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La semaine passa, interminable. Alice n’avait plus de fièvre, mais elle était incapable de se remettre au travail, elle sentait à peine le goût des aliments. Daldry ne s’était plus manifesté. Alice avait frappé plusieurs fois à sa porte, l’appartement de son voisin restait invariablement silencieux.
Carol lui avait rendu visite entre chacune de ses gardes, lui apportant des provisions et les journaux qu’elle chapardait dans la salle d’attente de l’hôpital. Un soir, elle était même restée dormir, trop épuisée pour traverser dans le froid de l’hiver les trois rues qui la séparaient de chez elle.
Carol avait partagé le lit d’Alice, et avait secoué son amie de toutes ses forces au milieu de la nuit, pour la réveiller d’un cauchemar qui occupait désormais presque tous ses sommeils.
Samedi, alors qu’Alice se réjouissait de se retrouver à sa table de travail, elle entendit des pas sur le palier. Elle repoussa son fauteuil et se précipita à la porte. Daldry rentrait chez lui, une petite valise à la main.
— Bonjour Alice, dit-il sans se retourner.
Il fit tourner la clé dans la serrure et hésita avant d’entrer.
— Je suis désolé, je n’ai pas pu vous rendre visite, j’ai dû m’absenter quelques jours, ajouta-t-il, toujours le dos tourné.
— Vous n’avez pas à vous excuser, je m’inquiétais simplement de ne plus vous entendre.
— Je suis parti en voyage, j’aurais pu vous laisser un mot, mais je ne l’ai pas fait, dit-il le visage collé à sa porte.
— Pourquoi me tournez-vous le dos ? demanda Alice.
Daldry se retourna lentement, il avait une mine blafarde, une barbe de trois jours, les paupières cernées, les yeux rouges et humides.
— Ça ne va pas ? demanda Alice, inquiète.
— Si, moi ça va, répondit Daldry, mon père en revanche a eu la fâcheuse idée de ne pas se réveiller lundi dernier. Nous l’avons enterré il y a trois jours.
— Venez, dit Alice, je vais vous faire du thé.
Daldry abandonna sa valise et suivit sa voisine. Il se laissa choir dans le fauteuil, en grimaçant. Elle tira le tabouret et s’installa en face de lui.
Daldry contemplait la verrière, le regard perdu. Elle respecta son silence et resta ainsi presque une heure, sans dire un mot. Puis Daldry soupira et se leva.
— Merci, dit-il, c’était exactement ce dont j’avais besoin. Je vais rentrer chez moi maintenant, prendre une bonne douche et, hop, au lit.
— Juste avant le hop, venez dîner, je préparerai une omelette.
— Je n’ai pas très faim, répondit-il.
— Vous mangerez quand même, c’est nécessaire, répondit Alice.
Daldry revint un peu plus tard, il portait un pull à col roulé sur un pantalon de flanelle, les cheveux toujours en bataille et les yeux cernés.
— Pardonnez mon apparence, dit-il, je crains d’avoir oublié mon rasoir dans la demeure de mes parents et il est un peu tard pour en trouver un autre ce soir.
— La barbe vous va plutôt bien, répondit Alice en l’accueillant chez elle.
Ils dînèrent devant la malle, Alice avait ouvert une bouteille de gin. Daldry buvait volontiers, mais n’avait aucun appétit. Il se força à manger un peu d’omelette, par pure courtoisie.
— Je m’étais juré, dit-il au milieu d’un silence, d’aller un jour m’entretenir d’homme à homme avec lui. De lui expliquer que la vie que je menais était celle que j’avais choisie. Je n’avais jamais jugé la sienne, il y aurait pourtant eu tant à en dire, et j’attendais de lui qu’il fasse de même.
— Même s’il s’interdisait de vous le dire, je suis certaine qu’il vous admirait.
— Vous ne l’avez pas connu, soupira Daldry.
— Quoi que vous pensiez, vous étiez son fils.
— J’ai souffert de son absence pendant quarante ans, je m’y étais résolu. Et maintenant qu’il n’est plus là, étrangement, la douleur semble plus vive.
— Je sais, dit Alice à voix basse.
— Hier soir, je suis entré dans son bureau. Ma mère m’a surpris alors que je fouillais les tiroirs du secrétaire. Elle a pensé que je cherchais son testament, je lui ai répondu que je me moquais bien de ce qu’il pouvait me léguer, je laissais ce genre de préoccupations à mes frère et sœur. La seule chose que j’espérais trouver était un mot, une lettre qu’il m’aurait laissée. Ma mère m’a pris dans ses bras et m’a dit : « Mon pauvre chéri, il ne t’en a écrit aucune. » Je n’ai pas réussi à pleurer alors que son cercueil descendait en terre ; je n’avais pas pleuré depuis l’été de mes dix ans, lorsque je m’étais sérieusement ouvert le genou en tombant d’un arbre. Mais, ce matin, alors que la maison où j’ai grandi disparaissait dans mon rétroviseur, je n’ai pu retenir mes larmes. J’ai dû m’arrêter sur le bord de la route, je n’y voyais plus rien. Je me suis senti si ridicule dans mon automobile à pleurer comme un gosse.
