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Aux approches du mois de février, les chaleurs de l'été austral étaient troublées par le singulier Carnaval des Gauchers. Pendant dix jours, les femmes de l'île se déguisaient en leur mari, et ces derniers prenaient l'apparence de leur épouse ; mais le travestissement ne s'arrêtait pas aux vêtements, ni aux coiffures. Les citoyens de Port-Espérance s'attachaient à parodier les travers de l'autre, à imiter leur moitié jusque dans ses ridicules les plus dissimulés. La seule règle de ce Carnaval était d'y mettre plus de clownerie que de cruauté ; car nul n'ignorait que, passé les premiers six mois de roucoulades, on affectionne un peu moins les défauts de celle ou de celui qui partage votre lit.
Trois cent cinquante-cinq jours d'agaceries conjugales, tout le lot d'irritations annuelles, partaient donc en fous rires, s'apuraient en scènes burlesques, sur fond de grincements de canines parfois. Le grand ménage de toutes les rancœurs ! La grande décongestion des couples et de leurs aigreurs ! La purification par la rigolade ! Vive le Carnaval ! L'espace de dix journées, on découvrait avec stupeur, et pas mal d'effroi, ce que c'était que de vivre avec soi. Le vertige ! Au dixième jour, chacun s'accordait à reconnaître que l'autre avait bien de la vertu de s'attendrir encore sur le cas de son conjoint, malgré le fumier des misères personnelles soudain étalé, les petites terreurs fienteuses de chacun, ses manies têtues et perfectionnées avec les années. En général, on en devenait presque tolérant, armé de bons principes pour se laisser émouvoir par les faiblesses de l'autre, un an encore !
Un vendredi matin, le 2 février 1934, Emily ouvrit donc les yeux. Alitée, elle aperçut lord Cigogne, vêtu de ses nippes en dentelles de la veille. Une bien jolie robe, à la vérité, qu'il portait ; mais, ainsi déguisé, Cigogne faisait une femme sans grâce, typée rombière.
- Si tu veux aller au mariage des Clamens, lui lança-t-elle, il faut que tu passes tout de suite chez la couturière, pour les retouches... Ça ferme à midi !
Singeant Emily, les jours où elle barbotait dans ses hésitations, Cigogne répliqua qu'il ignorait encore s'il s'y rendrait. Par une longue tirade zigzaguante, et avec délice, il lui exposa toutes les tentations qu'offrait cette journée, soupesa les joies d'une visite au musée de Port-Espérance, examina combien il serait préférable d'herboriser dans les collines avec les enfants et le zubial avant qu'un nouveau cyclone ne les séquestrât dans Emily Hall, puis il affirma que se refuser une partie de tennis sur gazon par cette belle journée était bien désolant ; enfin, il fut question que la famille excursionnât sous des ombrelles dans une île volcanique infestée de papillons, afin d'augmenter la collection de Laura, à moins que lord Cigogne ne se résolût, finalement, à assister au mariage des Clamens, si sir Lawrence ne le conviait pas à... Toutefois, si les vents le permettaient, il se voyait bien voguer vers...
Emily était ainsi, dans de perpétuels retardements, toujours à finasser avec fébrilité, à éconduire la décision, comme si ses valses-hésitations lui eussent permis de jouir par la pensée de toutes les opportunités qu'un choix ultime l'obligerait à écarter ; volupté de ne renoncer à rien, de perpétuer son plaisir, que les hâtifs à trancher ignoreront toujours...
Cependant, à voir le spectacle assez drôle que lui offrait Cigogne, vêtu de sa robe, Emily s'étonna qu'elle fût sujette à de telles transes, que ses atermoiements ne connussent aucun essoufflement. Car il se tortilla ainsi deux bonnes heures, jusqu'à ce qu'elle eût assez d'esprit pour se moquer à son tour de Jeremy qui, dans ces moments critiques, avait coutume de paniquer, de vitupérer pour tenter de forcer la décision. Irrité, il se mettait en pétard, bien en vain d'ailleurs, en oubliant quel sang britannique irriguait son cerveau. D'un coup, il n'avait plus le gène aristocrate ! Saturé de rage, l'œil dilaté de fureur, Cigogne tonnait que son épouse le tenait en otage, le ravalait à une condition larbine, obstruait sa destinée ! Et c'est ce que fit Emily, en enfilant des vêtements de Jeremy, et en y mettant cette touche de ridicule qui assaisonnait son show.
