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Tard dans la nuit, lord Cigogne se trouvait seul dans la bibliothèque de la Royal Geographical Society de Londres, qu'il présidait. Penché sur un vieux pupitre, il consultait avec fièvre une liasse de documents moisis. Ce qu'il venait de découvrir le précipitait dans une méditation ardente. Tout ce qu'il cherchait depuis des années était là, sous ses yeux, décrit dans ce dossier humide légué à la Geographical Society par feu lady Brakesbury, une vierge de cent deux ans.

Le pucelage de cette antique lady avait résisté à presque un siècle de turpitudes acrobatiques, avec d'autant plus de mérite que ses appétits sensuels étaient, paraît-il, faramineux jusque dans sa quatre-vingt-cinquième année ; mais elle prétendait que l'onanisme exercé avec art préserve des avaries courantes qui vont avec le vieillissement. Lady Brakesbury avait une autre particularité, qui nous intéresse plus précisément : éprise de Paris et de ses célébrités littéraires, elle avait longtemps eu des complaisances pour Jules Renard, l'écrivain parisien, en y laissant parfois son dentier ; or le père de l'auteur de Poil de Carotte, le capitaine Renard, grand navigateur, avait fait don de son journal à son fiston ingrat, peu avant d'expirer. Ce journal prodigieux était la pièce maîtresse de la liasse de papiers qui chavirait tant lord Cigogne. Reconnaissant, Jules Renard l'avait à son tour légué à sa vieille amie. C'est ainsi que ce document était arrivé entre les mains de lord Cigogne. À quoi tiennent les choses !

À en croire le capitaine Renard, une île singulière gisait dans l'hémisphère sud, entre les 22° 15 et 22° 17 de latitude sud et sur une longitude qu'il est encore prudent de taire, quelque part en Océanie, très au large de la Nouvelle-Calédonie. L'île d'Hélène, puisque tel est son nom, fut visitée en 1568 par l'Espagnol Mendaña de Neira qui découvrit aussi les îles Salomon, oubliées pendant deux siècles et redécouvertes en 1768 par le Français Bougainville. Mais l'île d'Hélène  - sur laquelle ne vivait aucun naturel  - ne fut rattachée aux annales de l'Europe qu'en 1874, par Auguste Renard ; c'est d'ailleurs lui qui baptisa ainsi ce bout de terre en lui donnant le nom de sa femme. Le grand Cook lui-même ne put la trouver, malgré les indications de Mendaña de Neira, tant ce territoire austral est protégé par des vents contraires ainsi que par de puissants courants marins.

Le capitaine Renard ne dut sa redécouverte de l'île qu'à un naufrage. Sa goélette ayant été pulvérisée par un cyclone hargneux, il se retrouva seul rescapé sur l'une des plages de l'île, le 2 février 1874. Courageusement, il confectionna un radeau avec des troncs de pins colonnaires, ces grands résineux d'Océanie qui, de loin, ont une allure de colonne basaltique ; puis il se laissa dériver jusqu'à la Nouvelle-Calédonie, poussé par les alizés qui règnent sur la région. Mais il dissimula l'existence de l'île d'Hélène pendant onze ans. Cette terre du Pacifique était son secret, son pays intérieur où, dans ses songes, il projetait parfois de créer une nouvelle société, chère à son cœur.

Dix ans plus tard, le capitaine Renard quitta avec fracas la Société de géographie de Paris. Zola et d'autres gloires de cette époque le soutinrent à grands renforts de colonnes. Comme de nombreux officiers coloniaux, Renard père avait embrassé la cause de cette société afin d'y partager son goût pour une géographie comprise à l'époque comme synonyme d'exploration. D'abord navré puis révolté de voir se gâter d'autres civilisations au contact de la nôtre, il conçut le projet de fonder une société concurrente qui se défierait des poisons de la colonisation ordinaire. Il entendait mettre ses talents au service d'une colonisation qui ne transporterait pas outre-mer les vices des Blancs, leur inaptitude au bonheur, la culpabilité qui les mine et toutes ces fausses valeurs qu'il regardait comme les ferments de l'hystérie morbide dans laquelle nous baignons encore. Auguste Renard espérait corriger ailleurs les travers de notre monde, purger les nouvelles sociétés qui se créaient en Océanie et en Afrique de la phénoménale agressivité des Européens, toujours plus grippe-sous, en proie à une perpétuelle fringale de pouvoir, incapables de pratiquer cet amour quotidien dont parlent les Evangiles.