— Vous étiez redevenu un enfant, Daldry, vous veniez d’enterrer votre père.
— C’est drôle, voyez-vous, si j’avais été pianiste, il en aurait peut-être tiré une certaine fierté, peut-être même serait-il venu m’écouter jouer. Mais la peinture ne l’intéressait pas. Pour lui, ce n’était pas un métier, au mieux un passe-temps. Enfin, sa mort m’aura donné l’occasion de revoir ma famille au grand complet.
— Vous devriez peindre son portrait, retourner dans votre maison et l’accrocher en bonne place, dans son bureau par exemple. Je suis certaine que, d’où il est, il en serait bouleversé.
Daldry éclata de rire.
— Quelle horrible idée ! Je ne suis pas assez cruel pour faire un coup aussi vachard à ma mère. Trêve de pleurnicheries, j’ai suffisamment abusé de votre hospitalité. Votre omelette était délicieuse et votre gin, dont j’ai aussi un peu trop abusé, encore meilleur. Puisque vous êtes guérie, je vous donnerai une nouvelle leçon de conduite quand je serai, disons, en meilleure forme.
— Avec plaisir, répondit Alice.
Daldry salua sa voisine. Lui qui se tenait d’ordinaire si droit avait le dos un peu voûté, la démarche hésitante. Au milieu du palier, il se ravisa, fit demi-tour, entra à nouveau chez Alice, saisit la bouteille de gin et repartit chez lui.
Alice se coucha aussitôt après le départ de Daldry, elle était épuisée et le sommeil ne se fit pas attendre.
*
« Viens, lui souffle la voix, il faut partir d’ici. »
Une porte s’ouvre sur la nuit, aucune lumière dans la ruelle, les lanterneaux sont éteints et les volets des maisons clos. Une femme lui tient la main et l’entraîne. Elles marchent ensemble, à pas feutrés, longent les trottoirs déserts, se faisant discrètes, veillant à ce qu’aucune ombre née d’un éclat de lune ne trahisse leur présence. Leur bagage ne pèse pas bien lourd. Une petite valise noire qui contient leurs maigres affaires. Elles arrivent en haut du grand escalier. De là, on voit la ville entière. Au loin, un grand feu empourpre le ciel. « C’est tout un quartier qui brûle, dit la voix. Ils sont devenus fous. Avançons. Là-bas, vous serez en sécurité, ils nous protégeront, j’en suis certaine. Viens, suis-moi, mon amour. »
Alice n’a jamais eu si peur. Ses pieds meurtris la font souffrir, elle ne porte pas de chaussures, impossible de les retrouver avec le désordre qui règne. Une silhouette apparaît dans l’embrasure d’une porte cochère. Un vieillard les regarde et leur fait signe de rebrousser chemin, il leur montre du doigt une barricade où de jeunes hommes en armes font le guet.
La femme hésite, se retourne, elle porte un bébé dans une écharpe nouée en bandoulière sur sa poitrine, elle lui caresse la tête, pour l’apaiser. La course folle reprend.
Dix petites marches creusées sur un chemin escarpé grimpent vers le sommet d’un talus. Elles dépassent une fontaine, l’eau calme a quelque chose de rassurant. Sur leur droite, une porte est entrouverte dans un long mur d’enceinte. La femme semble bien connaître ce lieu, Alice la suit. Elles traversent un jardin abandonné, les hautes herbes sont immobiles, les chardons griffent Alice aux mollets, comme pour la retenir. Elle pousse un cri et, aussitôt, l’étouffe.
Au fond d’un verger endormi, elle entrevoit la façade éventrée d’une église. Elles traversent l’abside. Tout n’est que ruines, les bancs brûlés sont renversés. Alice relève la tête et distingue sur les voûtes des mosaïques évoquant des histoires d’autres siècles, de temps lointains dont les traces s’effacent. Un peu plus loin, le visage terni d’un Christ semble la regarder. Une porte s’ouvre. Alice entre dans la seconde abside. Au centre se dresse un tombeau, immense et solitaire, recouvert de faïence. Elles le dépassent, silencieuses. Les voilà dans un ancien vestiaire. À l’odeur âcre des pierres brûlées se mêlent des senteurs de thym et de carvi. Alice ne connaît pas encore ces noms, mais elle reconnaît les odeurs, elles lui sont familières. Ces herbes poussaient à profusion sur un terrain vague derrière chez elle. Même ainsi mélangées dans le vent qui les fait voyager jusqu’à elle, elle arrive à les distinguer.
L’église calcinée n’est plus qu’un souvenir, la femme qui l’entraîne lui fait franchir une grille, elles courent maintenant dans une autre ruelle. Alice n’a plus de forces, ses jambes se dérobent, la main qui la retient se desserre et bientôt l’abandonne. Elle est assise sur les pavés, la femme s’éloigne, sans se retourner.
Une lourde pluie se met à ruisseler, Alice appelle à l’aide, mais le bruit de l’averse est trop fort et, bientôt, la silhouette disparaît. Alice reste seule, agenouillée, transie. Elle hurle, un cri long, presque une agonie.
*
Une pluie de grêlons ricochait sur la verrière. Haletante, Alice se redressa sur son lit, cherchant l’interrupteur de sa lampe de chevet. La lumière revenue, elle balaya la pièce du regard, observant un à un les objets qui lui étaient familiers.
