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Aimer avait toujours été la grande affaire de la vie de lord Jeremy Cigogne ; mais à trente-huit ans, cet aristocrate anglais enrageait de n'avoir jamais su convertir sa passion pour sa femme en un amour véritable. Certes, il n'était pas de ces époux négligents qui laissent leur couple dans la quiétude. Tout au long de leurs sept années de mariage, Cigogne avait remué le cœur d'Emily avec la même furie d'esprit dont il faisait tout. Il avait même suscité quelques embarquements échevelés, avec l'espoir de donner à leur histoire une tournure de liaison très française. Mais Jeremy sentait à présent combien il s'était trompé en cherchant à perpétuer l'élan de leur ancienne passion, tout l'artificiel que comportait sa lutte contre l'usure. À trop vouloir demeurer l'amant de sa femme, il n'avait pas su devenir son époux.

Les années n'avaient pas fatigué les sentiments qu'Emily lui portait ; cependant  - et cela faisait désormais toute l'inquiétude de Cigogne  - un sentiment d'incomplétude ne cessait d'augmenter en elle. Jeremy l'aimait avec feu sans la voir. Ils étaient passés par toutes sortes d'ivresses ; mais le profit des passions n'est que dans l'enivrement qu'elles procurent. Le cœur ne peut se nourrir uniquement de ces griseries, et celui d'Emily s'épuisait dans ces vaines mises en scène, ce bric-à-brac de stratagèmes calamiteux qui finissaient par la navrer. Malgré sa bonne volonté, très sincère, Jeremy avait toujours eu pour sa femme ce goût aveugle et finalement égoïste qui ne cherche pas à pénétrer ce qu'est l'autre, cette sorte d'emportement délicieux qui fait aimer les jeux de l'amour plus que son objet.

Par hasard, Cigogne avait eu récemment sous les yeux une lettre d'Emily adressée à une amie, lady Wenthworth ; elle lui confiait sa tristesse d'être adorée si maladroitement par un homme qu'elle eût voulu mieux aimer. Quel gâchis ! Phénoménal ! Jeremy connaissait mal son Emily, ses aspirations obscures, ses ressentiments inavouables, toutes ces palpitations intimes qui forment la vérité d'un être. Jamais il n'avait eu la disponibilité ni le cœur de partir vraiment à sa découverte, en y mettant ne fût-ce qu'un peu de l'ardeur qu'il dépensait dans son métier.

Lord Cigogne ignorait presque tout de l'art compliqué de synchroniser deux âmes. Les jours qu'il coulait aux côtés d'Emily dans leur château du Gloucestershire ne ressemblaient guère à une vie réellement commune. Il ne savait pas être à elle, et se sentait inapte à se livrer totalement. Toujours il avait fui une intimité prolongée, un abandon véritable, comme si... mais de quoi avait-il donc peur ? Jeremy n'avait pas l'instinct de la vie en couple ; et cela le désolait soudain. N'était-il pas au-dessous de ses sentiments ? Shelty Manor, leur extravagante demeure coloniale, abritait un bel amour qui se débinait, sans bruit, faute de savoir partager ces petites choses quotidiennes par lesquelles la vie se tisse et trouve sa beauté, parfois. En cet hiver de 1932, Cigogne souhaitait donc passer enfin de la passion à l'amour le plus vrai ; mais il s'usait le moral en ressassant l'éternelle interrogation de son existence : comment fait-on pour aimer ?

Les manières de réponses que la plupart de ses contemporains apportaient à cette question le consternaient, voire le scandalisaient. Ses patients, qu'il traitait à sa façon dans son étrange clinique de Kensington, ne consentaient à se pencher sur les énigmes du cœur qu'après avoir épuisé les charmes de leurs hobbies, les jours où ils se dispensaient de fréquenter leur club. Le piment d'une aventure sentimentale paraissait aiguiser davantage leurs appétits, mais aimer, vraiment aimer, faire de sa vie l'aventure d'aimer une femme, qui donc y songeait dans son petit monde ?

Lord Cigogne voulait apprendre à regarder Emily, à la combler, sans artifices. Il se sentait prêt à répondre à toutes, oui, toutes ses demandes, même les plus muettes, et les plus faramineuses. Les belles et les dégoûtantes, s'il y en avait. Toutes ! Ah, cesser de la frustrer ! Ce nouveau rêve le jetait dans une exaltation qu'eût réprouvée feu son père, toujours enclin à cultiver cette distance, ce détachement sans lequel un gentleman anglais se confond avec le reste de l'humanité. Si Jeremy parvenait à se corriger de son inaptitude à vivre sa tendresse, son extravagante destinée prendrait alors un sens, se disait-il soudain ; et peut-être réussirait-il à conserver cette femme bouleversante qu'il était parvenu à mettre à son nom sept ans auparavant.

Jeremy était prêt à se délivrer de ses habitudes, à désorbiter sa destinée pour faire de lui un mari digne des promesses que contient ce mot. Mais il se sentait démuni, gauche ; et ce constat lui mettait de la tristesse dans le regard, gâtait son existence. Comment accommoder un quotidien dans lequel son amour pour Emily aurait la première place ? La société anglaise de cette époque proposait d'autres buts à la vie ; l'amour y occupait un strapontin. Tout s'y opposait. Fallait-il divorcer d'avec le monde ?

