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Ces semaines d'octobre avaient appris à lord Cigogne dans quelle erreur il s'était enlisé en s'efforçant, jour après jour, de s'accorder aux désirs d'Emily, de pénétrer ses sensations. Instruit par ses propres expériences libertines  - sur lesquelles il resta discret  - Jeremy avait saisi qu'il ne devait pas seulement comprendre sa femme mais aussi apprendre à la frustrer, avec suffisamment d'art pour la jeter dans l'inquiétude sur le chapitre de sa féminité, de façon à susciter chez elle de temps à autre le désir de lui plaire. Oh, pas trop, juste ce qu'il fallait pour qu'elle se sentît vivre avec quelque intensité en sa compagnie, qu'elle demeurât en position de conquérir chacun de ses regards. Un soupçon de manipulation ne pouvait nuire à leur mariage, bien au contraire.

Cigogne avait toujours été frappé de la faveur dont jouissaient auprès de certaines femmes ces hommes distants, facilement hautains, qui leur dispensent plus de souffrances que de félicité en les traitant parfois assez mal, en les négligeant souvent, sans jamais se soucier de leurs insatisfactions et qui, dans le meilleur des cas, ne les paient de leur obstination que par de brefs élans de tendresse. Sans souhaiter imiter cette race cynique, loin de là, Jeremy entendait tirer les leçons de cette attitude misérable qui, à défaut de mener vers un amour authentique, présente le mérite d'être efficace.

Cependant, s'il avait le projet de frustrer Emily, il n'était pas question de faire naître chez elle l'amertume et la désillusion ordinaires que la plupart des droitières éprouvent, à force d'être méconnues de leur mari ou amant. Dans l'esprit de Cigogne, il s'agissait d'une frustration calculée, politique, administrée avec science et dans un dessein précis ; cette incomplétude-là n'était pas fille de la négligence.

Chercher à comprendre Emily lui semblait à présent insuffisant et, d'une certaine façon, dangereux pour l'avenir de leur couple ; car s'il persistait dans cette seule voie, il placerait Emily, bien involontairement, dans l'obligation d'aller trouver ailleurs certains frissons, l'assurance d'être toujours désirable, cette énergie vitale que l'on puise en soi et dans les pupilles de l'autre en exerçant le pouvoir de sa séduction. Il lui fallait de toute urgence remettre Emily en situation de rechercher sa tendresse, son attention, de se battre pour qu'elle éprouvât de la fierté et du plaisir à ce qu'il consentît à lui accorder la faveur d'une étreinte. Rien ne devait être obtenu sans combats, afin que tout eût un prix. Pour cela, Cigogne devait quitter son langage habituel, se défaire de son amour inconditionnel, ou tout au moins ne plus le laisser paraître ; cependant, il valait mieux qu'il augmentât réellement le degré de son exigence, au quotidien.

- Je passerai te prendre dans ton living-room à neuf heures ce soir, lui lança-t-il le soir du bal de clôture du mois libertin.

Et il ajouta sans rire :

- Sois irrésistible, éclatante, sinon je ne sortirai pas avec toi, mais avec une autre qui le sera, voilà tout, darling.

Emily crut tout d'abord en une plaisanterie ; puis elle se laissa prendre, malgré elle, à l'agacement qu'il pût aller à ce bal, tranquillement, avec une autre jugée plus attrayante. Bien qu'elle ne voulût pas l'en croire capable, et qu'elle sût que Jeremy cherchait à la manœuvrer, Emily se mit peu à peu à paniquer, à méditer sur les tenues, les étoffes et les artifices susceptibles de la rendre irrésistible et éclatante. Dans ces instants d'inquiétude virevoltante, elle était loin de ses années de révolte contre les froufrouteries de sa mère ; elle furetait dans ses placards, étudiait ses poudres, concevait des associations de bijoux, avec la fièvre d'une gamine inquiète de n'être pas remarquée. Heureux, le zubial sifflotait gaiement dans la maison.

