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Le retour à Londres fut glaçant. En sortant de l'avion, lord Cigogne fut saisi par l'immense tristesse qu'exhalait le monde des droitiers, si désespérément terne. Le gris semblait avoir envahi les rues de la capitale qui hivernait sous les fusées allemandes ; elle était répandue partout, cette couleur qui n'en est pas une, dans l'atmosphère charbonneuse, sur les édifices en brique, dans les quartiers tout en façades qui avaient subi les bombardements, sur ces minces feuilles de décors anglais qui s'efforçaient de tenir en équilibre dans le vide. Mais la grisaille était aussi diluée dans les eaux de la Tamise ; on en retrouvait jusque dans les regards furtifs des passants. Cigogne se souvenait bien que l'Angleterre urbaine ne possédait pas ces lumières tonitruantes du Pacifique Sud, cet éclat dans les tonalités qui dissout la morosité et enlumine l'existence ; mais ce qui l'effraya le plus vivement, c'était que le gris se fût immiscé dans les êtres. Les âmes paraissaient aussi polluées que le brouillard gelé qu'on respirait avec difficulté, ce fog infect qui stagnait sur le pavé, également gris. À force d'être quasi monochrome, la ville crasseuse avait fini par éteindre les yeux des populations qui l'habitaient. Et ça, il s'en apercevait à présent, bien nettement.

Londres suintait le chagrin ; pas celui, circonstancié, que causent les atrocités qui vont avec une guerre, non, le grand chagrin d'être anglais, européen, blanc, de cette civilisation de Mal-Aimés, d'appartenir à cette réalité irréelle de manquer à ce point de tendresse, et de douceur aussi. Pas supportable ! On avait bien prévu un métropolitain pour que circule la main-d'œuvre dans les sous-sols, des lignes de téléphone aussi. L'époque croyait en la vitesse ! Mais la modernité s'arrêtait là, à ces urgences qui n'en sont pas, bien ridicules à vrai dire. Au festin du progrès, l'amour n'avait pas sa place. Vous n'y pensez pas ! Churchill avait d'autres batailles à livrer ! D'autres exaltations à titiller, histoire de faire frémir utilement le bon peuple ! Pour le faramineux et très glorieux effort de guerre. Plus tard, on s'aimera ! Toujours plus tard ! Les hommes et les femmes... une affaire privée ! Que les riches s'aiment, discrètement, soit ; qu'ils se vautrent dans les sentiments raffinés qu'autorisent l'opulence et le temps libéré de l'affreuse nécessité, si vous voulez ! Les démunis ? Circulez ! L'amour, c'est une chose privée, qu'on vous dit ! Pour après les fatigues des journées salariées, les soins aux chiards et tout le tintouin domestique. Le bonheur ? Vous rigolez, my dear ? Toutes les universités, Cambridge et les autres, étaient là pour s'en gausser, avec des thèses formidablement tournées à l'appui, sur l'absolue nécessité du malheur qui accable le Blanc. Pourquoi ? Parce qu'il croyait, le Blanc droitier, qu'il lui fallait trimer pour exister, qu'il n'avait rien à gagner à perdre son temps.