Ces interrogations s'entrechoquaient dans son esprit avec violence depuis la mort d'Harold, son chimpanzé et ami de toujours, presque un frère. Quel coup de clairon dans son existence ! Cigogne veillait depuis deux jours son grand corps velu dans la chapelle élisabéthaine de Shelty Manor  - là où étaient enterrées les branches récentes de son arbre généalogique  - quand, saturé de chagrin, il s'avisa qu'il fallait agir au plus vite, avant qu'il ne meure lui aussi sans avoir pris le temps d'aimer sa femme. Il était né pour satisfaire Emily, et non pour faire le zèbre en s'évertuant à jouer l'amant éternel.

Harold s'était donné la mort sur leur terrain de croquet, juste sous les fenêtres du château, en introduisant le canon d'un revolver entre ses dents. Le grand singe avait poussé un long cri désespéré avant d'appuyer sur la détente. Ce geste avait épouvanté Jeremy, Emily et leurs trois enfants. Le cri d'Harold retentirait longtemps dans leur mémoire. Les chimpanzés ne se suicident jamais ; mais Harold avait un curieux passé. Plus il avait singé la condition humaine, plus il avait souffert de désenchantement. Harold était le dernier témoin de l'enfance étonnante de Jeremy.

Le grand-père de Cigogne portait le titre de lord Philby et répondait au joli prénom de Waldo. La vie extraordinaire de ce Waldo inspira l'auteur qui créa au début de ce siècle le personnage de Tarzan ; mais, contrairement à ce qu'écrivit E. R. Burroughs, l'homme-singe s'acclimata fort bien sous nos latitudes, se glissa sans manières dans un rôle de mondain plein d'esprit, eut un appartement à Mayfair et devint même la fable du Tout-Londres lorsqu'il s'avisa, en 1898, de racheter l'Impérial Zoo de la capitale. Lord Philby fit placer les animaux en liberté dans le parc de son château de famille du Gloucestershire, et il eut assez de malice pour les remplacer par des hommes qui vinrent peupler les cages de son zoo. Issu de la jungle, Waldo avait la démangeaison de railler les mœurs anglaises. La cage qui connut le succès le plus vif fut celle dans laquelle un homme et une femme étaient condamnés à vivre ensemble. La foule de l'Impérial Zoo ne se lassait pas de rire du tragique de cette situation ; les enfants accompagnés de leur nurse leur lançaient des cacahuètes, des encouragements parfois.

Les parents de Cigogne moururent très jeunes, au Pendjab, dans un accident de montgolfière, laissant à lord Philby la charge de l'éducation de Jeremy qui n'avait que trois ans. L'orphelin se consola parmi les fauves et les girafes jusqu'à l'âge de huit ans. Waldo décéda alors de détériorations diverses dues à la vieillesse et, à la surprise générale, tous les animaux se laissèrent dépérir. Leur attente de la mort dura de longues semaines, au cours de l'été 1902. Le parc était jonché de cadavres d'autruches faméliques, d'éléphanteaux décharnés, de gazelles efflanquées. L'Angleterre en guerre au Transvaal contre les Boers se désintéressa de ce drame animalier ; de là vient sans doute le peu de célébrité de la fin du véritable Tarzan, qui fut toutefois relatée par le Times du 2 juillet 1902.

Le jeune Jeremy vécut cette agonie collective avec effroi. Le parc et le château empestaient la charogne en décomposition. Dans un suicide majestueux et cauchemardesque, sa famille animale suivait au tombeau son légendaire grand-père. Seul, Jeremy ne trouva d'affection qu'auprès d'un petit singe qu'il baptisa Harold. De la faune originaire de l'Impérial Zoo, Harold fut le seul survivant.

Choqué par ce spectacle funèbre, Jeremy se réfugia alors dans un silence complet pendant six mois. La grève des mots ! Insuffisants pour dépeindre sa souffrance, atroce. Il ne communiquait qu'avec Harold, par gestes et mimiques ; et lorsqu'il rouvrit la bouche, ce fut pour dire qu'il n'était pas le nouveau lord Philby. Il pria sir Callaghan, son tuteur, de l'appeler désormais lord Stork ; lord Cigogne en français. Jeremy prétendit avec une belle assurance que des cigognes égarées l'avaient déposé un jour dans le parc et que ses soi-disant parents ne l'avaient pas conçu. Son entourage essaya de tempérer ses assertions, qui froissaient l'Angleterre de ce temps-là, si éprise de catégories héréditaires ; il ne plia pas et imposa ses vues sur ses origines : Jeremy devint peu à peu lord Cigogne aux yeux de tous. À l'époque, il ne se reconnaissait pas d'autre, famille que Harold, qu'il regardait comme son frère.

Sensiblement affecté par cet épisode digne d'une fiction, Jeremy se mua très vite en un autre. De gai et turbulent, il devint un petit Anglais sans désirs et nonchalant, fâché avec la vie. Son caractère puissant fut rompu par la douleur, perverti et amolli. Ses facultés qui promettaient beaucoup s'érodèrent. Sa physionomie même fut altérée ; toute grâce le quitta bientôt. En quelques mois, un garçonnet terne s'installa dans ce corps où un enfant solaire avait vécu. Un seul trait subsista en lui, fort peu britannique, le plus irréductible : sa prodigieuse capacité d'aimer. Sous son visage ordinaire, on ne pouvait soupçonner que vibrait un cœur d'exception, capable des plus grands dérèglements par amour, des plus extraordinaires embrasements. Pour le reste, à neuf ans comme à dix-sept, sa conversation était insipide, ses raisonnements courts, son intelligence médiocre.

