. Quand Jeremy se soulageait contre un arbre, il l'entendait rire, planqué dans les bosquets. Le même fou rire agaçant l'accompagnait lorsqu'il se brossait les dents. Comment prendre contact avec ce marsupial rieur ? Plusieurs fois, il essaya de lui parler :
- Gentleman, si votre plumage se rapporte à votre ramage, vous êtes le Phénix de ces bois ! Good Heavens, montrez-moi votre museau !
Puis Cigogne se reprenait, trouvant soudain ridicule de parler à un animal.
Alors il eut une idée pour tendre un piège au zubial.
Jeremy se mit à la recherche d'un plan d'eau calme, qu'il finit par trouver : une rivière d'eau de mer qui pénétrait loin dans l'île jusqu'à une piscine naturelle où se réfugiaient des colonies de tortues, par gros temps. Mais il faisait beau ; seule une petite caouanne à écailles évoluait dans les eaux claires de ce bassin. Cigogne se mit à genoux sur un rocher et, en se tenant aux racines échasses d'un palétuvier, il se pencha au-dessus de l'eau pour faire apparaître son reflet. Son idée était de venir embrasser son image afin que le zubial crût qu'il s'aimait ; ce qu'il fit, en surveillant les alentours. L'animal restait caché. Jeremy poursuivit sa descente vers son reflet, toujours à l'affût du zubial dont le long museau commençait à poindre derrière un bosquet de pandanus. Soudain Cigogne regarda sa propre figure ; il eut alors un mouvement de recul qui trahit son dégoût. Il ne pouvait pas embrasser ce visage qu'il haïssait, cette physionomie d'emprunt qu'il s'était sculptée pendant quatorze ans d'exil, pour mieux masquer sa véritable nature. Jamais il n'avait supporté sa propre image. Aussitôt l'animal disparut ; il avait compris de quel traquenard il avait failli être la dupe.
Cigogne essaya de se regarder à nouveau ; une brise irisa l'eau lisse et, tout à coup, il crut apercevoir dans cette eau tremblée l'image de son père, ou plutôt le visage que ce dernier avait sur les photos jaunies que Jeremy possédait. Dieu qu'ils se ressemblaient, le père et le fils, mélangés dans cette image trouble, comme une photo flottant dans un bain révélateur. Alors Jeremy eut une idée étrange ; il se parla à lui-même, en prenant la voix qu'il supposait à son père, mort trop tôt pour qu'il pût conserver un souvenir exact de ses intonations :
- Hey boy! Nice to meet you...
Personne n'était là pour surprendre ce curieux dialogue ; et que le zubial ne se fût pas mis à rire l'encouragea à continuer, en anglais, en empruntant cette voix qui n'était pas la sienne. Usant de mots simples, Cigogne se montra tendre avec lui-même, hasarda quelques plaisanteries sur leur aspect commun. Le vent retomba ; le miroir de l'eau redevint lisse. Sa propre figure réapparut ; mais cette fois-ci, elle lui sembla moins désagréable à regarder. Jeremy souffla sur l'eau, l'irisa lui-même et fit revenir le visage de son père qui lui sourit. Le dialogue entre le fils et le père reprit et, peu à peu, Cigogne réussit à se donner des bribes de l'amour que son père n'avait eu ni le cœur ni le temps de lui prodiguer, jadis. Cela dura longtemps, dans une grande irréalité. Saisi par une émotion qu'aucun mot ne désigne, à la frontière de la douleur et de l'apaisement, Jeremy cessa finalement de souffler sur l'eau ; alors apparut sur la surface plane du lagon, à côté de son image, le reflet de l'une des plus jolies têtes de zubial rayé qui se puisse imaginer.
Lord Cigogne redressa la tête et aperçut son zubial accroché dans les branches du palétuvier, au-dessus de lui. Le marsupial descendit avec habileté et, tendrement, lui caressa le bout du nez. À son tour, Cigogne caressa sa truffe ; puis il se mit à rire de bonheur. Le zubial rigola. Mais ces rapports en miroir furent brefs ; leur commerce ne faisait que commencer. Le zubial accepta les papayes mûres et disparut promptement dans la forêt.