Cigogne demeurait nauséeux ; il avait un peu oublié ce qu'était une société tout entière construite autour du dieu Travail. Sur l'île d'Hélène, on travaillotait bien un peu, histoire d'assurer sa pitance, mais juste le nécessaire ; pas trop, car la nature n'était pas chiche, comme en Europe, et l'essentiel des appétits des Gauchers ne se satisfaisait pas avec des billets de banque. Personne là-bas n'avait besoin d'un métier pour que son existence ressemblât à quelque chose, pour en retirer une manière de statut, ou de la considération. Ce n'était pas en trimardant que l'on allait à la rencontre de la vie, et des autres ! Bien au contraire ! Alors qu'à Londres, c'était cette folie-là qui pressait les passants, les rendait presque tous indisponibles à la beauté des femmes. Sur les bancs publics, il n'y avait pas de grappes d'amoureux, quelques-uns seulement qui avaient l'air de s'aimer en douce, à l'écart de l'English way of life. Rien à voir avec l'avenue Musset de Port-Espérance, sur le coup de cinq heures du soir ! Au lieu de se bécoter, la plupart des droitiers londoniens allaient devant eux, poussaient leur vie remplie de vide, en somnambules. À force, beaucoup finissaient par ne plus avoir l'air d'être eux, comme s'ils fussent devenus étrangers à eux-mêmes, dans des corps ne leur appartenant pas vraiment, menant une existence qui aurait pu être celle d'un autre. Ils avançaient, ceux-là, avec presque pas de désirs au ventre, seulement beaucoup de hâte, et une tristesse sourde au cœur. Oh, sans cause précise ! La tristesse diffuse d'aimer peu et mal, et de se sentir prisonnier de cet univers-là, si dur aux hommes et aux femmes. C'était l'amour qui souffrait en eux, à leur insu. En traversant Hyde Park, Jeremy eut le sentiment de se voir dans ces droitiers, tel qu'il avait été neuf ans auparavant. Loin de les juger, ou de se regarder comme différent, il se sentait pour eux une fraternelle compassion. Il eût voulu leur crier que leur espérance, pas encore morte, en un monde moins blessant n'était pas vaine. Par-delà les mers se trouvait une île heureuse, un territoire où le bonheur d'aimer occupait les journées, où les couples VIVAIENT au lieu de mitonner leurs soucis, en s'enlisant dans des logiques de survie. Mais l'auraient-ils cru ? Comment eussent-ils pu se défaire des croyances droitières qui, sans cesse, les éloignaient de l'idée d'une félicité possible et durable ? On le leur avait tellement répété ! Pas d'autre solution pour exister sur cette terre ! Relisez les bons auteurs ! Nous sommes faits pour en baver, et expier notre péché originel, qu'on leur avait seriné, étudiés tout exprès par le Créateur ! L'Eglise anglicane le certifiait ! Les béatitudes, sous d'autres cieux ! Pour après l'agonie, celle de la vie laborieuse des droitiers et l'autre, définitive ! Et au cas où ils n'eussent pas bien saisi le message, tout un bonheur factice  - à vous dégoûter de l'idée ! je le répète  - était disponible en boutiques, sur Oxford Street, partout, en romans-feuilletons, en presse du cœur, en mièvreries filmées affichées sur les devantures des cinémas. Et la grande espérance rouge ? L'amour du prochain, il en était bien question, entre les lignes de ses philosophes. Mais des sagouins l'avaient déjà frelatée, transmuée en une escroquerie sanglante, du côté de Moscou et ailleurs.

Dans les pays droitiers, le travail était tout et l'amour comptait pour du pipi de chat, constata avec effroi Jeremy. Cependant les autres passions, elles, paraissaient profiter d'une belle inflation : l'accaparement, la fringale de domination et ses dérivés. La seule un peu jolie qui fût alors en vogue à Londres était ce bel élan contre le nazisme ; mais celle de se donner tout entier à une femme ou à un homme, non, on s'en fichait pas mal, à voir les manchettes des journaux. Quand la presse causait de l'amour, par inadvertance, c'était pour examiner l'art de se faire aimer, et non celui celui d'aimer. Triste inversion...

Cigogne avait oublié à quel point les visages des droitiers étaient touchants. Malgré la pénurie de tendresse, les aigreurs accumulées, les piétons gris de Trafalgar Square conservaient dans le regard quelque chose d'insoumis ; ils paraissaient n'avoir pas abdiqué leur envie d'exister moins mal, un jour, d'être mieux aimés et de s'abandonner en retour à être un peu généreux d'eux-mêmes. Une grande faim d'amour se lisait sur leur physionomie, sous des dehors méfiants, forcément. Chacun avait déjà reçu son lot de meurtrissures, au boulot, en famille ou ailleurs. Une chose frappa Cigogne, le nombre de gens qui portaient des lunettes dans les rues ; à Londres, les yeux semblaient ne plus vouloir regarder nettement cette réalité-là. Sur l'île d'Hélène, rares étaient ceux qui se protégeaient de la vie derrière des carreaux. Il faut dire aussi que la lumière de là-bas rendait les yeux plus clairs, et gourmands de l'univers alléchant qui s'offrait à eux.

