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Les alizés les poussèrent pendant trois jours vers cette île australe située au-delà de la géographie connue. La nuit, lord Cigogne vérifiait la bonne tenue de leur cap en calculant leur position par rapport aux étoiles. Toutes les deux heures, il relevait la vitesse de la brise qui les poussait et, avec frénésie, consultait la bible des aérostiers - The winds of the world - dans une version mise à jour qu'il s'était procurée auprès de la Royal Geographical Society de Sydney, afin de comparer ses mesures avec celles qui figuraient dans les tables des vents de cet excellent ouvrage. Météorologue émérite, Cigogne interrogeait son baromètre, déchiffrait les nuages, scrutait le ciel sans relâche afin d'évaluer la distance qui les séparait encore de l'île d'Hélène. Pendant ce temps-là, Algernon faisait réciter aux enfants leurs déclinaisons latines, les tançait à la moindre faute ; il jugeait le latin essentiel à l'éducation d'un jeune Britannique, tout comme l'art de tenir un club de golf ou de chauffer une théière avant qu'elle ne reçoive l'eau frémissante.
Emily la gauchère se laissait flotter au milieu des nuages de l'Océanie dans un abandon proche de la félicité. Elle se reposait complètement sur la compétence de Jeremy pour piloter leur montgolfière ; et puis, qu'il eût résolu de les libérer de leur vie anglaise pour partir à la découverte de sa femme, dans cette société inversée faite pour elle, ne cessait de l'émouvoir. Cependant, accoudée à la nacelle, Emily se demandait à quoi pouvait bien ressembler ce petit monde de gens réconciliés avec une certaine idée d'un bonheur accessible, ce territoire mythique absent des cartes, si éloigné de notre Europe qui ne croyait qu'en l'effort, aux beautés du désespoir, à la fatalité de la souffrance et de l'échec amoureux.
Emily était écœurée par les valeurs qui minaient la société droitière de Kensington. Le seul fait que, là-bas, chacun se gaussât de l'idée même du bonheur, avec ce petit air entendu et supérieur, était tragiquement révélateur ; ce monde élitiste avait érigé son mal-être en code de bon goût, voyait dans la sincérité une mièvrerie, dans la candeur un ridicule. Lors des dîners en ville, parler était synonyme de railler, voire d'éreinter (les bons soirs) ; instiller son venin avec esprit était devenu un art, juger relevait d'une triste obligation, et passait pour la preuve de la vivacité de son fameux sens critique. De tendresse il n'était jamais question, bien entendu ; la douceur n'est-elle pas un ridicule de plus ? Oh my God, on est si bien entre nous, à croupir dans notre élégante misère intérieure ! Intègre, Emily était à bout de fréquenter ces droitiers à la page qui ne goûtaient certaines (rares) choses que pour marquer leur appartenance à tel ou tel cénacle d'élus. Le cœur avait si peu de part dans les brefs engouements littéraires et politiques de ces coteries ! Juger, juger et encore juger semblait le seul remède pour soigner l'idée dégradée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes. Sinistre compensation qui laissait flotter dans les dîners une atmosphère délétère et, au-delà, plongeait Londres dans un climat qui manquait singulièrement de fraîcheur et de simplicité. De toute cette violence ordinaire, Emily se sentait enfin libérée. Un pays vrai l'attendait !
Parmi les notes que contenait le dossier légué par lady Brakesbury, un raccourci de sa main avait particulièrement intrigué Emily : En Europe, les hommes avouent leur amour ; là-bas, ils le vivent. Par quels procédés ces gauchers mettaient-ils en scène leurs inclinations, jour après jour ? Apparemment, ces scénaristes de leur propre vie étaient passés maîtres dans l'art de montrer ce qu'ils éprouvaient, au lieu de le dire. Ils se concevaient comme des êtres de fiction, mais d'une fiction plus réelle que la réalité un peu grise des Mal-Aimés. Ces passionnés du quotidien semblaient avoir le talent de concocter pour leur conjoint une vie empreinte de cette exigence. Mais comment convertissaient-ils en actes ces élans du cœur qui, chez les droitiers, se traduisent surtout par des mots ? Quelles coutumes permettaient de transmuer la passion en amour véritable ? Il lui tardait de respirer cet air nouveau ! Et de se faire piquer par la mouche pikoe.
