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Jeremy perdit la trace d'Emily ; il ignorait quel loup elle porterait lorsqu'elle sortirait, à la nuit tombée. Au sein de la foule masquée qui promenait sa faim d'aventures dans Port-Espérance, il eût été bien en peine de la retrouver. Affranchie de toute censure autre que celle de sa morale, Emily se glissa donc avec délice dans son nouveau rôle d'apprentie libertine, minauda dans des bals nègres, fit des frais à des joueurs de trictrac, se laissa étourdir les sens par quelques danseurs de tango, sans bien apercevoir que ses partenaires ne recherchaient pas les plaisirs simples de jeux frivoles. Cette ronde galante dura jusqu'au soir où Emily vint dîner dans un salon privé, qui n'ouvrait ses portes qu'en octobre, non loin d'un hôtel borgne de la rue Julien-Sorel.
Julie Fontenay, son amie, y avait convié sa curiosité, au sortir d'un ballet champêtre. C'est ainsi qu'elle s'était jointe à une société d'esprits libres, volontiers fantasques, de noceurs masqués affectionnant les mots d'esprit, les récits piquant l'imagination, l'imprévu et les folles imprudences. Le souper s'annonçait très gai quand l'un d'entre eux, à l'abri d'un masque de chat, se vanta de ses conquêtes faciles et affirma ne s'être jamais laissé prendre aux sentiments qu'il prétendait susciter. Il portait un masque ancien et un pourpoint brodé qui donnait de la rigidité à son maintien. Sa seule passion semblait être de n'en éprouver aucune, tout en en inspirant de nombreuses. Son assurance sarcastique était horripilante, teintée d'une fatuité sans bornes. À l'entendre, il lui suffisait d'agir sur un mince trait de caractère de ses futures victimes pour les contraindre tout entières à succomber à son verbiage, et s'assurer une maîtrise durable de leurs inclinations ; il insista sur ce dernier point, avec une sûreté de ton qui se marquait dans sa voix, son maintien composé et ses manières étudiées. Cet homme réglait tous ses gestes, ses regards furtifs ou appuyés, l'intensité de ses éclats de rire, avec le même soin qu'il disait gouverner ses sentiments.
Irritée de voir son sexe déprécié par ce phraseur, Emily se mit à le railler, avec une ironie pleine de drôlerie et une sagacité désarçonnante. Déséquilibré, le chat essuya quelques ricanements, se ressaisit et riposta avec habileté, en mettant les rieurs du côté de son insolence. Puis, narquois, il pria Emily de l'excuser d'avoir négligé ses charmes, discrets jusque-là. Bientôt les deux adversaires masqués furent les deux pôles du repas. Emily se posa en avocate des femmes, de leurs exigences, de leur noblesse, de leur droit à revendiquer des différences, plutôt que de subir celles que les hommes voulaient bien leur supposer. Dans la fièvre de ses propos, elle se prétendit même maîtresse des mouvements de son cœur, invulnérable à toute séduction insincère, à toute flagornerie, sans voir dans quel piège le matou libertin était en train d'attirer sa candeur.
- Non, madame, répliqua-t-il. Je vous donne du madame car je vois que vous êtes baguée... D'ailleurs, aimez-vous votre mari ?
- Oui, beaucoup.
- Voilà un beaucoup qui est de trop... Cependant, malgré cela, madame, je vous prédis qu'avant la fin d'octobre vous serez à moi ! Ma victoire sera la preuve de mes talents, de mes admirables talents que vous appelez injustement mes prétentions. Ainsi nous saurons qui de vous ou moi a raison, ou bien tort.
- Moi ! À vous ? fit Emily, avec une stupeur pleine de mépris.
- Oui, vous, madame. Et comme je ne saurais me contenter de ne posséder que votre corps charmant, je vous annonce que je me rendrai également maître de votre tête de linotte, oui, de toutes vos pensées qui, bientôt, aboutiront à moi. Oh, pas trop vite, rassurez-vous ! Je veux goûter le plaisir de vous voir m'aimer peu à peu, alors que vous me haïrez encore, puis je jouirai du combat qui se fera en vous entre votre inclination et ce que vous n'allez pas tarder à me dire...
- Monsieur, je ne serai jamais à vous ! lança-t-elle avec froideur.