Tout ce petit peuple de droitiers qui se pressait dans les brumes hivernales eût sans doute accepté de passer à travers un miroir, histoire de remettre l'existence à l'endroit, dans un sens plus agréable ; mais le monde allait, inexorable, dans sa course irraisonnée. Accoudé au comptoir d'un pub, Cigogne entendit que l'on discutaillait d'une nouveauté américaine, un progrès à coup sûr : la télévision ! Cela rendrait-il les femmes mieux aimées, l'exercice de la vie moins absurde ? Là n'était pas la question, for Heaven's sake ! Puisqu'il s'agissait d'une nouveauté ! Un divertissement de plus ! Et puis c'était comme ça ; il paraissait qu'il n'y eût rien à faire pour apprivoiser ce foutu progrès. Qu'à se coucher ! Et se laisser écraser par lui, sans se rebiffer... Choisir son existence ? Vous divaguez, young man ! La dialectique bistrotière se poursuivit, emportée par une rivière de bière rousse. Pourquoi résistait-on aux barbares de Berlin, et fièrement ? Afin que les plaines d'Europe ne fussent plus des abattoirs, certes. Mais pour le reste, on n'en était pas très sûr ! La démocratie, of course ! Le grand mot-paravent, bouche-trou, si commode pour obstruer les vrais débats ! Vote et tais-toi ! Le sens des décisions à prendre, pour après la victoire ? Ben... à vrai dire, personne au Parliament ne savait au juste. Parer à la nécessité, ça suffisait, non ? En enveloppant le tout dans un peu de rhétorique travailliste, ou conservatrice, selon l'humeur. Churchill était plus lyrique, très fort pour les larmes, le grand raffut patriotique, mais pour ce qui était des suites à donner au conflit... on sentait comme une hésitation dans sa voix. Lui-même paraissait avoir bien du mal à y voir clair dans sa vie intime, plutôt embuée, pas trop reluisante. Alors donner un sens à la vie d'une nation ! Le casse-tête !

Affligé, Lord Cigogne résolut d'accomplir sa mission au plus vite et de se replier sur son île australe dès qu'il le pourrait. Il établit ses quartiers dans un bed and breakfast de Chelsea, tenu avec soin par un couple ranci qui lui donna des haut-le-cœur, bien que la déconfiture de ce ménage n'eût rien de bien exceptionnel. Mr et Mrs Fox se supportaient encore, après un quart de siècle d'ennui en commun, et se surveillaient avec des manies de geôlier. Fallait pas que l'autre connût de son côté une bribe de plaisir qui échappât au contrôle du conjoint ! Le mari avait-il un quart d'heure de retard, le soir, au sortir de son gagne-pain ? Aussitôt, il sentait la nécessité de se justifier auprès de la sournoise Mrs Fox, d'aller au rapport, afin de devancer la question insidieuse qu'elle ne manquerait pas d'ajuster, en lui servant son thé. Bien dressé, l'époux ! Osait-il choisir lui-même ses vêtements ? Non, bien sûr... Son épouse, un modèle du genre, régnait sur son stock de liquettes, et sur toute sa garde-robe à vrai dire. Seul le cirage de ses souliers revenait à Mr Fox. Voulait-il reprendre une part de cake aux raisins, un soir où il se sentait en humeur de gourmandise ? Sa femme le tançait aussitôt, lui rappelait ses aigreurs d'estomac ; il retirait sa main pécheresse sans moufeter, la nuque inclinée. Mrs Fox ne ratait pas un de ses écarts, toujours à guetter la faute ! En retour, cette dernière n'avait pas l'autorisation de sortir seule le soir, sauf chez Mrs Simpson, sa vieille mère. Et elle devait à sa moitié des explications détaillées sur ses menues dépenses, factures à l'appui. L'important n'était pas d'éviter qu'elle flambât l'argent du jour en babioles, mais que son époux l'eût bien à l'œil. L'amour fliqué ! Qu'ils se fussent aimés, vingt-cinq ans auparavant, légitimait à leurs yeux tous ces contrôles sur le quotidien qu'ils s'infligeaient. Un Gaucher y eût vu une pénitence. Mr et Mrs Fox se regardaient comme un couple britannique accompli, évoluant dans le seul univers qui leur parût concevable. Le mariage anglican n'était-il pas une suite de devoirs ? Le reste était bon pour la littérature... Il ne restait à peu près rien de l'amoureux de jadis en Mr Fox. Avait-il seulement idée des attentes informulées de Mrs Fox ? Non, bien sûr ! À quoi cela eût-il servi, good Lord ! II lui suffisait d'affecter d'ignorer sa petite femme, pour mieux huiler leur commerce routinier. Pas d'éclats ! Depuis qu'ils ne se causaient plus le soir, ils s'en portaient d'ailleurs beaucoup mieux. À table, on n'entendait plus que les bruits de fourchettes et de déglutition. Un soupir, parfois. Home, sweet home !