À dix-sept ans, justement, il fit la connaissance d'Emily Pendleton lors d'une garden-party donnée par lord Callaghan au profit de l'Eglise anglicane, dans les jardins de l'archevêché de Cantorbéry. Une nuée de clergymen était venue de tout le Kent, avec leur épouse et leur progéniture abondante qui se mêlait aux élèves du King's College, adossé à la cathédrale. Ces derniers se distinguaient par leur habit noir à queue-de-pie et leur col cassé blanc, ainsi que par une raideur physique bien ridicule qui leur était propre. Ce jour-là, l'un d'entre eux faisait saillir sa pomme d'Adam, pérorait en latin avec l'espoir d'éblouir la jeune Emily qui restait impassible, pas follement présente. Assister à cette corvée anglicane l'affligeait, mais elle était fille de pasteur et n'aurait pu s'y dérober sans chagriner son père, qu'elle aimait.

À dix-huit ans, Emily avait des agréments de nature à toucher les sens d'un homme ; mais ceux de son caractère étaient plus frappants encore. Elle était d'une indépendance frondeuse, indocile et traversée par les sensations les plus vives. Tout fermentait en elle. Si pressée de vivre ! Et de faire l'amour, aussi ! Mais ça, elle ne le savait pas encore. Son honnêteté extrême la faisait déjà rechercher par ceux qui goûtaient les rapports authentiques, passionnés. On ne lui avait jamais vu l'esprit d'intrigue, de nuisance, ni la capacité de mentir ou d'envisager un compromis. Jamais ! Tricher face à Emily était quasi impossible. Nul préjugé, aucune étroitesse de nature ne contraignait son goût, et sa hardiesse de jugement fascinait. Elle débusquait avec gaieté l'idée reçue, raillait les conformismes en affûtant des couplets d'une drôlerie qui évitait toujours les facilités de la méchanceté.

Mais ce qui touchait le plus chez elle  - et qui intrigua Cigogne  -, c'était ce quelque chose de brusque, de heurté, qui disait son refus d'une féminité évidente, sa difficulté à accepter la beauté de ses jambes, de ses traits particuliers. Emily ne savait pas qu'elle était jolie, que sa chevelure abondante captait les regards. Elle était de ces femmes qui ignorent qu'elles pourraient décider d'être belles, sans modération. De cette beauté à la fois chienne et angélique qui désespère les hommes. Sous des dehors un peu rudes, Emily Pendleton dégageait donc une féminité bien à elle, tout en refusant les accessoires dits féminins, et se présentait dans des vêtements simples qui lui donnaient une allure de pionnière anglaise, telles qu'on les trouvait en Afrique de l'Est ou en Australie dans les années 1880.

La mère d'Emily, elle, n'était que froufrous, flagorneries et jeu social. Elle n'aimait qu'autant qu'on la flattait, était engoncée dans mille préjugés et d'une souplesse insinuante utile pour se pousser dans le petit monde de Kensington. Hypocrite et naturel étaient pour elle deux synonymes. Elle ne tolérait pas que sa fille se laissât aller à montrer ses sentiments, sauf ceux qui pouvaient servir à mener à bien tel ou tel dessein mondain. Il n'y avait aucune convenance entre ces deux femmes-là, une impossibilité complète d'ajuster leurs caractères. Emily fut toujours haïe par sa mère qui ne se lassait pas de briser ses élans, de ricaner méchamment de sa sincérité qu'elle qualifiait de puérile.

C'est donc cet oiseau blessé d'une infinie noblesse, et d'une anormale authenticité, que le jeune lord Cigogne aperçut au cours de la garden-party de lord Callaghan. Leurs yeux se rencontrèrent par hasard ; les siens la fixèrent illico. Emily ne le vit pas ; elle regarda comme au travers de lui. Jeremy paraissait trop gris pour être remarqué, sa figure trop plate. Un néant mal fagoté ! Miss Pendleton ne pouvait deviner quel instinct formidable était enterré sous ce visage ordinaire. Cigogne ressentit alors un étrange élan vers elle et puis, soudain, une compassion totale pour cette fille aux allures d'incomprise ; et cet appel terrible, incontournable, lui fit presque perdre l'équilibre. Jeremy l'aima instantanément, à proportion de sa qualité qu'il pressentit aussitôt. Tout dans sa beauté particulière lui disait qu'elle avait une âme selon son cœur, inflexible, intense, insoumise. Ce sentiment subit ne devait sa naissance ni à une connaissance réelle d'Emily ni au désœuvrement amoureux dans lequel il était ; c'était la quasi-certitude, tragique, trouble et nette à la fois, d'avoir trouvé sa femme. Hélas, Cigogne se connaissait bien peu de moyens de plaire. Dans la chaleur de cette immense émotion, il n'eut alors plus qu'une obsession : comment gagner la tendresse de cette fille de pasteur ?

Ne voyant pas quel procédé pouvait le rendre désirable, et encore sous le coup de son émoi, il jugea plus frappant d'ouvrir son cœur avec simplicité :

- Miss Pendleton, postillonna le jeune homme disgracieux, je vous aime avec furie.

- Pardon ? fit-elle en quittant ses rêveries.

- Je suis prêt à vous aimer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Voulez-vous m'épouser ?

Etonnée, Emily regarda derrière elle ; il n'y avait personne.

- C'est à moi que vous parlez ? demanda-t-elle, sur ce ton gentillet que l'on adopte parfois pour causer à un enfant.