- Vous voyez, je n'ai pas fini de parler que déjà vous vous conformez à mes prévisions ! Où en étais-je ? Oui, à l'agonie de votre volonté... car j'entends non seulement me faire aimer de vous mais surtout vous faire accepter cette idée, en vous-même, avant que vous ne l'admettiez en public, quand votre envie de moi sera plus forte que votre humiliation, quand votre passion sera irrépressible, violente, lorsque j'aurai rompu les derniers liens qui, déjà, vous rattachent si mal à votre mari. Ah, mon Dieu, comme vous allez souffrir... comme vous n'auriez pas dû affirmer des choses pareilles avec une telle impudence... Votre mariage est bien compromis, belle enfant !
- Monsieur, je ne vous permets ni de méjuger la solidité de mon mariage ni de m'appeler belle enfant ! Faites ce que vous voulez, je ne serai jamais à vous.
- Vous m'êtes témoins, fit-il en se tournant vers ses compagnons, Mme Belle-enfant me met au défi. Elle l'aura bien cherché, la malheureuse !
- Oui, je vous mets au défi, parfaitement, et pour vous prouver à mon tour que les femmes ont parfois plus de science des sentiments que vous ne le pensez, je vous jette également un défi ! Je vous prédis qu'avant la fin de ce mois, ce n'est pas moi mais VOUS qui crèverez d'amour, qui me supplierez de vous accorder la faveur d'un baiser. C'est bien moi qui jouirai du spectacle de votre humiliation. Et je ne vous lâcherai que lorsque je vous verrai rongé par une passion irréfléchie, gouverné par un sentiment brûlant que vous ne pourrez plus maîtriser, qui fera de vous ma chose !
Etonnée par son audace, Emily se tut. Sa fureur l'avait poussée plus avant qu'elle ne l'eût vraiment désiré ; mais à présent qu'elle avait engagé sa fierté dans ce duel amoureux, il lui était difficile de se replier. L'assistance demeurait interdite ; face à ce double défi, les esprits fermentaient. Habituellement, seule l'une des parties attaquait, l'autre se contentait de se défendre ; mais là, le jeu se révélait plus palpitant qu'à l'ordinaire, plus violent aussi. Le premier qui aimerait aurait perdu. On réclama des assurances pour suivre les développements de cette affaire. Tous convinrent de se retrouver ici même, le même soir, la semaine suivante.
Lorsque vint l'heure de se séparer, l'homme au masque de chat voulut raccompagner Emily. Chacun tendit l'oreille ; qu'allait-elle alléguer pour appuyer son refus ? Maligne, elle répliqua qu'elle acceptait, en ajoutant bien fort - afin que tout le monde l'entendît - qu'une dérobade donnerait le sentiment qu'elle le craignait, alors que c'était plutôt à lui de la redouter. Sur le coup de cinq heures du matin, peu avant l'aube, Emily remontait donc l'avenue Musset en calèche, assise à côté de son adversaire de cœur.
- Madame, reprit-il, vous m'aimerez bientôt de vous avoir libérée.
- De quoi, good Lord ? !
- De vous-même ! De votre sentimentalité de pacotille, des conventions ridicules qui brident votre véritable nature. Votre jouissance avec des hommes qui vous seront indifférents, puis avec moi que vous haïssez, sera la marque de votre libération. C'est pour cela que vous m'aimerez, voyez-vous. Parce que en ma compagnie vous vous sentirez affranchie, oui, libre d'aller voir en vous, partout, jusque dans ces zones d'ombres qui aujourd'hui vous inquiètent tant, tout en vous attirant, avouez-le !
- Pas du tout !
- Mais si ! Ne me dites pas que vous êtes sans contradictions !
- C'est vrai mais...
- Vos peurs vous masquent vos propres désirs. Je veux vous apprendre à dissocier votre cœur de vos sens, afin de mieux dominer une liaison. Libérez-vous de ces croyances vieillottes dont les hommes usent pour mieux museler les appétits de leur femme. La belle croyance ! On associe l'amour et le désir, le premier étant rare, on bride le second, et c'est ainsi que l'on conserve des épouses bien sages, domestiquées. Cela fait des siècles que nous entretenons nos femmes dans cette croyance commode, pour les mieux tenir ; alors que nous, les hommes, naturellement nous n'y croyons pas ! Croyez-moi, le sexe est la clef de toutes les libertés. Tant que vous n'aurez pas liquidé vos certitudes, vous resterez la bourgeoise étriquée que vous êtes, coupée de son énergie vitale, l'épouse en laisse, inconsciente de son asservissement que vous persistez à être, ma pauvre enfant ! Oui, vous demeurerez resserrée dans vos croyances, confinée dans vos plaisirs étroits qui ne sont pas la vraie vie, dans vos rêves bornés. Vous ne savez pas ce que c'est que de repousser les murs invisibles qui vous enferment, que d'accéder à cette liberté intérieure qui permet d'être maître de soi, oui, inatteignable par la souffrance, cuirassé contre l'inconstance des autres !