Renard avait toujours été frappé par la médiocrité du commerce qu'établissent les hommes et les femmes sous nos latitudes. On le sait, la vie amoureuse jouit en Europe d'une place secondaire, occupés que nous sommes à accomplir des tâches qui nous semblent inévitables et qui nous détériorent. Aux yeux de Renard, une civilisation n'était développée qu'à proportion de sa capacité à donner carrière à une vie sentimentale de qualité ; pour lui, vivre c'était l'aventure d'aimer une femme ou un homme. Or, de toute évidence, l'orientation principale de notre culture n'était pas celle-là !

Le capitaine Renard rêvait de fonder une colonie où les rapports entre les hommes et les femmes seraient la colonne vertébrale de l'organisation sociale, le souci majeur au regard duquel toute règle collective serait arrêtée. Notre utopiste, grand lecteur de Fourier et de Proudhon, voulait établir un ordre social où l'attention aux choses de l'amour et la recherche de la tendresse se substitueraient à l'agressivité, à l'initiative personnelle, à l'émulation économique, à l'instinct de possession  - mobiles habituels de notre civilisation.

Renard était né gaucher dans un monde de droitiers ; jamais il ne s'était senti à son aise dans cet univers où rien n'était fait pour lui, où tout lui semblait à l'envers, les poignées de porte comme les espérances. Ses camarades rêvaient de trajectoires brillantes, honorables ; lui ne songeait qu'à aimer Hélène, sa femme, et à se préserver des calculs de la vie des carriéristes. Son entourage parisien raillait son goût pour le bonheur, se gaussait de ses naïvetés. Lui n'avait jamais vu d'élégance dans le fait de mariner dans ses désarrois, de s'y complaire en y découvrant une esthétique. Il croyait en la beauté d'un amour illimité, dans un milieu d'officiers républicains où il était de bon ton de sourire de ce genre de mièvrerie. Toujours il s'était senti en porte à faux, décalé. Parfois, il avait le sentiment d'être passé enfant à travers un miroir. Dans sa folie, il en était venu à penser qu'un monde de gauchers serait peut-être un univers à l'endroit, et que seule une colonie de gauchers serait à même de jeter les bases d'une civilisation qui placerait l'amour au centre de l'existence.

Dès 1884, Auguste Renard fonda la Société géographique des gauchers, à Paris, afin de rallier tous ceux que son utopie tentait. Nombreux furent les Parisiens ricaneurs (pléonasme...) ; mais il se trouva quelques centaines de gauchers français, indisposés par notre société droitière, pour le suivre. Il y eut également de faux droitiers, vrais gauchers contrariés par l'école républicaine, et d'authentiques droitiers pour les rejoindre, avec enthousiasme ; ces derniers eurent même le désir de se contrarier, comme pour passer de l'autre côté d'eux-mêmes, mais Renard les pria de n'en rien faire. Comme tous les gauchers, Auguste savait ce qu'il en coûtait d'être contré dans son naturel ; tolérant, il entendait les accueillir tels qu'ils étaient. Ces gens différents espéraient bâtir une cité nouvelle où l'on verrait un jour des rapports plus tendres entre les hommes et les femmes. Tous adhéraient à ce thème autour duquel s'annonçait la future vie gauchère des îliens. On l'a deviné, Renard songeait à l'île inhabitée d'Hélène pour y fonder cette colonie d'un type inédit.

