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À Port-Espérance, Cigogne apprit qu'avait eu lieu en son absence le Grand Jour Blanc, la fête du solstice de l'hiver austral au cours de laquelle presque tous les Gauchers prenaient plaisir à se vêtir de blanc. C'était, à ce qu'on lui dit, un jour de liberté où chaque Hélénien se dégageait de son personnage ordinaire, se reposait de ses façons d'être habituelles, s'autorisait à vivre avec d'autant plus d'éclat et de licence que l'on savait les autres dans les mêmes dispositions.
- Effectivement des liaisons se nouent, reconnut sir Lawrence, chez qui Cigogne était venu loger.
- Et... ma femme ? hasarda Jeremy, du bout des lèvres.
- My dear, les jours blancs, nous ne sommes pas autorisés à porter de jugement sur nos prochains ; et il est même souhaité d'effacer de sa mémoire ce qu'on leur a vus faire. Soyons fair-play...
La réponse de lord Tout-Nu précipita Jeremy dans une jalousie sans bornes, que relayait son imagination toujours prompte à envisager le pire. Si sir Lawrence eût répliqué qu'Emily avait profité de cette journée pour découvrir les joies de la pêche à la grenouille tropicale, Cigogne en eût été rassuré ; mais cette finasserie très jésuite le laissait concevoir tous les écarts, tous les entraînements dont une femme gourmande est susceptible. L'affolement de Jeremy s'aggrava encore quand, par hasard, il croisa dans la rue le pousseur de touches de piano dont elle avait prononcé le nom lors de leur dernière étreinte, Hadrien Debussy lui-même, qui ne se gêna d'ailleurs pas pour lui sourire avec un air de malice et de contentement suspect.
Pénétré d'anxiété, Jeremy annonça à Emily la date et l'heure de leurs noces par courrier, en pesant chaque mot. La lettre fut un chef-d'œuvre ; Cigogne y mit tout son art pour faire naître chez elle le désir de lui plaire. Il se promettait tout en se gardant assez pour qu'elle eût à nouveau envie d'exercer sur lui le pouvoir de sa séduction. Prudent, il se livrait sans se mettre à sa merci, naviguait dans une sincérité pleine d'habiletés, la flattait tout en la frustrant avec cette subtilité qui devait éveiller chez Emily le besoin de le rejoindre.
Mais, à l'heure du mariage, lord Cigogne ignorait toujours si elle viendrait. Cette coutume un tantinet sadique visait à faire sentir au futur époux que l'amour de sa femme ne lui serait jamais acquis. Le jour même de leurs épousailles, les Gauchères demeuraient libres de se refuser, d'hésiter encore, de différer leur consentement, comme pour mieux marquer que cette liberté ne leur serait jamais ôtée.
Seul devant l'autel de la cathédrale de Port-Espérance, en frac, lord Cigogne commençait à se convaincre qu'il avait été imprudent de se lancer dans cette aventure. Pourquoi ne s'était-il pas contenté de leurs premières noces droitières et anglicanes ? À présent, si Emily ne rappliquait pas, ce camouflet vaudrait divorce ; et il aurait l'air fin avec son zubial sur les bras. Dans quelle galère s'était-il embarqué... Les invités s'impatientaient le long des travées, sous le toit de la grande nef dont les pièces maîtresses provenaient de la coque de L'Espérance, le navire qui avait jadis transporté les premiers colons gauchers. On toussait, on jacassait. Il y avait là des voisins, des patients de lord Cigogne devenus des amis et, bien sûr, lord Tout-Nu qui, exceptionnellement, avait consenti à cacher son sexe pour leur tenir lieu de témoin. Le zubial s'était endormi au fond d'un confessionnal, repu, après avoir ripaillé de noix de macadamia ; son ronflement de marsupial résonnait dans la cathédrale de bois. À bout, Cigogne était sur le point de se carapater quand les grandes portes s'ouvrirent.