Ils en étaient à se retenir de pouffer, lorsque Emily comprit soudain l'affolement de son Jeremy. La parodie qu'elle jouait lui fit sentir l'angoisse de son époux, son insondable terreur d'être submergé par l'univers de sa femme, qu'il perdît jusqu'à son être dans cette sujétion à une volonté autre que la sienne, à un rythme qui lui était bigrement étranger. Oh, certes, l'énervement était bien disproportionné ; mais Emily perçut, entre deux fous rires, que l'inquiétude de Cigogne était cousine de l'impuissance, une peur phénoménale ! Il se voyait déjà les couilles concassées. Son intégrité était menacée ! Par elle ! Elle qui l'aimait, pourtant... Mon Dieu, l'amour est une filouterie colossale, un trompe-l'œil vicieux pardessus le marché. Le cœur s'emballe, et les pièges de la vie à deux se tendent, bien malgré soi. La grande machine à broyer les amants ! À qui c'est la faute ? À nous autres, pauvres crétins, d'avoir cru aux mirages de nos sentiments moins clairs qu'on ne le pensait, aux promesses d'un horizon dégagé. Mais comment cesser d'y croire ? Emily riait, et crevait d'envie de chialer, que sa seule faute dans cette affaire fût d'être elle-même, que sa seule nature pût terroriser et blesser ce lord Cigogne dont elle raffolait.
Elle en était à s'appesantir sur ces tristes réflexions, quand tout à coup il la souleva de terre, l'embrassa et murmura :
- Je t'ai comprise...
Cigogne avait donc, lui aussi, fait le même bout de chemin qu'Emily, dans ses sensations à elle, par-delà leurs fous rires. Il avait saisi tout le plaisir qu'elle prenait à hésiter, à bifurquer inlassablement, sans qu'il entrât dans cette jouissance le moindre désir de le faire enrager. Brutalement, Emily congédia ses considérations amères sur les choses du cœur, se libéra de sa morosité, fit reluire ses espérances et, avec jubilation, l'embrassa, en y croyant aux foutues merveilles de la vie à deux. Au diable les aigreurs ! Toute la chimie du ressentiment fielleux ! Les combinaisons de l'amour étaient jouables. La martingale des Gauchers fonctionnait à merveille.
Ravis de leur tendresse, ils n'eurent plus le cœur de continuer sur le registre de la raillerie ; au contraire, ils se mirent, brièvement, à imiter l'autre dans ses jolis côtés. Cigogne ôta ses nippes en vitesse et, avec soin, entreprit de s'habiller comme le faisait Emily, non pour se protéger de la fraîcheur matinale, mais afin de dissimuler tel ou tel de ses défauts, ou de faire valoir ses appas. Au lever, c'était sa silhouette qu'elle dessinait, rectifiait, en d'interminables essayages ; alors que lord Cigogne, lui, ne se vêtait que pour ne pas être nu, même s'il y mettait désormais du goût. Malicieuse, Emily acheva de s'habiller en toute hâte, à la manière de Cigogne qui semblait toujours désireux de se débarrasser des tâches matérielles de l'existence, comme si le monde réel eût pu l'asphyxier, l'empêcher d'être tout entier à ses pensées, à ses sensations.
Peu à peu, la parodie reprit ses droits ; et lorsqu'ils se résolurent à sortir - car Jeremy avait consenti à se rendre au mariage des Clamens, des relations gauchères - il fallut encore patienter sept minutes, ces quelques minutes qui faisaient toujours fulminer lord Cigogne. À l'instar d'Emily, il vérifia si les robinets de la maison étaient bien fermés, si les portes qu'il avait déjà verrouillées étaient bien closes. N'avait-il pas tourné la clef en pensée ? Puis, feignant d'être inquiet, il retourna dans la cuisine pour s'assurer que l'arrivée du gaz était bien arrêtée ; et quand tout fut constaté pour la cinquième fois, il insista - juste une minute ! - pour contrôler sa coiffure et l'état de sa frimousse, au cas où un courant d'air eût malmené ses cheveux, ou si une suée inopportune avait fait briller le bout de son nez. Emily était ainsi, toujours à s'encombrer de craintes bien ridicules dans les instants qui précédaient celui où elle refermait la porte de sa maison.
- Allez ! pesta Emily, le sourire aux lèvres. Let's go ! La couturière va fermer ! Les retouches !
Cet échange de rôles les fit rire aux éclats, tant chacun s'était avec le temps spécialisé dans un comportement, également agaçant : Emily jouait ordinairement la retardataire ; Jeremy avait pour tâche de râler, d'assener quelques remarques froides, ironiques et mordantes, horripilé qu'il était d'être en retard et placé à nouveau dans la position ingrate de celui qui vitupère.