Les premiers colons appareillèrent du Havre le 18 février 1885, à bord de L'Espérance, un grand clipper racheté à bon compte à une maison de commerce de vins de Bordeaux par la Société des gauchers. Le bâtiment, commandé par le capitaine Renard, allait devenir le Mayflower des Gauchers. Les entreponts avaient été chargés de bétail, les cales garnies de semences. À bord, on comptait un ingénieur hydrographe, un souffleur de verre, quelques charpentiers, sept boulangers, toute une société gauchère résolue à mieux aimer, moins aveuglément. Cet épisode est aujourd'hui peu célèbre mais, à l'époque, il connut un assez grand retentissement. La presse parisienne s'en fit largement l'écho, pour s'en gausser. Les éditorialistes - Anatole France en tête  - pronostiquaient tous que cette utopie échouerait, comme toutes les tentatives antérieures de création de phalanstères[1] et autres sociétés utopiques, en Amérique du Nord ou ailleurs.

Le navire se couvrit de toile. Il disparut bientôt au-delà de la ligne d'horizon, descendit jusqu'aux Canaries, atteignit Rio de Janeiro le 15 mars, et on n'entendit plus jamais parler de L'Espérance. Tout le monde crut que le clipper et sa cargaison de gauchers avaient sombré dans le Pacifique Sud, du côté de Vanikoro.

En réalité, Renard avait conduit ses compagnons et leurs femmes à bon port, quelque part en Océanie. Pour sceller leur nouveau destin, les gauchers avaient démonté leur navire pièce par pièce dans la petite baie de l'île d'Hélène. Le bois servit à construire les premières maisons qui forment toujours la rue principale de la ville qu'ils baptisèrent Port-Espérance. Ainsi commença l'une des plus extraordinaires épopées de la colonisation, l'histoire de ces gauchers partis se délivrer des poisons de la vie droitière.

Sans doute est-ce la première fois que vous entendez parler de cette île des Gauchers ; ne vous en étonnez pas. L'île d'Hélène est absente des cartes depuis le décret salvateur du 2 juillet 1917 par lequel Georges Clemenceau ordonna cette omission au Bureau national de cartographie ; l'actuel Institut géographique national, qui succéda au BNC, se soumet d'ailleurs toujours à ce décret méconnu. On oublie parfois que l'écolier Clemenceau fut un gaucher contrarié par ses instituteurs ; fidèle à sa nature véritable, il se montra toute sa vie un grand protecteur des Gauchers.

Bien qu'ils fussent ouverts à tous ceux qui désiraient s'établir chez eux pour y partager leurs coutumes changeantes, les Héléniens  - c'est ainsi qu'ils se nommaient eux-mêmes  - eurent toujours la crainte que leur particularisme ne fût trop connu des foules occidentales et asiatiques. Ils redoutaient un tourisme de droitiers ou, pis, une invasion massive de ces derniers qui, en s'installant dans l'île, auraient mis en péril la singularité de leur étonnante petite société. D'ailleurs l'accès de l'île fut toujours malaisé ; aucune liaison régulière aérienne ou maritime ne permit jamais de se rendre à l'île d'Hélène. Les Gauchers de Port-Espérance s'y opposèrent à chaque référendum.

L'aventure du capitaine Renard avait donc réussi. Cette société singulière s'était perpétuée jusqu'en cet hiver de 1932 ; les documents qui accompagnaient le journal d'Auguste Renard l'attestaient. Au fil des années, des vagues d'immigrants gauchers  - principalement  - étaient venues, discrètement, augmenter cette colonie qui atteignait en 1929 trente-neuf mille sept cent vingt-huit âmes[2] ; mais, toujours, ils étaient parvenus à maintenir la proportion de gauchers et de droitiers qui était, là-bas, inverse de celle que l'on trouve ordinairement sur notre planète. Plus Cigogne parcourait ces vieux papiers, plus son exaltation s'enflait ; car pendant presque un demi-siècle, ces inventeurs d'un nouveau monde n'avaient cessé de se poser la question qui l'obsédait à présent : comment fait-on pour aimer, pour se libérer des manœuvres de l'inconscient qui esquintent l'amour ?