Essoufflé, il s'arrêta un instant. La calèche longeait à présent le rivage du lagon intérieur de Port-Espérance, subitement éclairé par le soleil, si prompt à se lever sous ces latitudes. Puis l'homme considéra Emily avec un soupir de mépris, suffisant pour être décelé mais excessif pour qu'il fût tout à fait naturel ; et il ajouta, dans une volte-face :
- Mais je ne vous apprendrai pas comment y accéder, non, pas vous. J'ai cru que... mais non, vous en êtes indigne.
- Indigne... de quoi ?
- Vous me regardez avec méfiance alors que je suis prêt à vous ouvrir des portes. Vous êtes persuadée, bécasse comme vous êtes, que je vous parle ainsi pour mon profit, afin de gagner mon pari, dont je n'ai que faire. Non, vraiment, vous posséder ne me tente plus. Je ne veux pas d'une épouse bégueule, incapable de jouir de ce que j'aurais pu lui faire découvrir. Je préfère me garder, ne pas perdre mon temps avec vous, madame. Allez, je vous raccompagne et ne parlons plus de cette liberté-là. Je pouvais vous initier à... mais non, non, rentrons.
Il hâta le trot de son cheval et se renferma dans un silence qu'il semblait ne plus vouloir quitter. Assise près de lui, au fond du landau, Emily demeurait à la fois méfiante et follement intriguée par cet homme qu'elle savait faux. Sa nervosité venait de ce qu'elle n'était pas indifférente aux propos du libertin ; elle y voyait même quelque vérité, bien qu'elle fût consciente que ces paroles étaient proférées par un filou qui n'était que calculs. Mais cet homme avait pour lui une voix d'un velouté extraordinaire, un regard pénétrant qui l'épinglait, derrière son masque de félin, un ascendant naturel qui éveillait chez elle un plaisir trouble à être en sa compagnie, fait d'irritation et d'envie de gagner son estime. Pourtant, cette fausseté qui se marquait dans tout son être aurait dû paraître odieuse à Emily, si éprise de vérité. Eh bien non ! Un instant, elle envisagea même le bonheur qu'elle pourrait trouver dans la soumission à sa volonté ; mais, comme effrayée, elle chassa bien vite cette idée, sans parvenir à recouvrer sa quiétude, car elle savait déjà qu'il n'était plus question d'oublier leur rencontre.
Emily fut la première à renouer le dialogue :
- Mais... ça consisterait en quoi, cette initiation dont vous parliez ?
- Vous voyez le jeune homme, là, bien de sa personne, qui titube un peu sur le trottoir ?
L'homme-chat arrêta la calèche à la hauteur du fêtard qui promenait son ivresse, et intima à Emily l'ordre d'écarter ses cuisses, sur un ton qui ne souffrait pas la rébellion ; puis, tandis qu'elle les resserrait instinctivement, il somma le garçon de la sauter. Prise de court, Emily ne savait comment manifester la panique qui la gagnait, cette terreur organique. Elle allait exploser de fureur lorsque, tout à coup, l'homme-chat lui serra le bras cruellement, en disant :
- S'il vous dégoûte, souriez ! Je veux que votre visage exprime le contraire de vos sensations !
Le jeune homme trémulant avait déjà baissé son pantalon. Horrifiée, Emily se crut sur le point d'être violée quand, soudain, le libertin rejeta l'ivrogne loin de son effroi, à terre, et fit repartir la calèche, en précisant :
- Je n'ai pas voulu que les choses aillent à leur terme car vous n'étiez pas prête.
- À quoi ? s'exclama-t-elle.
- À en tirer profit, pas prête à retirer quelque chose de cette transgression. Vous n'êtes, hélas, madame, pas aussi convaincue de mes propos que je voudrais que vous le fussiez. Vous êtes trop prisonnière de vos limites, voilà tout.
Emily se remit peu à peu de cet assaut bref et effrayant, tandis que l'homme-chat semblait goûter la quiétude de l'aube ; il marquait une attitude qui disait qu'à ses yeux ce qui venait de se produire n'avait été qu'une vétille. Puis il se tourna vers Emily et, avec une fièvre inattendue, lui tint à peu près ce discours :
- Voulez-vous que je vous dise ce que vous auriez ressenti si vous vous étiez pliée de bonne grâce à ce que je vous prescrivais ? Vous auriez joui d'un sentiment de liberté qui vous est inconnu, du vertige qu'il y a à être totalement sous son propre empire, jusqu'à choisir les expressions que l'on souhaite afficher sur son visage ! Vous vous seriez affranchie des mièvreries de la sentimentalité, et vous auriez puisé en vous une nouvelle énergie.