Elle tapa des deux poings sur son lit, furieuse de s’être une fois de plus laissé entraîner dans ce même cauchemar qui la terrorise chaque nuit. Elle se leva, se rendit à sa table de travail, ouvrit la fenêtre qui donnait sur l’arrière de la maison et inspira à pleins poumons. L’appartement de Daldry était éclairé et la présence, même invisible, de son voisin la rassura. Demain elle irait voir Carol et lui demanderait conseil. Il devait bien exister un remède pour apaiser son sommeil. Une nuit qui ne soit pas hantée par des terreurs imaginaires, peuplée de fuites effrénées dans des rues étrangères, une nuit pleine et douce, c’est tout ce dont Alice rêvait.
*
Alice passa les jours suivants à sa table de travail. Chaque soir, elle retardait le moment d’aller se coucher, luttant contre le sommeil comme on résiste à une peur, une peur qui la gagnait dès la tombée du jour. Chaque nuit elle refaisait le même cauchemar qui s’arrêtait au milieu d’une ruelle détrempée par la pluie où elle restait prostrée sur le pavé.
Elle rendit visite à Carol à l’heure du déjeuner.
Alice se présenta à l’accueil de l’hôpital et demanda que l’on prévienne son amie. Elle patienta une bonne demi-heure dans un hall, parmi les civières que des brancardiers déchargeaient d’ambulances arrivant toutes sirènes hurlantes. Une femme suppliait que l’on s’occupe de son enfant. Un vieillard divagant déambulait entre les banquettes où d’autres malades guettaient leur tour. Un jeune homme lui adressa un sourire, il avait le teint blafard, l’arcade sourcilière fendue, un sang épais coulait sur sa joue. Un homme d’une cinquantaine d’années se tenait les côtes, semblant souffrir le martyre. Au milieu de cette misère humaine, Alice se sentit soudain coupable. Si ses nuits étaient cauchemardesques, le quotidien de son amie ne valait guère mieux. Carol apparut, poussant un brancard dont les roues couinaient sur le linoléum.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle en voyant Alice. Tu es souffrante ?
— Je suis juste venue t’emmener déjeuner.
— Voilà une surprise bien agréable. Je range celui-là, dit-elle en désignant son patient, et je te rejoins. Ils sont gonflés quand même, ils auraient pu me prévenir. Tu es là depuis longtemps ?
Carol poussa le brancard vers une collègue, ôta sa blouse, récupéra manteau et écharpe dans son casier et hâta le pas vers son amie. Elle conduisit Alice à l’extérieur de l’hôpital.
— Viens, dit-elle, il y a un pub au coin de la rue, c’est le moins mauvais du quartier et à côté de notre cafétéria on dirait presque un grand restaurant.
— Et tous ces patients qui attendent ?
— Ce hall ne désemplit pas de malades, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, chaque jour que Dieu fait, et Dieu m’a donné un estomac que je dois nourrir de temps à autre si je veux être en état de les soigner. Allons déjeuner.
Le pub était bondé. Carol fit un sourire aguicheur au patron qui, depuis son bar, lui désigna une table au fond de la salle. Les deux femmes passèrent devant tout le monde.
— Tu couches avec lui ? demanda Alice en s’installant sur la banquette.
— Je l’ai soigné l’été dernier, un énorme furoncle placé à un endroit qui exige la plus grande discrétion. Depuis, il est mon dévoué serviteur, répondit Carol en riant.
— Je n’avais jamais imaginé à quel point ta vie était…
— … glamour ? enchaîna Carol.
— … ardue, répondit Alice.
— J’aime ce que je fais, même si ce n’est pas facile tous les jours. Petite fille, je passais mon temps à faire des bandages à mes poupées. Cela inquiétait terriblement ma mère, et plus je la voyais contrariée, plus ma vocation grandissait. Bon, qu’est-ce qui t’amène ici ? J’imagine que tu n’es pas venue aux urgences à la recherche de senteurs pour inspirer l’un de tes parfums.
— Je suis venue déjeuner avec toi, il te faut une autre raison ?
— Tu sais, une bonne infirmière ne se contente pas de soigner les bobos de ses patients, nous voyons aussi quand quelque chose ne tourne pas rond dans leur tête.
— Mais je ne suis pas une de tes patientes.
— Tu en avais pourtant l’air, quand je t’ai aperçue dans le hall. Dis-moi ce qui ne va pas, Alice.
— Tu as regardé le menu ?
— Oublie le menu, ordonna Carol en ôtant la carte des mains d’Alice. J’ai à peine le temps d’avaler le plat du jour.
Un serveur leur apporta deux assiettes de ragoût de mouton.
— Je sais, dit Carol, cela n’a pas l’air appétissant, mais tu verras c’est très bon.
Alice sépara les morceaux de viande des légumes qui nageaient dans la sauce.
— Cela dit, reprit Carol la bouche pleine, tu retrouveras peut-être l’appétit quand tu m’auras dit ce qui te contrarie.
Alice planta sa fourchette dans un morceau de pomme de terre et fit une moue écœurée.