Leurs réponses déconcertantes l'enthousiasmaient.

L'île d'Hélène n'était pas qu'un paradis pour gauchers ; c'était surtout un extraordinaire laboratoire de l'art d'aimer. Il n'était pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d'activité qui ne fût empreint de cette quête, revisité à l'aune de leur exigence : l'architecture bizarre des bâtiments, le calendrier inédit qui rythmait leur existence, l'ensemble de leurs rites étranges et divertissants, de leurs fêtes, l'éducation ahurissante dispensée aux enfants, leurs choix économiques, leur façon de parler le français, de se rencontrer, de se cocufier, d'accueillir ou de refuser les progrès techniques, que sais-je encore ? Tout s'intégrait dans un mode de vie surprenant qui ne relevait guère de la société commerçante que nous connaissons en Europe.

Dans cet univers protégé des croyances malignes des droitiers, la réussite se mesurait à la capacité d'aimer. Explorer toutes les facettes et tous les pièges du cœur humain était la grande, l'unique affaire de ce petit peuple de Gauchers ; tout concourait à l'exercice de cette passion, sans que rien fût jamais fixé définitivement. À en croire la liasse de documents légués par lady Brakesbury, cette terre australe était bien l'endroit du monde où l'on trouvait les rapports les plus tendres entre les hommes et les femmes.

L'expression que les Gauchers employaient à l'époque pour désigner ceux qui vivaient au-delà de la ligne d'horizon  - le reste de l'humanité  - est d'ailleurs significative : les Mal-Aimés. Par-delà le vaste océan Pacifique se trouvait selon eux le monde sans féerie des droitiers, là où vivaient les peuples qui subissent la lente détérioration de leurs amours.

La dernière page lue, lord Cigogne repensa à la mort d'Harold, son grand singe qui n'avait pas supporté la société des hommes, si vide de sens, si rongée par cette violence ordinaire faite de méfiance et de jugements que chacun se croit autorisé à porter sur les autres ; et soudain, il comprit l'insondable désespoir de son chimpanzé morose. L'existence de droitier qu'il avait lui-même menée depuis sa sortie de la bibliothèque Blick lui sembla vaine, absurde. Son métier, le commerce mondain qui allait avec sa position d'aristocrate londonien, mille occupations artificielles avaient pris le pas sur sa vie amoureuse, l'avaient éloigné des seules interrogations qui comptent, celles qui touchent aux maladies qui minent les amours les plus fringantes. En s'accordant avec le monde des Mal-Aimés, il s'était enlisé dans un quotidien accaparé par ces prétendues activités inévitables, en oubliant de distinguer l'essentiel de l'ivraie.

À presque quarante ans, il y avait urgence à s'aimer. La seule réalité n'était-elle pas celle des sentiments ? Le reste ne faisait-il pas semblant d'exister ? Il lui fallait arrêter ses conneries, mettre un terme à toute la disconvenance qu'il voyait entre lui et l'Europe industrielle, s'arracher au monstrueux désenchantement des droitiers, quitter l'eau morte de son présent, appareiller pour cette civilisation peuplée d'êtres plus conscients d'eux-mêmes, cette île poétique qui lui semblait être sa vraie patrie. Cigogne se sentait dépossédé de sa vie dans cette Angleterre défigurée par la Grande Crise des années trente, au sein de cette société que ne soutenait aucun grand dessein. Il voulait piloter autrement sa destinée, convertir enfin sa passion pour Emily en un amour phénoménal, à plein temps et, là-bas, rencontrer vraiment sa femme.

Cigogne avait toujours cru que les commencements de la séduction renfermaient le meilleur d'une liaison ; à présent il sentait toute la fausseté de cette croyance de jeune homme. L'amour était bien plus sublime que les vertiges limités d'une passion. Il rêvait de se livrer, d'écouter Emily, de la pardonner, de la comprendre et de découvrir enfin ce que c'est que de vivre à deux, pour de vrai, et non côte à côte. Le secret de son propre plaisir n'est-il pas d'en donner ? En levant l'ancre pour le pays des Gauchers, Jeremy avait dans l'idée de partir à la découverte de sa femme, cette Mal-Aimée qu'il avait eu tant de difficulté à entourer de sa tendresse. Il en avait assez de frustrer celle qu'il aimait, de croupir dans ce rôle d'époux défaillant qui contredisait tous ses rêves et lui renvoyait de lui-même une image détestable.