En quelques jours, lord Cigogne parvint à obtenir une audience avec le général de Gaulle. L'entrevue eut lieu dans un bureau improvisé, au petit matin. Ce droitier tout en raideur avait bien l'étoffe d'un grand animateur de radio, songea Cigogne en l'apercevant ; puis, au fil de leur dialogue, le militaire se révéla un peu plus que cela, d'une carrure propre à se muer un jour en un personnage de songes, comme s'il se fût imaginé lui-même avant de projeter son image sur l'univers. Avec cette distance qui lui était naturelle, Charles de Gaulle écouta lord Cigogne, derrière la fumée de sa cigarette, prit bonne note de l'existence d'une colonie gauchère qui se ralliait à sa cause  - qui était celle de la France, précisa-t-il avec simplicité, comme il eût parlé de sa cousine - ; il releva également que cette terre d'utopie possédait de précieuses ressources en nickel, et jura qu'à son retour aux affaires, à Paris, il veillerait à ce que l'île d'Hélène fût à nouveau effacée des cartes officielles. Le dessein du capitaine Renard le surprit d'abord, puis sembla le toucher. Dans un instant d'abandon, le grand droitier sortit de la retenue de son rôle et confia à Cigogne qu'il connaissait assez mal sa propre femme ; il ajouta même en concevoir quelque honte, sans s'attarder sur cet aveu qui eut l'air de l'étonner lui-même. L'ambition des Héléniens avait ce quelque chose de volontaire qui plaisait à sa nature rebelle à la fatalité, insoumise aux inflexions du destin. La protection qu'il pouvait apporter à ces Français libres du Pacifique se bornait à plaider leur cause auprès du Haut Commandement américain qui massait des troupes dans la région ; il promit de s'y employer avec chaleur et diligence, puis il écrasa sa cigarette et s'en alla retrouver l'Histoire, au bout du couloir.

Lord Cigogne avait accompli son devoir de Gaucher ; il pouvait désormais regagner Port-Espérance, loin de tous les Fox, de cette guerre supplémentaire de droitiers, de cette couleur grise qui gâtait tout. Ah, retrouver cette réalité lumineuse et à l'endroit, où l'attendait son Emily ! À présent il savait que le retour en Europe leur était impossible. Jamais ils n'eussent pu se réacclimater aux absurdités de la vie londonienne, à ces populations perverties par les désirs artificiels que la culture droitière leur versait dans l'esprit. Jeremy était bel et bien un Gaucher, respirant comme de l'autre côté d'un miroir invisible ; il en perdait même son habileté de la main droite.

Cigogne quitta donc l'Angleterre d'un cœur léger, sans pressentir le coup du sort qui l'attendait, à l'autre bout du globe.