Emily apparut, comme nue sous une robe de fleurs fraîches, voilée par un tulle végétal. Peter, Laura et Ernest portaient la traîne, tandis qu'Algernon en grande tenue, vêtu d'un kilt aux plis impeccables, jouait tant bien que mal d'un instrument qui avait l'air d'une cornemuse confectionnée dans un estomac de tortue géante. Cigogne demeura un instant saisi par une émotion vive, plus qu'il ne l'eût souhaité devant cette assistance. Cette femme qui le choisissait à nouveau était plus émouvante que l'Emily qu'il avait épousée huit ans auparavant, celle qui avait dit oui dans les turbulences d'une passion naissante, avec une belle inconscience. À présent qu'elle connaissait les doubles fonds de sa nature, la venue d'Emily signifiait qu'elle l'aimait authentiquement, au-delà de l'illusion de son personnage, malgré les déceptions qu'il lui avait infligées. Combien de membres de son ancien club eussent été réépousés par leur femme après huit années de lit commun ? Oubliant un instant sa condition d'aristocrate anglais, Jeremy se laissa aller à pleurer. Lui aussi brûlait, non plus de passion, mais d'amour ; d'un sentiment flamboyant, guerrier, volcanique, qui se joignait à un désir sexuel de rhinocéros. S'il avait été seul avec son Emily, il l'eût culbutée sur l'autel, lui eût fait voir les anges sans autre forme de procès.
Emily s'approcha ; la cérémonie religieuse gauchère pouvait débuter, ce rite singulier si différent d'un mariage de droitiers. En Europe, les époux ne se promettaient pas grand-chose, hormis de se supporter jusqu'à ce que mort s'ensuive, de ne pas trop fauter avec la voisine et d'accepter de se lancer dans la procréation, sans mégoter sur les délais ; trois points qui ne concernaient pas le mariage gaucher. On pouvait donc se remarier à Port-Espérance sans que cela fît prêter deux fois le même serment. Celui des Gauchers portait sur des questions plus cruciales pour ceux qui avaient l'ambition d'aimer. Leur serment nuptial entrait dans des détails ignorés par les prêtres droitiers, comme si le viatique des Evangiles eût été assez clair et suffisant pour que les mariés fussent en mesure de transmuer leur passion en amour !
Le très vieil évêque gaucher, atteint de la goutte, commença une messe ordinaire, en latin, avec encensoir, panoplie brodée, mitre astiquée, chasuble gaufrée, dessous en dentelles et tout le tintouin liturgique. L'eucharistie fut célébrée dans un déluge de cantiques par ce dinosaure en soutane, véritable figure de l'île d'Hélène, qui fit partie en 1885 du voyage mythique de L'Espérance. Deux enfants de chœur l'aidaient dans ses déplacements, tandis qu'un troisième le suivait muni d'un bassin en faïence orné des armes du diocèse, en cas de fuites urinaires. On pria beaucoup pour le salut des droitiers ; puis le prélat incontinent s'approcha du couple et les bénit de la main gauche. Avec ce ton doucereux propre aux ecclésiastiques de naguère, il s'adressa d'abord à Cigogne ; car le serment des hommes était infiniment plus long que celui que l'on exigeait des femmes. Dans sa sagesse, le clergé gaucher de Port-Espérance avait jugé prudent d'être précis avec les hommes, toujours plus lents à comprendre certaines choses.
- Jeremy Cigogne, fils de William Philby, commença le vieillard, promets-tu de bâtir de tes mains une maison pour Emily Pendleton, et de faire évoluer son architecture au fil de votre vie ?
- I swear.
- Pardon, jeune homme ?
- Je le jure.
- Promets-tu d'inventer pour elle un quotidien au lieu de laisser les jours s'écouler ? Et, l'Eglise insiste, promets-tu d'imaginer toujours de nouveaux rites qui soient propres à votre couple ?
- I do.
- Jures-tu de lui offrir ses rêves de petite fille et de femme, érotiques et autres ?
- I solemnly swear that I will.
- La feras-tu rire chaque dimanche, le jour de notre Seigneur ?
- Je m'y efforcerai...
- Promets-tu de lui offrir un zubial et de venir à elle après en avoir apprivoisé un toi-même ?
- C'est chose faite, my lord bishop.
- Ecouteras-tu toujours ce qu'Emily te dira et ce qu'elle ne parviendra pas à te dire ?
- Je le jure.
- Promets-tu de toujours lui pardonner ?
- Well... je le promets.