— D’accord, poursuivit Carol, je suis probablement têtue et arrogante, mais tout à l’heure quand tu reprendras ton tram, tu te trouveras bien idiote d’avoir perdu la moitié de ta journée sans même avoir goûté à ce ragoût infect, d’autant que c’est toi qui paies l’addition. Alice, dis-moi ce qui cloche, tu me rends chèvre à rester silencieuse.
Alice se résolut à parler du cauchemar qui hantait ses nuits, de ce mal-être qui empoisonnait ses journées.
Carol l’écouta avec la plus grande attention.
— Il faut que je te raconte quelque chose, dit Carol. Le soir du premier bombardement sur Londres, j’étais de garde. Les blessés ont débarqué très vite ; des brûlés pour la plupart d’entre eux, et qui arrivaient par leurs propres moyens. Certains membres du personnel avaient déserté l’hôpital pour se mettre à l’abri, la majorité d’entre nous était restée à son poste. Moi, si j’étais là, ce n’était pas par héroïsme, mais par lâcheté. J’avais une peur bleue de mettre le nez dehors, terrorisée à l’idée de périr dans les flammes, si je sortais dans la rue. Au bout d’une heure, le flot des blessés cessa. Il n’en entrait presque plus. Le chef de service, un certain Dr Turner, bel homme, assez chic, et des yeux à faire chavirer une bonne sœur, nous a réunis pour nous dire : « Si les blessés n’arrivent plus ici, c’est qu’ils sont sous les décombres, à nous d’aller les chercher. » Nous l’avons tous regardé, stupéfaits. Et puis il ajouté : « Je ne force personne, mais, pour ceux qui en ont le cran, prenez des civières et parcourons les rues. Il y a désormais plus de vies à sauver au-dehors qu’entre les murs de cet hôpital. »
— Et tu y es allée ? demanda Alice.
— J’ai reculé, un pas après l’autre, jusqu’à la salle d’examen, priant pour que le regard du Dr Turner ne croise pas le mien, qu’il ne voie rien de ma dérobade, et j’y suis parvenue. Je me suis cachée dans un vestiaire pendant deux heures. Ne te moque pas de moi ou je m’en vais. Recroquevillée dans ce placard, j’ai fermé les yeux, je voulais disparaître. J’ai fini par réussir à me convaincre que je n’étais pas là, mais dans ma chambre, chez mes parents à St. Mawes, que tous ces gens qui hurlaient autour de moi n’étaient que d’horribles poupées dont il faudrait que je me débarrasse dès le lendemain pour surtout ne jamais devenir infirmière.
— Tu n’as rien à te reprocher, Carol, je n’aurais pas été plus courageuse que toi.
— Si, tu l’aurais certainement été ! Le lendemain, je suis retournée à l’hôpital, honteuse, mais vivante. Les quatre jours suivants, je rasais les murs pour éviter le Dr Turner. La vie n’ayant jamais manqué d’ironie avec moi, j’ai été affectée au bloc pour une amputation réalisée par…
— … le Dr Turner ?
— En personne ! Et comme si cela ne suffisait pas, nous nous sommes retrouvés tous les deux seuls en salle de préparation. Pendant que nous nous lavions les mains, je lui ai tout avoué, ma fuite, la façon dont je m’étais lamentablement cachée dans un placard, bref, je me suis ridiculisée.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il m’a demandé de lui enfiler ses gants et m’a dit : « C’est merveilleusement humain d’avoir peur, vous croyez peut-être que je n’ai pas peur avant d’opérer ? Si vous le croyez, alors je me suis trompé de carrière, j’aurais dû être comédien. »
Carol échangea son assiette vide avec celle d’Alice.
— Et puis je l’ai vu entrer au bloc, avec son masque sur la bouche, il avait laissé sa peur derrière lui. J’ai essayé de coucher avec lui le lendemain, mais cet imbécile est marié et fidèle. Trois jours plus tard, nous avons subi un nouveau bombardement. Je n’avais ni gants ni masque, je suis partie avec le groupe dans la rue. J’ai fouillé les décombres, plus près des flammes que je ne le suis de toi en ce moment. Et si tu veux tout savoir, cette nuit-là, au milieu des ruines, je me suis pissé dessus. Maintenant, écoute-moi bien ma grande, depuis cette soirée de Noël à Brighton, tu n’es plus la même. Quelque chose te ronge de l’intérieur, des petites flammes que tu ne vois pas, mais qui mettent le feu à tes nuits. Alors, fais comme moi, sors de ton placard et fonce. J’ai parcouru les rues de Londres avec la trouille au ventre, mais c’était plus supportable que de rester recroquevillée dans ce cagibi où j’ai cru devenir folle.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Tu crèves de solitude, tu rêves d’un grand amour et rien ne t’effraie plus que de tomber amoureuse. L’idée de t’attacher, de dépendre de quelqu’un te panique. Tu veux que l’on reparle de ta relation avec Anton ? Bonimenteuse ou pas, cette voyante t’a prédit que l’homme de ta vie t’attendait dans je ne sais quel pays lointain. Eh bien, vas-y ! Tu as des économies, emprunte de l’argent s’il le faut et offre-toi ce voyage. Va découvrir par toi-même ce qui t’attend là-bas. Et même si tu ne croisais pas ce bel inconnu qui t’a été promis, tu te sentirais libérée, et tu n’aurais pas de regrets.