Jeremy Cigogne espérait soigner leur couple, se libérer là-bas des pièges qui en douce délitaient leur histoire, de ces mécanismes pervers qui tuent l'amour et jettent malgré soi dans l'adultère. Ces pièges sournois lui semblaient plus redoutables encore que la soi-disant usure due, paraît-il, à l'empilement des années de ronron conjugal.

Cigogne songeait notamment à un enchaînement désespérant qui, en se répétant, risquait fort de ruiner leur mariage. Emily éprouvait-elle une frustration ? Aussitôt Jeremy feignait de ne pas en apercevoir la gravité, inquiet qu'il était d'être envahi par les souffrances d'autrui, comme si celles que la vie lui avait infligées ne suffisaient pas ! Emily se voyait alors seule dans son malaise, déçue dans son espérance de partager ses peines avec cet homme qu'elle voulait adorer ; cette blessure s'ajoutait à sa frustration initiale, ébranlait sa foi dans leur couple ; et il n'était pas rare qu'Emily finît par se sentir comme folle de ressentir des émotions que Jeremy niait. L'envie de hurler lui venait alors ; elle se montrait querelleuse, le critiquait avec toute la férocité que lui soufflait son amertume, férocité qui lui échappait d'ailleurs et dont elle n'avait pas même conscience. Dénigré, Jeremy entrait dans une ironie belliqueuse nourrie par le sentiment d'être injustement pris à partie. Il cessait alors de s'aimer dans le regard d'Emily et s'insurgeait comme un véhément, tonnait, refusait d'être ravalé au rang de sale type. Sa blessure d'amour-propre était d'autant plus vive qu'il avait toujours eu de la difficulté à s'estimer et que le regard de cette femme qu'il chérissait était le seul qui comptât vraiment à ses yeux. Sans crier gare, le piège invisible s'était refermé sur eux ; ses mécanismes subtils venaient de les séparer un peu plus.

Et pourtant, ces deux-là auraient voulu s'aimer avec furie, jour après jour ; mais ils ne pouvaient ignorer les chausse-trapes de cette sorte qui les cernaient, dissimulés dans leurs silences, prêts à saboter leurs rêves. Les Gauchers, eux, semblaient avoir élaboré toute une science du déminage des couples, concocté des pratiques fort gaies pour désamorcer ou contourner le côté piégeux de la vie à deux.

Et puis, lord Cigogne avait envie de culbuter sa femme, d'augmenter la fréquence de ces parties fines dont il était friand, de la turlututer jusqu'à en perdre haleine, par-devant, par-derrière, de la faire ululer tout son plaisir, dans des râles ininterrompus, lyriques, dignes des plus somptueuses envolées copulatoires. Depuis quand n'avaient-ils plus connu ce genre de séance enivrante ?

Alors que tous deux raffolaient des jeux de la peau. La vie droitière ne laissait à ce type de divertissement que la portion congrue, rarement en pleine journée. Chez les Cigogne, on se dédommageait comme on pouvait, grâce aux chétives voluptés du samedi soir, un peu trop hâtives hélas... Ces étreintes hebdomadaires étaient bien souvent bâclées, tant la pression de la semaine écoulée pesait encore sur les amants du dimanche. Triste rémanence. Alors, malgré l'envie, pas encore morte, l'empressement à forniquer s'était un peu épuisé. Sûr que sur l'île des Gauchers la trique serait au rendez-vous ! Et avec quel entrain ils se sauteraient dessus, les vieux époux ! Rien que d'y penser, Cigogne se sentait gagné par des appétits. Dieu que l'on baise peu et mal chez les Mal-Aimés ; et comme cette vie à côté de la Vie maltraite nos sens !...