Tandis qu'elle essayait une robe sous l'œil béat du marsupial, Emily songea qu'elle se contentait d'une apparence honnête depuis des années, sans plus chercher à rehausser son éclat. Elle avait en quelque sorte oublié sa beauté, cette façon qu'elle avait jadis de se parer avec des riens, quelques fleurs, un ruban, une astuce de fard qui gommait tel ou tel de ses défauts. Ses mains cherchaient à faire renaître sur sa physionomie les effets de ses secrets enfouis, à retrouver la grâce d'anciennes coiffures.

Lorsque lord Cigogne se présenta, à neuf heures, Emily eut un choc. Jeremy était dans une mise de gentleman  - mais où s'était-il procuré cette jaquette coupée à merveille, cette cravate d'un goût exquis et ces souliers vernis ?, - une tenue qui n'appelait aucune réserve. Rasé de près, il était l'image même de la virilité forte et raffinée, d'un certain désir de plaire qui se ressentait dans toute sa personne, jusque dans l'élégance de ses boutons de manchette, sans que ce soin fût toutefois trop tapageur. Son regard se reporta sur Emily, détailla sa tenue, son visage ; puis Jeremy sourit et dit, avec une distinction très sûre :

I'm sorry darîing, mais c'est insuffisant !

Et il sortit sans ajouter un mot, sans avoir rien dit qu'il n'éprouvât comme vrai ; car il était exact qu'Emily n'était pas ce soir-là au sommet de son éclat. Vexée, elle se força à rire, lui lança que son procédé était un peu grossier et que sa tentative de manipulation manquait de finesse, d'habileté ; mais aucune réflexion ne put le fléchir. Il ne se retourna pas, monta sur son tilbury et partit seul, pour de bon.

Il l'avait fait !

Emily était dans une humiliation complète, qui effritait soudain le peu de confiance en son physique qu'elle avait acquis sur l'île d'Hélène. Etait-elle vraiment moche ? Blessée, Emily en voulut à Cigogne de se livrer à ce petit jeu qui ranimait en elle des inquiétudes assoupies. Qu'il était con ! Ah oui, con ! Furieuse, elle résolut de sortir quand même, de ne pas se soumettre à ce jugement qui témoignait d'une prétention intolérable : c'est insuffisant, avait-il susurré la bouche pincée, le salaud ! L'irritation d'Emily était d'autant plus vive qu'elle croyait Jeremy insincère, manœuvrier, et qu'elle se reprochait de tomber dans ce piège évident, qu'elle tenait pour un pur calcul.

Derrière elle, le zubial jubilait de sentir sa maîtresse dans de telles dispositions. Plus Emily se tourmentait, plus l'animal rayé manifestait par des soupirs d'aise son contentement qu'elle fût préoccupée par les manèges de son époux ; mais dès qu'elle l'apercevait, le marsupial compréhensif marquait sa compassion par des mines affligées, en se grattant la truffe et en crachant par terre. Son pelage était alors hérissé de colère ; l'œil mauvais, il partageait celle d'Emily, arpentait le rez-de-chaussée en grognassant. Étrangement, ce comportement en miroir eut sur Emily plus d'effet qu'un discours plein de raison. Que cette bête l'eût comprise, et qu'elle le témoignât, l'apaisa un temps.

Mais lorsque Emily retrouva enfin lord Cigogne, au bal de clôture du mois libertin, elle éprouva une irritation sans bornes. Ce dernier avait pris soin de ne plus porter de masque, afin qu'elle le repérât plus facilement, et il se trémoussait au bras d'une ravissante, alors qu'il n'avait jamais montré d'empressement à danser avec Emily. La gesticulation rythmée n'était pas de son goût, ordinairement. Ce dernier point acheva de la mettre hors d'elle, de faire naître cette jalousie sans laquelle, quoi qu'on en dise, l'amour conjugal manque d'assaisonnement. Etait-ce l'une de ces femmes sur lesquelles il s'était livré tout au long du mois d'octobre à des stratégies libertines ? Cette interrogation ne quitta plus Emily, et elle ne mettait un pluriel au mot femme que parce qu'un singulier la terrorisait davantage.