Les jours suivants, Cigogne laissa son père lui reparler d'amour, par l'intermédiaire des reflets de ce lagon. Souvent il pleurait ; mais une paix inédite le gagnait doucement. Le zubial se montrait moins farouche, se joignait à ses excursions dans les collines et, chaque matin, se tenait un peu moins loin de son campement.
Seul sur cette île australienne, Jeremy demeurait lord Cigogne, châtelain de Shelty Manor. À l'ombre d'un palmier, vêtu d'une culotte succincte, il prenait chaque jour son thé à cinq heures, sans nuage de lait hélas ; il réussit même à faire goûter un excellent Earl Grey fumé à la pauvre bête qui n'apprécia guère, ce qui ne manqua pas de le décevoir. Le soir, il disposait ses couverts en argent, ainsi qu'une assiette creuse de porcelaine de Prague, sur une table pliante en vieil acajou et, vêtu d'une redingote en velours grenat, le cou serroté dans un col cassé blanc, Cigogne se livrait à ce qu'il appelait sa prise nutritionnelle. À la lueur d'un chandelier, pieds nus - il avait oublié ses souliers vernis -, il s'enfilait un sherry avant d'avaler une soupe à la tortue avec la même distinction que s'il eût été invité à souper à Windsor. Les jours où il mangeait un ragoût d'hippocampe ou une poêlée de raie, il ne se serait jamais permis de dîner sans utiliser les couverts à poissons de son aïeule lady Philby. Manquer à son éducation sous le prétexte qu'il était le seul témoin de ses agapes lui eût semblé vulgaire.
Un soir, lord Cigogne parvint à faire asseoir le zubial face à lui, sur une chaise pliante, équipé d'un nœud papillon en soie. Il connut alors la satisfaction de lui apprendre à siffler My Queen is in love, une chanson un peu leste - irrévérencieuse, disaient certains membres de son club - des Horse Guards de Sa Majesté. Plus le marsupial était familier, plus Jeremy se sentait à son aise dans une conduite spontanée, moins il se surveillait dans ses propos. Avec naturel, Cigogne faisait craquer son personnage raidi par les chagrins anciens, ses corsets d'attitudes composées. Tout en restant britannique jusque dans sa ponctualité à prendre le thé, il retrouvait l'étonnante liberté intérieure et de gestes qu'il avait connue jadis parmi les Poloks de Papouasie. Si lord Cigogne ne renonçait pas à ses rites, il était à présent en mesure d'en jouer, avec cette distance amusée qui est peut-être le comble de l'anglicité.
Cinq semaines après son arrivée sur l'île de Little Greece, le zubial d'Emily était apprivoisé ; Jeremy n'était plus une manière de fils mais une esquisse d'homme, ce qui est déjà assez rare, on en conviendra. Il était désormais apte à se remarier avec sa femme.
Mais Emily était-elle toujours dans les dispositions qu'il lui avait vues lorsqu'il l'avait quittée ? En appareillant avec son zubial, Cigogne songea un instant, avec effroi, qu'un galant était peut-être venu l'étourdir de compliments en son absence. Trois mois... c'était long, surtout dans cette île gauchère où l'on avait la passion d'aimer, où les hommes et les femmes poussaient loin l'art de plaire. Qui sait si le calendrier hélénien n'avait pas ménagé pendant ce temps-là d'autres festivités destinées à attiser les appétits de la population ? Dieu qu'il avait été imprudent de ne pas s'en assurer avant de déguerpir ! Tout sur l'île d'Hélène semblait se liguer pour qu'un lascar lui dérobât sa femme.
Mais ce qui inquiétait surtout Jeremy, c'était l'impossibilité dans laquelle il était de connaître les sentiments présents d'Emily ; car l'usage était, de retour de Little Greece, de ne retrouver sa fiancée que le jour du mariage, en la cathédrale gauchère de Port-Espérance, au pied de l'autel.