À en croire les documents de lady Brakesbury, la mouche pikoe était un insecte endémique en l'archipel qui s'éparpille autour de l'île d'Hélène. Quiconque était piqué par cette mouche gardait pour toujours le virus dont elle était porteuse. Ce virus - le pikoe[3] - demeurait en sommeil dans le sang, comme celui du paludisme, et ne provoquait de virulents accès de fièvre que lorsque le sujet atteint se mettait à mentir. Presque tous les Gauchers avaient été piqués ; dans l'île, tout le monde évitait donc les facilités du mensonge. Grâce à la mouche pikoe, les Héléniens avaient développé une société de gens plus vrais qu'ailleurs.
Au bout de trois jours, Jeremy décida de faire escale sur un îlot habité par des naturels hospitaliers, situé non loin des îles Fidji, le temps d'attendre que les vents dominants soufflent dans une autre direction. Par chance, le climat ne leur fut pas longtemps défavorable ; les courants d'air chaud s'orientèrent au bout de cinq jours vers l'île d'Hélène. Profitant de cette brise inespérée, ils repartirent aussitôt, avec de l'eau et des vivres frais. Dans la nacelle, lord Cigogne songeait à sa vie professionnelle, qu'il lui faudrait réinventer là-bas. Jeremy pratiquait une médecine particulière qui lui avait valu de solides inimitiés dans les milieux médicaux de Londres. Depuis son odyssée de sept années dans la bibliothèque Blick, il croyait au pouvoir des grands auteurs. À ses yeux, la poire à lavement, le bismuth et la pénicilline réunis ne valaient pas un chapitre de D.H. Lawrence, n'en déplaise à Fleming.
Lord Cigogne soignait tout - y compris les maladies imaginaires - à l'aide de romans ou de textes divers qu'il prescrivait sur ordonnance : deux pages de telle pièce d'Oscar Wilde, matin, midi et soir, pour un patient qui souffrait tragiquement d'un manque d'humour ; une cure de Chatterton afin d'enrayer un optimisme trop béat ; une diète à base d'ouvrages de Rabelais suffisait à soulager les plus neurasthéniques. Cigogne prétendait que les vers de Shakespeare étaient souverains contre le bégaiement, que la lecture régulière de la prose de Victor Hugo guérissait radicalement l'asthme et que fréquenter le Provençal Mistral à petites doses était bon pour le teint. Le Français Marcel Proust n'était à conseiller que dans les cas les plus extrêmes ; ultime drogue qui, en cas d'utilisation prolongée, pouvait rendre fou. Les traductions étaient proscrites dans tous les cas car, au dire de Jeremy, un texte ainsi dénaturé perd la plus grande part de ses vertus curatives...
En praticien éclairé, lord Cigogne avait ausculté autant d'âmes que de romans - les livres souffrent également, surtout de n'être pas lus ! - et il se faisait fort de remédier à bien des maux : l'impuissance, la tristesse, l'éjaculation précoce, l'hystérie, l'insomnie... mais il soignait également des maladies plus graves, telles que le racisme ou la bêtise ; cette dernière exigeant des traitements prolongés en sanatorium. Son manuel de praticien - Guérir par la lecture - connaissait en Angleterre les honneurs d'une carrière qui se prolongeait saison après saison.
À Londres, Cigogne avait ouvert un sanatorium unique, d'allure victorienne, à colonnades de marbre blanc, à un jet de pierre de Trafalgar Square. Cent cinquante-huit mille volumes y étaient réunis, dans leur langue originale, toute une pharmacopée littéraire qu'une clientèle de vieilles ladies et de gentlemen venait ingérer en respectant scrupuleusement les prescriptions. Les curistes, vêtus de robes de chambre écossaises, lisaient plusieurs heures par jour dans de grandes galeries de marbre, allongés sur des chaises longues percées, afin qu'ils pussent vider leur vessie sans interrompre leur lecture ; les ouvrages étaient posés sur des lutrins en bois exotiques sculptés. Dans ce silence recueilli, on n'entendait que le bruit des pages tournées, parfois troublé par un vieux lord qui se soulageait dans un soupir d'une exquise discrétion. Mais le temps de cette médecine élitiste lui semblait révolu. Cigogne entendait pratiquer sur l'île d'Hélène une médecine de ville, plus démocratique, en cabinet.
Un matin brumeux, alors qu'Algernon versait le thé dans les tasses de porcelaine qui avaient pu être sauvées, il osa dire ce qui fermentait dans la cervelle de tout le monde, depuis deux jours :
- My lord, je crains que votre goût pour les chimères ne nous devienne fatal... Cette île n'a jamais existé que dans les songes de notre regrettée lady Brakesbury. Bloody Hell, ouvrez les yeux !
- Mais je les ouvre !
On entendit tout à coup la petite voix d'Ernest qui s'écria :
- Terre ! Terre ! Terre...