La physionomie ingrate de Cigogne se figea dans une expression de douleur qui ôta le peu de charme qui subsistait sur sa triste figure. Sa peau épaisse luisait d'une transpiration aigre et il resta ainsi, la bouche béante, quelques longues secondes, blessé de n'avoir pas été pris pour un galant sérieux. Un filet de bave reliait inopportunément ses deux lèvres molles. Ses gros yeux exorbités ne cillaient plus.

Embarrassée de se trouver devant cet iguane immobile, Emily lui sourit et s'éclipsa ; puis elle quitta prestement cette société qui n'intéressait ni son cœur ni sa curiosité, inconsciente du drame cruel qui venait de se jouer sous ses jolis yeux.

Huit jours plus tard, Cigogne eut une idée folle, romanesque, pour tenter de réparer l'effet désastreux de sa conduite ; une semaine après car sa pensée était lente. Miss Pendleton s'était transportée en Autriche ; elle séjournait à Salzbourg, en vacances chez des cousins fortunés. L'intention de Jeremy, qu'il mit à exécution sans délai, était de rejoindre Emily à bicyclette plutôt que d'emprunter le chemin de fer, de façon que son acte montrât quelle sorte d'amoureux il était. Seule la démesure d'un geste, se disait-il, pouvait toucher celle qu'il appelait déjà mon Emily.

Porté par la vigueur de ses sentiments tout frais, il parcourut à vélo les mille trois cent soixante-huit kilomètres qui séparent Londres de Salzbourg en treize jours et dix-sept heures. Lors du franchissement des Alpes françaises, il eut la sensation que son héroïsme était enfin à la mesure de sa passion. Plus il pédalait, plus il était convaincu qu'Emily serait remuée par son effort, qu'elle l'étreindrait avec effusion dès son arrivée. Qui donc était capable d'un tel périple pour gagner ses lèvres ?

À l'arrivée, lord Cigogne avait un air déglingué de fatigue qui n'arrangeait guère sa physionomie ordinaire. Lorsqu'il sonna chez les cousins d'Emily, à la porte de l'une de ces demeures de Salzbourg interdites aux pauvres, un valet de chambre ouvrit et vit un loqueteux mal rasé qu'il voulut éconduire. Jeremy avait pourtant enfilé ses vêtements les moins défraîchis, des gants beurre frais, et noué une cravate du meilleur goût ; mais son costume de ville avait mal supporté la promenade sur le porte-bagages. Après avoir plaidé son cas auprès de la domesticité, on le laissa approcher de miss Pendleton qui se tint à distance, tant il puait la crasse macérée, un remugle ignoble. Les cousins locaux lui firent sentir qu'ils n'étaient pas du même creuset, avec une condescendance catholique, charitable et polie qui acheva de le crucifier.

Touchée par le fol amour de cet adolescent repoussant, Emily s'efforça de ménager le cœur de Cigogne ; mais sa prévenance maternelle et ses façons affectueuses lui étaient intolérables. Pas un instant elle ne manifesta cette sorte d'éblouissement qu'il avait espéré. Rien dans ses regards, dans ses gestes, ne sentait le plus léger trouble. Penaud, l'amoureux ridicule s'en retourna vers Londres le soir même ; sa tristesse lui pesait dans tout le corps, jusque dans le bout des pieds qu'il avait du mal à appuyer sur les pédales. Le malheureux n'avait suivi que la vivacité d'une imagination pas encore réglée par l'expérience. Bille en tête, il s'était fracassé !

Le retour à bicyclette lui sembla long, très long. Désargenté, Jeremy n'avait plus de quoi acheter un billet de chemin de fer. Mais dans sa déveine, tenaillé par le désespoir, il forma sur son vélo l'un des plus beaux desseins qu'un homme eût jamais conçus pour les yeux d'une femme. Il résolut de mettre son caractère faiblard et son intelligence médiocre au niveau de sa passion. Phénoménale ambition ! Qui le gonfla aussitôt d'espérance, et d'énergie ! Lord Cigogne se jura de ne reparaître devant Emily qu'après s'être totalement remanié, après avoir rompu son tempérament pour mieux le redessiner, par amour pour elle.

Et c'est ce qu'il fit, pendant quatorze ans.

Cette constance dans la passion étonnera mais, je le répète, cet homme n'était singulier que par la force inouïe de ses sentiments. Pendant quatorze ans, il retrancha de sa nature les régions marécageuses de son esprit, régla son caractère avec énergie, le forma, aiguisa son jugement, exerça ses facultés, resserra ses petits défauts méprisables et cultiva ceux qui portaient des germes de grandeur. Cigogne ne se retoucha pas légèrement ; il se remodela avec furie, se rectifia en profondeur et, enfin, parvint à retrouver en lui la trace de l'être solaire qu'il avait été avant la mort de son grand-père, lord Philby.

Les sept premières années de son exil s'écoulèrent en Nouvelle-Guinée, au milieu d'une tribu primitive qui ignore ce que le mot amour signifie. Les Poloks de Nouvelle-Guinée orientale étaient en effet les seuls êtres humains  - avec les Iks peut-être, d'Afrique de l'Est  - qui cherchaient opiniâtrement à dépasser les bêtes en cruauté. Le virus de la grippe les a effacés du monde contemporain ; mais, à l'époque, ces hommes inquiétants hantaient encore les forêts de la Papouasie. Réfléchir était à leurs yeux un crime ; aimer était également illicite. Toute occupation autre qu'une activité bestiale se trouvait, chez eux, sévèrement réprimée. Les bébés étaient élevés au sein par des guenons apprivoisées, et contraints dès deux ans et demi à subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Les Poloks tiraient une étrange fierté d'avoir fait de l'homme un authentique péril pour l'homme. Il n'était pas rare de voir une mère affamée faire un festin du corps de l'un de ses enfants. Les gamins savaient qu'ils n'étaient qu'un garde-manger vivant pour leurs parents anthropophages. Sadiques, ils ne se divertissaient que de la souffrance d'autrui.