Incapable d'effacer de son visage les traces de sa fureur, elle résolut de battre en retraite, plutôt que d'offrir à Cigogne la satisfaction de la voir dans cet état. Un air de désordre régnait dans toute sa personne ; ses gestes étaient empreints de nervosité. Qu'il l'eût manipulée ainsi, aussi aisément, augmentait encore son courroux, qu'elle croyait dilaté à l'extrême.

Elle n'avait encore rien vu.

La semaine suivante, les enfants revinrent de l'île des Pins, l'esprit farci de légendes canaques, les yeux encore agrandis par les beautés de ce territoire minuscule. Peter, Laura et Ernest étaient moins britanniques que jamais, comme lavés de leur éducation par ce séjour dans des tribus mélanésiennes. Consterné, Algernon reprit en main les jeunes Cigogne, imposa avec fermeté l'usage des patins sur les parquets cirés d'Emily Hall, leur fit chanter le God save the king chaque matin en hissant l'Union Jack à un cocotier ; et il ne se passa pas de journée sans qu'il leur versât dans le bec un bon demi-litre de thé brûlant, sur le coup de cinq heures. L'un des enfants s'accordait-il la licence d'exprimer une émotion sans l'enrober d'une réserve mâtinée de pudeur ? Aussitôt Algernon le tançait, malgré les appels à la modération d'Emily, sommait le criminel d'user de litotes, de tournures allusives qui, dans sa cervelle de butler, fleuraient bon la vieille Angleterre, celle des clubs et des joueurs de cricket. La vie anglaise reprit donc à Emily Hall.

Comme il le faisait souvent, pour mieux bavarder avec son épouse, lord Cigogne invita Emily à dîner en ville, par courrier ; car ils continuaient à s'écrire chaque jour. Mais Cigogne posa la même condition ; il ne consentirait à accompagner sa femme que si elle se présentait le soir même, à huit heures, dans des atours éclatants, propres à l'éblouir, comme au premier jour. Irritée d'être traitée ainsi, Emily ne pouvait céder à son envie de paraître en cheveux gras et vêtue de nippes ordinaires  - par pur plaisir de la provocation  - car c'était bien elle qui à maintes reprises lui avait fait le reproche de ne pas fignoler assez son apparence, de ne pas y mettre cette recherche subtile qui, parfois, achève de rendre un homme appétissant. Or, à présent, Jeremy dépassait ses exigences, s'habillait toujours avec un goût parfait qui, sans être affecté, allait de la plus grande simplicité au chic le plus dandy ; et il ne se dispensait d'élégance à aucune heure du jour et de la nuit.

Afin de n'être jamais pris en défaut par Emily, Cigogne réglait désormais chacun de ses gestes, s'étudiait en recherchant un nouveau naturel qui fût exempt de ces fautes qui, dans la vie courante, amoindrissent le désir qu'un homme peut inspirer, quand elles ne le ruinent pas. Quelle femme peut encore se pâmer en présence d'un amant qui, à l'heure du coucher, se déshabille sans précautions et ôte ses fixe-chaussettes en dernier ? Il est également des bâillements et des glouglous dont les plus vives passions ne se relèvent pas. Loin de ces vulgarités, Jeremy se surveillait, sentait toujours la camomille, ne se coupait plus les ongles qu'en catimini, se mouchait avec une divine discrétion, déglutissait de façon admirable, respirait sans que ses fosses nasales émissent le moindre sifflement. Dans son enthousiasme, il avait même renoncé à ses slips fourrés en zibeline, aux vessies de chauve-souris qui encapuchonnaient ses oreilles la nuit  - contre le bruit  - et aux peaux de chats sibériens qu'il portait autrefois, à même la peau, pour se garantir de la fraîcheur nocturne. C'était un délice de le voir se dévêtir et pénétrer, avec des gestes d'une virilité très sûre (sans renifler ses aisselles), dans leur lit commun, au premier étage. Clark Gable, à la bonne époque, n'eût pas montré plus de masculinité. Bref, l'apparence de Jeremy était changée ; il ne s'exposait plus aux remontrances habituelles d'Emily. Mais il avait le tort de renouer avec des pratiques qui rappelaient ses stratagèmes de jadis.