— Mais comment veux-tu que j’aille en Turquie ?
— Là ma princesse, je suis infirmière, pas agent de voyages. Il faut que je file. Je ne te facture pas ma consultation, mais je te laisse régler l’addition.
Carol se leva, enfila son manteau, embrassa son amie et s’en alla. Alice courut à ses trousses et la rattrapa alors qu’elle sortait du pub.
— Tu es sérieuse, tu penses vraiment ce que tu viens de me dire ?
— Tu crois que je t’aurais raconté mes exploits sinon ? Retourne au chaud, dois-je te rappeler que tu étais malade il y a encore peu de temps, j’ai d’autres patients, je ne peux pas m’occuper de toi à plein temps. Allez, file.
Carol s’éloigna en courant.
Alice retourna à sa table et s’installa à la chaise qu’occupait Carol, elle sourit en appelant le serveur pour lui commander une bière… et un plat du jour.
*
La circulation était dense, carrioles, side-cars, camionnettes et automobiles tentaient de franchir le carrefour. Si Daldry avait été là, il se serait régalé. Le tramway s’arrêta. Alice regarda par la vitre. Coincée entre une petite épicerie et la devanture close d’un antiquaire se trouvait la vitrine d’une agence de voyages. Elle l’observa, songeuse, le tramway repartit.
Alice descendit à l’arrêt suivant et remonta la rue. Après quelques pas, elle fit demi-tour et hésita à nouveau avant de reprendre sa direction initiale. Quelques minutes plus tard, elle poussait la porte d’un magasin à l’enseigne des Wagons-Lits Cook.
Alice s’arrêta devant un tourniquet rempli de dépliants publicitaires, près de l’entrée. France, Espagne, Suisse, Italie, Égypte, Grèce, autant de destinations qui la faisaient rêver. Le directeur de l’agence abandonna son comptoir pour l’accueillir.
— Vous projetez un voyage, mademoiselle ? demanda-t-il.
— Non, répondit Alice, pas vraiment, simple curiosité.
— Si c’est en prévision d’un voyage de noces, je vous recommande Venise, c’est absolument magnifique au printemps ; sinon l’Espagne, Madrid, Séville et puis la côte méditerranéenne, j’ai de plus en plus de clients qui s’y rendent et ils en reviennent ravis.
— Je ne me marie pas, répondit Alice en souriant au directeur de l’établissement.
— Rien n’interdit de voyager seule de nos jours. Tout le monde a le droit de prendre des vacances de temps à autre. Pour une femme, je vous conseillerais alors la Suisse, Genève et son lac, c’est paisible et ravissant.
— Auriez-vous quelque chose sur la Turquie ? demanda timidement Alice.
— Istanbul, très bon choix. Je rêve de m’y rendre un jour, la basilique Sainte-Sophie, le Bosphore… Attendez, je dois avoir cela quelque part, mais il y a tellement de désordre ici.
Le directeur se pencha vers un semainier et en ouvrit les tiroirs un à un.
— Voilà, c’était ici, un fascicule assez complet, j’ai aussi un guide touristique que je peux vous prêter si cette destination vous intéresse, mais il faudra me promettre de me le rapporter.
— Je me contenterai du prospectus, répondit Alice en remerciant le directeur.
— Je vous en donne deux, dit-il en tendant les dépliants à Alice.
Il la raccompagna sur le pas de la porte et l’invita à repasser quand bon lui semblerait. Alice le salua et repartit vers l’arrêt du tramway.
Une neige fondue tombait sur la ville. Une vitre de la rame était bloquée et un air glacial avait envahi le tramway. Alice sortit les dépliants de son sac et les feuilleta, cherchant un peu de chaleur dans ces descriptions de paysages étrangers où le soleil régnait sur des ciels bleu azur.
En arrivant au pied de son immeuble, elle inspecta ses poches à la recherche de ses clés, en vain. Prise de panique, elle s’agenouilla, retourna son sac et le vida sur le sol de l’entrée. Le trousseau apparut au milieu du fouillis. Alice le saisit, rangea ses affaires à la hâte et grimpa les marches.
Une heure plus tard, Daldry rentrait à son tour. Son attention fut attirée par une brochure touristique qui traînait par terre dans le hall. Il la ramassa et sourit.
*
On grattait à la porte. Alice releva la tête, posa son stylo avant d’aller ouvrir. Daldry tenait une bouteille de vin dans une main et deux verres à pied dans l’autre.
— Vous permettez ? dit-il en s’invitant.
— Faites comme chez vous, répondit Alice en lui cédant le passage.
Daldry s’installa devant la malle, posa les verres et les remplit généreusement. Il en tendit un à Alice et l’invita à trinquer.
— Nous fêtons quelque chose ? demanda-t-elle à son voisin.
— En quelque sorte, répondit ce dernier. Je viens de vendre un tableau cinquante mille livres sterling.
Alice écarquilla les yeux et reposa son verre.
— Je ne savais pas que vos œuvres valaient si cher, dit-elle, stupéfaite. Aurai-je le droit d’en voir une un jour, avant que le simple fait de les regarder ne soit au-dessus de mes moyens ?