Les yeux au ras de la nacelle et l'auriculaire dans une narine, il venait d'apercevoir leur avenir dans une trouée de brume tropicale, ce petit territoire d'Océanie où ses parents s'autoriseraient à se bien aimer. L'épais rideau de nuages se dissipa sous l'effet des brises ordinaires à ces latitudes qui rendent la chaleur acceptable. Chacun s'arrêta et contempla l'île principale qui élevait au-dessus de l'océan une terre montueuse en forme de haricot.
De loin, l'île des Gauchers paraissait inhabitée et, quoique escarpée sur son flanc exposé aux alizés, ses pâturages semblaient fertiles. Elle présentait plusieurs vallées arrosées par de petits cours d'eau formant ici et là des cascades blanches qui venaient mourir dans l'océan. Le nord était boisé d'espèces endémiques exubérantes, de variétés étonnantes de pandanus, de papayers sauvages, de kaoris et, surtout, d'une foule de pins colonnaires élancés ; la côte se terminait par des falaises abruptes de roches rouge sang qui faisaient ressortir les bleus éclatants et tous les verts translucides des fonds du Pacifique. Comme la plupart des îles océaniennes, l'île d'Hélène était ceinturée d'un anneau de corail, cette barrière madréporique, œuvre d'animalcules, qui affleurait à mer basse et sur laquelle s'élançaient pour se briser les grandes lames du large. Entre cette digue naturelle, interrompue par quelques passes, et l'île s'étirait une rade circulaire, paisible et lumineuse qu'on appelle un lagon. Au loin se disséminait l'archipel, une foule d'atolls chargés de végétation, de bancs de sable éphémères peuplés de tortues. On eût dit qu'un soleil sous-marin éclairait ces eaux claires où vibraient toutes les teintes bleutées. Faramineuse beauté ! Les fonds, de sable corallien presque blanc, renvoyaient chaque rayon, soutenaient la violence de cet incendie de lumière, renforçaient les couleurs oxygénées, soûlantes, blessantes pour les yeux.
Au regard de cet océan de luminosité qui les enveloppait, l'Europe du mois de novembre qu'ils avaient quittée leur sembla soudain un fond de cour humide et sombre, une punition infligée aux Mal-Aimés. Emily songea à la tristesse des Midlands pluvieuses de son enfance, à ces paysages blafards et glacés, éventrés par les mines de charbon, au désordre intolérable de ces villages aux petites maisons anguleuses en brique, ces corons anglais envahis par les puanteurs sulfureuses des excréments de houillères en flammes, à cet horizon barré par la silhouette des terrils, à cet univers baignant dans un air noirâtre qui éteignait toutes les couleurs, endeuillait cette terre ravagée par la folie de l'accumulation, oui, ce monde si exactement fait pour le malheur que ce qu'elle apercevait soudain de leur nacelle lui emplit les yeux de larmes, comme une promesse de bonheur impossible à tenir. Certes, Emily avait connu une autre Angleterre, plus harmonieuse, celle des dunes du Sussex ou celle des landes écossaises, mais la beauté sur laquelle ses yeux se reportaient en cet instant avait une tout autre grâce, celle d'être loin.
Qui n'a pas fréquenté ces terres australes ne peut connaître la félicité complète qu'il y a à être loin, loin de la prodigieuse animosité des Blancs cravatés des villes - dont ils sont à peine conscients, occupés qu'ils sont à s'utiliser sans tendresse et à se jauger les uns les autres -, loin des passions artificielles qui sont l'opium des grandes capitales européennes, des calculs de la vanité, des ravages que cause l'idée misérable - et touchante - dont chacun hérite de soi, parfois sous des dehors pleins d'assurance, loin de l'immense tyrannie invisible - et si affectueuse ! - que les familles exercent sur leurs rameaux. Quelle jouissance d'être hors d'atteinte, à l'écart des attentes plus ou moins formulées de ceux qui nous veulent du bien - les plus terribles !, - des monstrueux oukases du marché du travail, loin de cette société ivre qui met des préalables au bonheur, et qui sans relâche cherche à nous distraire de l'intimité que nous pourrions entretenir avec nous-mêmes. Quel délice de mettre toute la terre entre soi et les valeurs absurdes que l'école, les journaux et les ventriloques de tous poils nous versent dans l'esprit et auxquelles nous finissons par accorder du crédit ! Quelle griserie de s'exiler loin des vulgarités de la société commerçante, et de la vie à contresens des droitiers !