Naturellement, la boutique de la couturière était close lorsqu'ils parvinrent sur les quais de Port-Espérance. Emily ronchonna à la place de Jeremy qui, se substituant pour une fois à sa femme, fit rouvrir l'établissement en allant sonner à la porte du domicile. Emily se plaisait habituellement à se rendre chez les commerçants cinq minutes après qu'ils eurent tiré leur rideau, car elle était persuadée que les gens aiment rendre service, il faut leur en donner l'occasion ! Chaque fois qu'il accompagnait Emily, Cigogne souffrait donc de devoir déranger de braves personnes, lui qui hésitait à demander son chemin dans la rue, de peur d'importuner un passant. À chacun ses bizarreries bien ridicules ! Et énervantes avec ça ! Cependant, il était exact que les commerçants avaient en général l'air d'apprécier la conduite d'Emily ; car elle les gratifiait d'un couplet sur leur amabilité, ainsi que sur le plaisir qu'elle prenait à jouir de leur gentillesse, sans qu'elle y mît une once de flagornerie. On pouvait même dire qu'une manière de rencontre s'opérait, pleine de sollicitude réciproque, alors que l'achat aux heures d'ouverture n'eût fait naître qu'une relation froide, commerciale, à peine agrémentée de quelques bavasseries. Si bien que Cigogne devait convenir que les gens aiment rendre service.
Et c'est ce qui arriva une fois de plus ! La couturière - dont le rôle était tenu par son époux pendant le Carnaval - se montra ravie de ressortir ses ciseaux et son aiguille. On caqueta beaucoup, but même du thé à la santé de la vieille Albion et, contre toute attente, on se découvrit une passion commune pour la littérature yougoslave, dont lord Cigogne exposa les vertus requinquantes. Une séduction réciproque s'installa entre les deux couples. La fausse couturière, barbue, était férue de civilisation slovène et des beautés des légendes dalmates.
Tandis que l'on s'écoutait, lord Cigogne s'éprenait à nouveau de sa femme, qu'elle eût cette faculté de susciter des moments inattendus, de relier les êtres. Elle possédait le talent de donner de l'épaisseur à la vie, de la nourrir d'émotions partagées qui, de fil en aiguille, tissaient une manière d'intimité entre les hommes, et les femmes aussi. Cigogne l'aima soudain d'un amour qui l'arrachait à lui-même, le précipitait vers elle, une houle puissante et presque calme, qui n'avait rien à voir avec les palpitations des débuts de leur passion. Emily ne touchait plus seulement son cœur, et son corps, mais son esprit aussi, et peut-être surtout. L'envie de la culbuter lui venait comme en supplément. Du rabiot pour les sens ! La cerise sur le gâteau, en quelque sorte.
Il lui avait fallu se glisser dans la peau de son Emily, user de ses mots et de ses habitudes à elle, pour que son éblouissement fût total et que leur différence cessât tout à fait de l'agacer. Tout ce qui était elle l'émerveillait à présent, allumait en lui un enthousiasme un peu puéril, certes, mais délicieux. Quelle récompense d'être amoureux de sa femme ! Au diable les pisse-vinaigre ! Les croyances vérolées des droitiers ! Le couple n'était pas cet éteignoir de sentiments, cet alambic à venin. Sur l'île des Gauchers, une vieille liaison pouvait distiller de l'amour pur, et des rires aussi ! Avec de l'obstination, fatalement. Et pour un prix assez modique, celui de la rupture avec l'univers des Mal-Aimés.
Cependant, après la noce des Clamens, Cigogne et Emily eurent à nouveau rendez-vous avec leurs anciennes irritations, lors du repas de mariage. Emily se prit au jeu d'accaparer l'attention d'une tablée, en bricolant des souvenirs, afin de les rendre plus attrayants, voire jubilatoires ; ce que faisait souvent lord Cigogne. Prompt à réagir, Jeremy emprunta à Emily sa conduite habituelle. Dans ces circonstances, elle s'évertuait à rétablir l'exactitude des faits, juste au moment où Cigogne espérait de ses péroraisons leur meilleur effet ; et c'est ce qu'il fit, afin qu'elle mordît la poussière dans l'instant même où elle escomptait rafler l'admiration de l'assistance, histoire qu'elle sentît bien la vexation qu'elle lui avait mille fois infligée. L'occasion était trop belle. Aussitôt, Emily lui vola l'un de ses vieux arguments, en prétendant que l'exactitude et la vérité ne pouvaient se décalquer l'une sur l'autre. La peinture d'une scène n'exige-t-elle pas les tricheries d'une mise en perspective, ces retouches qui, seules, restituent la vérité des sensations ? Il rétorqua, à la manière d'Emily, qu'il n'appréciait guère qu'elle divertît la galerie en fignolant des fables qui, pour être tenues pour vraies, supposaient son approbation tacite, sans qu'il eût été consulté au préalable.