Ignorant tout de l'orage d'acier qui s'abattit sur les plaines de Champagne pendant quatre ans, en totale rupture avec la civilisation, lord Cigogne s'oublia au sein de cette société féroce, dans ce monde qui se méfiait de la pensée ; il quitta ses réflexes acquis, se lava de son éducation britannique, renoua avec ses gestes d'enfant élevé au milieu des animaux de l'Impérial Zoo. Jamais peut-être il ne fut plus heureux et plus vrai que nu dans cette jungle hostile, au plus près de ses instincts.

Puis Jeremy fut sept années à lire. Il se fit séquestrer dès 1918 dans l'une des plus grandes bibliothèques privées d'Europe, assez méconnue, près de Zurich. Cigogne s'y était fait enfermer par le vieux propriétaire, le célèbre botaniste Otto von Blick, un ami de son grand-père. Le vieil Helvète alémanique avait accepté de se prêter à l'expérience du petit-fils de Philby. La famille von Blick accumulait depuis le XVIIIe siècle dans son extravagant château tous les bons ouvrages parus dans les principales langues européennes, en version originale bien entendu. Le château des Blick s'élevait au milieu des alpages, dans le canton de Zurich, isolé du siècle. Son architecture rococo lui donnait un air de cathédrale baroque plantée par un illuminé en pleine montagne. La bibliothèque géante et mystérieuse s'étendait à perte de vue sur des hectares de rayonnages.

C'est là que lord Cigogne s'était enseveli dans la littérature européenne pendant sept ans, après s'être purgé en Nouvelle-Guinée. Sédentaire, il fit là-bas tous les voyages. Solitaire, il y connut toutes les passions qui agitent le cœur des hommes, éprouva tous les chagrins qui les détériorent, sonda les marécages de leurs mondes intérieurs. Il apprit cinq langues, aima des dizaines d'auteurs, s'éprit de personnages de roman, se brouilla avec eux, se réconcilia, dîna souvent avec Don Juan, noua des liens étroits avec Dostoïevski, trompa Emily Pendle-ton avec les héroïnes de Stendhal. Irrité par les habiletés de Pirandello, il évita pendant de longs mois les salles où le maître italien régnait. Jamais à Londres il n'avait frayé avec des gens aussi vivants ni, surtout, existé avec une telle intensité. Chaque matin, Cigogne se levait dans une émotion nouvelle. Avait-il rendez-vous avec le jeune Stefan Zweig ou Henry James ? Avec quelle femme de lettres s'était-il couché la veille ? Toutes ces grandes ombres qui peuplaient le château conversaient dans son cerveau. En lui se rencontraient les héros de Balzac et ceux de l'Espagnol Clarín.

Sept ans de lecture l'initièrent aux secrets de son propre cœur, déposèrent en lui tous les ferments qui font les grands caractères. Au terme de son long voyage immobile, il y avait du Shakespeare dans ses emportements, du Goldoni dans sa gaieté, du Musset dans ses élans qui le portaient toujours vers Emily. Sa volonté prodigieuse était celle d'un Choderlos de Laclos. Sa science de la vie devait beaucoup à Colette. Le petit peuple des écrivains avait versé dans son esprit ce supplément d'âme qui, jadis, lui faisait tant défaut. Mais jamais un être contrefait ne le fut avec plus de naturel.

L'homme qui rentra à Londres en 1925 était irrésistible. À trente et un ans, Jeremy Cigogne n'était pas devenu beau, mais son étrangeté était intéressante, magnétique ; il suscitait l'envie de lui plaire, savait faire naître cette nécessité-là. Le nouveau lord Cigogne était tout flamme ; tout l'émouvait, le jetait presque hors de lui, alors qu'il avait été un adolescent réservé, moins par timidité que pour masquer son néant intérieur. Sa gravité ennuyeuse avait cédé la place à beaucoup de légèreté apparente, de malice pleine de gaieté, presque de la gaminerie. Mais, en véritable Anglais, il savait régler et contenir sa nouvelle nature intempérante. L'empire qu'il avait acquis sur sa personne était stupéfiant. Son éloquence séduisante, pleine de saillies, frappait. La justesse et la hauteur de ses vues faisaient oublier ses raisonnements courts d'autrefois. Une sensibilité à fleur de peau perçait dans toutes ses paroles. Son caractère était plus puissant et plus souple à la fois. Lord Cigogne avait réussi à hisser tout son être au niveau de son amour pour Emily. Mûri par ses tribulations extraordinaires, il se sentait enfin armé pour charmer le cœur de miss Pendleton.

Mais l'avait-elle attendu ?

Sitôt à Londres, Cigogne intrigua pour se faire inviter à dîner chez Emily, mariée à un certain Clifford Cobbet, danseur phare du ballet de Covent Garden. Le couple, plutôt bohème, s'était déjà reproduit ; deux enfants, Laura et Peter, étaient venus garnir leur intérieur coquet sept et huit ans auparavant. En ouvrant la porte de leur maisonnette de brique de Haye Mews, Emily vit un gentleman très Bond Street, alluré, vêtu avec recherche mais sans que cette élégance tournât au dandysme. Tout de suite, sans qu'elle en sentît la raison, elle eut l'intuition que ce conformisme apparent était exactement contraire à ce qu'était cet homme introduit par l'une de ses amies. Dans l'instant qui suivit, Emily comprit mieux sa sensation en arrêtant son regard sur la figure étonnante de Cigogne ; il se présenta sous un faux nom. Elle ne reconnut pas le visage fort et singulier que la vie avait sculpté sur la physionomie de Jeremy.