Sous leur ballon, Emily se sentait protégée par la distance formidable qui la séparait de l'Angleterre, comme à l'abri de ses douleurs passées, des piques de cette scélérate bien née qu'était sa mère ; et cette sensation de bien-être embellissait encore à ses yeux la réalité qu'ils survolaient. Pour la première fois, Emily avait le sentiment d'être vraiment disponible aux beautés qui l'environnaient, de participer à tout cela. Elle s'enveloppait dans le vent, laissait le soleil la posséder.
Dans ses notes hâtives, lady Brakesbury avait relevé ce phénomène courant sur l'île des Gauchers : les immigrants récents disaient éprouver une authentique libération en s'établissant loin de leur enfance, de leurs parents ; de là venait peut-être cet air apaisé qui les rendait presque beaux.
La montgolfière doubla la pointe septentrionale, et descendit ensuite en longeant la côte orientale plus humide, chargée d'un délire végétal, une dégringolade de plantes bariolées qui s'étendait jusqu'à la ligne précise, incurvée, du rivage. Plus loin, entre le pied d'une montagne sombre détachée de la chaîne principale et la mer, se déroulait une bande de terrain inclinée vers la plage et couverte par une longue cocoteraie. Le ballon perdit un peu d'altitude et les enfants s'émerveillèrent d'apercevoir une horde de trente à quarante petits requins jaunes qui glissaient entre les parois écumantes d'une passe ; ils chassaient à marée basse dans quarante centimètres d'eau, à l'intérieur du lagon. Toute la partie dorsale de ces squales était hors de l'eau. Mais d'êtres humains, il n'y avait pas trace ! Où étaient donc ces Gauchers ? Un instant, Cigogne crut avoir été possédé par l'auteur d'une fable. Lady Brakesbury avait-elle rêvé cette île ?
Quand, soudain, un fort courant ascendant souleva la montgolfière qui s'éleva brutalement au-dessus de la chaîne montagneuse, dont les flancs étaient couverts d'une jungle épaisse. Chacun eut alors le souffle coupé. Ce qu'ils venaient de découvrir était extraordinaire. Un curieux phénomène géologique avait vidé la montagne de son centre ; elle était creuse et formait un gigantesque cirque au-dessus duquel ils flottèrent quelques instants, avant d'entreprendre la descente, lentement. Au fond de cet effondrement colossal de plus de cinq cents mètres, la petite troupe d'immigrants aperçut un lagon clair qui communiquait avec l'océan par une faille étroite, un canyon rouge dont la largeur ne devait pas excéder quinze mètres. Sur les rives herbeuses de ce petit lac Léman océanien avait été bâtie l'une des plus jolies petites cités coloniales qui se puissent concevoir, une station balnéaire en bois naturel d'esprit très raffiné, enchâssée dans une végétation puissante, vigoureuse, qui n'avait rien à voir avec la nature timorée et assoupie que l'on trouve en Europe. En pleine ville, l'œil des passants pouvait se reporter avec plaisir sur des bananiers sauvages, des banians étrangleurs aux troncs multiples, des flamboyants rouge sang, des fougères arborescentes. L'air y était plus tempéré qu'à l'extérieur, moins humide, comme sur une côte sous le vent. Une promenade ombragée avait été aménagée au bord du lagon, sous une double allée de cocotiers royaux. D'innombrables jardins environnaient les maisons, aussi bien tenus que ceux que l'on peut encore admirer dans les îles canaques. L'état admirable des gazons rasséréna Algernon ; des gens qui tondaient avec un tel soin leur pelouse ne pouvaient être des sauvages, même s'ils n'avaient pas de clubs pour gens de maison.
C'était là, à l'abri de la curiosité des droitiers, derrière ces remparts aux allures volcaniques qui les protégeaient des cyclones, à plus de vingt mille kilomètres de Paris, que le petit peuple des Gauchers s'était établi pour y faire naître une civilisation heureuse, exemptée de la culpabilité et des croyances vicieuses qui minent la nôtre. C'était là, au bord de ce lagon secret, que l'on voyait les rapports les plus tendres et les plus fous entre les hommes et les femmes. C'était là, grâce à leur folle ambition, que le couple avait cessé d'être un enfer. C'était là, oui, là, que lord Cigogne et Emily espéraient réussir, enfin, l'aventure de s'aimer, jusqu'à ce que mort s'ensuivît, dans ce phalanstère étrange où les hommes avaient la passion des femmes, dans ce monde utopique qui avait tenu ses promesses ; alors que nos sociétés, en Europe, n'avaient d'autre projet que de n'en plus avoir.
Doucement, la montgolfière descendait vers Port-Espérance, en cette matinée du 2 mars 1933.