À huit heures, elle ouvrit donc à lord Cigogne. Flegmatique, il arrêta son regard sur Emily, la détailla avec l'espoir d'être impressionné ; mais hélas, il ne le fut pas. Sa femme n'était que très jolie, sans que sa beauté eût ce quelque chose d'insolent, de spectaculaire qui, parfois, l'émerveillait, l'asphyxiait presque. Déçu, il eut assez de volonté pour le dire sans détour, avec une sollicitude qui ne laissa pas d'humilier Emily, de lui retirer un instant toute confiance dans son attrait et, au-delà, en sa valeur, alors qu'un autre, moins difficile, se fût contenté de ses charmes immenses.

Cigogne ne s'aimait pas d'être aussi chacal ; mais il savait que les amours meurent de négligence. Il leur fallait accepter cette violence-là, salvatrice, pour s'en trouver mieux, et pas qu'un peu ! Son intransigeance  - qu'il s'imposait à lui-même  - les protégeait de dérives qui les eussent l'un et l'autre chagrinés, les délivrait de la tentation d'aller aimer ailleurs. Jeremy demeurait en face d'elle avec l'espérance d'être ébloui, dans cette tension assez exaltée qui mettait en lui un peu de l'électricité que l'on trouve dans les romans. Emily goûtait étrangement les tourments dans lesquels elle mijotait, qu'il fût difficile d'avoir grâce aux yeux de l'homme qui les lui infligeait, et elle se délectait du pressentiment qu'y parvenir, un jour, serait une jouissance véritable, un concentré de toutes les euphories. Depuis qu'il la traitait ainsi, au lieu de ne la regarder que superficiellement, avec l'air distrait qu'il prenait jadis, Emily s'apercevait bien que Cigogne ne la frustrait que pour mieux la magnifier. Certes, il se montrait parfois odieux, la blessait ; mais alors même qu'il remettait sans cesse en cause l'éclat de sa chère féminité, elle trouvait dans sa vigilance une qualité et une intensité de regard qui la valorisaient diablement.

Le soir où elle réussit à vaincre ses réticences, lord Cigogne parut enfin heureux de son apparence ; et du bout de ses lèvres d'Anglais, en contenant son bel émerveillement, il se contenta de dire :

Darling, je crois que nous pouvons aller dîner...

Fasciné par son aspect, il lui sourit et lui donna la main. À vrai dire, Emily n'était pas tellement plus jolie que les autres fois, ou mieux fardée ; mais ce soir-là, au-delà des séductions de surface, son visage avait ce quelque chose de vivant qui charme plus que tout et disqualifie les beautés plus évidentes. Sa physionomie mobile, ses regards vifs, inquiets et amusés reflétaient la vivacité de sa gourmandise à vivre, l'appétit généralisé qui l'animait. Ses cheveux aussi participaient à cette impression de mouvement qui flottait dans toute sa figure.

Jamais Emily ne s'était sentie aussi précieuse dans les yeux d'un homme ; chaque détail de sa personne était soudain une manière de chef-d'œuvre, digne d'une adoration attendue, conquise. Le désir énorme dont elle se voyait l'objet l'étourdit tout à fait, la jeta presque dans un vertige de pucelle. Combien d'épouses furent ainsi regardées par leur mari, avec cette ardeur, après quelque temps de vie partagée ? Les compliments que lord Cigogne lui adressa au cours de la soirée furent peu nombreux mais achevèrent de la griser, alors que ceux qu'il lui débitait auparavant, sans avarice, lui faisaient certes un joli plaisir, mais glissaient sur elle ; leur effet s'estompait rapidement. Un soupçon de férocité et une certaine exigence avaient suffi pour rendre leur virulence, et leur douceur, aux mots qu'ils employaient entre eux, ces termes émoussés, gaspillés, émasculés car ils s'obtenaient trop facilement.