Cela plut à Cigogne ; il se garda de rafraîchir la mémoire d'Emily qui, elle, n'avait guère changé. Elle était encore cette jeune femme étonnamment vraie, inconsciente de son éclat, porteuse de cette féminité inquiète qui se méfie des artifices, avec ce quelque chose de heurté qui éveillait chez lui des élans incontrôlés, une ardeur sauvage. À côté d'elle, si réveillée, si exigeante avec la vie, ses invités paraissaient empaillés. Emily Cobbet était restée Emily Pendleton, éprouvant avec vivacité ce qu'autrui ressent, présente à chaque instant, dans chacun de ses gestes, si réelle, intègre, indocile, joueuse et refusant de composer avec le destin, de corrompre sa belle nature en acceptant les reptations du jeu social. La vie lui avait donné un métier difficile qu'elle exerçait de façon particulière ; peintre, elle avait le talent de faire ressortir dans ses portraits les vérités les plus secrètes de ses modèles. Quiconque se regardait peint par elle se voyait démasqué, mis à nu ; elle peignait le vrai visage des êtres, sous les tricheries de la peau.

Cigogne retrouva tout de suite le bonheur à la fois compliqué et léger qu'il y avait à aimer Emily ; et cela le rassura. Il progressa vers son cœur en intéressant d'abord son esprit. La conversation roula sur la folie ordinaire, celle qui se glisse en chacun ; la conformité de leurs vues sur cette question éveilla chez elle un intérêt qui, très vite, se mua en sympathie. Emily l'écouta et le vit peu à peu avec un plaisir qu'elle n'avait plus perçu en elle depuis longtemps ; la vivacité de cette griserie l'anima, développa chez elle des sentiments enfiévrés qui, bientôt, la jetèrent dans une inclination véritable. Jeremy commençait à deviner tout ce que promettaient ses regards presque caressants, ses gestes devenus plus gais, et surtout sa voix qui, par son altération déjà sensible, trahissait son désordre intérieur. De toute évidence, leurs esprits se convenaient. Emily trouvait en lui un caractère singulier dégagé de tout préjugé, une chaleur de ton, un enjouement qui remuaient avec force son imagination. Ce furieux venu de nulle part était l'homme le plus libre qu'elle eût jamais rencontré.

Lord Cigogne était résolu à frapper un grand coup le soir même ; la nervosité où était Emily lui suggérait qu'il ne fallait pas laisser retomber cette première impression. Assuré de ne pas lui avoir déplu, il ne l'était pas encore de son amour. Jeremy ne voulait pas courir le risque qu'elle s'accoutumât les jours suivants à le voir sans trouble ; disposition qu'il est ensuite très difficile de détruire.

Tard dans la soirée, alors que Clifford, inquiet, s'efforçait de clore le dîner, Cigogne fit durer son supplice. Il déclara qu'il avait fait récemment la connaissance d'un homme qui avait décidé un jour de se remanier de fond en comble, pour conquérir une femme.

- Ça lui a pris quatorze ans de sa vie. Sans oser prétendre l'obtenir, il s'est occupé pendant tout ce temps-là de la mériter...

Et il raconta les quatorze années de son odyssée intime, en se gardant bien de révéler qu'il s'agissait de lui. Intriguée, l'assistance écoutait, posait de temps à autre quelques questions. Certains flairaient un mensonge, une fable ; quand, soudain, quelqu'un s'exclama :

Damn ! Celui qui vous a confié tout ça s'est bien payé votre tête, si vous voulez mon avis !

- Cela m'étonnerait, répliqua Jeremy, parce que cet homme c'est moi.

Le silence figea tout le monde. Au ton de Cigogne, empreint d'une ironie insolente, chacun venait de saisir que cette histoire extravagante était exacte. Tout son être témoignait de la véracité de ses propos ; rien en lui ne les démentait. Déstabilisés, les invités se regardèrent. À quoi jouait donc ce narrateur étrange ? De quelle manipulation étaient-ils les témoins ?

- Peut-on savoir ce qui vous a conduit à prendre une décision aussi folle, et aussi risquée ? demanda une danseuse qui n'aurait pas dédaigné d'être traitée ainsi.

- Il y a quatorze ans, j'ai traversé l'Europe à bicyclette pour rejoindre cette femme à Salzbourg...

À ces mots, Emily comprit et reconnut tout à coup l'adolescent disgracieux sous les traits de cet inconnu magnétique. Elle fut alors gagnée par une agitation qui lui était inconnue jusqu'alors, une émotion violente qui mêlait une gêne extrême vis-à-vis de son mari et l'envie subite, irréfléchie, furieuse, d'être à cet homme singulier qui savait aimer ainsi. Tandis que lord Cigogne poursuivait son récit, Emily se sentait emportée malgré elle dans un égarement qu'entretenait sa folle imagination ; et sa réaction l'étonnait elle-même. Elle ne se croyait pas susceptible d'une telle surprise des sens.

Lorsque Cigogne eut terminé son explication, il se tourna vers Clifford et dit calmement :

- Je suis revenu à Londres vous prendre votre femme. Croyez-le bien, je ferai tout pour vous la voler.