Jeremy était presque certain que cette aventure tenterait Emily. Depuis six mois, il voyait bien qu'elle avait du mal à se couler dans leur existence de droitiers qui, par degrés, les entraînait loin des vertiges qu'elle désirait connaître. Emily réclamait contre ses absences, se reprochait d'entrer dans ce rôle de râleuse, puis querellait à nouveau Jeremy de permettre que sa vie professionnelle confisquât ce peu de temps sans lequel l'amour s'étiole, faute de se transposer en actes. Leurs relations étaient distraites par mille futilités, trop exposées aux tensions de la vie extérieure, polluées par ce que réclame la vie droitière. Un jour, de rage, Emily avait même jeté leur poste radiophonique par la fenêtre, afin que cessât l'intrusion de ce divertissement sournois qui faisait entrer chez elle une vision du monde si contraire à ses exigences, ces ondes qui leur mettaient continûment dans le cœur des émotions factices qui n'étaient pas les leurs. Triste transfusion. Les miettes d'attention qu'elle et Jeremy se donnaient, entre deux occupations indispensables, ne suffisaient plus à faire le bonheur d'Emily.

- On ne se mérite plus, avait-elle dit un soir, en quittant soudain le langage de gaieté qui lui était naturel.

Emily souffrait de ce quotidien indigne de leur amour, et elle le disait, le répétait depuis bientôt six mois, avec la véhémence d'une amoureuse blessée dans ses espérances. Le désemparement de Cigogne, qui ne savait trop comment redessiner leur vie, finissait par lasser son courage. Emily était inapte au compromis ; son cœur n'était pas fait pour ces imperfections. À plusieurs reprises, elle avait déclaré qu'elle refuserait d'ajouter à la tristesse de cette vie décevante celle de désaimer Cigogne. Elle préférait renoncer à leur couple avant que leurs sentiments ne s'altèrent. En disant cela, Emily savait que sa sincérité pouvait la perdre ; on se déprend aisément de qui vous assène reproche sur critique, de qui dépeint vos insuffisances avec vérité. Mais elle l'aimait ! Et avec quelle passion ! Elle était trop folle de Jeremy pour accepter de stagner dans ce mariage qui ne vivait plus que de souvenirs.

Seul dans la bibliothèque de la Royal Geographical Society, lord Cigogne jubilait de tenir LA solution qui allait peut-être le remettre en selle aux yeux d'Emily. Il se sentait prêt à devenir gaucher pour sa femme qui, elle, l'était de naissance ; il était résolu à passer à travers le miroir de cette île pour se retrouver dans cette réalité à l'envers où tout était à l'endroit. Ah oui, changer de réalité... et vivre, enfin ! Par et pour sa femme !

L'aube éclairait les vitraux de la grande salle ; il avait lu toute la nuit, concerté tout son projet. Cigogne referma le lourd dossier, contempla un instant les immenses statues de gorilles qui ornaient la salle et se demanda soudain s'il n'avait pas rêvé. L'île d'Hélène existait-elle bien ? N'était-ce pas une fiction sortie de l'esprit échauffé d'un écrivain ? Cette société gauchère s'était-elle vraiment perpétuée jusqu'en ce jour de 1932 ? Etait-ce bien un monde dans lequel il n'y avait de place que pour explorer les dangers et les délices de l'amour ? Qu'allait-il trouver là-bas ? Des déceptions amères ? Et, d'ailleurs, trouverait-il ce confetti de terre rouge perdu en Océanie ?

Ces interrogations l'assaillaient soudain ; et son inquiétude s'emballait tandis qu'il quittait la grande bibliothèque, avec son dossier sous le coude. Il venait de placer tant d'espoirs dans ce petit territoire austral. L'île du capitaine Renard n'avait plus le droit de ne pas exister, telle qu'elle se dessinait déjà dans son imagination, entre les 22° 15 et 22° 17 de latitude sud et sur une longitude que je continuerai de taire.