— Peut-être, répondit Daldry en se resservant.
— Le moins que l’on puisse dire, c’est que vos collectionneurs sont généreux.
— Ce n’est pas très flatteur pour mon travail, mais je vais prendre cela comme un compliment.
— Vous avez vraiment vendu un tableau à ce prix-là ?
— Bien sûr que non, répondit Daldry, je n’ai rien vendu du tout. Les cinquante mille livres dont je vous parle représentent le legs de mon père. Je reviens de chez le notaire où nous étions convoqués cet après-midi. Je ne savais pas que je comptais autant pour lui, je m’étais estimé à moins que cela.
Il y avait une certaine tristesse dans les yeux de Daldry lorsqu’il prononça cette phrase.
— Ce qui est absurde, poursuivit-il, c’est que je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire de cette somme. Et si je vous rachetais votre appartement ? proposa-t-il, enjoué. Je pourrais m’installer sous cette verrière qui me fait rêver depuis tant d’années, sa lumière me permettrait peut-être enfin de peindre un tableau qui touche quelqu’un…
— Il n’est pas à vendre et je ne suis que locataire ! Et puis où irais-je vivre ? répondit Alice.
— Un voyage ! s’exclama Daldry, voilà une merveilleuse idée.
— Si le cœur vous en dit, pourquoi pas ? Une belle intersection de rues à Paris, une croisée de chemins à Tanger, un petit pont sur un canal d’Amsterdam… Il doit exister de par le monde quantité de carrefours qui pourraient vous inspirer.
— Et pourquoi pas le détroit du Bosphore, j’ai toujours rêvé de peindre des navires et, à Piccadilly, ce n’est pas évident…
Alice reposa son verre et fixa Daldry.
— Quoi ? dit-il d’un air faussement étonné, vous n’avez pas l’exclusivité du sarcasme, j’ai le droit de vous taquiner, non ?
— Et comment pourriez-vous me taquiner avec vos projets de voyage, cher voisin ?
Daldry sortit le dépliant de la poche de sa veste et le posa sur la malle.
— J’ai trouvé ceci dans la cage d’escalier. Je doute qu’il appartienne à notre voisine du dessous. Mme Taffleton est la plus sédentaire des personnes que je connaisse, elle ne sort de chez elle que le samedi pour aller faire ses courses au bout de la rue.
— Daldry, je pense que vous avez assez bu pour la soirée, vous devriez rentrer chez vous, je n’ai pas reçu d’héritage qui me permette de voyager et j’ai du travail à finir si je veux continuer à pouvoir payer mon loyer.
— Je croyais que l’une de vos créations vous assurait une rente régulière.
— Régulière, mais pas éternelle, les modes passent et il faut se renouveler, ce que j’essayais de faire avant votre intrusion.
— Et l’homme de votre vie qui vous attend là-bas, insista Daldry en pointant du doigt la brochure touristique, il ne hante plus vos nuits ?
— Non, répondit sèchement Alice.
— Alors pourquoi m’avez-vous réveillé à trois heures du matin en poussant ce cri terrible qui m’a presque fait tomber de mon lit ?
— Je m’étais cogné le pied dans cette stupide malle en voulant regagner le mien. J’avais travaillé tard et mes yeux n’y voyaient plus très clair.
— Menteuse en plus ! Bien, dit Daldry, je vois que ma compagnie vous importune, je vais me retirer.
Il se leva et feignit de sortir, mais il fit tout juste un pas et revint vers Alice.
— Vous connaissez l’histoire d’Adrienne Bolland ?
— Non, je ne connais pas cette Adrienne, répondit Alice sans cacher son exaspération.
— Elle fut la première femme à tenter la traversée de la cordillère des Andes en avion, un Caudron pour être précis, qu’elle pilotait elle-même bien sûr.
— C’est très courageux de sa part.
Au grand désespoir d’Alice, Daldry se laissa choir dans le fauteuil et remplit à nouveau son verre.
— Le plus extraordinaire n’est pas sa bravoure, mais ce qui lui est arrivé quelques mois avant qu’elle prenne les airs.
— Et vous allez certainement m’en donner tous les détails, convaincu que je ne saurais trouver le sommeil avant que vous m’ayez raconté tout cela.
— Exactement !
Alice leva les yeux au ciel. Mais, ce soir-là, son voisin semblait perdu et en mal de conversation, il avait fait preuve d’une grande élégance lorsqu’elle était malade, aussi elle accepta de prendre son mal en patience et lui prêta l’attention qu’il méritait.