Sonné, Cliff ne savait comment réagir quand, tout à coup, Emily prit la parole avec cette franchise inouïe qui lui était propre :

- Lord Cigogne, il est vrai que vous m'avez troublée ce soir plus que je ne le souhaitais.

Clifford se crut perdu ; la physionomie désemparée du danseur acheva de se défaire devant les convives effarés. Personne ne savait quelle attitude adopter. Même dans ce petit monde artiste et bohème, le vacarme des émotions devait demeurer assourdi, masqué sous des euphémismes polis, enterré sous un minimum de convenances. On était à Londres, tout de même ! Mais Emily poursuivit, en pesant chacun de ses mots, avec une honnêteté déroutante qui fascina tout le monde :

- Oui, vous m'avez véritablement séduite, mais je ne serai pas à vous, même si mon corps en meurt d'envie. Mes engagements et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet, mon mari. Je ne parle pas ici d'un devoir ordinaire de femme mariée mais du seul qui m'importe : l'honnêteté vis-à-vis de soi. Je serais incapable de revenir à Clifford dans le mensonge, après vous avoir connu dans un hôtel. S'il existe des plaisirs plus vifs dans un adultère que dans le mariage, je ne veux pas les connaître. J'ai besoin de fidélité, à moi-même surtout, et j'aime mon mari.

Puis elle se tourna vers son époux, et continua :

- Je suis comme ça, Cliff, accepte-moi telle que je suis, vulnérable aussi. J'ai préféré me montrer transparente devant nos amis pour qu'ils n'aillent pas se faire des idées désobligeantes pour toi, car je crois que tout le monde ici s'est aperçu ce soir que Jeremy ne m'a pas déplu.

- Lord Cigogne, reprit Clifford, je vous demanderai de ne plus revoir Emily. Ai-je votre parole ?

- Oui, répondit Jeremy, si elle accepte deux conditions. Je ne reverrai Emily que le jour où elle m'en suppliera. Et la seconde : je souhaiterais pouvoir lui écrire.

- Si je refusais vos conditions, j'aurais l'air de vous craindre, répliqua Emily irritée par son assurance. Je les accepte donc ; mais il va de soi que je montrerai toutes vos lettres à Cliff.

Cigogne avait gagné !

Cette première demande avait pour objet d'habituer Emily à n'en pas refuser d'autres ; et Cigogne tenait avec ses lettres l'instrument par lequel il se rendrait maître de ses rêveries, puis de sa personne. Ce fils spirituel de la bibliothèque Blick était d'une habileté insinuante plus grande encore à l'écrit qu'à l'oral.

Les jours suivants, Emily fut plus rêveuse qu'à l'ordinaire. Elle s'arma de sévérité pour rejeter loin d'elle l'image de ce Jeremy Cigogne qui lui donnait envie d'être jolie. Mais, peu à peu, son calme tourna au désordre intérieur ; car Cigogne fut assez politique pour ne pas se hâter d'écrire. Quinze jours plus tard, toujours pas de lettre. Emily était alors ou dans l'agitation d'un trouble qui l'occupait tout entière ou dans un anéantissement complet. Elle se déplaisait à tout, même à peindre. Personne ne la reconnaissait. L'inquiétude de Clifford ne cessait d'augmenter ; il ne voyait pas comment lutter contre un fantôme. Silencieux, Cigogne l'entourait de son idée, à défaut de lui imposer sa présence.

Puis vinrent les lettres, tant espérées, charmeuses. Emily lui trouvait une façon de penser si conforme à la sienne. Dans l'enchantement où elle était de les lire, son ivresse passait jusqu'à son cœur, alors qu'elle ne le voulait pas. Ses réponses à Jeremy étaient brèves ; elle s'obligeait à le prier de ne plus l'entretenir d'un sentiment qu'elle ne voulait pas accepter. Emily se haïssait d'être malhonnête avec Clifford qui, chaque soir, pleurait un peu plus. Effrayée de la chaleur avec laquelle elle se défendait dans ses lettres, elle décida d'interrompre cette correspondance qu'elle goûtait trop.

Lord Cigogne sut alors qu'elle était sur le chemin de se donner. Son silence lui apprenait assez qu'elle était vaincue. Il ne fallait plus que le temps de lui faire admettre qu'elle ne pouvait plus se refuser, seulement différer.

Femme de désirs, Emily perdit tout contrôle dix jours plus tard. Sortant de son personnage réservé, elle viola Jeremy contre un cerisier japonais en fleur de Hyde Park, à la tombée de la nuit ; Cigogne n'eut pas à rompre la promesse qu'il avait faite à Clifford. Le spasme de Jeremy vint trop rapidement ; mais dans son désir irraisonné de jouir de lui, Emily le retint, encore raide à l'intérieur, et, avec une frénésie rare, obtint cette vive émotion physique dont son corps resta toujours nostalgique. Dans l'assaut, qui avait pour appui le tronc incliné de l'arbre, presque toutes les fleurs blanches du cerisier tombèrent et se mirent à voler autour d'eux. Jeremy fut alors rempli d'un bonheur lumineux, et gai aussi, qui le laissa pantelant et étrangement fier d'avoir pu lui donner ce plaisir, malgré sa jouissance trop vite terminée. Satisfaite, elle rabattit ses jupes froissées, ramassa son chapeau et lui prit la main, sans rien dire. Au loin, des chevaux galopaient dans les brumes de Hyde Park désert, le long d'allées cavalières.