Emily n'était pas seule à jouir de ces paroles qui recouvraient enfin leur fraîcheur et leur faculté à faire naître le trouble ; car en les disant, Jeremy s'émerveillait que ses propos économes  - mais bien ajustés  - touchassent le cœur d'Emily avec cette puissance qui se lisait sur son visage. Depuis combien de temps n'avait-il plus fait rougir sa femme ? Dès lors, conscients qu'un amour sans mots vivants se corrompt, Cigogne et Emily veillèrent à ne plus amoindrir la portée du lexique qu'ils réservaient à leur commerce intime ; l'usage du sous-entendu, du trait allusif et du silence plein de connivence, reprit du galon chez les Cigogne. Les termes qu'ils avaient employés autrefois, dans les commencements de leur passion, prirent dans leur bouche une vigueur plus grande, une tonalité plus émouvante ; car ils ne s'aimaient plus au travers des illusions d'un penchant naissant mais presque en connaissance de cause. Leurs sentiments s'étaient affermis bien qu'ils eussent avec le temps percé tous les trompe-l'œil du tempérament de l'autre, cette brume de séductions mensongères qui, dans les débuts, entoure tant de coups de foudre et les rend si précaires. Comme il est suffocant d'avouer que l'on aime lorsqu'on sent encore ce verbe vivre en soi, exsuder toute l'émotion qu'il recèle, après que l'on eut la belle imprudence d'explorer la nature pas claire de l'autre ! Cette mue du sens de leur vocabulaire amoureux achevait de repeindre leur ancienne passion en un amour authentique.

Perdu sur ce territoire austral qu'ignorait la géographie droitière, lord Cigogne se conduisit dès lors comme un authentique Gaucher. Il s'attacha par la suite à alterner les instants de valorisation extrême de son épouse et de subtil dénigrement, propres à donner à Emily envie de se décarcasser pour lui plaire ; et leur couple trouva bien des vertiges dans ces oscillations, ces inquiétudes fiévreuses et douloureuses. Mais cette conduite de Jeremy n'était pas politique ; elle n'était que l'effet d'un désir d'être plus vrai, d'une volonté de cesser, une fois pour toutes, de taire ce qui lui déplaisait chez Emily. Osait-elle une coiffure qu'il désapprouvait ? Il le lui faisait savoir promptement, sans recourir à ces tournures prudentes, à ces ménagements qui, à la longue, adoucissent les passions jusqu'à leur retirer leur nerf. Parfois elle pleurait, de rage, comme une amoureuse éconduite ou raillée. Il lui en coûtait d'aimer ce lascar. Réussissait-elle à le fasciner par ses propos ? Aussitôt il célébrait son esprit, son jugement ou son à-propos, avec des termes enflammés qui portaient. Dans un perpétuel affût, Cigogne ne lui passait rien. Face à lui, Emily n'eut plus le loisir d'être médiocre. Il lui fallait être spirituelle, sensible, à croquer, bref user avec virtuosité de toutes ses facultés ; et elle goûtait cette tension qui l'éreintait parfois, mais qui toujours la menait dans les extrémités de ses raisonnements et l'obligeait à se maintenir au sommet de sa beauté particulière. Le zubial en jubilait.

Cependant, leur mariage n'entra dans un plein équilibre que le jour où Emily retourna à Jeremy cette franchise absolue, cette vigilance brutale qui ne connaissait aucun répit. Ce fut lord Tout-Nu qui, incidemment  - le crut-elle  -, lui en donna l'idée. Sir Lawrence avait noté depuis un certain temps le changement de conduite de Cigogne avec son épouse, cette façon qu'elle avait de se conformer à cette nouvelle règle ; et son estime pour Emily en souffrit. Puis il s'inquiéta de voir les Cigogne persévérer dans cette méthode à sens unique ; car il craignait qu'un jour Emily ne se rebiffât contre les pratiques épuisantes, et parfois humiliantes, de son mari. Sir Lawrence eût été sincèrement désolé que l'amour de ses amis les plus chers se détériorât.