- Jeremy, jures-tu de respecter les aspirations contradictoires de ta future épouse, sans jamais chercher à la simplifier ?
- Oui.
- Promets-tu d'essayer toujours d'être présent dans les moments que vous partagerez ?
- Yes, I swear.
- T'efforceras-tu de lui parler d'amour par symboles, en privilégiant ce langage ?
- Je le jure !
- Promets-tu de régner sur son imagination ?
- Heu... oui, je le promets.
- Crois-tu vraiment que tu puisses tenir tout ce que tu viens de jurer ? hasarda soudain le prélat.
- Hum... hésita Cigogne, yes.
- Alors tu es un fou, mon fils, mais tu viens de commettre la plus belle folie de ta vie ! Je te bénis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Aime cette femme comme tu t'aimes toi-même, et un peu mieux si tu le peux, amen.
Puis l'évêque de Port-Espérance se tourna vers Emily et lui posa une seule question ; le reste allait de soi :
- Emily Pendleton, fille du pasteur Malcolm Pendleton, reconnais-tu que tu n'auras jamais aucun droit sur Jeremy, sinon celui de le laisser vivre sans trop lui casser les pieds ?
- Je le reconnais.
- Alors au nom de Notre Seigneur je vous déclare mari et femme selon les traditions gauchères, pour le meilleur ; le pire, laissez-le aux droitiers ! À présent nous allons procéder à l'échange des alliances...
- Monseigneur, murmura un jeune prêtre, il s'agit d'un transfert...
- Ah oui... en effet. Eh bien faites !
Jeremy fit passer l'alliance d'Emily de sa main gauche à l'annulaire de sa main droite, afin de marquer leur conversion au mariage gaucher ; puis elle procéda à la même opération avec l'anneau de Cigogne. Le transfert achevé, ils étaient passés comme à travers un miroir ; leur main droite était baguée.
- Mes enfants, reprit le vieil ecclésiastique, vous pouvez vous embrasser !
- YEPÉE ! s'écria tout à coup Emily.
Et elle souleva Jeremy de terre ; ils pleuraient. Peter, Ernest et Laura vinrent les rejoindre. La foule applaudit, tandis qu'une pluie de pétales de roses blanches se mit à tomber dans la cathédrale ; des enfants de chœur en déversaient des sacs entiers de la passerelle qui conduisait à l'orgue monumental. Surpris par une émotion soudaine, Algernon versa une demi-larme qu'il se hâta d'essuyer ; mais on pouvait percevoir sous sa morgue apparente des tressaillements de bonheur, indices que sir Lawrence fut le seul à déceler. Entre Anglais...
Sous les pétales, lord Cigogne et Emily se retrouvaient tels qu'en cette soirée de 1925 où, dans Hyde Park, elle l'avait aimé sous un cerisier japonais en fleur ; leurs désirs étaient intacts, mais leur amour s'était enrichi de ce que seul le temps permet. Ils n'étaient plus seulement deux cœurs qui se donnaient avec fièvre mais aussi deux esprits qui avaient commencé de se comprendre, deux sensibilités qui s'accordaient mieux, deux caractères qui avaient appris à se synchroniser. Leurs différences les liaient à présent, après qu'elles les eurent longtemps fâchés. Un instant, Cigogne songea à ses croyances de jeune homme, terrorisé par la certitude que les années, le piège lent des habitudes finiraient par diminuer ses sentiments ; et il sourit à cette idée. Non, le temps n'était pas le grand ennemi des amours encore vivaces ; comment avait-il pu se tromper à ce point ? Il ne connaissait pas de plus grand vertige que de réépouser sa propre femme, celle avec qui il partageait un amour conquis, cent fois plus bouqueté et corsé que la passion simple qui leur avait été donnée dans les commencements de leur liaison.
Amoureux de sa femme, Jeremy lui donna le bras et ils prirent la tête du cortège qui traversa Port-Espérance avant de sortir du grand cirque minéral qui abritait la cité coloniale ; puis la foule se rendit au cimetière des Gauchers, un vaste parc clairsemé de tombes qui descendait en pente douce vers le lagon. L'usage était que les mariés décidassent ce jour-là de l'endroit où ils reposeraient ensemble pour l'éternité, plus tard.