- Laquelle ?
- Celle d'être un peu plus à vous, oui, à vous. Avez-vous remarqué que dans tout cela je ne recherche pas mon profit, mais le vôtre ? Plutôt que de tenter de satisfaire mes propres sens, c'est à un autre que je me suis adressé. Méditez cela pour mieux juger mes propos, et si un jour vous parvenez à cette... comment dire ? Oui, à cette libération de l'être, alors vous me serez attachée, vous me bénirez de vous avoir menée sur ce versant de vous-même, vers cette conduite grisante qui n'a de licencieux que l'apparence, trompeuse ! Sur ce, madame, dormez bien !
Il la fit descendre, sans même lui donner la main, comme on chasse un intrus, et claqua sèchement la petite porte de bois derrière elle. Les regards du libertin esquivaient Emily ou passaient au travers d'elle, comme s'il eût nié jusqu'à son existence. Déconcertée par ces façons un peu cavalières - juste ce qu'il fallait pour écorner sa vanité -, elle fit quelques pas vers la porte de la maison de bois de Julie Fontenay. Aussitôt la calèche démarra. Dans un mouvement involontaire, Emily se retourna alors et, en se surprenant elle-même, rappela l'homme-chat avant qu'il ne fût trop éloigné. Au moment même où elle commença de parler, elle prit brutalement conscience que son attitude irréfléchie échappait à sa volonté ; et cette idée l'affecta vivement, plus qu'elle ne l'eût voulu. L'homme-chat arrêta aussitôt son cheval ; on eût dit qu'il avait calculé l'élan d'Emily.
- Sans doute souhaitez-vous me revoir ? lança-t-il, alors qu'elle s'efforçait de diminuer son trouble. Mon parti était de vous négliger désormais, mais si vous tenez vraiment à me fréquenter, vous saurez bien me trouver !
Et il ajouta avec une insolence amusée :
- Cette recherche sera votre pénitence pour votre niaiserie de ce soir !
Le fouet claqua ; l'attelage disparut au coin de la rue. Emily était dans un sentiment de révolte contre elle-même, contre sa candeur de petite souris face à cet homme-chat qui n'agissait que par procédé, en observant sur elle l'effet de ses paroles truquées. Certes, elle voyait bien que ce libertin entendait la dépraver, l'amener à ne plus se respecter, comme lui-même ne se respectait plus ; mais si son esprit lui disait de le fuir, quelque chose de souterrain en elle, d'incontrôlé, l'engageait à l'écouter, à découvrir la femme instinctive qu'il éveillait par ses paroles, celle qu'Emily avait souvent devinée, cachée dans les profondeurs de sa chair. Emily s'était toujours ressentie comme un mystère ; et la porte, la dernière porte, allait peut-être s'entrouvrir grâce à cet homme odieux.
Comme elle pénétrait dans la maison de son amie, Emily demeurait stupéfaite de sa conduite de cette nuit, qu'elle eût avalé avec une curiosité passionnée chaque verset de son catéchisme libertin, qu'elle n'eût pas fui quand il lui avait ordonné d'écarter les cuisses. Elle, la fille du pasteur Pendleton, si folle d'authenticité, de droiture ! Où était passée sa volonté de jadis ? Emily était subjuguée par la violence glaciale de l'homme-chat, par l'ascendant incroyable que sa virilité trouble exerçait sur son imagination, et sur ses sens. Ah, qu'il est fascinant d'être dépossédé de soi, de son libre arbitre, par la volonté insinuante d'un autre, d'un homme dont la plus grande séduction était justement ce pouvoir mystérieux qui lui permettait de régler les désirs d'Emily, jusqu'à substituer les siens à ceux qui lui étaient propres. Face à lui, elle se sentait le besoin de conquérir son regard, sa considération. Cela l'effraya soudain, la précipita dans une fébrilité inhabituelle, lui ôta même le sommeil ; et ces symptômes d'un désordre intime qui ressemblait à de la passion achevèrent de l'affoler.
L'épouse de Cigogne savait déjà qu'elle avait perdu son pari. Dans les dispositions où elle était à présent, Emily n'était plus en mesure de soumettre le cœur de l'homme-chat, tout en se gardant d'être prise à son tour. Elle ne pouvait plus que résister, ou s'abstenir de le revoir.