Un jour qu'il était en visite à Emily Hall, pour enseigner aux enfants les subtilités du cricket, lord Tout-Nu raconta à Emily qu'un couple de ses relations s'avançait, il y avait peu, vers un fiasco mérité, faute d'avoir su établir entre eux une intransigeance réciproque. Afin qu'Emily ne s'aperçût pas qu'il s'agissait d'elle, sir Lawrence eut l'habileté d'inverser les rôles. Il donna au mari celui de la victime ; puis il exposa que, depuis que ce dernier avait adopté une attitude équivalente à celle de sa femme, leur amour s'en était trouvé affermi, et un peu pacifié ; car l'épouse sentait désormais ce que sa dureté pouvait faire éprouver. Ce récit laissa Emily songeuse.

À compter de ce jour, elle prit sur elle de marquer plus d'authenticité dans ses réflexions, sans redouter de blesser Jeremy, et d'introduire entre eux un peu de cette violence qui l'avait toujours effrayée. Se permettait-il des considérations oiseuses sur l'existence ? Elle se montrait plus tranchante qu'à l'ordinaire, lui mettait le nez dans ses faiblesses de jugement, soulignait le ridicule de ses positions, en affirmant que ses dires étaient indignes de lui. Se risquait-il à se déshabiller le soir devant elle avec des gestes patauds, qui n'éveillaient guère le trouble ? Il était moqué avec ironie. Mais sitôt que Jeremy recommençait à l'enchanter, Emily n'était plus économe de son admiration ; elle lui renvoyait alors de lui-même une image bien jolie, qui flattait sa virilité inquiète. En faisant taire sa pudeur, elle se laissait aller à lui causer de son corps, de ses épaules, de ses fesses, qu'il avait bien faites. Toute complaisance fut abolie entre eux ; leur tendresse devint plus sentie.

Passé les premiers étonnements, les premiers déséquilibres, lord Cigogne découvrit qu'il raffolait davantage d'Emily depuis qu'elle le mettait à son tour sur le gril, depuis qu'il lui fallait se surveiller à chaque instant, faire le ménage de ses maladresses pour conquérir ses regards ; et quels regards ! Aimer sa femme lui permettait de récolter davantage d'émotions, et des belles avec ça, pas de ces émois éventés, à moitié feints, qui font l'ordinaire des couples droitiers. Dès lors, jamais zubial ne fut plus content que le leur.

Un soir qu'il rôdait dans la bibliothèque de Port-Espérance, Cigogne était tombé sur un ouvrage français ; en haut d'une page, un auteur droitier avait écrit que les gens heureux n'ont pas d'histoire, afin d'avertir l'univers que sa déveine était palpitante, voire enviable. Cette réflexion pauvrette sembla à Jeremy d'une crétinerie abrupte. Combien de guerres avait-il menées, depuis son arrivée sur l'archipel des Gauchers, pour respirer un peu de ce bonheur ressenti après lequel les gens de Port-Espérance cavalaient ? L'île d'Hélène était le plus formidable démenti qu'il pût trouver à cette assertion foireuse de droitier. Quelle nique ! La quête d'un certain bonheur agitait sans trêve les imaginations des Héléniens, les précipitait dans des méli-mélo d'aventures, faisait d'eux des écrivains non pratiquants, toujours à concevoir leur existence, et leur propre personnage.

Cependant, Emily et Jeremy étaient-ils pleinement heureux en ces débuts trop chauds et un peu moites de 1934 ? Cigogne ne pouvait se dissimuler que l'irréductible différence de l'autre restait la grande épine, la source éternelle de débine des sentiments, d'irritation haineuse, de foutue désespérance. À vous écœurer d'aimer ! Pourquoi l'autre s'opiniâtrait-il à ressentir toutes choses à sa façon bien énervante ? Comme si le Créateur nous eût conçus tout exprès pour qu'on s'engueulât sur la terre jusqu'à la fin des temps ! Comment Cigogne pouvait-il se libérer de cette hypothèque faramineuse, qui était en même temps la source de tant d'éblouissements ?

- Par le rire ! lui répliqua un soir sir Lawrence.

I beg your pardon ? fit lord Cigogne, étonné.

- Oui, par le rire, my old friend. Vous verrez bientôt !

- Quoi ?

- Le Carnaval des Gauchers !