— Adrienne était donc partie en Argentine. Pilote chez Caudron, elle devait faire quelques meetings et démonstrations aériennes qui permettraient à l’avionneur français de convaincre les Sud-Américains des qualités des appareils qu’il fabriquait. Imaginez qu’elle n’avait alors à son actif que quarante heures de vol ! La publicité faite par Caudron autour de son arrivée la précédait, et il avait laissé courir la rumeur qu’elle pourrait tenter la traversée des Andes. Elle l’avait prévenu avant de partir qu’elle refuserait de prendre un tel risque avec les deux G3 qu’il mettait à sa disposition. Elle réfléchirait au projet s’il lui expédiait par bateau un avion plus puissant et capable de voler plus haut, ce que Caudron lui promit de faire. Le soir où elle débarqua en Argentine, une nuée de journalistes l’attendaient. On la fêta, et, le lendemain matin, elle découvrit que la presse annonçait : « Adrienne Bolland profite de son séjour pour traverser la cordillère. » Son mécanicien somma Adrienne de confirmer ou d’infirmer la nouvelle. Elle envoya un télégramme à Caudron et apprit par retour qu’il était impossible de lui faire acheminer l’appareil promis. Tous les Français de Buenos Aires l’adjuraient de renoncer à une pareille folie. Une femme seule ne pouvait entreprendre un tel voyage sans y laisser sa peau. On l’accusa même d’être une folle qui ferait du tort à la France. Elle prit sa décision et releva le défi. Après en avoir fait la déclaration officielle, elle s’enferma dans sa chambre d’hôtel et refusa de parler à quiconque, elle avait besoin de toute sa concentration pour préparer ce qui ressemblait fort à un suicide.
« Quelque temps plus tard, alors que son avion était acheminé par rail vers Mendoza d’où elle avait décidé de décoller, on frappa à sa porte. Furieuse, Adrienne ouvrit et s’apprêta à congédier celle qui venait la déranger. L’intruse était une jeune femme timide, mal à l’aise ; elle annonça qu’elle avait un don de voyance et quelque chose de très important à lui annoncer. Adrienne finit par accepter de la faire entrer. La voyance est une chose sérieuse en Amérique du Sud, on consulte pour savoir quelle décision prendre ou ne pas prendre. Après tout, j’ai appris qu’il était très en vogue à New York de consulter un psychanalyste avant de se marier, de changer de carrière ou de déménager. Chaque société a ses oracles. Bref, à Buenos Aires en 1920, entreprendre un vol aussi risqué sans avoir consulté une voyante aurait été aussi inconcevable que, sous d’autres cieux, partir à la guerre sans être allé se faire recommander à Dieu par un prêtre. Je ne peux vous dire si Adrienne, française de naissance, y croyait ou pas, mais, pour son entourage, la chose serait d’une importance capitale et Adrienne avait besoin de tous les soutiens possibles. Elle alluma une cigarette et dit à la jeune femme qu’elle lui accordait le temps que celle-ci se consume. La voyante lui prédit qu’elle sortirait vivante et triomphante de son aventure, à une seule condition.
— Laquelle ? demanda Alice qui s’était piquée à l’histoire de Daldry.
— J’allais vous le dire ! La voyante lui fit un récit tout à fait incroyable. À un moment, lui confia-t-elle, vous survolerez une grande vallée… Elle lui parla d’un lac, qu’elle reconnaîtrait parce qu’il aurait la forme et la couleur d’une huître. Une huître géante échouée dans un vallon au milieu des montagnes, elle ne pouvait pas se tromper. À gauche de l’étendue d’eau gelée, des nuages obscurciraient le ciel tandis qu’à droite celui-ci serait bleu et dégagé. Tout pilote doté de bon sens emprunterait naturellement cette route, mais la voyante mit Adrienne en garde. Si elle se laissait tenter par la voie qui semblait la plus facile, elle y laisserait la vie. Devant elle se dresseraient des cimes infranchissables. À la verticale de ce fameux lac, il lui faudrait impérativement se diriger vers les nuages, aussi sombres soient-ils. Adrienne trouva la suggestion stupide. Quel pilote foncerait tête baissée vers une mort certaine ? La voilure de son Caudron ne supporterait pas d’être mise à rude épreuve. Battu dans un ciel tourmenté, son appareil se briserait. Elle demanda à la jeune femme si elle avait vécu dans ces montagnes pour en connaître aussi bien les sommets. La jeune femme répondit timidement qu’elle n’y était jamais allée, et se retira sans un mot de plus.
« Les jours passèrent, Adrienne quitta son hôtel et partit pour Mendoza. Le temps de parcourir en train les mille deux cents kilomètres qui l’en séparaient, elle avait tout oublié de sa rencontre fugace avec la jeune voyante. Elle avait d’autres choses en tête que de ridicules prophéties, et puis comment une fille ignorante pouvait-elle savoir qu’un avion plafonne et que le plafond de son G3 était à peine suffisant pour tenter l’exploit ?
Daldry marqua une pause, il se frotta le menton et regarda sa montre.
— Je n’ai pas vu l’heure tourner, pardonnez-moi, Alice, je vais rentrer. Une fois de plus, j’abuse de votre hospitalité.
Daldry tenta de se relever de son fauteuil, mais Alice l’en empêcha et le repoussa en arrière.
— Puisque vous insistez ! dit-il, content de son petit effet. Vous n’auriez pas une goutte de cet excellent gin que vous m’aviez servi ?
— Vous avez emporté la bouteille.
— Fâcheux. Et elle était orpheline ?
Alice alla chercher une nouvelle bouteille et resservit Daldry.