Par la suite, Clifford se montra suffisamment odieux  - surtout avec ses enfants, Laura et Peter, qu'il délaissa brutalement  - pour ne pas être regretté. Emily devint lady Cigogne peu de temps après leur divorce ; les fiançailles furent brèves.

Furent-ils heureux ?

Sept ans après, ni Emily ni Cigogne ne pouvaient répondre oui. Certes, des bonheurs leur étaient venus, un troisième enfant qu'ils appelèrent Ernest, des instants d'éblouissement volés au quotidien ; mais ils n'avaient pas su métamorphoser leur passion en un amour véritable, mirifique. Jeremy avait eu beau s'insurger contre l'amoindrissement des désirs, la féerie des débuts s'était estompée peu à peu, sans que rien de palpitant ne s'y substituât. Au fil des malentendus, des incompréhensions, leurs rapports étaient devenus moins réels. Quoi qu'il se passât désormais, rien n'arrivait vraiment entre eux, alors que l'un et l'autre étaient désireux de s'aimer. Derrière les turbulences de la vie à deux, ils avaient de plus en plus de mal à s'apercevoir. Je t'aime mais tu es inatteignable ! avaient-ils envie de se crier. Etait-ce la faute au temps qui passe ?

Longtemps, Cigogne l'avait cru ; il s'était même efforcé de combattre cette déconfiture par des procédés rocambolesques. Mais à présent il sentait combien la prétendue usure n'était qu'un mensonge, un alibi pour justifier les lâchetés et la prodigieuse nullité des maris. Le fond du dossier, c'était bien l'incapacité des hommes  - et la sienne ! - à mettre en paroles et en actes leurs sentiments, à composer un quotidien enfin gouverné par une exigence amoureuse. D'où venait ce tragique décalage entre l'ordinaire que les couples connaissent et les abandons délicieux que chaque homme souhaiterait vivre ? Car enfin, qui ne vivrait constamment dans les délices d'un amour authentique, dans un tumulte des sens nourri par une attention de jardinier occupé chaque jour à cultiver ses sentiments, à bouturer une griserie sur une autre ?

Chacun sait à peu près comment faire l'amant ; les romans sont riches de bons exemples. Mais comment pratique-t-on l'art d'être un mari ? Les mythes européens restaient étrangement muets sur cette question ; tous régnaient sur le monde de la première jeunesse, rares étaient ceux qui concernaient la vie amoureuse des adultes. Ces interrogations fermentaient dans la cervelle de Cigogne. Dans son entourage de Kensington, tout le monde semblait croire que le seul fait d'éprouver des sentiments était suffisant et que, ma foi, si ceux-ci se carapataient, c'était la faute à la fatalité, aux années qui filaient. Cette idée était tenace, presque indélébile ; elle imprégnait l'Europe depuis si longtemps. On la refilait à nos enfants, à notre insu pour ainsi dire. La littérature fourmillait d'histoires d'amour qui se gâtent, en suivant une pente que chacun s'accordait à trouver naturelle.

En sept ans de lecture dans la bibliothèque Blick, Cigogne n'avait pas trouvé un seul ouvrage de qualité qui eût dépeint des amours heureuses. Avec une complaisance morbide, les gens de plume s'attachaient à établir des précis de décomposition des sentiments ou à relater des conquêtes ; mais tous fuyaient l'idée d'un bonheur possible entre un homme et une femme. Là était le conformisme littéraire européen, dans cette passion faisandée pour le ratage amoureux. Il se trouvait des bataillons d'écrivains décharmés de tout pour fignoler la peinture de ces couples qui n'en finissent pas de ne plus savoir se causer ; le fin du fin étant de faire sentir à son lecteur que la déroute des sentiments n'est pas une option mais la conclusion naturelle, inéluctable, de toute liaison. Ah, que c'est noble, le tragique... et élégant, avec ça !

Une fois, Cigogne était tombé sur un petit roman atypique au titre bizarre : Le Zèbre, l'histoire d'un mari extravagant qui partait à la reconquête de sa femme, après quinze ans de mariage. L'auteur, un écrivaillon français mort à vingt-trois ans, se rebellait contre la fatalité de la débandade de la passion ; mais sa prose était maladroite, insuffisante pour donner au roman tout le souffle que requérait son sujet. Et son héros n'était qu'un adolescent prolongé, accroché qu'il était à son idée de faire survivre sa passion, sans chercher à la transmuer en un amour authentique. Sans doute l'auteur du Zèbre était-il trop jeune pour s'aventurer dans cette voie.

À trente-huit ans, lord Cigogne entendait faire de sa vie l'histoire de gens heureux et gommer en lui les croyances délétères de sa civilisation, ces ondes de pensée qui l'égaraient. Son ambition n'était pas de rester l'amant de sa femme, mais de mettre de l'art dans le fait d'être son mari. Il ne rêvait plus de griser Emily en l'entraînant dans ses mises en scène romanesques. Si ses intrigues pouvaient la distraire, elles ne suffisaient pas à la contenter. Ces jeux n'allaient plus jusqu'à son âme. N'étaient-ils pas nés pour d'autres exigences, afin de satisfaire leurs aspirations ? Toutes ! Même les plus secrètes. Ah, tenter l'aventure de se combler ! Là était le sens de leur destinée commune.

Tandis qu'il veillait la dépouille de son chimpanzé dans la pénombre de la chapelle de Shelty Manor, lord Cigogne ignorait encore qu'il était sur le point de faire la découverte capitale qui allait dynamiter son existence réglée.

Quelque part sur cette terre, un étonnant petit peuple avait répondu pour lui à cette colossale question : comment fait-on pour aimer ?