Emily entraîna Jeremy par la main jusqu'au sommet d'une éminence verdoyante, plantée d'une couronne de pins colonnaires ; de ce point de vue excentré, on dominait la baie de Chateaubriand où les baleines venaient s'accoupler chaque année, après la saison des cyclones. Mais ce qui plut surtout à Emily, c'était que tous les oiseaux de l'île semblaient s'être donné rendez-vous là, dans les branches des pins. Emily et Cigogne s'allongèrent dans l'herbe côte à côte, en riant, pour essayer l'endroit. Satisfaits, ils s'embrassèrent en goûtant bien le contact de la chair tiède de l'autre. Le zubial exultait. Les enfants n'appréciaient guère cette répétition festive d'obsèques dont la perspective les effrayait. Le petit dernier, Ernest, insista pour que ses parents se relevassent au plus vite. Puis, suivant en cela l'usage gaucher, Emily et Jeremy se mirent à creuser leur future tombe.
Autour d'eux, le grand pique-nique nuptial s'organisait ; les musiciens sortaient leurs instruments, des trombones, des trompettes bouchées ; les vivres apparaissaient sur les nappes. La nuit tropicale tomba vite ; on improvisa un brasier. Des airs de jazz se mirent à flotter, les croupes commencèrent à chalouper, au milieu de ce jardin des amants morts. Devant les flammes, les silhouettes féminines charlestonnaient, s'enroulaient autour des ombres des hommes ; on dansait avec frénésie, pour faire la nique aux ténèbres, histoire de se pénétrer de l'idée qu'il y avait urgence à s'aimer, avant que la mort n'éteignît les désirs.
Dans la fosse qui s'approfondissait, Jeremy regardait Emily qui pelletait avec ardeur, tandis qu'il piochait ; un court instant, il la vit morte, froide, blafarde, déjà percée par les vers qui feraient un festin de sa chair, avant que la terre ne la digérât toute ; et il posa sa pioche pour la prendre dans ses bras, tant qu'elle était là, chaude, intacte, lisse, vivante. Elle saisit son visage dans ses mains, sentit le crâne sous la peau, l'os encore recouvert ; il y avait loin du bonheur qu'elle éprouvait en cette soirée au chagrin qui l'attendait si un deuil... Elle chassa cette idée et embrassa Jeremy vigoureusement ; ils glissèrent au fond de la tombe, dans l'entrelacs des racines des arbres qui, plus tard, suceraient le jus de leurs corps en décomposition, cette macération infecte de leurs viandes. Il était sous elle ; quand, soudain, Emily le sentit durcir entre ses cuisses ; un sursaut de la vie, une révolte du bas-ventre, quelque chose comme l'envie de jouir pour dire non. La foule dansait, non loin. On ne pouvait les apercevoir au fond du trou. Poussée par l'instinct, sans chercher à mettre des mots sur sa conduite, Emily saisit le sexe de Cigogne, arracha ses sous-vêtements sous sa robe et le guida en elle. L'étreinte fut brève, convulsive, dans l'obscurité. Leurs corps raides d'un plaisir effrayant, ils s'arc-boutèrent l'un contre l'autre, comme deux cadavres roidis, entremêlés dans une copulation morbide. Le vertige qu'elle obtint de lui fut si fort qu'elle dut mordre une racine pour ne pas hurler ; ils demeurèrent ainsi quelques instants, au fond de leur tombeau, mêlés à cette terre qui les engloutirait un jour, à se demander ce qui avait bien pu leur prendre, de quelle spermatorrhée ils avaient été les jouets.
Tard dans la nuit, lord Cigogne et Emily refermèrent la fosse avec une grande dalle de granit rose, encore vierge de toute inscription ; puis, selon l'usage, ils dansèrent dessus, avec une gaieté et un entrain qu'on leur avait rarement vus, entourés de leurs invités. La noce gauchère touchait à sa fin. Dans un ultime tour de danse, Jeremy songea à la dernière promesse qu'il avait faite au prélat : régner sur l'imagination d'Emily... Que recouvrait exactement ce serment ? Par quels procédés extraordinaires parviendrait-il à régner sur les songes de son épouse ? Il lui restait à franchir une étape décisive sur le chemin qui ferait de lui un mari ; ce qu'il n'était pas encore.