— Bien, où en étais-je ? reprit-il après avoir bu deux verres presque d’un trait. Arrivée à Mendoza, Adrienne gagna le terrain de Los Tamarindos, où son biplan l’attendait. Le grand jour arriva. Adrienne aligna son avion sur la piste. La jeune pilote ne manquait ni d’humour ni d’insouciance, elle décolla un 1er avril et oublia d’emporter sa carte de navigation.
« Elle mit le cap au nord-ouest, son avion grimpait péniblement et devant elle s’élevaient les redoutables sommets enneigés de la cordillère des Andes.
« Alors qu’elle survolait une étroite vallée, elle aperçut sous ses ailes un lac qui avait la forme et la couleur d’une huître. Adrienne sentait déjà geler ses doigts sous les gants de fortune qu’elle avait fabriqués avec du papier journal enduit de beurre. Frigorifiée dans une combinaison bien trop mince pour l’altitude à laquelle elle se trouvait, elle fixa l’horizon, gagnée par la peur. À droite la vallée s’ouvrait, tandis qu’à gauche tout semblait bouché. Il fallait prendre une décision, sur-le-champ. Qu’est-ce qui poussa Adrienne à faire confiance à une petite voyante venue un soir lui rendre visite dans sa chambre d’hôtel de Buenos Aires ? Elle entra dans l’obscurité des nuages, prit encore de l’altitude et essaya de conserver son cap. Quelques instants plus tard, le ciel s’éclaircit et face à elle apparut le col à franchir, avec sa statue du Christ qui culminait à un peu plus de 4.000 mètres. Elle grimpa encore, au-delà des limites tolérées par son avion, mais celui-ci tint bon.
« Elle volait depuis plus de trois heures quand elle vit des cours d’eau qui filaient dans la même direction qu’elle, et puis bientôt la plaine et au loin une grande ville : Santiago du Chili et son terrain d’aviation où une fanfare l’attendait. Elle avait réussi. Les doigts raidis, le visage ensanglanté par le froid, voyant à peine tant ses joues étaient gonflées par l’altitude, elle posa son avion sans casser de bois et réussit à l’immobiliser devant les trois drapeaux, français, argentin et chilien que l’on avait plantés pour célébrer son improbable arrivée. Tout le monde cria au miracle, Adrienne et son génial mécanicien Duperrier avaient réussi un véritable exploit.
— Pourquoi me racontez-vous tout cela, Daldry ?
— J’ai beaucoup parlé et j’ai la bouche sèche !
Alice resservit du gin à Daldry.
— Je vous écoute, dit-elle en le regardant siffler son verre comme s’il était rempli d’eau.
— Je vous raconte tout cela parce que vous aussi avez croisé la route d’une voyante, parce qu’elle vous a prédit que vous trouveriez en Turquie ce que vous cherchez en vain à Londres et qu’il vous faudrait pour cela faire la rencontre de six personnes. Je devine être la première d’entre elles et je me sens investi d’une mission. Laissez-moi être votre Duperrier, le mécanicien génial qui vous aidera à franchir votre cordillère des Andes, s’exclama Daldry emporté par l’ivresse. Laissez-moi vous conduire au moins jusqu’à la deuxième personne qui vous guidera vers le troisième maillon de la chaîne, puisque la prophétie nous le dit. Laissez-moi être votre ami et donnez-moi une chance de faire quelque chose d’utile de ma vie.
— C’est très généreux de votre part, dit Alice, confuse. Mais je ne suis pas pilote d’essai et encore moins votre Adrienne Bolland.
— Mais comme elle, vous faites des cauchemars toutes les nuits, et rêvez le jour de croire à cette prédiction et d’entreprendre ce voyage.
— Je ne peux pas accepter, murmura Alice.
— Mais vous pouvez au moins y réfléchir.
— C’est impossible, c’est hors de mes moyens, je ne pourrai jamais vous rembourser.
— Qu’en savez-vous ? Si vous ne voulez pas de moi comme mécanicien, ce qui ferait de vous une sacrée rancunière, car je n’y suis pour rien si l’autre soir ma voiture refusait de démarrer, je serai votre Caudron. Supposons que les senteurs que vous pourriez découvrir là-bas vous inspirent un nouveau parfum, imaginons que celui-ci connaisse un immense succès, alors je serai votre associé. Je vous laisse décider du pourcentage que vous daignerez me reverser pour avoir humblement contribué à votre gloire. Et afin que le marché soit équitable, si d’aventure je peignais un carrefour d’Istanbul qui finisse dans un musée, je vous ferais profiter aussi de la valeur que mes tableaux prendraient dans les galeries marchandes.
— Vous êtes ivre, Daldry, ce que vous dites n’a aucun sens et pourtant vous pourriez presque réussir à me convaincre.
— Alors, soyez courageuse, ne restez pas recluse dans votre appartement à redouter la nuit comme une enfant apeurée, affrontez le monde ! Partons en voyage ! Je peux tout organiser, nous pourrions quitter Londres sous huitaine. Je vous laisse réfléchir cette nuit, nous en reparlerons demain.
Daldry se leva, il prit Alice dans ses bras et la serra vigoureusement contre lui.
— Bonne nuit, dit-il en reculant, soudain gêné par son emportement.
Alice le raccompagna sur le palier, Daldry ne marchait plus très droit. Ils échangèrent un petit signe de main, et leurs portes respectives se refermèrent.