- Je passe pour un imbécile ! Tout le monde voit bien que c'est faux, ma chérie ! précisa-t-il, sur un ton qui visait à lui clore le bec.
- Aurais-tu du mal à supporter que je brille en public, mon chéri ? répliqua-t-elle, froide, en souriant.
L'altercation inversée se poursuivit tard dans la nuit, sur l'insistance de Cigogne qui, autrefois, manifestait un urgent besoin de dormir dans ces moments où Emily entendait parler d'eux. Ce fut elle qui, ce soir-là, prétendit subir les assauts du sommeil, et lui qui poussa plus avant la conversation, en lâchant qu'il ne supportait plus ces dîners en ville où toute l'attention se reportait sur elle, où la singularité de sa profession captivait les esprits sans qu'il pût, lui, récolter un peu d'intérêt et de considération.
- Dans cette situation, je me sens nul, poursuivit-il. Oui, nul !
Et il se mit à larmoyer, comme le faisait autrefois Emily, en ajoutant que l'affaire était gravissime. Pour lui. Pour la santé de leur amour. Bien fragile ! Qu'il finirait par lui en vouloir, et à mort !
- Car bien sûr tu n'as rien remarqué pendant le dîner. D'ailleurs tu ne remarques jamais rien ! Toujours dans tes pensées !
- Mais si ! fit-elle en imitant Cigogne. Mais je ne peux pas continuellement m'excuser d'être ce que je suis. De faire ce que je fais !
- Tu aurais pu... m'adresser un regard de connivence, oui, simplement ! Au lieu de m'épingler en public ! Dans ces moments, j'ai l'impression que tu ne me regardes plus comme ton mari. Je ne suis plus rien. Un ennemi ! Mais... ce qui me blesse peut-être le plus, c'est que tu n'essaies même pas de sentir ce que je sens !
- Jeremy, arrête ! Tout va bien, il n'y a pas de guerre, les enfants ne sont pas malades, nous avons à manger. Et toi tu fabriques du drame. Toujours à te tracasser pour des foutaises ! Stop all this, right away ! Please.
Le sourire leur venait aux lèvres, comme une envie de se libérer par la rigolade ; mais ils parvinrent à se contenir. Cigogne relança leur échange, avec cet air de sincérité un peu outré qui parodiait à merveille les anciens désarrois d'Emily :
- Et toi arrête de nier ce que je sens ! Cesse de simplifier les choses. De dire qu'on est heureux pour mieux t'en persuader. Tu te caches mes souffrances pour éviter tes frustrations, oui, celles que tu refuses d'éprouver. l'm fed up que tu sois bloqué ! De ton côté lisse ! Que tu sois incapable de voir la difficulté à vivre des autres. C'est pour ça qu'ils ne se confient pas à toi. Ils ont peur d'être jugés, taxés de complaisance, parfaitement ! Tu te coupes des gens ! Et de moi...
Prenant le vieux texte usé de Jeremy, Emily explosa :
- Eh bien moi j'en ai marre d'être continûment dévalorisée. Je suis une fille bien, figure-toi ! Pas un rhinocéros buté qui ne sent rien. Tu comprends ?
- Oui, maintenant oui ! fit Cigogne avec douceur, soudain.
Et il l'étreignit tendrement, la bascula dans un fou rire partagé. Ces caricatures d'eux-mêmes qu'ils venaient de jouer appartenaient à leur passé droitier, Dieu merci ! Mais ils avaient pris bien du plaisir à représenter pour eux cette scène périmée, comme pour mieux l'exorciser, et mesurer le cheminement effectué, en quelques années seulement. À présent qu'ils étaient différents, plus Gauchers de tempérament, disposés à rire de tout cela ! Les coutumes de l'île du capitaine Renard les avaient tant fait voyager vers l'autre, et au plus près d'eux-mêmes. Ces deux-là étaient désormais mari et femme, des vrais, pas trop maladroits à s'aimer, plus habiles à pratiquer ce verbe compliqué. Jeremy et Emily savaient enfin se reparler d'amour avec des mots requinqués, se ménager des petits moments de repli, bien égoïstes, pour mieux se donner ensuite, au décuple, afin que renaisse entre eux l'envie de faire converser leurs corps.
Lord Cigogne avait presque satisfait son ambition, la plus folle de toutes : devenir un mari ! Pas un amateur ! Pas un économe de son imagination, et de sa peine ! Un qui sait frustrer, juste ce qu'il faut, et combler aussi, sans avarice de cœur. Mais son bonheur gaucher pouvait-il se perpétuer ainsi, à l'écart des turbulences du monde des Mal-Aimés ?